Federico Tarragoni : « Le populisme a une dimension démocratique radicale »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Pas un jour ne passe sans que le mot ne soit pro­non­cé dans l’espace média­tique : popu­lisme. Son usage se déploie dans trois registres : une injure publique, pro­fé­rée par des poli­tiques et des édi­to­ria­listes contre tout ce qui n’est pas eux (libé­raux, donc rai­son­nables) ; un concept, convo­qué par des cher­cheurs pour ana­ly­ser des phé­no­mènes poli­tiques à che­val sur les conti­nents, les époques et les idéo­lo­gies ; une stra­té­gie poli­tique, débat­tue par des mili­tants dans une conjonc­ture élec­to­rale inédite (« popu­lisme de gauche » ou « union de la gauche » ?). Federico Tarragoni, socio­logue à l’Université Paris-Diderot, s’en sai­sit à son tour, avec la rigueur des sciences sociales, dans son ouvrage L’Esprit démo­cra­tique du popu­lisme, sor­ti ce jour aux édi­tions La Découverte. Le popu­lisme, assure-t-il, désigne des moments de crises démo­cra­tiques, et nous voi­ci en plein dedans : l’occasion d’en dis­cu­ter de vive voix.


On a fait une petite recherche rapide de « popu­lisme » sur Google. Première occur­rence : « Hongrie, Pologne, Autriche : pous­sée de fièvre popu­liste ou ten­dance lourde ? » C’est cela, la « populologie » ?

C’est un exemple, par­mi 1 000 autres, d’un usage dérai­son­né du terme « popu­lisme ». Les médias se sai­sissent, en le sim­pli­fiant, d’un dis­cours déjà très sim­pli­fi­ca­teur qui vient de la science poli­tique, que j’appelle donc la « popu­lo­lo­gie ». Les poli­tistes qui reprennent ce dis­cours pré­tendent ana­ly­ser le popu­lisme mais ils le font avec un juge­ment de valeur. Le « para­digme de la popu­lo­lo­gie » se décline en quatre axiomes, que je tâche de décons­truire avec les armes de la logique, puis avec celles de la socio­lo­gie et de l’histoire : le popu­lisme serait tout entier conte­nu dans la déma­go­gie ; il serait trans-idéo­lo­gique (de gauche et de droite) ou post-idéo­lo­gique (ni de gauche ni de droite) ; il serait une alchi­mie entre démo­cra­tie et auto­ri­ta­risme ; enfin, il serait une menace pour nos démo­cra­ties. La seule uti­li­té scien­ti­fique de ce dis­cours — que les médias reprennent en boucle en col­lant cette éti­quette de popu­lisme à une actua­li­té sans cesse chan­geante — est de poin­ter la situa­tion poli­tique dans laquelle nous sommes, qui n’est guère réjouis­sante : un ter­reau favo­rable à la pro­li­fé­ra­tion de déma­gogues aux vel­léi­tés auto­ri­taires, natio­na­listes et racistes.

En quoi déma­go­gie et popu­lisme se distinguent-ils ?

« Derrière cet usage fourre-tout du popu­lisme, on véhi­cule l’idée que tout est poten­tiel­le­ment popu­liste, et donc patho­lo­gique et menaçant. »

Derrière cet usage fourre-tout du popu­lisme, on véhi­cule l’idée que tout est poten­tiel­le­ment popu­liste, et donc patho­lo­gique et mena­çant. Cela a deux effets pro­blé­ma­tiques. D’abord, on liquide des concepts pré­cieux de la science poli­tique et de l’histoire poli­tique : on évite de pen­ser les trans­for­ma­tions contem­po­raines de l’idéologie natio­na­liste, les rési­liences du fas­cisme, la place de la déma­go­gie dans ce que Bernard Manin appelle des « démo­cra­ties d’opinion ». Peut-être le concept de déma­go­gie a-t-il été, avec celui de natio­na­lisme, le grand per­dant de cette his­toire : plus per­sonne ne les uti­lise, ne les étu­die, ne les ana­lyse, alors qu’ils sont extrê­me­ment utiles — et bien plus pré­cis — pour décrire notre actua­li­té. Dans un pas­sage des Politiques, Aristote donne une défi­ni­tion phi­lo­so­phique de la déma­go­gie qui est tou­jours d’actualité : un més­usage de la parole démo­cra­tique fon­dé sur l’illusion, le men­songe et la séduc­tion du peuple. Bien que cette défi­ni­tion véhi­cule à son tour des juge­ments de valeur sur l’activité ou la pas­si­vi­té, la ratio­na­li­té et la dérai­son des masses en démo­cra­tie, elle pointe très exac­te­ment, depuis deux mil­lé­naires et demi, là où est le pro­blème. Dans nos démo­cra­ties repré­sen­ta­tives néo­li­bé­rales, pour des rai­sons que la popu­lo­lo­gie ne fait qu’effleurer, sont struc­tu­rel­le­ment nom­breux les élus qui mentent, qui pro­mettent davan­tage qu’ils ne peuvent réa­li­ser (over­pro­mi­sing), et qui se main­tiennent au pou­voir en ins­tru­men­ta­li­sant la haine popu­laire envers les mino­ri­tés. Comment expli­quer cette don­née struc­tu­relle ? Tel qu’utilisé par la popu­lo­lo­gie, le concept de popu­lisme n’apporte stric­te­ment rien de plus que celui de déma­go­gie : pire, il véhi­cule en plus l’idée que c’est le peuple qui fait pro­blème, et qu’en appe­ler au dèmos en démo­cra­tie est illu­soire et dan­ge­reux. C’est un pas que les Anciens n’auraient jamais su accom­plir, car, aus­si exé­crables fussent les poli­ti­ciens séduc­teurs et illu­sion­nistes, ils tenaient pro­fon­dé­ment à ce que l’idée de peuple repré­sen­tait en démo­cra­tie : la par­ti­ci­pa­tion citoyenne, le tirage au sort, l’égalité. Le deuxième pro­blème de cet usage fourre-tout du popu­lisme, c’est qu’on ins­tru­men­ta­lise les démo­cra­ties : toute cri­tique de la démo­cra­tie « en place » — pro­gres­siste ou réac­tion­naire, légi­time ou nau­séa­bonde, axée sur des sen­ti­ments de jus­tice ou de res­sen­ti­ment — serait à ban­nir : notre démo­cra­tie repré­sen­ta­tive serait le seul régime pos­sible et accep­table. Cette idée se retrouve dans ce que la popu­lo­lo­gie appelle le « popu­lisme pro­tes­ta­taire », qui ren­voie tout conflit social à la déraison.

