Forêts publiques, luttes collectives : rencontre avec le forestier Daniel Pons


Entretien inédit | Ballast

Depuis sa créa­tion au milieu des années 1960, l’Office natio­nal des forêts (ONF) fait l’objet d’injonctions contra­dic­toires : pro­duire plus de bois, mieux pré­ser­ver les forêts publiques. Et ce avec de moins en moins de per­son­nel. En vingt ans, le nombre de fores­tiers est pas­sé de 10 000 à 7 000. Sur la même période, une vague de sui­cides sans pré­cé­dent marque l’institution. Les syn­di­cats mul­ti­plient alors leurs actions, pre­nant au sérieux la san­té phy­sique et men­tale des tra­vailleurs et des tra­vailleuses des bois. Parmi les figures de ce syn­di­ca­lisme fores­tier se trouve Daniel Pons. Après une car­rière pas­sée à obser­ver, apprendre et se battre, il n’est pas rare, aujourd’hui, de le croi­ser à l’occasion d’une mobi­li­sa­tion contre l’industrialisation des forêts. Cet entre­tien, réa­li­sé par Antoine-Aurèle Cohen-Perrot, s’inscrit dans une série d’enquêtes sur les luttes fores­tières lan­cées par l’Appel pour des forêts vivantes, dont la deuxième assem­blée se tien­dra sur le Plateau de Millevaches les 29 et 30 juin prochain. 


Vous avez fait une longue car­rière à l’Office natio­nal des forêts (ONF), avez été inves­ti dans les luttes syn­di­cales, puis dans les luttes locales exté­rieures à votre institution…

J’ai com­men­cé à l’Office à l’âge de 20 ans et j’y suis res­té pen­dant 43 ans en exer­çant le métier de garde fores­tier dans la fonc­tion publique d’État. J’ai été prin­ci­pa­le­ment à Rambouillet (1980–1988) et dans le Comminges (1989–2020) sur le Piémont des Pyrénées cen­trales. Ce par­cours a évo­lué par périodes clés qui cor­res­pondent à des moments de for­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle ou per­son­nelle, des moments d’apprentissages du métier et de sujets fores­tiers ou syn­di­caux. Ce sont ces périodes qui m’ont per­mis de pro­gres­ser, de gar­der un inté­rêt pour la pra­tique et de res­ter curieux. À Rambouillet, j’ai été par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible à l’histoire fores­tière du mas­sif grâce aux cartes des archives du Service fores­tier et à la lec­ture de nom­breux ouvrages1. C’est là que j’ai décou­vert la pro­fon­deur du champ social et poli­tique fores­tier. Cette période est aus­si l’apprentissage de la syl­vi­cul­ture en futaie régu­lière et de l’observation du jeu de la lumière au sein de la cano­pée et du sous-bois lors des mar­te­lages, c’est-à-dire le mar­quage, des coupes de bois.

Et dans le Comminges ?

En 1988, je quitte Rambouillet et une orga­ni­sa­tion du tra­vail stricte et hié­rar­chi­sée pour le Comminges, où je trouve un uni­vers social et pro­fes­sion­nel bien plus déten­du. J’hérite d’un triage libre2, qui me laisse de plus grandes marges de manœuvre. C’est là que je com­mence à rédi­ger les docu­ments d’aménagement des forêts com­mu­nales du triage, tâche que je réa­li­se­rai tout au long de ma car­rière, avant d’en être inter­dit en 2018. C’est une période d’apprentissage : ana­lyses, syn­thèses, écri­ture, recherches, socio­lo­gie, his­toire fores­tière… En paral­lèle et tou­jours dans le cadre du tra­vail, j’entreprends pen­dant trois ans une for­ma­tion natio­nale sur la bota­nique fores­tière, le tapis her­ba­cé et le carac­tère indi­ca­teur des plantes fores­tières en même temps que les sciences du milieu — bio­cli­ma­to­lo­gie, géo­lo­gie, géo­mor­pho­lo­gie, pédo­lo­gie, phy­to­so­cio­lo­gie — qui vont me suivre au long de mon tra­vail de fores­tier. Ces divers inves­tis­se­ments me per­mettent de prendre la main sur le tra­vail. À l’Office, c’est une période mar­quée par le début des sui­cides sur les lieux de tra­vail. Syndiqué au Snupfen3, majo­ri­taire au sein de l’Office et affi­lié à l’Union Syndicale Solidaires, je rejoins le Comité d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail (CSHCT4) régio­nal où je retrouve des cama­rades du Snupfen et de la CGT. Ergonomie à l’appui, nous y abor­dons le sujet de l’organisation et de la san­té men­tale. C’est à ce moment que j’entends par­ler du psy­cha­na­lyste et psy­chiatre Christophe Dejours et de ses recherches au Centre National des Arts et Métiers (CNAM) en « psy­cho­dy­na­mique du tra­vail et de l’action », qui étu­dient les liens entre tra­vail et san­té men­tale5. Je com­mence alors un long par­cours d’apprentissage autour des rap­ports entre san­té et travail.

