Entretien inédit pour le site de Ballast
Pas un jour ne passe sans que le mot ne soit prononcé dans l’espace médiatique : populisme. Son usage se déploie dans trois registres : une injure publique, proférée par des politiques et des éditorialistes contre tout ce qui n’est pas eux (libéraux, donc raisonnables) ; un concept, convoqué par des chercheurs pour analyser des phénomènes politiques à cheval sur les continents, les époques et les idéologies ; une stratégie politique, débattue par des militants dans une conjoncture électorale inédite (« populisme de gauche » ou « union de la gauche » ?). Federico Tarragoni, sociologue à l’Université Paris-Diderot, s’en saisit à son tour, avec la rigueur des sciences sociales, dans son ouvrage L’Esprit démocratique du populisme, sorti ce jour aux éditions La Découverte. Le populisme, assure-t-il, désigne des moments de crises démocratiques, et nous voici en plein dedans : l’occasion d’en discuter de vive voix.
On a fait une petite recherche rapide de « populisme » sur Google. Première occurrence : « Hongrie, Pologne, Autriche : poussée de fièvre populiste ou tendance lourde ? » C’est cela, la « populologie » ?
C’est un exemple, parmi 1 000 autres, d’un usage déraisonné du terme « populisme ». Les médias se saisissent, en le simplifiant, d’un discours déjà très simplificateur qui vient de la science politique, que j’appelle donc la « populologie ». Les politistes qui reprennent ce discours prétendent analyser le populisme mais ils le font avec un jugement de valeur. Le « paradigme de la populologie » se décline en quatre axiomes, que je tâche de déconstruire avec les armes de la logique, puis avec celles de la sociologie et de l’histoire : le populisme serait tout entier contenu dans la démagogie ; il serait trans-idéologique (de gauche et de droite) ou post-idéologique (ni de gauche ni de droite) ; il serait une alchimie entre démocratie et autoritarisme ; enfin, il serait une menace pour nos démocraties. La seule utilité scientifique de ce discours — que les médias reprennent en boucle en collant cette étiquette de populisme à une actualité sans cesse changeante — est de pointer la situation politique dans laquelle nous sommes, qui n’est guère réjouissante : un terreau favorable à la prolifération de démagogues aux velléités autoritaires, nationalistes et racistes.
En quoi démagogie et populisme se distinguent-ils ?
« Derrière cet usage fourre-tout du populisme, on véhicule l’idée que tout est potentiellement populiste, et donc pathologique et menaçant. »
Derrière cet usage fourre-tout du populisme, on véhicule l’idée que tout est potentiellement populiste, et donc pathologique et menaçant. Cela a deux effets problématiques. D’abord, on liquide des concepts précieux de la science politique et de l’histoire politique : on évite de penser les transformations contemporaines de l’idéologie nationaliste, les résiliences du fascisme, la place de la démagogie dans ce que Bernard Manin appelle des « démocraties d’opinion ». Peut-être le concept de démagogie a-t-il été, avec celui de nationalisme, le grand perdant de cette histoire : plus personne ne les utilise, ne les étudie, ne les analyse, alors qu’ils sont extrêmement utiles — et bien plus précis — pour décrire notre actualité. Dans un passage des Politiques, Aristote donne une définition philosophique de la démagogie qui est toujours d’actualité : un mésusage de la parole démocratique fondé sur l’illusion, le mensonge et la séduction du peuple. Bien que cette définition véhicule à son tour des jugements de valeur sur l’activité ou la passivité, la rationalité et la déraison des masses en démocratie, elle pointe très exactement, depuis deux millénaires et demi, là où est le problème. Dans nos démocraties représentatives néolibérales, pour des raisons que la populologie ne fait qu’effleurer, sont structurellement nombreux les élus qui mentent, qui promettent davantage qu’ils ne peuvent réaliser (overpromising), et qui se maintiennent au pouvoir en instrumentalisant la haine populaire envers les minorités. Comment expliquer cette donnée structurelle ? Tel qu’utilisé par la populologie, le concept de populisme n’apporte strictement rien de plus que celui de démagogie : pire, il véhicule en plus l’idée que c’est le peuple qui fait problème, et qu’en appeler au dèmos en démocratie est illusoire et dangereux. C’est un pas que les Anciens n’auraient jamais su accomplir, car, aussi exécrables fussent les politiciens séducteurs et illusionnistes, ils tenaient profondément à ce que l’idée de peuple représentait en démocratie : la participation citoyenne, le tirage au sort, l’égalité. Le deuxième problème de cet usage fourre-tout du populisme, c’est qu’on instrumentalise les démocraties : toute critique de la démocratie « en place » — progressiste ou réactionnaire, légitime ou nauséabonde, axée sur des sentiments de justice ou de ressentiment — serait à bannir : notre démocratie représentative serait le seul régime possible et acceptable. Cette idée se retrouve dans ce que la populologie appelle le « populisme protestataire », qui renvoie tout conflit social à la déraison.