Vous met­tez « dans le même sac » des pen­seurs comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui, au contraire, font du popu­lisme le salut de la démo­cra­tie. Il y aurait une popu­lo­lo­gie de droite et de gauche ?

L’enjeu n’est pas tel­le­ment de dis­tin­guer une popu­lo­lo­gie de droite ou de gauche — d’ailleurs, si l’on s’intéresse aux par­cours poli­tiques des prin­ci­paux popu­lo­logues, ils vont de la gauche à la droite, mais par­tagent une vision libé­rale de la démo­cra­tie. À l’exception, jus­te­ment, de Laclau et Mouffe, qui appar­tiennent à la gauche radi­cale et viennent d’une gauche natio­nal-popu­laire lati­no-amé­ri­caine (péro­niste). Là où les orien­ta­tions idéo­lo­giques et les affi­lia­tions par­ti­sanes peuvent être dif­fé­rentes, c’est la même opé­ra­tion concep­tuelle qui les ras­semble : défi­nir et ana­ly­ser le popu­lisme en jugeant, avant tout, sa com­pa­ti­bi­li­té fon­da­men­tale avec la démo­cra­tie. Autrement dit : poser, au préa­lable de l’analyse scien­ti­fique, un juge­ment de valeur. C’est cela qui me semble consti­tuer l’origine même du para­digme popu­lo­lo­gique, et la source des quatre axiomes que je cri­tique. J’essaie dans mon livre de pro­cé­der exac­te­ment à l’inverse, en trai­tant le popu­lisme comme n’importe quel autre phé­no­mène social et poli­tique : cher­cher, en amont, à l’objectiver comme phé­no­mène, à en com­prendre les modes d’apparition dans les socié­tés du pas­sé et du pré­sent, pour en tirer, en aval, des enjeux nor­ma­tifs. Autrement dit : com­prendre ce que le popu­lisme est, avant de juger s’il est un mal ou un bien pour la démo­cra­tie. De mon enquête his­to­rique, je tire une défi­ni­tion du popu­lisme qui est dif­fé­rente de celle que par­tagent, para­doxa­le­ment, popu­lo­logues « de gauche » et « de droite », pour reprendre votre clas­si­fi­ca­tion : le popu­lisme n’est pas un dis­cours poli­tique flou axé sur le concept flou de peuple. C’est une idéo­lo­gie qui appa­raît dans les moments cri­tiques de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive libé­rale, et qui prône sa radi­ca­li­sa­tion, sur un mode dif­fé­rent de ce que vise, par exemple, le socialisme.

[Juan Domingo Perón | DR]

Ainsi, même si je suis intel­lec­tuel­le­ment plus proche d’Ernesto Laclau, car nous insis­tons tous deux sur le poten­tiel radi­ca­le­ment démo­cra­tique du popu­lisme, j’essaie de m’en démar­quer par le sta­tut que je donne à mon ana­lyse. Son tra­vail, ain­si que celui de Chantal Mouffe, vise sur­tout à mon­trer, nor­ma­ti­ve­ment, que le popu­lisme est le salut de la démo­cra­tie, car il fait exis­ter un peuple conflic­tuel qui brise le consen­sus dans lequel verse par­fois la démo­cra­tie. Le popu­lisme serait l’activité suprême du poli­tique, enten­du dans son sens conflic­tuel. Mon tra­vail cherche à ana­ly­ser la com­plexi­té des moments popu­listes dans le pas­sé et dans le pré­sent ; des moments qui, certes, actua­lisent l’utopie d’une démo­cra­tie radi­cale, mais qui ne sont pas moins exemptes d’un ensemble de contra­dic­tions, notam­ment lorsque les popu­lismes par­viennent au pou­voir, comme en Amérique latine. Cette conscience des contra­dic­tions du popu­lisme est absente de l’œuvre de Laclau et Mouffe.