« Un conflit éthique émerge entre la culture du ser­vice ren­du et celle de la vente de services. »

En 2007, je rédige un plan d’aménagement en futaie irré­gu­lière pour la com­mune de Touille (Haute-Garonne), qui ne veut plus de la futaie régu­lière et des coupes défi­ni­tives qui enlèvent tous les arbres à la fin du pro­ces­sus de régé­né­ra­tion, ce qui dénude bru­ta­le­ment la forêt. C’est la pre­mière fois que j’aborde ce type de syl­vi­cul­ture, qui pri­vi­lé­gie notam­ment le cou­vert conti­nu et la diver­si­té des essences, le sous-étage et le dosage de la lumière — ce qui m’amènera à m’intéresser au débar­dage par trac­tion ani­male, res­pec­tueux du sous-bois et du sol. Au même moment, je découvre le sujet du pay­sage, j’apprends l’histoire des jar­dins et des « civi­li­sa­tions pay­sa­gères6 ». L’étude des rela­tions de domi­na­tion que les humains, en cer­tains lieux et à cer­taines époques, peuvent entre­te­nir avec leur envi­ron­ne­ment, m’ont aidé par exemple à com­prendre la manière dont est cultu­rel­le­ment légi­ti­mée la futaie régu­lière, et la dif­fi­cul­té des ins­ti­tu­tions à pra­ti­quer une syl­vi­cul­ture « proche de la nature7 ».

En 1999, dix ans après votre arri­vée dans le Comminges, les tem­pêtes Lothar et Martin mettent à terre 120 mil­lions de m3 de bois en tra­ver­sant la France d’ouest en est. Cette date marque une accé­lé­ra­tion dans la réforme des poli­tiques fores­tières publiques. En quoi ?

Cette libé­ra­li­sa­tion a débu­té en 1985 avec les pre­mières réduc­tions de postes, la sup­pres­sion d’un éche­lon hié­rar­chique et la créa­tion de triages spé­ci­fiques, dit libres, dans cer­taines régions, qui visait à davan­tage res­pon­sa­bi­li­ser les gardes fores­tiers ! En 1995, dans une logique de divi­sion du tra­vail, l’Office spé­cia­lise les ser­vices de coupes et de tra­vaux fores­tiers met­tant ain­si fin à la diver­si­té des métiers d’encadrement. Seul·e le ou la garde forestier·e sur le ter­rain reste garant d’une plu­ra­li­té d’activités et de connais­sances. Après les tem­pêtes que vous men­tion­nez, l’État impose, dans un moment de grande détresse morale chez les fores­tiers, un tour­nant ges­tion­naire que le juriste Alain Supiot désigne comme une « gou­ver­nance par les nombres8 ». La libé­ra­li­sa­tion s’accentue encore plus et évo­lue vers une poli­tique contrac­tuelle avec le Contrat d’objectif et de per­for­mance (COP) signé avec l’État et les com­munes fores­tières qui sera renou­ve­lé tous les cinq ans. Avec le pre­mier, en 2001, appe­lé le Plan pour l’Office (PPO), l’institution passe de 23 à 13 régions fores­tières admi­nis­tra­tives, ce qui engage à fusion­ner des ser­vices et à réduire le nombre de postes. Cette orga­ni­sa­tion est sou­te­nue par un mana­ge­ment fon­dé sur des outils comme l’entretien annuel indi­vi­duel, la démarche qua­li­té et la nor­ma­li­sa­tion des tâches , la comp­ta­bi­li­té ana­ly­tique, et la diver­si­fi­ca­tion des modes de vente des bois… La stra­té­gie se libé­ra­lise avec la mise en place de contrats quin­quen­naux entre l’État, l’Office et les com­munes. Ce modèle contrac­tuel, contraire à l’esprit de la fonc­tion publique, érode pro­gres­si­ve­ment les qua­li­tés et la culture de ser­vice de la fonc­tion publique.

[Loez]

Pourquoi ?

Avec le PPO le voca­bu­laire évo­lue : le « Service dépar­te­men­tal » dis­pa­raît au pro­fit de « l’Agence dépar­te­men­tale » ou de « l’Agence tra­vaux » ; la rédac­tion d’un dos­sier devient une pres­ta­tion intel­lec­tuelle qui se vend ; émerge une inci­ta­tion à pro­po­ser plus régu­liè­re­ment aux com­munes des devis de tra­vaux pour leur forêts… Un conflit éthique émerge alors entre la culture du ser­vice ren­du et celle de la vente de ser­vices. L’ensemble de cette évo­lu­tion rapide engendre un mal être au tra­vail pour le per­son­nel, qui va s’amplifier d’années en années avec l’apparition de sui­cides sur les lieux de travail.

Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes syn­di­qué au Snupfen, le syn­di­cat majo­ri­taire de l’ONF ?