Vous mettez « dans le même sac » des penseurs comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui, au contraire, font du populisme le salut de la démocratie. Il y aurait une populologie de droite et de gauche ?
L’enjeu n’est pas tellement de distinguer une populologie de droite ou de gauche — d’ailleurs, si l’on s’intéresse aux parcours politiques des principaux populologues, ils vont de la gauche à la droite, mais partagent une vision libérale de la démocratie. À l’exception, justement, de Laclau et Mouffe, qui appartiennent à la gauche radicale et viennent d’une gauche national-populaire latino-américaine (péroniste). Là où les orientations idéologiques et les affiliations partisanes peuvent être différentes, c’est la même opération conceptuelle qui les rassemble : définir et analyser le populisme en jugeant, avant tout, sa compatibilité fondamentale avec la démocratie. Autrement dit : poser, au préalable de l’analyse scientifique, un jugement de valeur. C’est cela qui me semble constituer l’origine même du paradigme populologique, et la source des quatre axiomes que je critique. J’essaie dans mon livre de procéder exactement à l’inverse, en traitant le populisme comme n’importe quel autre phénomène social et politique : chercher, en amont, à l’objectiver comme phénomène, à en comprendre les modes d’apparition dans les sociétés du passé et du présent, pour en tirer, en aval, des enjeux normatifs. Autrement dit : comprendre ce que le populisme est, avant de juger s’il est un mal ou un bien pour la démocratie. De mon enquête historique, je tire une définition du populisme qui est différente de celle que partagent, paradoxalement, populologues « de gauche » et « de droite », pour reprendre votre classification : le populisme n’est pas un discours politique flou axé sur le concept flou de peuple. C’est une idéologie qui apparaît dans les moments critiques de la démocratie représentative libérale, et qui prône sa radicalisation, sur un mode différent de ce que vise, par exemple, le socialisme.
Ainsi, même si je suis intellectuellement plus proche d’Ernesto Laclau, car nous insistons tous deux sur le potentiel radicalement démocratique du populisme, j’essaie de m’en démarquer par le statut que je donne à mon analyse. Son travail, ainsi que celui de Chantal Mouffe, vise surtout à montrer, normativement, que le populisme est le salut de la démocratie, car il fait exister un peuple conflictuel qui brise le consensus dans lequel verse parfois la démocratie. Le populisme serait l’activité suprême du politique, entendu dans son sens conflictuel. Mon travail cherche à analyser la complexité des moments populistes dans le passé et dans le présent ; des moments qui, certes, actualisent l’utopie d’une démocratie radicale, mais qui ne sont pas moins exemptes d’un ensemble de contradictions, notamment lorsque les populismes parviennent au pouvoir, comme en Amérique latine. Cette conscience des contradictions du populisme est absente de l’œuvre de Laclau et Mouffe.
Pourquoi ?
Leur construction historique et sociologique du phénomène est incomplète. Dans La Raison populiste, Laclau assimile des expériences historiques très hétérogènes (le nazisme et le fascisme, le boulangisme, le kémalisme turc, le péronisme en Argentine, la Révolution française, le Parti communiste italien) pour dire, finalement, que le populisme recouvre ces moments où la politique se vit intensément, des moments conflictuels, d’apparition d’un peuple en politique qui renouvelle l’hégémonie. Mais l’idée que « faire un peuple » revient à renouveler automatiquement la démocratie est hautement problématique : le peuple étant par définition un concept indéterminé et polysémique, « on ne fait pas » le même peuple sous le nazisme qu’avec le Parti communiste italien.
Vous définissez le populisme comme un moment de crise de la démocratie. Se pose la question des bornes : quand commence et se termine un moment populiste, alors ?