Pourquoi ?

Leur construc­tion his­to­rique et socio­lo­gique du phé­no­mène est incom­plète. Dans La Raison popu­liste, Laclau assi­mile des expé­riences his­to­riques très hété­ro­gènes (le nazisme et le fas­cisme, le bou­lan­gisme, le kéma­lisme turc, le péro­nisme en Argentine, la Révolution fran­çaise, le Parti com­mu­niste ita­lien) pour dire, fina­le­ment, que le popu­lisme recouvre ces moments où la poli­tique se vit inten­sé­ment, des moments conflic­tuels, d’apparition d’un peuple en poli­tique qui renou­velle l’hégémonie. Mais l’idée que « faire un peuple » revient à renou­ve­ler auto­ma­ti­que­ment la démo­cra­tie est hau­te­ment pro­blé­ma­tique : le peuple étant par défi­ni­tion un concept indé­ter­mi­né et poly­sé­mique, « on ne fait pas » le même peuple sous le nazisme qu’avec le Parti com­mu­niste italien.

Vous défi­nis­sez le popu­lisme comme un moment de crise de la démo­cra­tie. Se pose la ques­tion des bornes : quand com­mence et se ter­mine un moment popu­liste, alors ?

« En Europe contem­po­raine, le moment popu­liste que nous tra­ver­sons débute avec les mou­ve­ments post-crise de 2008 — plus pré­ci­sé­ment, à la suite de la cure aus­té­ri­taire de la Troïka. »

Pour construire une défi­ni­tion socio­lo­gique et his­to­rique du popu­lisme, il faut en réa­li­té pen­ser deux types de bornes. D’abord, les bornes de com­pa­rai­son. L’enjeu est de déga­ger de l’histoire un idéal-type du popu­lisme qui puisse être uti­li­sable pour appré­hen­der notre pré­sent. J’ai pris, pour mon enquête, les seuls exemples his­to­riques sur les­quels la science poli­tique s’accorde : le popu­lisme russe des narod­ni­ki, le popu­lisme éta­su­nien du People’s Party et les popu­lismes lati­no-amé­ri­cains. De leur com­pa­rai­son se dégagent quatre régu­la­ri­tés struc­tu­relles : la dimen­sion démo­cra­tique radi­cale du popu­lisme ; l’opposition peuple-élite, enten­due comme l’opposition d’une plèbe pré­ca­ri­sée par le libé­ra­lisme éco­no­mique à une élite trans­for­mant la démo­cra­tie en « aris­to­cra­tie élec­tive » ; le carac­tère socia­le­ment hété­ro­gène des mobi­li­sa­tions popu­listes ; la pré­sence d’un cha­risme démo­cra­tique à même de fédé­rer dif­fé­rentes causes démo­cra­tiques dans la mobi­li­sa­tion. Ma défi­ni­tion socio­lo­gique du popu­lisme est la résul­tante de ces quatre cri­tères : un moment de crise où des mobi­li­sa­tions hété­ro­gènes opposent un peuple consti­tuant au peuple abs­trait, dont le gou­ver­ne­ment en place pense être l’expression. Ensuite, comme tout moment de crise, il s’agit d’objectiver les bornes de la crise elle-même : quand com­mence et se ter­mine une crise ? Un pro­ces­sus de crise com­mence lorsque se pro­duisent des mobi­li­sa­tions popu­laires qui percent la struc­ture des oppor­tu­ni­tés poli­tiques1, qui bou­le­versent la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle (sans for­cé­ment prendre le pou­voir). Ce pro­ces­sus prend fin lorsque ces mou­ve­ments popu­laires, et les reven­di­ca­tions dont ils étaient por­teurs, dis­pa­raissent : c’est une défi­ni­tion « par le bas » de la « fin » d’une crise. En Europe contem­po­raine, le moment popu­liste que nous tra­ver­sons débute avec les mou­ve­ments post-crise de 2008 — plus pré­ci­sé­ment, à la suite de la cure aus­té­ri­taire de la Troïka à par­tir de 2010 : le mou­ve­ment espa­gnol des Indignés, le mou­ve­ment grec de la place Syntagma, le mou­ve­ment ita­lien des réfé­ren­dums, le mou­ve­ment fran­çais de Nuit Debout (et aujourd’hui les gilets jaunes). Quatre par­tis cana­lisent ce moment popu­liste, en lui don­nant une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion : Podemos, Syriza, le Mouvement 5 étoiles et La France insoumise.

« L’esprit du popu­lisme puise à l’éthique démo­cra­tique », affir­mez-vous. Mais ces mou­ve­ments, lorsqu’ils partent à la conquête de l’État, font émer­ger des lea­ders forts et cha­ris­ma­tiques. Qu’entendez-vous par une « rela­tion ver­ti­cale mais pro­duc­trice d’égalité », pour dési­gner ces leaders ?

