Entretien inédit pour le site de Ballast
Ces dernières années, le communalisme a trouvé des relais concrets par le truchement de deux expériences, fort différentes au demeurant : le Rojava et les gilets jaunes. La révolution menée au nord de la Syrie a vu dans cette proposition politique — conçue comme une synthèse des socialismes historiques et de l’écologie politique contemporaine — l’occasion de repenser, entre autres choses, l’émancipation de la minorité kurde opprimée par le pouvoir étatique ; un pan des contestataires français y a vu, quant à lui, le moyen de répondre aux revendications populaires en revenant à l’idée que la démocratie se joue avant tout dans ce que les zapatistes nomment « l’en bas ». À l’heure où le municipalisme a la faveur des « citoyennistes » et où un « Front populaire » voit le jour en mobilisant le « communalisme libertaire » sous les applaudissements de Philippe de Villiers et de Marine Le Pen1, nous revenons avec l’agriculteur et militant espagnol Floréal Romero sur ce qu’est réellement cette proposition. Pour ce deuxième et dernier volet : État, autodéfense et effondrement.
L’essayiste Janet Biehl, ancienne compagne de Bookchin, nous disait qu’elle se démarquait de lui sur la question de l’État : éliminer toute centralisation revient, à ses yeux, à faire courir le risque de voir émerger des petites tyrannies locales ne répondant plus aux lois progressistes majoritaires…
Bookchin n’écartait pas le risque. Et le risque est d’ailleurs inhérent à toute révolution. Mais, au vu des derniers évènements, le risque totalitaire inhérent au capitalisme n’est-il pas majeur, étant donné qu’aucun recoin de la planète ne sera épargné ? Il en parlait ainsi dans son livre From urbanization to cities : « Mais quand les changements sociaux fondamentaux ont-ils jamais été sans risque ? Il aurait été plus judicieux de dire que l’engagement de Marx en faveur d’un État centralisé et d’une économie planifiée entraînerait inévitablement un totalitarisme bureaucratique que de dire que les municipalités libertaires décentralisées seront inévitablement autoritaires et auront des traits d’exclusion et de clocher. L’interdépendance économique est une réalité de la vie d’aujourd’hui, et le capitalisme lui-même a fait des autarcies paroissiales, une chimère. Si les municipalités et les régions peuvent chercher à atteindre un degré considérable d’autosuffisance, nous avons depuis longtemps quitté l’époque où il était possible de créer des communautés autosuffisantes qui pouvaient se livrer à leurs préjugés. » Et il poursuivait en expliquant que les interdépendances et les décisions majoritaires ne garantiront pas qu’une décision majoritaire sera correcte — mais « nos chances d’avoir une société rationnelle et écologique sont bien meilleures dans cette approche que dans celles qui reposent sur des entités centralisées et des appareils bureaucratiques ». La difficulté pour appréhender le municipalisme libertaire comme projet, dans toute sa richesse et son amplitude, tient à mon avis dans sa dénomination même — et dans la difficulté que l’on a à bien différencier le domaine du politique de celui de l’administration.
De quelle nature sont ces différences, justement ?
« On a tendance, pour parler du municipalisme libertaire, à se focaliser sur le local, en oubliant son indispensable et même vitale articulation territoriale. »
On a tendance, pour parler du municipalisme libertaire, à se focaliser sur le local, en oubliant son indispensable et même vitale articulation territoriale, puis au-delà. C’est-à-dire embrasser le monde entier. Raison pour laquelle Bookchin a par la suite adopté le terme de « municipalisme confédéral ». D’ailleurs, je pense qu’il serait plus sage, de nos jours, d’employer ce terme, « municipalisme confédéral », plutôt que « municipalisme libertaire » — car il révèle plus précisément les traits intégrateurs qui marquent cette notion de politique municipale. Le « confédéralisme démocratique », notamment utilisé par les Kurdes du Rojava, a été quant à lui inventé par Ocälan [cofondateur du PKK incarcéré depuis 1999 : il mobilise également la formule « communalisme socialiste », ndlr]. Plus tard, Bookchin adoptera le terme « communalisme », et uniquement lui, en hommage à la Commune de Paris, laquelle envisageait, dans son esprit internationaliste, une authentique « Commune des communes ». Il s’en est d’ailleurs clairement expliqué : « De nombreux arguments contre le municipalisme confédéral — même s’il est fortement confédéral — découlent d’un échec à comprendre la distinction entre l’élaboration des politiques et l’administration. Cette distinction est fondamentale pour le municipalisme libertaire et doit toujours être gardée à l’esprit. » La politique, disait-il, est élaborée par une assemblée communautaire ou bien par des quartiers composés de citoyens libres. L’administration, elle, est rendue possible par des conseils confédéraux composés de délégués mandatés, révocables, venant des quartiers, des villes ou des villages.