« En Europe contemporaine, le moment populiste que nous traversons débute avec les mouvements post-crise de 2008 — plus précisément, à la suite de la cure austéritaire de la Troïka. »
Pour construire une définition sociologique et historique du populisme, il faut en réalité penser deux types de bornes. D’abord, les bornes de comparaison. L’enjeu est de dégager de l’histoire un idéal-type du populisme qui puisse être utilisable pour appréhender notre présent. J’ai pris, pour mon enquête, les seuls exemples historiques sur lesquels la science politique s’accorde : le populisme russe des narodniki, le populisme étasunien du People’s Party et les populismes latino-américains. De leur comparaison se dégagent quatre régularités structurelles : la dimension démocratique radicale du populisme ; l’opposition peuple-élite, entendue comme l’opposition d’une plèbe précarisée par le libéralisme économique à une élite transformant la démocratie en « aristocratie élective » ; le caractère socialement hétérogène des mobilisations populistes ; la présence d’un charisme démocratique à même de fédérer différentes causes démocratiques dans la mobilisation. Ma définition sociologique du populisme est la résultante de ces quatre critères : un moment de crise où des mobilisations hétérogènes opposent un peuple constituant au peuple abstrait, dont le gouvernement en place pense être l’expression. Ensuite, comme tout moment de crise, il s’agit d’objectiver les bornes de la crise elle-même : quand commence et se termine une crise ? Un processus de crise commence lorsque se produisent des mobilisations populaires qui percent la structure des opportunités politiques1, qui bouleversent la politique institutionnelle (sans forcément prendre le pouvoir). Ce processus prend fin lorsque ces mouvements populaires, et les revendications dont ils étaient porteurs, disparaissent : c’est une définition « par le bas » de la « fin » d’une crise. En Europe contemporaine, le moment populiste que nous traversons débute avec les mouvements post-crise de 2008 — plus précisément, à la suite de la cure austéritaire de la Troïka à partir de 2010 : le mouvement espagnol des Indignés, le mouvement grec de la place Syntagma, le mouvement italien des référendums, le mouvement français de Nuit Debout (et aujourd’hui les gilets jaunes). Quatre partis canalisent ce moment populiste, en lui donnant une institutionnalisation : Podemos, Syriza, le Mouvement 5 étoiles et La France insoumise.
« L’esprit du populisme puise à l’éthique démocratique », affirmez-vous. Mais ces mouvements, lorsqu’ils partent à la conquête de l’État, font émerger des leaders forts et charismatiques. Qu’entendez-vous par une « relation verticale mais productrice d’égalité », pour désigner ces leaders ?
Dans toutes les mobilisations populistes, disais-je, apparaît un « charisme démocratique » : autrement dit, pour reprendre le sociologue allemand Max Weber, une forme de charisme révolutionnaire tourné vers la refondation de la démocratie. Weber disait que le charisme révolutionnaire produit toujours une métanoïa des dominés : une transformation subjective puissante. Le charisme démocratique des mobilisations populistes tourne cette métanoïa vers l’utopie de la radicalisation de la démocratie. « Nous devons fonder des démocraties intégrales » : voici ce que dit ce charisme. Or, comme Weber nous l’apprend, ce charisme est souvent personnalisé dans les moments de crise : ce sont des individus auxquels on prête des qualités exceptionnelles qui vont relayer ce discours transformateur auprès des subalternes, tout en l’incarnant. C’est ce qui apparaît dans les mobilisations populistes. Un ou plusieurs leaders vont exercer ce « charisme démocratique » ; ils vont dire « Luttez, derrière moi, pour que vous puissiez avoir plus de capacités en démocratie ». C’est en cela que c’est une « relation verticale, mais productrice d’égalité » : d’un côté, le charisme assoit une forte verticalité entre le leader et les masses ; de l’autre, c’est un charisme très particulier, tourné vers l’utopie d’une radicalisation démocratique et qui vise une horizontalité pure : la capacité des subalternes à gouverner sans avoir de titres particuliers pour le faire.