Historiquement, il y a tou­jours eu à l’Office une pré­sence syn­di­cale. Depuis la créa­tion du Snupfen en 1965, le Syndicat s’est tou­jours inté­res­sé à l’environnement social des forestier·es — d’autant plus avec le chan­ge­ment d’institution de l’Administration (des Eaux et Forêts) à l’Établissement public indus­triel et com­mer­cial (EPIC) l’année de sa créa­tion. Tandis que les Eaux et Forêts avaient œuvré à la recons­ti­tu­tion et la conser­va­tion des forêts, le chan­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel a diri­gé l’Office vers des objec­tifs de pro­duc­tion dès 1970. L’engagement poli­tique du Snupfen a consis­té alors à faire connaître cette nou­velle orien­ta­tion9, et à com­prendre com­ment lut­ter face à ce nou­veau para­digme. Ça s’est tra­duit par de nom­breuses mani­fes­ta­tions10 et inter­ven­tions auprès des poli­tiques, des publi­ca­tions sur la ges­tion fores­tière11, jusqu’aux quatre grandes marches de 2018 à tra­vers la France et la rédac­tion du Manifeste de Tronçais. Pour ma part, je me suis syn­di­qué au Snupfen à mon arri­vée dans le Comminges, où j’ai com­men­cé à m’intéresser pro­gres­si­ve­ment au sujet de la san­té men­tale au tra­vail, ain­si qu’à l’organisation et au sujet même du tra­vail. Le syn­di­cat tra­vaillait sur dif­fé­rentes pro­blé­ma­tiques de san­té au tra­vail — troubles mus­cu­lo-sque­let­tiques, mala­die de Lyme — autour des­quelles plu­sieurs articles sont parus dans le jour­nal interne Unités fores­tières. Ça a per­mis la tenue d’un CHSCT cen­tral « mala­die de Lyme12 » en 2014, puis la consti­tu­tion d’une liste de méde­cins réfé­rents pour chaque région forestière.

Quelles ont été les prin­ci­pales réus­sites autour de la san­té men­tale sur les lieux de travail ?

« Pourquoi le corps social de l’ONF se délite-t-il ? Comment se mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment pour faire face à l’évolution libé­rale d’une telle ins­ti­tu­tion publique ? »

En 2009, lorsque je suis ren­tré au CHSCT régio­nal Sud-Ouest en tant qu’adhérent du Snupfen, des cama­rades avaient déjà mené des enquêtes de ter­rain, man­da­tés par le Comité, sur les sui­cides qui avaient eu lieu dans les Landes à ce moment-là. Au regard du poids psy­chique de ce type d’enquête, nous obte­nons que les sui­vantes sur ces patho­lo­gies soient faites par des ergo­nomes. Ces der­niers ont eu pour mis­sion d’enquêter et de ren­con­trer les col­lègues proches des vic­times, et d’analyser l’organisation ayant conduit au drame afin de pro­po­ser des plans d’action à la direc­tion. En 2014, avec d’autres cama­rades du CHSCT, l’initiative est prise de ren­con­trer le fon­da­teur de la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail Christophe Dejours pour lui pré­sen­ter la situa­tion dans la région Sud-Ouest. Il est inté­res­sé pour tra­vailler avec l’ONF, ins­ti­tu­tion publique recon­nue. Suite à une réunion de tra­vail à Paris avec Pascal Viné, alors direc­teur géné­ral de l’Office, l’aval est don­né à son labo de recherche en psy­cho­dy­na­mique du tra­vail pour une inter­ven­tion dans le Sud-Ouest.

En quoi ça a-t-il consisté ?

Je me rap­pelle cette phrase de Christophe Dejours, qui nous a inspiré·es pour orga­ni­ser la suite de la mobi­li­sa­tion syn­di­cale : « Je ne suis pas un expert, les experts sont les tra­vailleurs et les tra­vailleuses. » Le pro­to­cole de l’intervention a donc consis­té à ren­con­trer l’ensemble du per­son­nel de la struc­ture, puis à réunir pen­dant trois demi-jour­nées les tra­vailleurs et les tra­vailleuses volon­taires en petits groupes, afin qu’ils et elles puissent col­lec­ti­ve­ment par­ler de la réa­li­té de leur tra­vail. La com­po­si­tion de chaque groupe devait inclure des métiers dif­fé­rents (ges­tion­naires, technicien·nes, admi­nis­tra­tion, etc.), avec une dif­fé­rence de deux niveaux de hié­rar­chie entre per­sonnes d’un même ser­vice. Des comptes ren­dus de ces dis­cus­sions ont été rédi­gés par deux cli­ni­ciens du labo, puis ana­ly­sés, éla­bo­rés et regrou­pés en une syn­thèse, sou­mise à vali­da­tion col­lec­tive. Ce rap­port final a été envoyé à la direc­tion, afin qu’elle puisse en res­ti­tuer le conte­nu au CHSCT, cadres, personnel·les, etc., qui ont alors deman­dé à pou­voir conti­nuer cette expé­rience col­lé­giale de dis­cus­sion volon­taire sur le tra­vail, à quoi la direc­tion n’a pas don­né suite.

[Loez]

Ces enquêtes font pen­ser aux « enquêtes mili­tantes » ima­gi­nées par Engels, en ce qu’elles per­met­traient d’expliciter « com­ment la des­crip­tion d’une situa­tion peut […] par­ti­ci­per à la pro­duc­tion d’une sub­jec­ti­vi­té capable de la trans­for­mer13 ». Faites-vous le paral­lèle avec ces enquêtes menées à la fin du XIXe siècle ?