Mais prenons le cas concret d’une commune qui déciderait de conduire, avec l’aval de son assemblée, une politique fasciste…
Bookchin a fait savoir que si des communautés, des quartiers, ou ne serait-ce qu’un seul groupe, décident de suivre leur propre voie au point que « les droits de l’Homme [soient] violés » ou que « le chaos écologique [soit] permis », la majorité, dans une confédération locale ou régionale, serait alors tout à fait à même d’entraver pareils « méfaits » via son conseil confédéral.
Ce ne serait donc pas tenu pour un déni démocratique local ?
Non. Seulement, poursuivait Bookchin, « de l’affirmation d’un accord partagé par tous pour reconnaître les droits civils et maintenir l’intégrité écologique d’une région ». Si l’élaboration des politiques est locale, son administration se voit confiée à l’ensemble du réseau confédéral. « La confédération, a‑t-il résumé, est en fait une communauté de communautés distinctes fondée sur des impératifs écologiques et des droits de l’Homme. »
Votre livre n’aborde pas la question de la répression étatique. Or, pour ne prendre que les cas français les plus récents, on voit ce que peut l’État : aux gilets jaunes réclamant de vivre dignement, on répond par la crevaison des yeux et l’arrachement des mains. Comment imaginer que l’État laissera se constituer des communes autonomes sur son territoire, sans les broyer comme la première ZAD venue ?
Certes. Quoique, je l’ai évoquée pour illustrer son caractère aveugle et criminel. Et c’est justement ces caractéristiques inscrites dans les gènes du capitalisme qui me fait prendre trop au sérieux ce sujet pour le traiter d’une façon brève et superficielle… Mais je vous remercie de me donner l’occasion d’approfondir. L’important dans ce livre était de montrer comment Bookchin, fort de l’expérience accumulée des révolutions passées au peigne fin, a pu élaborer le projet communaliste. Partant de là, je plaide pour la création d’un mouvement communaliste, comme je vous l’ai dit, en partant de notre réalité actuelle, de l’ici et maintenant. Je propose une feuille de route « d’unité dans le dissensus », pour mettre en exergue la richesse que constitue la diversité, au niveau local puis à des niveaux plus amples. Cette charte s’adresserait à tous les mouvements sociaux dont l’objectif numéro un est de sortir du capitalisme tout en bâtissant son alternative, autrement dit le communalisme. Ce lien constituerait un acte fondateur, qui représenterait en outre un premier acte d’autodéfense — selon l’adage bien connu de l’union faisant la force. Sans ce premier pas, l’autodéfense se cantonnera à des actes isolés peu réfléchis, mus par un spontanéisme qui nous mènerait au suicide… Il s’agirait de constituer un authentique maillage du territoire pour, de nos liens solidaires, tisser un filet de protection et d’entraide en cas de répression.
Vous citez le cas de Notre-Dames-des-Landes.
« Ce mouvement devra être susceptible d’être pris en compte par les autres secteurs progressistes, afin d’imposer une relation dialectique en notre faveur. »
Je montre en effet que d’avoir bénéficié de l’appui d’un mouvement déjà constitué sur un large territoire, et à la hauteur de cette réalisation exemplaire, la ZAD aurait pu pousser le bouchon un peu plus loin encore — et tout le mouvement en aurait profité en retour. Les solidarités comme actes d’autodéfense s’expriment de mille façons, dans la riposte autant que dans la non-violence. Il nous faudrait également considérer la possibilité de créer des groupes d’autodéfense spécifiques, comme ça s’est produit avec les femmes au Rojava.
Au Rojava, ces unités sont armées, et se servent de leurs armes.
Je suis loin d’envisager la non-violence comme une religion. Mais il s’agit de la considérer comme une tactique souhaitable, dans une stratégie plus vaste, car il nous faudra investir une dynamique de construction dans le dialogue : c’est là un socle, un préalable qui demande du temps. Cette non-violence reste tout à fait relative car elle ne dépend pas uniquement de nous : ce qui compte, c’est surtout d’acquérir des forces et des convictions profondes pour l’étape ultérieure. Mais on ne peut passer outre. Ça nous permettra d’ailleurs d’intensifier notre maillage social et politique par des liens de plus en plus serrés, de façon à atteindre un rapport de force qui nous sera favorable. Ce mouvement devra être susceptible d’être pris en compte par les autres secteurs progressistes, afin d’imposer une relation dialectique en notre faveur.