Là aussi, mon analyse diverge de celle d’Ernesto Laclau. Pourquoi dans les mobilisations populistes apparaissent toujours un ou plusieurs leaders charismatiques ? Non pas en raison d’une nécessité fonctionnelle (il faudrait des leaders pour radicaliser la démocratie), comme le pense Laclau qui transforme une réalité empirique en nécessité philosophique. Le leadership charismatique répond à une double spécificité de la mobilisation populiste : c’est une mobilisation interclasse — composée des fractions déclassées des classes moyennes et des classes populaires dans leur diversité — et très hétérogène dans ses revendications démocratiques ; différents groupes sociaux portent différentes revendications démocratiques. Le leader répond à la nécessité de fédérer de manière temporaire des demandes — et non de les unifier sous son nom et dans son corps — qui ne sont réunies que par leur visée destituante du pouvoir en place. La nécessité n’est donc pas dans le(s) leader(s), mais dans la convergence des demandes : il faut une grammaire commune pour que cette convergence se fasse. Le(s) leader(s) symbolise(nt) cette convergence comme la nécessité morale suprême de refonder la démocratie sur les ruines d’un système politique « insuffisamment démocratique ». Cette insuffisance est vécue par les groupes subalternes comme l’insuffisance des représentants élus, des fonctionnaires, des « politiciens ». Il faut un ou des leaders qui soient au-dessus de tout soupçon de corruption : le charisme doit faire « pâlir le mauvais représentant démocratique ». Une fois de plus, ce charisme est à la fois vertical — car il s’exerce directement sur les consciences — mais aussi horizontal — car il pousse n’importe qui à devenir un leader potentiel, à porter cette revendication démocratique comme une nécessité morale. Cela apparaît clairement dans la Révolution bolivarienne au Venezuela. Dans mes entretiens avec les soutiens d’Hugo Chávez au sein des classes populaires2, j’entendais régulièrement le raisonnement suivant : « Chávez est le leader suprême de la révolution mais tout le monde peut jouer ce rôle dans les barrios [quartiers populaires], tout le monde peut l’être à son échelle ».
« C’est un charisme très particulier qui vise une horizontalité pure : la capacité des subalternes à gouverner sans avoir de titres particuliers pour le faire. »
En ce sens, il y a des populismes avec un leader, avec plusieurs leaders ou avec une rotation du leadership. L’important, ce n’est pas la présence d’un leader, mais celle d’un charisme démocratique, vertical et horizontal à la fois. Le chavisme est un populisme avec un leader ; le péronisme, avec deux leaders (Juan Domingo et Evita Perón). Dans le populisme russe, il y a plusieurs leaders (des intellectuels d’abord, des activistes ensuite, des terroristes enfin). Dans le populisme étasunien, enfin, il y a des leaders politiques (comme Ignatius Donnelly, Charles Macune ou Mary Elizabeth Lease), mais une totale rotation du charisme démocratique parmi les représentants paysans : n’importe quel fermier pouvait représenter le mouvement dans les conventions du parti. Et lorsque ce mouvement se donne un leader — le représentant du Parti démocrate américain —, il entame sa disparition progressive : l’entrée dans la politique institutionnelle le dissout.
Les mouvements populistes gênent une partie de la gauche du fait de ce que vous appelez leur « minimalisme idéologique » et leur utilisation de catégories essentiellement éthiques et morales…
La question morale occupe une place centrale dans le discours populiste. Les mouvements populistes ne proposent rien de moins que de refonder toute la démocratie : devant l’ampleur de la tâche, se pose la question de la réalisation concrète. Deux cas de figure se présentent. Soit, à l’instar du People’s Party américain ou du Mouvement 5 étoiles italien (M5S), ils établissent une liste exhaustive des revendications démocratiques en jeu. Soit, on les subsume toutes dans le projet d’une Assemblée constituante, chargée de refonder l’ordre constitutionnel de la démocratie, comme cela a été le cas en Amérique latine. Dans les deux cas, le maximalisme utopique va de pair avec un minimalisme idéologique et, parfois, avec une certaine incohérence programmatique. C’est pourquoi le véritable collant du discours populiste n’est pas dans le programme politique, mais dans la question morale qui le traverse de part en part : faire entrer les valeurs du peuple dans la politique démocratique (l’honnêteté, la loyauté, le souci du travail bien fait, etc.). Autrement dit, penser la politique « du haut » avec les catégories morales « du bas ». C’est déjà, d’un certain point de vue, une manière de radicaliser la démocratie.
Dans le schéma que vous décrivez, la crise démocratique déclenche une mobilisation populiste qui peut aboutir à une institutionnalisation par la prise du pouvoir d’État. Mais comment une mobilisation qui s’en prend aux « élites politiques » peut se retrouver à la tête du même État ?