Dans toutes les mobi­li­sa­tions popu­listes, disais-je, appa­raît un « cha­risme démo­cra­tique » : autre­ment dit, pour reprendre le socio­logue alle­mand Max Weber, une forme de cha­risme révo­lu­tion­naire tour­né vers la refon­da­tion de la démo­cra­tie. Weber disait que le cha­risme révo­lu­tion­naire pro­duit tou­jours une méta­noïa des domi­nés : une trans­for­ma­tion sub­jec­tive puis­sante. Le cha­risme démo­cra­tique des mobi­li­sa­tions popu­listes tourne cette méta­noïa vers l’utopie de la radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie. « Nous devons fon­der des démo­cra­ties inté­grales » : voi­ci ce que dit ce cha­risme. Or, comme Weber nous l’apprend, ce cha­risme est sou­vent per­son­na­li­sé dans les moments de crise : ce sont des indi­vi­dus aux­quels on prête des qua­li­tés excep­tion­nelles qui vont relayer ce dis­cours trans­for­ma­teur auprès des subal­ternes, tout en l’incarnant. C’est ce qui appa­raît dans les mobi­li­sa­tions popu­listes. Un ou plu­sieurs lea­ders vont exer­cer ce « cha­risme démo­cra­tique » ; ils vont dire « Luttez, der­rière moi, pour que vous puis­siez avoir plus de capa­ci­tés en démo­cra­tie ». C’est en cela que c’est une « rela­tion ver­ti­cale, mais pro­duc­trice d’égalité » : d’un côté, le cha­risme assoit une forte ver­ti­ca­li­té entre le lea­der et les masses ; de l’autre, c’est un cha­risme très par­ti­cu­lier, tour­né vers l’utopie d’une radi­ca­li­sa­tion démo­cra­tique et qui vise une hori­zon­ta­li­té pure : la capa­ci­té des subal­ternes à gou­ver­ner sans avoir de titres par­ti­cu­liers pour le faire.

[Pablo Iglesias | RTVE]

Là aus­si, mon ana­lyse diverge de celle d’Ernesto Laclau. Pourquoi dans les mobi­li­sa­tions popu­listes appa­raissent tou­jours un ou plu­sieurs lea­ders cha­ris­ma­tiques ? Non pas en rai­son d’une néces­si­té fonc­tion­nelle (il fau­drait des lea­ders pour radi­ca­li­ser la démo­cra­tie), comme le pense Laclau qui trans­forme une réa­li­té empi­rique en néces­si­té phi­lo­so­phique. Le lea­der­ship cha­ris­ma­tique répond à une double spé­ci­fi­ci­té de la mobi­li­sa­tion popu­liste : c’est une mobi­li­sa­tion inter­classe — com­po­sée des frac­tions déclas­sées des classes moyennes et des classes popu­laires dans leur diver­si­té — et très hété­ro­gène dans ses reven­di­ca­tions démo­cra­tiques ; dif­fé­rents groupes sociaux portent dif­fé­rentes reven­di­ca­tions démo­cra­tiques. Le lea­der répond à la néces­si­té de fédé­rer de manière tem­po­raire des demandes — et non de les uni­fier sous son nom et dans son corps — qui ne sont réunies que par leur visée des­ti­tuante du pou­voir en place. La néces­si­té n’est donc pas dans le(s) leader(s), mais dans la conver­gence des demandes : il faut une gram­maire com­mune pour que cette conver­gence se fasse. Le(s) leader(s) symbolise(nt) cette conver­gence comme la néces­si­té morale suprême de refon­der la démo­cra­tie sur les ruines d’un sys­tème poli­tique « insuf­fi­sam­ment démo­cra­tique ». Cette insuf­fi­sance est vécue par les groupes subal­ternes comme l’insuffisance des repré­sen­tants élus, des fonc­tion­naires, des « poli­ti­ciens ». Il faut un ou des lea­ders qui soient au-des­sus de tout soup­çon de cor­rup­tion : le cha­risme doit faire « pâlir le mau­vais repré­sen­tant démo­cra­tique ». Une fois de plus, ce cha­risme est à la fois ver­ti­cal — car il s’exerce direc­te­ment sur les consciences — mais aus­si hori­zon­tal — car il pousse n’importe qui à deve­nir un lea­der poten­tiel, à por­ter cette reven­di­ca­tion démo­cra­tique comme une néces­si­té morale. Cela appa­raît clai­re­ment dans la Révolution boli­va­rienne au Venezuela. Dans mes entre­tiens avec les sou­tiens d’Hugo Chávez au sein des classes popu­laires2, j’entendais régu­liè­re­ment le rai­son­ne­ment sui­vant : « Chávez est le lea­der suprême de la révo­lu­tion mais tout le monde peut jouer ce rôle dans les bar­rios [quar­tiers popu­laires], tout le monde peut l’être à son échelle ».