Je ne connais pas ces enquêtes, mais je n’ai pas le sen­ti­ment que celles-ci s’inscrivent tout à fait dans leur lignée. Pour autant, les inter­ven­tions qu’elles ont per­mises sont peut-être com­pa­rables, dans la mesure où elles ont per­mis de décou­vrir et com­prendre les dyna­miques de trans­for­ma­tions qui étaient à l’œuvre dans l’organisation en place, la manière dont elles éro­daient quo­ti­dien­ne­ment les savoir-faire ins­ti­tués par les règles de métier ain­si que le dan­ger moral et psy­chique qu’elles repré­sen­taient pour les tra­vailleurs et les tra­vailleuses. Dans tous les cas, cette inter­ven­tion a visi­bi­li­sé des espaces d’émancipations, c’est-à-dire qui relève d’obligations morales, qui se déploie et résiste en pro­dui­sant de nou­velles règles de tra­vail, dans une pers­pec­tive de conti­nui­té du métier. Autrement dit, il s’est agi de mettre à jour des réa­li­tés effec­ti­ve­ment vécues, tra­ver­sées, endu­rées au sein d’une orga­ni­sa­tion pro­blé­ma­tique, et d’en tirer les outils néces­saires à leur transformation.

En s’appuyant sur le champ de la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail, le Snupfen a per­mis de mobi­li­ser à l’intérieur de l’ONF, mais aus­si à l’extérieur, d’une façon inattendue… 

La psy­cho­dy­na­mique du tra­vail est un champ de recherche qui étu­die le rap­port entre tra­vail et san­té men­tale. Pour Christophe Dejours, une de ses par­ti­cu­la­ri­tés est de visi­bi­li­ser les méca­nismes de défense qui sont à l’œuvre lorsque les tra­vailleurs et les tra­vailleuses se pro­tègent de trau­ma­tismes liés à la souf­france au tra­vail. Elle pose donc des ques­tions de qua­li­té de tra­vail, qui sont des ques­tions poli­tiques : quelles sont les causes d’une mau­vaise san­té men­tale des tra­vailleurs et des tra­vailleuses ? Pourquoi le corps social de l’ONF se délite-t-il ? Comment se mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment pour faire face à l’évolution libé­rale d’une ins­ti­tu­tion publique telle que l’Office ? Suite à l’investigation de la région Sud-Ouest, le Snupfen s’est inves­ti dans l’organisation d’une for­ma­tion en psy­cho­dy­na­mique du tra­vail pour les militant·es volon­taires. Il a éga­le­ment été invi­té par le labo du Cnam à inter­ve­nir au col­loque inter­na­tio­nal de la dis­ci­pline, en octobre 2017, à la Maison de la chi­mie à Paris. Il y a témoi­gné de sa résis­tance face aux chan­ge­ments d’organisation du tra­vail à l’ONF, et des patho­lo­gies en résul­tant14.

« D’étape en étape, nous par­ve­nons bel et bien à entrer en résis­tance ! »

Suite à ce témoi­gnage, la com­pa­gnie de théâtre La Mouline a créé le spec­tacle L’entrée en Résistance, joué dans plu­sieurs villes fran­çaises, dont Paris. C’est le fruit d’un tra­vail d’enquêtes et de col­lectes du labo du CNAM auprès des forestiers·es mais éga­le­ment de salarié·es de divers milieux pro­fes­sion­nels. Le spec­tacle met en scène un garde fores­tier — mais ça pour­rait aus­si bien être un·e infirmier·e, un·e postier·e, un·e magistrat·e — confron­té à un chan­ge­ment d’organisation, qui se demande com­ment résis­ter à sa nou­velle situa­tion. À tra­vers dif­fé­rents méca­nismes de mobi­li­sa­tion psy­chique ou de renon­ce­ment, il en inter­roge les réper­cus­sions sur sa san­té men­tale. La fin du spec­tacle est consa­crée à une dis­cus­sion avec le public, qui ne pro­vient pas que du monde fores­tier. Ce genre de for­mat, hybride, devient donc le sup­port concret d’une mobi­li­sa­tion peu connue et peu spec­ta­cu­laire, qui par­tage les pro­blèmes d’autres ins­ti­tu­tions publiques, et peut donc rayon­ner au-delà de son propre cercle — dans les théâtres, lors d’événements cultu­rels, dans les milieux syn­di­caux, etc.

L’entrée en résis­tance véhi­cule en effet une force mobi­li­sa­trice, non seule­ment autour de la défense des éco­sys­tèmes fores­tiers, mais aus­si du corps social qui prend en charge celle-ci.

Oui, ce spec­tacle hybride pos­sède en ce sens une puis­sance poli­tique : il montre com­ment, par la mobi­li­sa­tion syn­di­cale, nous sommes petit à petit « entrés dans le champ de l’Administration », qui avait la main sur la ques­tion de la san­té men­tale au tra­vail. La mobi­li­sa­tion interne de l’Office en est non seule­ment venue à trai­ter de l’enjeu de l’organisation et des alté­ra­tions psy­chiques, mais aus­si à dif­fu­ser les affects res­sen­tis et les manières de résis­ter. Ce pro­ces­sus d’appropriation, par une chaîne de travailleur·es, des sujets autour des­quels lut­ter est aus­si une réus­site. D’étape en étape, nous par­ve­nons bel et bien à « entrer en résis­tance » ! Je trouve à ce pro­pos la défi­ni­tion pro­po­sée par Léna Balaud et Antoine Chopot très éclai­rante : « Résister, c’est défendre l’espace de sens et les rela­tions entre les êtres et leur milieu. C’est la pos­si­bi­li­té, par­fois fugace, pour un vivant ou un groupe de vivants, d’exercer une capa­ci­té à se recréer acti­ve­ment un milieu asso­cié, un milieu plus riche en poten­tiels d’action et en amorce de rela­tions, à par­tir de l’environnement de tra­vail qui lui est impo­sé15. »