Les moments populistes suivent en effet ce rythme ternaire : la crise, la mobilisation et l’institutionnalisation. Vous avez raison de pointer ce paradoxe du populisme, que d’autres ont relevé avant moi. Or, malgré ce paradoxe, les populismes se sont bien institutionnalisés en Amérique latine : ils se sont si bien institutionnalisés qu’ils ont même créé une tradition politique continentale, avec une multitude de variantes nationales. Mais le paradoxe traverse la phase d’institutionnalisation, et fait surgir de nombreuses contradictions qui sont souvent fatales aux populismes au pouvoir. Certaines touchent le charisme démocratique : il tend, une fois le populisme au pouvoir, à se transformer en personnalisme du leader. D’autres touchent l’opposition peuple-élite : lorsqu’elle devient le centre de la rhétorique gouvernementale, elle peut donner lieu à des processus pervers de polarisation sociale, voire à une véritable « chasse » aux ennemis cachés du peuple — chose rendue plus aisée par le contrôle gouvernemental de la police. Le péronisme réprima durement les syndicalistes marxistes et anarchistes. D’autres contradictions, enfin, touchent les mouvements populaires. D’un côté, ceux-ci sont souvent cooptés par les populismes au pouvoir, qui les contrôlent via leurs organisations sociales — syndicats, associations ou coopératives. D’un autre côté, les mouvements populaires sont incités par le pouvoir populiste à garder leur autonomie, ce dont ils peuvent se servir lorsque le pouvoir défaille et ne remplit pas ses obligations démocratiques. C’est ce qui s’est produit lorsque Perón revient de son exil espagnol en 1974, et que le mouvement populaire (les Montoneros) ne se reconnaît pas dans son discours droitier et autoritaire sur la Plaza de Mayo : c’est la fin du péronisme.
« Le projet d’une littérature nationale-populaire, dites-vous en parlant des narodniki russes, sert au peuple à voir, comme dans un miroir, l’image de l’idéal qu’il doit se faire de lui-même, afin de sortir de l’invisibilité. » Qui serait l’héritier ou l’héritière, dans les champs culturel ou politique français, des populistes russes ?
« Le maximalisme utopique va de pair avec un minimalisme idéologique et, parfois, avec une certaine incohérence programmatique. »
Les intellectuels populistes russes cherchaient à faire la révolution démocratique contre le tsar en partant de la littérature : apporter la littérature au peuple et parler du peuple en littérature étaient, pour eux, la première étape de la révolution à venir. Le souci égalitaire qui traverse le peuple devait transformer la littérature dont ils étaient les gardiens tutélaires, puis la culture populaire (paysanne) et in fine la politique. Le principal héritier de ce projet, en France, est l’historien Jules Michelet, puis l’avant-garde du « roman populiste » d’André Thérive et Léon Lemonnier dans les années 1930. Son héritier contemporain pourrait être, d’une certaine manière, François Ruffin, qui déplace les mêmes enjeux démocratiques de la littérature au cinéma. Le documentaire Merci Patron ! reprend le même schéma des populistes russes : faire entrer le souci égalitaire des classes populaires au cinéma — en en donnant une image très idéalisée.
À la fin de votre travail, vous faites une proposition politique : un populisme européen antinational, anti-souverainiste et cosmopolitique. C’est, par les temps qui courent, du Benoît Hamon voué à terminer à 6 % aux élections, non ?
Même moins ! (rires) Mon rôle, en tant que sociologue, n’est pas de donner des consignes politiques aux masses mais de déceler un ensemble d’enjeux politiques de l’analyse. Or cette enquête socio-historique sur le populisme débouche sur un enjeu de type normatif. Toute la différence avec la populologie est, justement, que l’enjeu apparaît en aval de l’enquête, et non en amont. Le voici : bien que le nationalisme et le populisme renvoient à deux traditions idéologiques très différentes en Europe, je constate qu’il y a aujourd’hui des porosités inquiétantes dans le positionnement de certains des partis populistes que j’analyse. Ceux-là cultivent une ambiguïté sur la définition de leur peuple, qui oscille constamment entre la plèbe et la nation. De cette ambiguïté découle un positionnement vis-à-vis de l’Europe qui pourrait faire le jeu de l’extrême droite : l’Europe est critiquée, à juste titre, comme une construction ordolibérale, mais elle fait aussi l’objet d’une défiance a priori en tant que construction politique, au profit d’un certain souverainisme nationaliste.
À qui songez-vous ?