« C’est un cha­risme très par­ti­cu­lier qui vise une hori­zon­ta­li­té pure : la capa­ci­té des subal­ternes à gou­ver­ner sans avoir de titres par­ti­cu­liers pour le faire. »

En ce sens, il y a des popu­lismes avec un lea­der, avec plu­sieurs lea­ders ou avec une rota­tion du lea­der­ship. L’important, ce n’est pas la pré­sence d’un lea­der, mais celle d’un cha­risme démo­cra­tique, ver­ti­cal et hori­zon­tal à la fois. Le cha­visme est un popu­lisme avec un lea­der ; le péro­nisme, avec deux lea­ders (Juan Domingo et Evita Perón). Dans le popu­lisme russe, il y a plu­sieurs lea­ders (des intel­lec­tuels d’abord, des acti­vistes ensuite, des ter­ro­ristes enfin). Dans le popu­lisme éta­su­nien, enfin, il y a des lea­ders poli­tiques (comme Ignatius Donnelly, Charles Macune ou Mary Elizabeth Lease), mais une totale rota­tion du cha­risme démo­cra­tique par­mi les repré­sen­tants pay­sans : n’importe quel fer­mier pou­vait repré­sen­ter le mou­ve­ment dans les conven­tions du par­ti. Et lorsque ce mou­ve­ment se donne un lea­der — le repré­sen­tant du Parti démo­crate amé­ri­cain —, il entame sa dis­pa­ri­tion pro­gres­sive : l’entrée dans la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle le dissout.

Les mou­ve­ments popu­listes gênent une par­tie de la gauche du fait de ce que vous appe­lez leur « mini­ma­lisme idéo­lo­gique » et leur uti­li­sa­tion de caté­go­ries essen­tiel­le­ment éthiques et morales…

La ques­tion morale occupe une place cen­trale dans le dis­cours popu­liste. Les mou­ve­ments popu­listes ne pro­posent rien de moins que de refon­der toute la démo­cra­tie : devant l’ampleur de la tâche, se pose la ques­tion de la réa­li­sa­tion concrète. Deux cas de figure se pré­sentent. Soit, à l’instar du People’s Party amé­ri­cain ou du Mouvement 5 étoiles ita­lien (M5S), ils éta­blissent une liste exhaus­tive des reven­di­ca­tions démo­cra­tiques en jeu. Soit, on les sub­sume toutes dans le pro­jet d’une Assemblée consti­tuante, char­gée de refon­der l’ordre consti­tu­tion­nel de la démo­cra­tie, comme cela a été le cas en Amérique latine. Dans les deux cas, le maxi­ma­lisme uto­pique va de pair avec un mini­ma­lisme idéo­lo­gique et, par­fois, avec une cer­taine inco­hé­rence pro­gram­ma­tique. C’est pour­quoi le véri­table col­lant du dis­cours popu­liste n’est pas dans le pro­gramme poli­tique, mais dans la ques­tion morale qui le tra­verse de part en part : faire entrer les valeurs du peuple dans la poli­tique démo­cra­tique (l’honnêteté, la loyau­té, le sou­ci du tra­vail bien fait, etc.). Autrement dit, pen­ser la poli­tique « du haut » avec les caté­go­ries morales « du bas ». C’est déjà, d’un cer­tain point de vue, une manière de radi­ca­li­ser la démocratie.

[Hugo Chávez | AVN | Prensa Presidencial y Agencias]

Dans le sché­ma que vous décri­vez, la crise démo­cra­tique déclenche une mobi­li­sa­tion popu­liste qui peut abou­tir à une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion par la prise du pou­voir d’État. Mais com­ment une mobi­li­sa­tion qui s’en prend aux « élites poli­tiques » peut se retrou­ver à la tête du même État ?

Les moments popu­listes suivent en effet ce rythme ter­naire : la crise, la mobi­li­sa­tion et l’institutionnalisation. Vous avez rai­son de poin­ter ce para­doxe du popu­lisme, que d’autres ont rele­vé avant moi. Or, mal­gré ce para­doxe, les popu­lismes se sont bien ins­ti­tu­tion­na­li­sés en Amérique latine : ils se sont si bien ins­ti­tu­tion­na­li­sés qu’ils ont même créé une tra­di­tion poli­tique conti­nen­tale, avec une mul­ti­tude de variantes natio­nales. Mais le para­doxe tra­verse la phase d’institutionnalisation, et fait sur­gir de nom­breuses contra­dic­tions qui sont sou­vent fatales aux popu­lismes au pou­voir. Certaines touchent le cha­risme démo­cra­tique : il tend, une fois le popu­lisme au pou­voir, à se trans­for­mer en per­son­na­lisme du lea­der. D’autres touchent l’opposition peuple-élite : lorsqu’elle devient le centre de la rhé­to­rique gou­ver­ne­men­tale, elle peut don­ner lieu à des pro­ces­sus per­vers de pola­ri­sa­tion sociale, voire à une véri­table « chasse » aux enne­mis cachés du peuple — chose ren­due plus aisée par le contrôle gou­ver­ne­men­tal de la police. Le péro­nisme répri­ma dure­ment les syn­di­ca­listes mar­xistes et anar­chistes. D’autres contra­dic­tions, enfin, touchent les mou­ve­ments popu­laires. D’un côté, ceux-ci sont sou­vent coop­tés par les popu­lismes au pou­voir, qui les contrôlent via leurs orga­ni­sa­tions sociales — syn­di­cats, asso­cia­tions ou coopé­ra­tives. D’un autre côté, les mou­ve­ments popu­laires sont inci­tés par le pou­voir popu­liste à gar­der leur auto­no­mie, ce dont ils peuvent se ser­vir lorsque le pou­voir défaille et ne rem­plit pas ses obli­ga­tions démo­cra­tiques. C’est ce qui s’est pro­duit lorsque Perón revient de son exil espa­gnol en 1974, et que le mou­ve­ment popu­laire (les Montoneros) ne se recon­naît pas dans son dis­cours droi­tier et auto­ri­taire sur la Plaza de Mayo : c’est la fin du péronisme.