Attardons-nous sur ce point. Bookchin était très clair : il appelait à constituer des unités d’autodéfense. Au Rojava, la révolution est — dans le cas très particulier et meurtrier d’une guerre nationale et internationale — strictement épaulée par des forces armées populaires. En Occident, les municipalistes et les communalistes se réfèrent souvent au Rojava ou au Chiapas zapatiste, mais personne, parmi eux, ne met cette question militaire sur la table…
Quand je parle d’étape ultérieure, c’est précisément car cette dynamique de construction nous permettra d’accéder à un réel contre-pouvoir populaire. Öcalan le dit ainsi : « Le concept d’autodéfense ne renvoie pas à une organisation armée ni à un statut militaire mais à une organisation de la société : de quoi lui permettre de se protéger, dans tous les domaines en mobilisant toutes les organisations. ». Bien entendu, à un moment donné, nous aurons la nécessité de passer à une autre étape. Beaucoup plus risquée… Je veux parler de cette dernière étape, celle de l’inéluctable affrontement entre deux pouvoirs — car, comme le signale fort justement Elias Boisjean dans votre revue, « l’État, progressivement délégitimé, sera conduit à réagir. Le face-à-face qui s’ensuivra certainement déterminera qui de la révolution démocratique ou de l’ordre stato-capitaliste l’emportera ». Alors oui, cet affrontement sera armé, sans doute aucun, mais il sera d’autant moins sanglant que nous aurons su établir un rapport de force favorable et auquel nous nous serons préparés en tant que mouvement structuré. Ce moment « M » (de mouvement) nous sera d’autant plus favorable que nous aurons assuré nos arrières tout en élaborant patiemment la stratégie la plus adéquate. C’est la leçon des zapatistes ! Le 1er janvier 1994, ils ont déployé une stratégie géniale, avec un minimum de morts, en partant d’acquis organisationnels construits de longue date et en prenant l’initiative du moment « M ».
Comme vous le dites vous-même, chaque situation historique et géographique est singulière !
« Nous ne pouvons partir dans des élucubrations futuristes sans fondement. Pas plus que nous ne pouvons éluder cette question de la constitution de milices d’autodéfense. »
Exactement ! Nous n’aurons pas toujours cette opportunité qui, dans l’Histoire, s’est fort peu présentée. Nous ne pouvons partir dans des élucubrations futuristes sans fondement. Pas plus que nous ne pouvons éluder cette question de la constitution de milices d’autodéfense. Lorsque Bookchin évoque l’indispensable éducation du citoyen pour le communalisme, elle intègre sans ambiguïté la nécessité d’apprendre à se défendre. C’est cette éducation qui va déboucher sur l’organisation d’une milice populaire « composée de patrouilles tournantes, à des fins de police, et des contingents militaires bien entraînés pour répondre aux menaces extérieures ». Je pense que les milices anarchistes en Espagne ont été pour Bookchin un référent essentiel : pour la première fois dans l’Histoire, le peuple a vaincu une armée. Principalement organisé dans la CNT, le peuple a étouffé le coup d’État fasciste du 18 juillet 1936 — et ce dans presque tout le pays, en 24 heures et pratiquement sans armes, grâce à sa capacité combative et ses liens tissés dans la lutte et l’organisation. Voilà qui résonne justement dans les propres réflexions d’Öcalan : « Les forces d’autodéfense fondamentales ont pour mission d’accélérer et de protéger la lutte de la société démocratique. » Disons, nous, « communaliste ».
Dans quelle mesure l’identité culturelle de Bookchin — étasunienne, donc fédérale — pèse-t-elle sur l’universalisation possible de sa proposition ? La France est historiquement modelée par le jacobinisme et le centralisme !