Je parle du M5S et de La France insoumise. Dans le cadre de l’ancienne coalition gouvernementale avec La Ligue, le M5S a repris son euroscepticisme intégral, en abandonnant l’idée d’une reconstruction démocratique de l’Europe. Pour LFI, le moment du « plan B » était aussi une abdication politique pour reconstruire l’Europe dans un sens plus démocratique. Il me semble que d’autres mouvements populistes, comme celui autour de Yánis Varoufakis ou Podemos, ont mieux saisi l’enjeu européen. Il faut réfléchir stratégiquement à ces reliquats de pensée nationaliste dans les populismes de gauche afin que la partie la plus internationaliste de leurs électorats, qui est loin d’être minoritaire, ne soit pas déçue à l’avenir. Il faut tirer les leçons de l’histoire pour faire du populisme contemporain un moment de véritable renouvellement de la démocratie, à l’échelle de l’Europe. Pour ce faire, il faut, me semble-t-il, faire émerger des mouvements populaires tous leurs traits universalistes et démocratiques, et s’appuyer dessus pour reconstituer la gauche. Une gauche qui ne soit pas la chambre de résonance du nationalisme de droite. Tous ces « il faut », j’insiste, ne sont pour le sociologue que des enjeux qui se dégagent de l’analyse des populismes du passé : les convertir en stratégie politique est le fait des citoyens et des élus.
L’identité « nationale-populaire »3 est largement investie par l’extrême droite, en Europe. Il n’existe donc plus aucun ressort progressiste possible dans l’identification à l’histoire d’un pays ?
« L’identité nationale-populaire n’est un ressort progressiste que dans les pays où elle peut s’articuler à une pensée anti-impérialiste. »
L’identité nationale-populaire n’est un ressort progressiste que dans les pays où elle peut s’articuler à une pensée anti-impérialiste. Dans ce contexte, l’identification à une histoire nationale ne revitalise pas le nationalisme xénophobe et essentialiste. Si l’adversaire que le populisme se donne est l’Empire, son nationalisme est d’emblée cosmopolitique. C’est l’idée maîtresse de Bakounine, grande figure des narodniki. Il dit : l’émancipation des nations (la Russie) passera par le soulèvement de toutes les nations opprimées par des Empires (comme l’Empire tsariste). Il envisage une fédération démocratique des peuples-nations opprimés contre les Empires. Le point de départ est l’émancipation des nations mais celui d’arrivée est la fédération internationale. Autre exemple, dans le populisme latino-américain : Perón affirmait que la cause des Argentins était la cause de tous les peuples non-alignés et opprimés par l’Empire américain. Son nationalisme ne défend pas la « bonne nation argentine » contre les immigrés italiens ou boliviens, mais l’Argentin comme symbole (ou métaphore) de tous les peuples opprimés.
En France, en Italie ou en Espagne, il n’y a pas d’horizon impérial auquel pourrait s’opposer un peuple-nation : le seul est l’Europe ordolibérale, mais il faudrait y opposer une « Europe des peuples ». Et donc revenir, comme je le préconise, à l’idée démocratique européenne. Y opposer un peuple-nation sans perspective cosmopolitique revient, dans le contexte actuel, à renforcer le nationalisme très puissant de l’extrême droite. Voilà pourquoi je pense que la gauche devrait faire, une fois pour toutes, le deuil de la nation. Ou, a minima, elle devrait mesurer stratégiquement la puissance du nationalisme d’extrême droite avant de se lancer dans une rhétorique, aussi raffinée soit-elle, axée sur le peuple-nation. L’Italien Antonio Gramsci écrivait à une époque où le contexte politique — la guerre mise à part — était tout à fait similaire au nôtre : « le peuple italien est […] nationalement
l’un des plus intéressés à une forme moderne de cosmopolitisme ». Il faudrait que la gauche parvienne à persuader la partie nationaliste de son électorat que le peuple français a tout à fait intérêt, d’un point de vue national, à une véritable démocratie européenne. Pour cela, il faudrait bien entendu que les politiques économiques et sociales de l’Europe changent aussi.
Vous dites que tous les populismes se posent la question du « bloc des subalternes » à constituer. Quels en seraient les contours dans la France d’aujourd’hui ?
Ce bloc se pense par rapport aux conditions socio-économiques post-crise de 2008 : il regroupe les classes populaires dans leur pluralité interne (racisées et non-racisées) et les classes moyennes déclassées, exposées à l’expérience du précariat. D’un point de vue strictement économique, il est difficile de faire converger les intérêts de ces classes et fractions de classes : le bloc semble infaisable. La seule possibilité pour le constituer est qu’un mouvement populiste fasse converger des revendications différentes, de nature économique mais aussi culturelle, autour d’un imaginaire de démocratie radicale : les luttes ouvrières et salariales, les luttes contre les discriminations raciales, les luttes antisexistes, les luttes écologiques, etc. Derrière ces luttes il y a autant de « peuples » que le populisme peut fédérer.