« Le pro­jet d’une lit­té­ra­ture natio­nale-popu­laire, dites-vous en par­lant des narod­ni­ki russes, sert au peuple à voir, comme dans un miroir, l’image de l’idéal qu’il doit se faire de lui-même, afin de sor­tir de l’invisibilité. » Qui serait l’héritier ou l’héritière, dans les champs cultu­rel ou poli­tique fran­çais, des popu­listes russes ? 

« Le maxi­ma­lisme uto­pique va de pair avec un mini­ma­lisme idéo­lo­gique et, par­fois, avec une cer­taine inco­hé­rence programmatique. »

Les intel­lec­tuels popu­listes russes cher­chaient à faire la révo­lu­tion démo­cra­tique contre le tsar en par­tant de la lit­té­ra­ture : appor­ter la lit­té­ra­ture au peuple et par­ler du peuple en lit­té­ra­ture étaient, pour eux, la pre­mière étape de la révo­lu­tion à venir. Le sou­ci éga­li­taire qui tra­verse le peuple devait trans­for­mer la lit­té­ra­ture dont ils étaient les gar­diens tuté­laires, puis la culture popu­laire (pay­sanne) et in fine la poli­tique. Le prin­ci­pal héri­tier de ce pro­jet, en France, est l’historien Jules Michelet, puis l’avant-garde du « roman popu­liste » d’André Thérive et Léon Lemonnier dans les années 1930. Son héri­tier contem­po­rain pour­rait être, d’une cer­taine manière, François Ruffin, qui déplace les mêmes enjeux démo­cra­tiques de la lit­té­ra­ture au ciné­ma. Le docu­men­taire Merci Patron ! reprend le même sché­ma des popu­listes russes : faire entrer le sou­ci éga­li­taire des classes popu­laires au ciné­ma — en en don­nant une image très idéalisée.

À la fin de votre tra­vail, vous faites une pro­po­si­tion poli­tique : un popu­lisme euro­péen anti­na­tio­nal, anti-sou­ve­rai­niste et cos­mo­po­li­tique. C’est, par les temps qui courent, du Benoît Hamon voué à ter­mi­ner à 6 % aux élec­tions, non ?

Même moins ! (rires) Mon rôle, en tant que socio­logue, n’est pas de don­ner des consignes poli­tiques aux masses mais de déce­ler un ensemble d’enjeux poli­tiques de l’analyse. Or cette enquête socio-his­to­rique sur le popu­lisme débouche sur un enjeu de type nor­ma­tif. Toute la dif­fé­rence avec la popu­lo­lo­gie est, jus­te­ment, que l’enjeu appa­raît en aval de l’enquête, et non en amont. Le voi­ci : bien que le natio­na­lisme et le popu­lisme ren­voient à deux tra­di­tions idéo­lo­giques très dif­fé­rentes en Europe, je constate qu’il y a aujourd’hui des poro­si­tés inquié­tantes dans le posi­tion­ne­ment de cer­tains des par­tis popu­listes que j’analyse. Ceux-là cultivent une ambi­guï­té sur la défi­ni­tion de leur peuple, qui oscille constam­ment entre la plèbe et la nation. De cette ambi­guï­té découle un posi­tion­ne­ment vis-à-vis de l’Europe qui pour­rait faire le jeu de l’extrême droite : l’Europe est cri­ti­quée, à juste titre, comme une construc­tion ordo­li­bé­rale, mais elle fait aus­si l’objet d’une défiance a prio­ri en tant que construc­tion poli­tique, au pro­fit d’un cer­tain sou­ve­rai­nisme nationaliste.

[François Ruffin | DR]

À qui songez-vous ?

Je parle du M5S et de La France insou­mise. Dans le cadre de l’ancienne coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale avec La Ligue, le M5S a repris son euros­cep­ti­cisme inté­gral, en aban­don­nant l’idée d’une recons­truc­tion démo­cra­tique de l’Europe. Pour LFI, le moment du « plan B » était aus­si une abdi­ca­tion poli­tique pour recons­truire l’Europe dans un sens plus démo­cra­tique. Il me semble que d’autres mou­ve­ments popu­listes, comme celui autour de Yánis Varoufakis ou Podemos, ont mieux sai­si l’enjeu euro­péen. Il faut réflé­chir stra­té­gi­que­ment à ces reli­quats de pen­sée natio­na­liste dans les popu­lismes de gauche afin que la par­tie la plus inter­na­tio­na­liste de leurs élec­to­rats, qui est loin d’être mino­ri­taire, ne soit pas déçue à l’avenir. Il faut tirer les leçons de l’histoire pour faire du popu­lisme contem­po­rain un moment de véri­table renou­vel­le­ment de la démo­cra­tie, à l’échelle de l’Europe. Pour ce faire, il faut, me semble-t-il, faire émer­ger des mou­ve­ments popu­laires tous leurs traits uni­ver­sa­listes et démo­cra­tiques, et s’appuyer des­sus pour recons­ti­tuer la gauche. Une gauche qui ne soit pas la chambre de réso­nance du natio­na­lisme de droite. Tous ces « il faut », j’insiste, ne sont pour le socio­logue que des enjeux qui se dégagent de l’analyse des popu­lismes du pas­sé : les conver­tir en stra­té­gie poli­tique est le fait des citoyens et des élus.