Votre question n’est pas simple. Je me répète : je ne suis pas un connaisseur de la constitution des États-Unis. Mais il faut relever que les premières influences politiques de Bookchin ne sont pas à chercher du côté de ce pays… Il est né à New York, mais d’une famille d’exilés juifs russes. Janet Bielh écrit à ce propos dans la biographie qu’elle lui a consacrée : « Avant que le jeune Murray sache qui étaient Washington et Lincoln, il était déjà familiarisé avec Lénine et aussi avec les leaders révolutionnaires allemands Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. » Je pense que son intérêt pour le fédéralisme et le confédéralisme date de sa cassure avec le Parti communiste américain et sa découverte de l’anarchisme, après la répression stalinienne de la Révolution espagnole à Barcelone, en mai 1937. Alors, il a tout particulièrement étudié Proudhon et Kropotkine. Tout en relevant leurs insuffisances pour notre époque actuelle, comme il l’a signifié : « Nos idées de confédération ne doivent pas rester coincées dans les écrits anarchistes du XIXe siècle. » Et même s’il a fait allusion aux assemblées populaires de Nouvelle-Angleterre, la Commune de Paris, avec sa proposition fédéraliste des « communes de communes », issue, justement, de l’influence de Proudhon, reste bien le référent de base du communalisme. Et cette révolution s’est tout de même soulevée contre le jacobinisme et le centralisme français que vous évoquez ! Ce jacobinisme et ce centralisme ont d’ailleurs servi de modèle aux marxistes-léninistes lors de la Révolution russe. Tout comme la pensée anticapitaliste se forge avec la naissance et le développement du capitalisme, donc des dégradations qui en résultent, la pensée confédéraliste peut se concevoir et se développer par opposition au centralisme d’État, donc de son autoritarisme, et ce quel que soit le pays auquel on se réfère.
Ceci posé, Bookchin a soulevé une question importante ayant trait aux pays, aux lieux : il importe d’entrer en résonance avec la tradition d’émancipation de chaque pays. Comme il le dit très bien dans la vidéo « Les formes de la liberté », il veut s’adresser aux gens avec des références qui leur parlent, qui font partie de leur histoire, mais en partant des problèmes de tous les jours. « Comment toucher les Américains dans des termes qu’ils comprennent ? C’est une grande question pour moi, car au début des années 1930 j’ai parlé aux Américains en allemand, en langage marxiste. Et personne n’écoutait, excepté ceux qui comprenaient l’allemand. Ensuite, comme l’allemand n’a pas marché, je leur ai parlé en russe, en langage bolchevik… » Puis il conclut : « Nous devons recréer aujourd’hui un Bewegung, un mouvement capable de parler aux Américains dans une langue qu’ils puissent comprendre, soit principalement l’anglais. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas apprendre des autres expériences qui ont lieu, où qu’elles soient. » Il a donc appelé à construire un programme radical en anglais. Et un programme qui leur parle au niveau de ce qui est le plus proche d’eux, dans leur vie : leurs quartiers, qui sont en train de se dissoudre. Leurs communautés, qui sont également en train de se dissoudre. Leur voisinage, que ce soit dans une cité ou un village, ou à la campagne. Peut-on tirer de tout ça un mouvement ? Il s’agit là, à mes yeux, de la base, du socle pour construire un mouvement communaliste vivant. Puis l’action nous poussera à comprendre et, dans le réseau, à apprendre des autres expériences.
Quantité de gens, en tout cas en France, se tournent vers l’État et ses « représentants » en cas de problèmes : sanitaires, éducatifs, économiques, culturels… Comment imaginer que ce réflexe étatiste puisse disparaître au profit d’une auto-organisation parallèle dans un pays où, bien qu’attaqué depuis des années, le secteur public-étatique reste présent dans tout un tas de domaines quotidiens sous le nom, souvent apprécié, d’État « providence » ou « social » ?
« Loin de questionner les catastrophes écologiques en cours comme plongeant leurs racines dans les injustices sociales, la collapsologie favorise un consensus infâme. »
Dans une société amputée de sa communauté, l’État a beau jeu de se présenter comme artisan d’une reproduction sociale indispensable. Elle n’est plus qu’une instance séparée, et sa fonction n’est assurée désormais que par l’argent. L’État moderne issu de la marchandise devient l’autre pôle inséparable du capital. Le fameux « bien public » — la santé, l’éducation, les voiries — n’appartient pas aux citoyens mais à l’État, une entreprise soumise aux lois du marché, comme l’affirmait déjà Simmel au XIXe siècle. En bradant ses biens, cette entreprise appelée « État » ne commet aucune trahison mais suit la logique du marché capitaliste. Il suit aussi la logique de la marchandise en donnant d’une main ce que son autre pôle vole de l’autre… Au nom de l’indispensable valorisation monétaire, les ressources naturelles sont dévastées, les plus pauvres exploités à mort, les industries de l’armement développées. C’est pourquoi, en perpétuant le mythe de l’État-providence/social, la responsabilité de la gauche est grande : elle devient ainsi, objectivement, le complice du capital. En ouvrant la boîte de Pandore de l’État-providence, le communalisme contribue à se défaire de ce réflexe étatiste : il peut renverser cette tendance par la construction du mouvement dont nous avons parlé, via le lien solidaire effectif et affectif de la communauté. Pour situer le bien public hors de portée de la valeur, le communalisme se propose de socialiser l’économie par une réappropriation municipale. Dès lors, le bien communal, le « bien public », serait public et entièrement géré par les usagers eux-mêmes.