[Loez]

Cette entrée en résis­tance, pour­tant sou­mise à dif­fé­rents types de pres­sion mana­gé­riale et/ou ins­ti­tu­tion­nelle — devoir de réserve, licen­cie­ment, enquête dis­ci­pli­naire — est per­mise par ce que Chrostophe Dejours appelle des « enclaves de résis­tance », au sein des­quelles le tra­vail fores­tier se réor­ga­nise à bas bruit, à par­tir d’une intense acti­vi­té de déli­bé­ra­tion qu’il qua­li­fie de « démo­cra­tie de l’ombre ». Que pen­sez-vous de ce diagnostic ?

Ce sont des mots forts qui frappent nos ima­gi­naires et per­mettent de faire appa­raitre ces niches où l’on pense et agit dif­fé­rem­ment, en réponses aux trans­for­ma­tions libé­rales de l’établissement. Il m’est arri­vé d’initier ce type de situa­tions (sans par­ti­cu­liè­re­ment les nom­mer) qui sont adve­nues pour main­te­nir une qua­li­té du tra­vail dans un contexte où les règles de l’Art, ins­ti­tuées de longue date par les forestier·es ces­saient d’être satis­fai­santes au niveau de l’éthique et de la pro­tec­tion de la forêt. En ce sens le triage était deve­nu une enclave — si on veut reprendre ce mot — d’expérimentations connues par ses acti­vi­tés fores­tières sen­si­tives. Une en par­ti­cu­lier a per­mis de répondre à l’usure men­tale cau­sée par la ges­tion des trac­teurs fores­tiers dont la puis­sance motrice leur per­met de cir­cu­ler en forêt et de faire des dégâts au sol et au sous-bois par­fois irré­pa­rables. Aujourd’hui la ges­tion clas­sique de ces engins est de créer en forêt un maillage de che­mins paral­lèles tous les 20 mètres pour faci­li­ter leur cir­cu­la­tion16

L’entrée en résis­tance qui a néces­si­té un appren­tis­sage dans l’ombre a per­mis l’introduction de che­vaux fores­tiers dans le sous-bois sans créer de maillage, tout en les asso­ciant à des engins fores­tiers pour débar­der le bois. Si l’on peut tou­jours trou­ver des réponses à ces injonc­tions, il faut cepen­dant gar­der à l’esprit que tout le monde ne peut pas se mobi­li­ser au sein d’une orga­ni­sa­tion abî­mée qui donne l’impression d’être accu­lée à une détresse men­tale et une impasse tech­nique. Certain·es ne le veulent pas non plus, car il semble plus facile d’obéir sur le moment. Fleurissent alors le déni, le rejet ou la fuite comme simples stra­té­gies de défense… À cette aune il fau­drait aus­si inter­ro­ger la dé-syn­di­ca­li­sa­tion, la culture de l’essence poli­tique de cha­cun et cha­cune. Or une des plus belles pos­si­bi­li­tés que ces enclaves per­mettent est pré­ci­sé­ment celle de s’autoriser à « sor­tir à l’extérieur », ren­con­trer « l’autre », ce qui est impor­tant au vu des luttes en cours. Les moments pas­sés à créer de nou­veaux liens sont autant de pierres posées pour la sau­ve­garde de la forêt. Les enclaves de résis­tance sont pré­cieuses et promptes à l’émancipation et à la vie. Elles recèlent des sup­ports pour la san­té men­tale, des affects et des réflexions néces­saires pour aller de l’avant en adap­tant ses pra­tiques fores­tières ou sa lec­ture de la forêt, et pour remettre en ques­tions les savoirs acquis. Cette vie, cette éman­ci­pa­tion, sont des moments par­ti­cu­liers par la den­si­té des ques­tions qu’elles posent, par l’inconnu quant à la réus­site de l’expérimentation et par les ouver­tures qu’elles nécessitent.

Définir le point de jonc­tion entre la san­té au tra­vail et la san­té des éco­sys­tèmes fores­tiers comme le cata­ly­seur de l’émancipation col­lec­tive ren­voie une image forte, que vous défen­dez depuis long­temps à l’ONF. Est-ce que ces deux ver­sants — la san­té humaine et non-humaine — se sont enche­vê­trés au cours de votre carrière ?

