Texte inédit pour le site de Ballast
Résistant sous l’Occupation au sein des Jeunesses communistes clandestines et maire de la ville de Malakoff durant trois décennies, Léo Figuères (qui décéda en 2011) fut aussi une figure particulièrement active de l’anticolonialisme français. L’historien Alain Ruscio retrace ici les raisons qui le poussèrent, en 1950, à se rendre au Vietnam au cours de la guerre d’Indochine — de ce séjour sortira Je reviens du Vietnam libre, carnet de route auprès des maquisards qu’il rencontra sur place (il sera traduit en dix langues).
L’un des défauts majeurs des historiens est toujours de remonter beaucoup en amont, de toujours rappeler ce qu’étaient les racines. Tâche toutefois indispensable. Ni le voyage de Léo Figuères, ni sa solidarité avec le Vietnam au cours de la guerre d’Indochine, ne venaient du néant : ils s’ancraient dans une tradition très profonde du mouvement ouvrier français.
Depuis que les premiers colonialistes foulèrent le sol vietnamien — à partir du Second Empire —, il y eut des Français pour protester. Certains peuvent étonner. Pierre Loti avait dénoncé la prise de Huê dans un article du Figaro ; Louise Michel, après son exil en Kanakie, s’était levée contre la répression des patriotes vietnamiens et, en particulier, contre la pratique de la décapitation (parmi les bienfaits de la colonisation française, il y eut la guillotine dans toutes les terres coloniales : en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie…) ; Jules Guesde, l’un des premiers introducteurs du marxisme en France, avait protesté contre la conquête du Tonkin ; Jean Jaurès a dénoncé la colonisation et a polémiqué à ce propos avec Paul Doumer (on ne compte plus les rues à la mémoire de cet abominable théoricien du « péril jaune »). Figuères s’avance dans cette antériorité.
« Un geste d’une portée mondiale : il est le premier à refuser, en joignant le geste à la parole, la domination coloniale. »
Il y a ensuite la présence, en France, d’un jeune Annamite, Nguyen Ai Quoc : il sera le futur Hô Chi Minh. Il y arrive en 1918. Dans un premier temps, il est socialiste mais, au moment de la discussion visant a rallier ou non la IIIe Internationale, il devient communiste. Il est présent au Congrès de Tours et se trouve donc être l’un des membres fondateurs du Parti communiste français. Notons que Hô Chi Minh est le seul colonisé du Congrès et qu’il y porte dès lors la parole des peuples colonisés, aux côtés de Paul Vaillant-Couturier. Un débat passionnant s’engage avec Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx et militant socialiste, qui fait savoir à Hô Chi Minh qu’ils ont déjà protesté à la Chambre des députés pour défendre leurs camarades annamites — ce à quoi Vaillant-Couturier et Hô Chi Minh répondent qu’il ne faut pas seulement protester auprès des députés mais porter la contestation dans la rue. Hô Chi Minh va être un militant communiste extrêmement actif, jusqu’à son départ en juin 1923, avant d’entrer dans une longue clandestinité : il va tout faire pour implanter l’internationalisme et l’anticolonialisme au sein du très jeune PCF.
Dans les années 1930 se créé le Comité d’amnistie pour les prisonniers indochinois. Il est particulièrement important et rassemble bien au-delà des seuls rangs communistes — il sauve alors l’honneur de la France, même si, à l’évidence, il ne peut faire reculer la répression militaire de masse qui s’abat en Indochine : il porte la mauvaise conscience au sein de la population française. Le PC et le Secours rouge envoient des délégués en Indochine et, avançons le temps à grands pas, le Front populaire s’avère être une période significative pour les relations entre les deux pays : s’il n’est pas intrinsèquement anticolonialiste (je suis plutôt sévère avec leur bilan fort peu combatif), il permet au moins, par des voies légales ou semi-légales, la tenue de meetings auxquels participent des Vietnamiens.
Hô Chi Minh rentre au Vietnam durant la Seconde Guerre mondiale, fonde le Viet-Minh et proclame l’indépendance de son pays en 1945. Un geste d’une portée mondiale : il est le premier à refuser, en joignant le geste à la parole, la domination coloniale. Durant un peu plus d’un an, la France de la IVe République hésite entre répression et acceptation. Hô Chi Minh vient en France, de façon officielle, et rencontre toutes les forces politiques afin de prouver qu’il ne souhaite pas l’escalade et espère la paix. C’est à cette occasion qu’il rencontre Léo Figuères. On oublie aujourd’hui à quel point les Vietnamiens commencent alors leur lutte dans un isolement total. Le monde communiste, et en particulier l’URSS, méprise totalement Hô Chi Minh — la Russie soviétique ne reconnaîtra son gouvernement qu’en janvier 1950. C’est, semble-t-il, en novembre 1949 que Léo Figuères dit avoir reçu une invitation pour se rendre au Vietnam afin d’assister au Congrès des jeunesses communistes. Il s’y rend, sous l’impulsion du PCF, et son voyage dure un mois : il rejoint Pragues, puis Moscou, puis Pékin par le Transsibérien, traverse la Chine révolutionnaire et arrive enfin au Vietnam. On lui demande de quelle façon il va se déplacer, sachant qu’il n’y a ni routes, ni pistes, et lui propose la marche ou le cheval — il répond qu’il n’est jamais monté sur un cheval ; on lui rétorque qu’il va apprendre ! Par fierté, il fait son maximum pour tenir dessus… Il va vivre comme les Vietnamiens (un bol de riz par jour, un peu de nuoc-mâm — une sauce à base de poisson fermenté dans une saumure — et parfois de la viande).