Votre souci de bâtir un mouvement populaire ici et maintenant entre en tension avec un sentiment grandissant au sein d’une partie de la population sensible aux questions écologistes : la menace d’un effondrement civilisationnel plus ou moins imminent. Que répond l’écologie sociale aux énoncés de la collapsologie ?
La collapsologie est une surenchère catastrophiste recouverte d’un voile scientifique. Et elle a, effectivement, plus que jamais le vent en poupe ! Surtout depuis la pandémie mondiale. Il suffit d’observer le retour spectaculaire de certains titres dans le classement des meilleures ventes de livres sur ce baromètre émotif qu’est Amazon. L’Effondrement de Diamond et Comment tout peut s’effondrer de Servigne figurent dans le peloton de tête. L’écologie sociale peut accompagner ses mentors sur un constat : un état des lieux, la catastrophe en cours. Mais le voyage sera de courte durée. Très tôt, le bilan réalisé, l’enquête va nous montrer que nous ne sommes plus sur le même chemin. Très tôt, nous allons nous apercevoir que cette pseudoscience fait partie du problème. Loin de questionner les catastrophes écologiques en cours comme plongeant leurs racines dans les injustices sociales, donc dans les rapports de production capitalistes et de domination, elle favorise un consensus infâme. Sans doute à leur insu, les collapsologues sont les héritiers des courants conservateurs et réactionnaires, qui, dès la Révolution française, ont vu dans la révolution sociale, et plus tard dans l’évolution des mœurs, des manifestations du déclin ou de la décadence civilisationnelle.
Il y a des tenants de la collapsologie ouvertement libertaires…
Certes. Mais il n’empêche : la transversalité politique qui résulte de cette nébuleuse indéfinissable est troublante. Les auteurs nous demandent de lâcher ce qui, dans ce monde-ci, respire encore, ce qui y fait sens, sous prétexte de devoir en faire « le deuil ». L’effondrementalisme n’ouvre aucun devenir, si ce n’est celui du monitoring. L’État, à différencier des services publics et de la Sécurité sociale, en devient finalement la pièce maîtresse, par exercice, essentiellement, de ses fonctions régaliennes — la police, l’armée et la surveillance. Loin de s’effondrer, l’État reprend une vigueur que bien des nostalgiques de tout bord pensaient devoir mettre aux oubliettes. N’est-ce pas là un technofascisme vert qui s’installe insidieusement afin de prévenir tout mouvement de révolte ? C’est ce que l’actualité étale devant nous dans toute sa froideur.
La collapsologie constitue-t-elle à vos yeux une politique ?
« Annoncer le pire, mais pour le conjurer ! La catastrophe n’a de sens qu’à être conjurable. »
Oui, mais une politique du non-dit. Les actrices et les acteurs, mais aussi leurs interactions, disparaissent. Cette écologie hors-sol nous colle à la peau et empêche les personnes lucides, sur la situation et sur leurs conditions de vie, de s’y identifier. Nous sommes mis face à un vide, nous avons affaire à un récit sans peuples et sans devenirs particuliers. La collapsologie fabrique des êtres nus, privés de rêves mais peuplés de cauchemars, arrachés à ce qui les tient et à ce qui leur importe. D’un point de vue purement collapsologique, les solutions pour lutter contre l’effondrement n’existent pas : elle ne fait que participer à une forme de résignation collective, celle du veau partant pour l’abattoir. Il en va tout autrement de l’écologie sociale. Elle part elle aussi d’un catastrophisme, mais d’un catastrophisme éclairé.
Quelle est la différence fondamentale entre les deux ?
Annoncer le pire, mais pour le conjurer ! La catastrophe n’a de sens qu’à être conjurable, saisie dans un récit où l’on puisse lui trouver des prises palpables, dans le vécu. L’écologie sociale, en tant qu’écologie radicale et holistique, possède des outils d’analyse qui nous permettent de comprendre les enjeux de la destruction sociale et écologique en cours : notre première tâche vis-à-vis de la collapsollogie consiste donc à les utiliser pour déconstruire publiquement ce montage néfaste, en tant qu’il est un discours aplatissant, castrateur et paralysant.