« Il y a un fort degré d’émancipation à opter pour une syl­vi­cul­ture proche de la nature, qui est une sorte de pro­messe que l’on fait à la forêt d’y por­ter toute son attention. »

Je n’avais jamais posé les choses de cette manière, mais il est vrai que ces deux ver­sants sont mêlés. Il me semble que ce sont les oppor­tu­ni­tés et cir­cons­tances de mon par­cours qui ont été les fac­teurs de cet entre­lacs. J’ai com­men­cé à m’intéresser à la futaie irré­gu­lière17 de plaine à par­tir de 1993. Ce modèle de syl­vi­cul­ture, embryon­naire en France à cette époque18, favo­rise le cou­vert conti­nu, ain­si qu’une dif­fé­rence d’essence, d’âge et de dia­mètre au sein du même peu­ple­ment. J’ai donc œuvré en accu­mu­lant la docu­men­ta­tion écrite que je trou­vais, tout en conti­nuant, ce fai­sant, à pra­ti­quer la futaie régu­lière comme il était d’usage à l’Office. En 2007, aidé d’un col­lègue, nous avons renou­ve­lé le plan d’aménagement19 de la forêt com­mu­nale de Touille dont j’avais la ges­tion en irré­gu­lier. Ce refus de pour­suivre en futaie régu­lière fai­sait écho à une coupe rase inter­ve­nue en 1993 concluant un pro­ces­sus de coupe de régé­né­ra­tion natu­relle, suite à laquelle l’ensemble du conseil muni­ci­pal du moment m’a annon­cé : « Ici, dans le pays on garde tou­jours des arbres lors des coupes de bois ! » Nous nous sommes alors orien­té vers la futaie irré­gu­lière de plaine, hors du milieu mon­ta­gnard, donc, auquel la ges­tion fores­tière publique la réserve habi­tuel­le­ment pour des ques­tions de pro­tec­tion des risques natu­rels (ava­lanche, abat d’eau, etc.) et de nature des essences. Après un temps d’expérimentation, nous avons repro­duit ce modèle dans d’autres forêts du triage, et avons pro­po­sé des jour­nées de for­ma­tions à la syl­vi­cul­ture irré­gu­lière à d’autres forestier·es des Pyrénées qui ont duré quelques années. J’ai trou­vé à cette ges­tion un côté tout à fait cap­ti­vant dans le sens où, contrai­re­ment à la futaie régu­lière qui ne voit qu’une masse d’arbres à gérer, cette méthode ras­semble toutes les atten­tions que l’on peut por­ter à une forêt en un seul endroit. Elle nous demande d’observer les arbres un par un : quel rôle joue celui-ci au niveau de la régé­né­ra­tion, de l’accompagnement, de la bio­di­ver­si­té, du patri­moine ? Est-ce que je le garde ? Quels défauts ou qua­li­tés pré­sente-t-il ? Possède-t-il un trou de pic ou autres den­dro-micro-habi­tats20, néces­saires à la diver­si­té fores­tière ? Il faut donc beau­coup de patience et d’observation pour connaître sa forêt.

Et quels apports pour la san­té men­tale du forestier ?

Il y a à mon sens un fort degré d’émancipation à opter pour une syl­vi­cul­ture proche de la nature, qui est une sorte de pro­messe que l’on fait à la forêt d’y por­ter toute son atten­tion ; mais aus­si à soi-même, en ce que l’on se sépare pro­gres­si­ve­ment d’une orga­ni­sa­tion abî­mée par sa dérive libé­rale et dont la logique ges­tion­naire finit par deve­nir des­truc­trice à plu­sieurs niveaux. C’est une manière de faire séces­sion et de retrou­ver des atta­che­ments à son lieu de tra­vail et à hono­rer la vie qui s’y tient. C’est lut­ter par la pra­tique et l’engagement à la diver­si­té des forêts comme de l’esprit. C’est aus­si et sur­tout inven­ter de nou­velles coopé­ra­tions avec les élu·es, les bûcheron·nes, les meneur·ses de che­vaux, les débardeur·ses, les usager·es, si pré­cieuses pour la san­té men­tale. Finalement, mêler les luttes pour la san­té du per­son­nel et celle des éco­sys­tèmes per­met de retrou­ver un sens à son tra­vail quo­ti­dien. Plus lar­ge­ment, c’est une piste impor­tante à suivre pour les luttes sociales et éco­lo­giques, qui n’ont qu’à gagner de leur alliance. C’est d’ailleurs une posi­tion stra­té­gique et poli­tique que tiennent plu­sieurs mou­ve­ments actuels de résistance.

[Loez]

Vous men­tion­nez plus haut avoir été inter­dit, en 2018, de rédi­ger des plans d’aménagement. Pratiquer la ges­tion en futaie jar­di­née a fini par déplaire à l’ONF, qui est en effet allé jusqu’à vous inter­dire de conti­nuer. Pourquoi ?

J’ai com­men­cé à rédi­ger des amé­na­ge­ments fores­tiers un an après mon arri­vée dans le Comminges. Ces rédac­tions concer­naient les forêts de chênes du triage, soit des mas­sifs de 15 à 300 hec­tares issus de taillis sous futaie21 abî­més par les droits d’usage pas­sés, et dont les éco­sys­tèmes étaient en voie de recons­truc­tion depuis une cen­taine d’années. J’ai pris conscience de cette part his­to­rique et socio­lo­gique petit à petit, ce que j’ai essayé de tra­duire dans la rédac­tion des amé­na­ge­ments, en les uti­li­sant comme sup­port péda­go­gique auprès des com­munes du triage. Cet inves­tis­se­ment social a aug­men­té avec l’orientation vers la futaie irré­gu­lière, la vente des bois bord de route22 et le débar­dage par trac­tion ani­male ; à quoi s’est aus­si ajou­tée la reprise d’affouage23 dans cer­tains cas.