L’identité « natio­nale-popu­laire »3 est lar­ge­ment inves­tie par l’extrême droite, en Europe. Il n’existe donc plus aucun res­sort pro­gres­siste pos­sible dans l’identification à l’histoire d’un pays ?

« L’identité natio­nale-popu­laire n’est un res­sort pro­gres­siste que dans les pays où elle peut s’articuler à une pen­sée anti-impérialiste. »

L’identité natio­nale-popu­laire n’est un res­sort pro­gres­siste que dans les pays où elle peut s’articuler à une pen­sée anti-impé­ria­liste. Dans ce contexte, l’identification à une his­toire natio­nale ne revi­ta­lise pas le natio­na­lisme xéno­phobe et essen­tia­liste. Si l’adversaire que le popu­lisme se donne est l’Empire, son natio­na­lisme est d’emblée cos­mo­po­li­tique. C’est l’idée maî­tresse de Bakounine, grande figure des narod­ni­ki. Il dit : l’émancipation des nations (la Russie) pas­se­ra par le sou­lè­ve­ment de toutes les nations oppri­mées par des Empires (comme l’Empire tsa­riste). Il envi­sage une fédé­ra­tion démo­cra­tique des peuples-nations oppri­més contre les Empires. Le point de départ est l’émancipation des nations mais celui d’arrivée est la fédé­ra­tion inter­na­tio­nale. Autre exemple, dans le popu­lisme lati­no-amé­ri­cain : Perón affir­mait que la cause des Argentins était la cause de tous les peuples non-ali­gnés et oppri­més par l’Empire amé­ri­cain. Son natio­na­lisme ne défend pas la « bonne nation argen­tine » contre les immi­grés ita­liens ou boli­viens, mais l’Argentin comme sym­bole (ou méta­phore) de tous les peuples opprimés.

En France, en Italie ou en Espagne, il n’y a pas d’horizon impé­rial auquel pour­rait s’opposer un peuple-nation : le seul est l’Europe ordo­li­bé­rale, mais il fau­drait y oppo­ser une « Europe des peuples ». Et donc reve­nir, comme je le pré­co­nise, à l’idée démo­cra­tique euro­péenne. Y oppo­ser un peuple-nation sans pers­pec­tive cos­mo­po­li­tique revient, dans le contexte actuel, à ren­for­cer le natio­na­lisme très puis­sant de l’extrême droite. Voilà pour­quoi je pense que la gauche devrait faire, une fois pour toutes, le deuil de la nation. Ou, a mini­ma, elle devrait mesu­rer stra­té­gi­que­ment la puis­sance du natio­na­lisme d’extrême droite avant de se lan­cer dans une rhé­to­rique, aus­si raf­fi­née soit-elle, axée sur le peuple-nation. L’Italien Antonio Gramsci écri­vait à une époque où le contexte poli­tique — la guerre mise à part — était tout à fait simi­laire au nôtre : « le peuple ita­lien est […] natio­na­le­ment l’un des plus inté­res­sés à une forme moderne de cos­mo­po­li­tisme ». Il fau­drait que la gauche par­vienne à per­sua­der la par­tie natio­na­liste de son élec­to­rat que le peuple fran­çais a tout à fait inté­rêt, d’un point de vue natio­nal, à une véri­table démo­cra­tie euro­péenne. Pour cela, il fau­drait bien enten­du que les poli­tiques éco­no­miques et sociales de l’Europe changent aussi.

[Beppe Grillo | Marco Bertorello | AFP]

Vous dites que tous les popu­lismes se posent la ques­tion du « bloc des subal­ternes » à consti­tuer. Quels en seraient les contours dans la France d’aujourd’hui ?

Ce bloc se pense par rap­port aux condi­tions socio-éco­no­miques post-crise de 2008 : il regroupe les classes popu­laires dans leur plu­ra­li­té interne (raci­sées et non-raci­sées) et les classes moyennes déclas­sées, expo­sées à l’expérience du pré­ca­riat. D’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, il est dif­fi­cile de faire conver­ger les inté­rêts de ces classes et frac­tions de classes : le bloc semble infai­sable. La seule pos­si­bi­li­té pour le consti­tuer est qu’un mou­ve­ment popu­liste fasse conver­ger des reven­di­ca­tions dif­fé­rentes, de nature éco­no­mique mais aus­si cultu­relle, autour d’un ima­gi­naire de démo­cra­tie radi­cale : les luttes ouvrières et sala­riales, les luttes contre les dis­cri­mi­na­tions raciales, les luttes anti­sexistes, les luttes éco­lo­giques, etc. Derrière ces luttes il y a autant de « peuples » que le popu­lisme peut fédérer.