En tout cas, tenants de l’écologie sociale et collapsos, tout le monde a été confiné !
Mais ne l’étions-nous pas déjà auparavant, dans le couloir qui nous menait à ce confinement-ci ? Nous étions dans le confinement mobile de l’agitation et du stress, celui qui nous faisait tourner en rond, nous agiter dans nos métropoles surpeuplées pour vendre notre force de travail. Et pour les chanceux qui vendaient cette dernière, il nous restait à dépenser l’argent que nous avions pu collecter en imitant le style de vie de ceux qui nous avaient exploités… Une autre agitation nous prenait, pour oublier tout ce temps passé à courber l’échine devant des machines ou derrière d’autres personnes. On tournait autour d’un monde de plus en plus indifférencié et pollué : le record des vols d’avion a été battu le 31 juillet 2019, avec 30 millions de personnes envoyées dans les airs en même temps ! Cette agitation arrêtée, le confinement devient le révélateur de la prison hors-sol dans laquelle nous sommes enfermés depuis des années. Les questions se posent : comment avons-nous pu en arriver là ? comment un simple virus peut-il tout bloquer ? comment en est-on arrivés à dépendre autant de ce qui est produit à l’autre bout du monde ? les principales activités économiques bloquées, pourquoi les autres formes de vie tendent-elles à se récupérer ? dans quel monde, dans quels tissus de mensonges vit-on ? quelle est cette démocratie qui, du jour au lendemain, emprisonne chez elles des millions de personnes, déjà en mesure de faire le deuil de leur liberté ? Pour beaucoup, pour les plus pauvres, c’est déjà faire le deuil de leur vie, en vivant leur propre effondrement. C’est à ces questions que bien des personnes se posent qu’il nous faut répondre intelligemment. Par du concret.
On voit partout des appels fleurir pour que demain soit « autrement ». On sait tous de quoi il en retourne : des vœux pieux. Qu’est-ce qu’un communaliste peut avancer ?
Eh bien, créer un site pour réfléchir ensemble à une stratégie globale à adapter aux différents niveaux locaux me semble revêtir un caractère d’urgence. Mon livre avance une série de propositions, dont celle d’une feuille de route, d’une charte à présenter aux différents mouvements de luttes et d’alternatives. Tendre vers une souveraineté alimentaire authentique est une des priorités : local, circuits courts, AMAP. Cette pratique autogestionnaire est un maillon fondamental pour sortir du capitalisme et atteindre l’autonomie. Ce lien fort et pragmatique entre le producteur paysan et le consommateur responsable et citoyen ouvre la voie à une « économie morale », comme marchepied, en vue de cette même sortie. Nous découvrons ainsi par la pratique les vertus et le plaisir de faire ensemble dans la difficulté, mais aussi dans la joie. Nous ouvrons les portes à cette dimension du « Buen vivir », comme un tout, cette dimension que vivent et nous transmettent les zapatistes. Il en ira de même pour tous les autres domaines de la vie, comme l’enseignement, l’alimentation, le logement, la culture, l’artisanat, l’industrie… Bref, à nous de créer cette dynamique d’auto-institution politique de ces communs, capable de mettre en œuvre, en premier lieu, la solidarité vitale entre nous, les humains, avant de l’étendre à l’ensemble des êtres vivants et au milieu naturel.
[site de l’Institut d’écologie sociale et de communalisme (IESC)]
Photographie de bannière : Rojava | https://makerojavagreenagain.org
Photographie de vignette : Rojava | DR
- Michel Onfray à propos de la naissance de sa revue Front populaire, sur Sud Radio le 17 mai 2020 : « Nous proposons de retrouver un sens aux régions, au communalisme, nous défendons ces idées-là. Le souverainisme est aussi ce qui nous réunit. […] Nous avons un projet girondin, qui consiste à dire : il y a du communalisme libertaire possible et pensable. On peut avoir des Maisons du peuple, qui sont des occasions de débattre et de délibérer. »[↩]
REBONDS
☰ Lire notre témoignage « La Commune des communes : le municipalisme à l’épreuve », mars 2020
☰ Lire notre article « Le moment communaliste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire notre article « Le municipalisme libertaire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre dossier sur le Rojava
☰ Lire notre série « Nouvelles zapatistes », Julia Arnaud et Espoir Chiapas