Ces orien­ta­tions ont don­né place à un che­mi­ne­ment fores­tier ori­gi­nal qui s’éloignait de la pra­tique usuelle. L’idée d’une futaie irré­gu­lière dans des chê­naies de plaine, loin du contrôle de la futaie régu­lière, inter­ro­geait et fai­sait réagir. J’ai tout de même pu rédi­ger cinq amé­na­ge­ments en irré­gu­lier, concer­nant envi­ron 500 hec­tares. Le bou­quet a été atteint lorsque la com­mune de Montsaunès a déli­bé­ré pour l’approbation de l’aménagement de sa forêt en faveur d’une syl­vi­cul­ture proche de la nature, ce qui, impli­ci­te­ment, sup­po­sait qu’il exis­tait une syl­vi­cul­ture « loin » de celle-ci. L’institution m’a alors repro­ché de ne pas l’en avoir aver­tie, ce pour quoi j’ai fait l’objet d’un pro­cès-ver­bal et d’une enquête dis­ci­pli­naire. J’ai été sanc­tion­né d’un blâme avec l’interdiction de conti­nuer la rédac­tion d’aménagements. Il faut aus­si men­tion­ner l’aide des cama­rades du Snupfen dans ce moment dif­fi­cile, qui m’ont notam­ment sou­te­nu avec la paru­tion d’un numé­ro spé­cial du jour­nal syn­di­cal pyré­néen La Po de l’Ours.

Dans l’idée de pra­ti­quer cette syl­vi­cul­ture, vous vous êtes éga­le­ment plon­gé dans une tech­nique alter­na­tive de débar­dage qu’on a déjà men­tion­née : la trac­tion animale.

« Je par­tage un sen­ti­ment de regret quand je vois com­ment le ser­vice public, à l’image d’autres sec­teurs, dérive vers une perte d’imaginaire. »

La pra­tique de la futaie irré­gu­lière m’a en effet per­mis de me tour­ner vers cette méthode de débar­dage qui pro­tège le sol et le sous-bois fores­tiers. Ça prend certes plus de temps, mais c’est infi­ni­ment moins nocif pour la vie de l’écosystème et sa régé­né­ra­tion. Lors de mes pre­mières recherches, je suis tom­bé rapi­de­ment sur Anne Berthet, qui tra­vaillait au Réseau pour les alter­na­tives fores­tières (RAF), et Gaëtan du Bus de Warnaffe, son fon­da­teur. Ces per­sonnes m’ont indi­qué des chan­tiers en cours dans les Pyrénées, où je me suis ren­du, et don­né quelques contacts de meneur·ses de che­vaux exer­çant dans la région. En inter­ve­nant au sein de leurs conseils muni­ci­paux, j’ai petit à petit réus­si à convaincre les com­munes de Mazères-sur-Salat, Valentine, Cassagne et Montsaunès de faire le pas de tra­vailler d’associer des che­vaux et des trac­teurs fores­tiers pour débar­der. Deux posi­tions ont émer­gé : un accord sur le mini­ma d’une « opé­ra­tion blanche » lors du chan­tier, c’est-à-dire que celui-ci ne coûte pas à la com­mune ; une recon­si­dé­ra­tion de la fonc­tion de la forêt com­mu­nale, qui serait alors davan­tage vouée à la pro­tec­tion du milieu qu’à des objec­tifs stricts de pro­duc­tion. En cinq ans, sept chan­tiers et 28 hec­tares, nous avons débar­dé près de 1 600 mètres-cubes de bois avec une moyenne de 20 à 25 % de bois d’œuvre, valo­ri­sés en petits lots bord de route et mis en vente par l’Office. Ça a été une agréable réus­site de fin de carrière.

Quels sen­ti­ments éprou­vez-vous lorsque vous vous remé­mo­rez ces dif­fé­rentes périodes de tra­vail en forêt, d’intérêt et d’engagement poli­tique en faveur de ce milieu ?

Un sen­ti­ment de gra­ti­tude, si l’on peut dire, envers ce cadre de tra­vail, ce qui peut sem­bler para­doxal au vu du che­mi­ne­ment sui­vi ! Réaliser ce par­cours de fores­tier au sein de la fonc­tion publique m’a en effet garan­ti une cer­taine liber­té d’action et une pro­tec­tion pro­fes­sion­nelle24, qui m’ont per­mis les expé­ri­men­ta­tions et l’investissement péda­go­gique que j’ai évo­qués, ain­si qu’une auto­no­mie de pen­sée au béné­fice de la forêt et du corps social. Cela sans déro­ger aux règles de prin­cipes de neu­tra­li­té, d’égalité, de dis­po­ni­bi­li­té, d’écoute, de ser­vice et de dés­in­té­rêt qu’une telle fonc­tion impose. C’est impor­tant de rap­pe­ler qu’en tant que fonc­tion­naire, en conscience, il est pos­sible de dire non. Néanmoins je par­tage aus­si un sen­ti­ment de regret quand je vois com­ment le ser­vice public, à l’image d’autres sec­teurs, dérive vers une perte d’imaginaire. Ce par­cours a aus­si été sujet à des moments de soli­tude, de dif­fi­cul­tés, de conflits hié­rar­chiques et de perte de sens, qui laissent une cer­taine amer­tume au vu de l’énergie dépen­sée et des ani­mo­si­tés ressenties…

[Loez]

Que sou­hai­te­riez-vous trans­mettre à celles et ceux qui ont pu se retrou­ver dans les moments de ten­sion et d’émancipation que vous avez traver­sés ?