« Le grand impen­sé du popu­lisme reste, tant hier qu’aujourd’hui, le capitalisme. »

Par contre, le grand impen­sé du popu­lisme reste, tant hier qu’aujourd’hui, le capi­ta­lisme. Le popu­lisme et le socia­lisme sont nés dans des contextes his­to­riques et poli­tiques très dif­fé­rents : le popu­lisme naît en Russie dans un pays arrié­ré, agri­cole et auto­ri­taire, et insiste sur la néces­si­té d’une démo­cra­tie pleine et entière ; le socia­lisme naît dans des pays indus­tria­li­sés et avan­cés, et insiste sur la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion pour, à terme, accou­cher d’une démo­cra­tie inté­grale. Les popu­listes au pou­voir, en Amérique latine, touchent très peu aux struc­tures fon­da­men­tales du capi­ta­lisme — parce qu’ils sont tous anti­marxistes. Ils créent les modernes États-pro­vi­dence et de nou­veaux droits sociaux pour les tra­vailleurs, mais ne visent pas l’abolition du sala­riat ou du capi­tal : ils cherchent plu­tôt à rendre plus « juste » le capi­ta­lisme exis­tant. La même reven­di­ca­tion appa­raît chez les fer­miers éta­su­niens, qui en ont davan­tage contre les grands trusts indus­triels cou­pables de faus­ser la concur­rence, que contre l’exploitation capi­ta­liste elle-même. Le but est de ren­for­cer la démo­cra­tie, en la ren­dant plus « sociale », mais sans tou­cher le capi­ta­lisme. Les socia­listes au pou­voir dans les pays du « socia­lisme réel » font exac­te­ment l’inverse : ils socia­lisent les moyens de pro­duc­tion et liquident la bour­geoi­sie capi­ta­liste, tout en étant indif­fé­rents à la ques­tion démo­cra­tique — le résul­tat est le régime tota­li­taire. En tirant les bonnes leçons du pas­sé, la gauche radi­cale fait aujourd’hui face à une véri­table alter­na­tive idéo­lo­gique : soit elle va dans le sens anti­ca­pi­ta­liste (en l’axant sur l’utopie com­mu­niste des « com­muns »), soit dans le sens popu­liste (en l’axant sur la radi­ca­li­sa­tion de la démocratie).

Les gilets jaunes consti­tuent-ils une mobi­li­sa­tion populiste ?

Tous les carac­tères idéo­lo­giques mais aus­si socio­lo­giques du popu­lisme y appa­raissent : des reven­di­ca­tions de radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie por­tées par un mou­ve­ment très hété­ro­gène, for­mé par des classes moyennes pré­ca­ri­sées et des classes popu­laires péri­ur­baines. Les gilets jaunes sont actuel­le­ment, comme toute mobi­li­sa­tion popu­liste, à un tour­nant : soit la mobi­li­sa­tion s’éteint, soit elle se dote d’une repré­sen­ta­tion poli­tique et pâti­ra des mêmes contra­dic­tions que les mou­ve­ments popu­listes ins­ti­tu­tion­na­li­sés. Il y a pour moi un lea­der capable de cana­li­ser ce moment dans la poli­tique ins­ti­tu­tion­nelle : c’est François Ruffin, pour les rai­sons pré­cé­dem­ment évoquées.

Vous avez d’ailleurs des mots durs contre Jean-Luc Mélenchon : son cha­risme poli­tique s’est éteint ?

Le cha­risme mélen­cho­nien a été, pour long­temps, un cha­risme démo­cra­tique qui a su arti­cu­ler ver­ti­ca­li­té et hori­zon­ta­li­té. Mais force est de consta­ter qu’il se trans­forme, de plus en plus, en per­son­na­lisme poli­tique — en témoigne le moment cri­tique des per­qui­si­tions. J’avance que La France insou­mise est un popu­lisme hémi­plé­gique car cette force élec­to­rale s’est construite sans réelle prise avec les mou­ve­ments popu­laires. Faute d’une telle arti­cu­la­tion, le popu­lisme ne peut pas tra­vailler l’espace social, et le lea­der­ship cha­ris­ma­tique devient, à la longue, problématique.


Photographie de ban­nière : AFP


  1. Selon les poli­tistes Lilian Mathieu et Olivier Filleul, « le concept de struc­ture des oppor­tu­ni­tés poli­tiques rend compte de l’environnement poli­tique auquel sont confron­tés les mou­ve­ments sociaux, et qui peut selon la conjonc­ture exer­cer une influence posi­tive ou néga­tive sur leur émer­gence et leur déve­lop­pe­ment ». Dictionnaire des mou­ve­ments sociaux, Presses de Sciences Po, 2009.[]
  2. Federico Tarragoni a réa­li­sé sa thèse de doc­to­rat sur les acteurs popu­laires du cha­visme, dont une par­tie est publiée dans L’Énigme révo­lu­tion­naire, publié en 2015 aux Editions Les Prairies ordi­naires.[]
  3. Le socio­logue Razmig Keucheyan nous disait ain­si : « National-popu­laire est une expres­sion employée par Antonio Gramsci pour dire qu’une lutte porte sur la défi­ni­tion même de la nation à chaque époque. Il existe de cette der­nière des défi­ni­tions essen­tia­listes, conser­va­trices, et il en existe de popu­laires, radi­cales, uni­ver­sa­li­santes. »[]

REBONDS

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