« On oublie aujourd’hui à quel point les Vietnamiens commencent alors leur lutte dans un isolement total. Le monde communiste, et en particulier l’URSS, méprise totalement Hô Chi Minh. »
Quelles sont les causes de son voyage ? La raison publique en est bien sûr le rétablissement des liens entre les communistes et les Vietnamiens, puis la mise en place d’une « propagande » (par L’Humanité, notamment) afin de faire connaître, au peuple français, la réalité du Vietnam libre. Mais il est une cause, restée secrète, que je pose comme hypothèse (Léo Figuères ne me l’a jamais confirmée de son vivant) : la volonté de montrer aux Soviétiques, et à la direction du Kominform, qu’Hô Chi Minh ne méritait pas leur suspicion. Ce dernier avait, il est vrai, dissous le Parti communiste vietnamien en 1946 afin de le fondre dans le front Viet-Minh : cela lui avait été durement reproché et je pense qu’un procès, au sein du Kominform, se montait contre sa personne et sa stratégie. De leurs bureaux, ces gens jugeaient la lutte de ceux qui vivaient dans des maquis, en somme. Et si le PCF était, à l’évidence, aligné sur Moscou sur bien des points, il faut rappeler que Maurice Thorez a jeté son autorité dans la balance pour se porter en faux contre cette esquisse de procès. Il a ainsi dit à Figuères, après l’avoir convoqué dans son bureau, qu’il avait « une pleine confiance en Hô Chi Minh et ses camarades de combat ».
À son retour, Figuères publie ses reportages et son ouvrage Je reviens du Vietnam libre (diffusé à 200 000 exemplaires). Henri Martin est arrêté le 14 mars 1950. Il y a une convergence des protestations contre la guerre ; c’est une phase importante — d’autant que les communistes français étendent leur audience (c’est également le début du compagnonnage avec Sartre). La presse hexagonale regorge à cette époque de reportages favorables aux corps expéditionnaires. On a également oublié à quel point les journaux, dans leur immense majorité, soutenaient la guerre et l’usage du napalm. Le Parti socialiste était au pouvoir jusqu’en 1951, donc totalement impliqué. Les communistes possédaient de fait le leadership de la contestation. Son activisme vaut à Léo Figuères six années d’une sorte de semi-clandestinité. À la suite de son voyage, le PCF a également envoyé deux conseillers auprès de l’état-major d’Hô Chi Minh et de Giap. L’un est resté deux ans, l’autre s’est installé et a fondé une famille. Le premier se nomme Jean Marrane (et avait pour pseudonyme Roland), le second, André, n’a jamais voulu révéler son identité — je l’ai connu mais je suis tenu au secret.
La vie internationaliste de Léo Figuères se poursuivra avec la guerre d’Algérie (il sera blessé lors de la célèbre manifestation à la station de métro Charonne) puis avec la guerre du Vietnam lancée par les Nord-Américains.
Extrait de Je reviens du Vietnam libre (éditions Le Temps des cerises)
Combien avons-nous franchi de ruisseaux et de collines, traversé de forêts et de rizières ? Combien de fois avons-nous dû montrer patte blanche à des postes de sécurité avant d’arriver dans les parages de la résidence présidentielle ? Je serais bien en peine de l’écrire… Il me souvient seulement que le voyage a été long, très long… Mais nous avançons la joie au cœur sans prêter autrement attention aux myriades d’énormes mouches-buffles qui harcèlent nos montures ou aux sangsues minuscules qui depuis les branches des sous-bois humides se collent à la peau, la sucent quelques secondes en y laissant leur marque pour un long moment. Le camarade Luong m’accompagne. C’est un jeune, mais déjà expérimenté dirigeant dans la lutte du peuple vietnamien. De ses treize ans de vie, il en a passé quatorze en prison. Luong fût arrêté à l’âge de seize ans pour avoir pris part à une grève durant laquelle un policier trouva la mort. Quoique parfaitement étranger à cette mort, Luong, d’abord condamné à la peine capitale, vit son exécution commuée en travaux forcés à perpétuité. Entré à Poulo-Condor en 1931, il n’en est sorti qu’en août 1945, après avoir vu mourir sous ses yeux des milliers de ses compagnons. Quelles horreurs il me relate ! Les colonialistes aiment bien parler de l’Institut Pasteur, mais jamais de leurs bagnes. Pourtant il n’est pas de meilleur symbole de leur « civilisation » et de ce qu’ils appellent leur « présence ». Ah ! comme je comprends son ardente volonté de voir le Vietnam libre et débarrassé de tels camps d’extermination !
Texte réalisé à partir d’une conférence donnée à Malakoff, le 9 juin 2015.
REBONDS
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