« Le grand impensé du populisme reste, tant hier qu’aujourd’hui, le capitalisme. »
Par contre, le grand impensé du populisme reste, tant hier qu’aujourd’hui, le capitalisme. Le populisme et le socialisme sont nés dans des contextes historiques et politiques très différents : le populisme naît en Russie dans un pays arriéré, agricole et autoritaire, et insiste sur la nécessité d’une démocratie pleine et entière ; le socialisme naît dans des pays industrialisés et avancés, et insiste sur la socialisation des moyens de production pour, à terme, accoucher d’une démocratie intégrale. Les populistes au pouvoir, en Amérique latine, touchent très peu aux structures fondamentales du capitalisme — parce qu’ils sont tous antimarxistes. Ils créent les modernes États-providence et de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs, mais ne visent pas l’abolition du salariat ou du capital : ils cherchent plutôt à rendre plus « juste » le capitalisme existant. La même revendication apparaît chez les fermiers étasuniens, qui en ont davantage contre les grands trusts industriels coupables de fausser la concurrence, que contre l’exploitation capitaliste elle-même. Le but est de renforcer la démocratie, en la rendant plus « sociale », mais sans toucher le capitalisme. Les socialistes au pouvoir dans les pays du « socialisme réel » font exactement l’inverse : ils socialisent les moyens de production et liquident la bourgeoisie capitaliste, tout en étant indifférents à la question démocratique — le résultat est le régime totalitaire. En tirant les bonnes leçons du passé, la gauche radicale fait aujourd’hui face à une véritable alternative idéologique : soit elle va dans le sens anticapitaliste (en l’axant sur l’utopie communiste des « communs »), soit dans le sens populiste (en l’axant sur la radicalisation de la démocratie).
Les gilets jaunes constituent-ils une mobilisation populiste ?
Tous les caractères idéologiques mais aussi sociologiques du populisme y apparaissent : des revendications de radicalisation de la démocratie portées par un mouvement très hétérogène, formé par des classes moyennes précarisées et des classes populaires périurbaines. Les gilets jaunes sont actuellement, comme toute mobilisation populiste, à un tournant : soit la mobilisation s’éteint, soit elle se dote d’une représentation politique et pâtira des mêmes contradictions que les mouvements populistes institutionnalisés. Il y a pour moi un leader capable de canaliser ce moment dans la politique institutionnelle : c’est François Ruffin, pour les raisons précédemment évoquées.
Vous avez d’ailleurs des mots durs contre Jean-Luc Mélenchon : son charisme politique s’est éteint ?
Le charisme mélenchonien a été, pour longtemps, un charisme démocratique qui a su articuler verticalité et horizontalité. Mais force est de constater qu’il se transforme, de plus en plus, en personnalisme politique — en témoigne le moment critique des perquisitions. J’avance que La France insoumise est un populisme hémiplégique car cette force électorale s’est construite sans réelle prise avec les mouvements populaires. Faute d’une telle articulation, le populisme ne peut pas travailler l’espace social, et le leadership charismatique devient, à la longue, problématique.
Photographie de bannière : AFP
- Selon les politistes Lilian Mathieu et Olivier Filleul, « le concept de structure des opportunités politiques rend compte de l’environnement politique auquel sont confrontés les mouvements sociaux, et qui peut selon la conjoncture exercer une influence positive ou négative sur leur émergence et leur développement ». Dictionnaire des mouvements sociaux, Presses de Sciences Po, 2009.[↩]
- Federico Tarragoni a réalisé sa thèse de doctorat sur les acteurs populaires du chavisme, dont une partie est publiée dans L’Énigme révolutionnaire, publié en 2015 aux Editions Les Prairies ordinaires.[↩]
- Le sociologue Razmig Keucheyan nous disait ainsi : «
National-populaire
est une expression employée par Antonio Gramsci pour dire qu’une lutte porte sur la définition même de la nation à chaque époque. Il existe de cette dernière des définitions essentialistes, conservatrices, et il en existe de populaires, radicales, universalisantes. »[↩]
REBONDS
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