J’ai eu la sen­sa­tion de tirer pro­gres­si­ve­ment un fil d’Ariane, celui d’une com­po­si­tion fores­tière mar­quée par des enga­ge­ments suc­ces­sifs. La ren­contre avec le Snupfen, et avec l’altérité en géné­ral, a en ce sens été pré­cieuse. Aujourd’hui, s’engager syn­di­ca­le­ment ou dans une asso­cia­tion natu­ra­liste par exemple, c’est croire en quelque chose ; ce qui devient de plus en plus indis­pen­sable à mon sens. Au fond des bois une éman­ci­pa­tion s’organise dans l’ombre. Elle trouve des relais externes essen­tiels dans les dif­fé­rents col­lec­tifs et réseaux de lutte que tissent entre elles des asso­cia­tions comme le RAF, Canopée-Forêt vivante, SOS Forêts, les syn­di­cats fores­tiers et de nom­breux col­lec­tifs citoyens qui maillent la France. À ces résistant·es qui prennent la relève, si l’on peut les appe­ler ain­si, je peux dire que tout ce qui a contri­bué à construire ce par­cours, à faire des pas de côté et décou­vrir de nou­veaux sujets et de nou­velles per­sonnes, a été sti­mu­lant et inté­res­sant. J’en retiens trois points prin­ci­paux. En pre­mier, le goût de l’écriture et de la lec­ture. À mon arri­vée à Rambouillet, j’ai trou­vé dans les combles de la mai­son fores­tière les livrets d’ordre du poste. Le pre­mier datait de 1840. Sur le moment, je n’ai pas fait atten­tion à la signi­fi­ca­tion de cette date, hor­mis son ancien­ne­té. Ce n’est que bien plus tard que j’ai réa­li­sé que pour être garde forestier·e en 1840, il fal­lait savoir lire et écrire ! Ce qui est essen­tiel pour don­ner une chance à son envie de découverte.

Ensuite, la néces­si­té d’observer empi­ri­que­ment la forêt, de s’imprégner de sa com­plexi­té et de la trans­mettre : lit­té­ra­le­ment, savoir lire une forêt ! Les forestier·es sont des gens du dehors25, qui sont bien placé·es pour faire vivre cette atten­tion, dont l’histoire est aus­si celle de savoirs et savoir-faire qui font par­tie de ce que pour­rait être une forêt vivante. Enfin, les sor­ties à l’extérieur, la ren­contre des col­lec­tifs en lutte, le fait de pou­voir se sen­tir concerné·es par leurs reven­di­ca­tions. C’est aus­si comme cela que se forme la trans­ver­sa­li­té fores­tière, où la trans­mis­sion prend tout son sens poli­tique. Ces points sont pour moi la source d’une forme de joie, qui s’apparente sans doute à ce que Carla Bergman et Nick Montgomery ont défi­ni comme la joie mili­tante26 : « Cet affect puis­sant, éman­ci­pa­teur, qui rend capable d’affecter mais aus­si d’être affec­té, d’avancer et de créer des brèches dans des moments qui ne nous conviennent pas, et qui incite à la trans­for­ma­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive. »


Photographie de ban­nière : Alain Pitton
Photographie de vignette : Loez


  1. Revue fores­tière fran­çaise, vol. 14 n° 6, n° spé­cial, 1962 ; Jean Cauwet et al., France, ta forêt fout le camp, Stock, 1976 ; Michel Devèze, 1982. « La forêt et les com­mu­nau­tés rurales, XVIe-XVIIIe siècles », Paris, publi­ca­tion de la Sorbonne XXVIII ; Groupe d’histoire des forêts fran­çaises (GHFF), Jalons pour une his­toire des gardes fores­tiers, Paris, Institut d’histoire moderne et contem­po­raine (CNRS) — Laboratoire d’économie fores­tière et agri­cole (INRA) ; Raymond Lefebvre et al., Les Eaux et Forêts du XIIe au XXe siècle, CNRS édi­tions.[]
  2. Le triage est une uni­té ter­ri­to­riale qui regroupe plu­sieurs par­celles sur un mas­sif et dont la ges­tion est attri­buée à un fores­tier [ndlr].[]
  3. Syndicat natio­nal uni­fié des per­son­nels des forêts et de l’espace natu­rel [ndlr].[]
  4. Le CHSCT est une ancienne ins­ti­tu­tion repré­sen­ta­tive du per­son­nel dans l’entreprise ou l’administration publique. Depuis le 1er jan­vier 2020, c’est le CSE et la com­mis­sion san­té sécu­ri­té et condi­tions de tra­vail (CSSCT) — si elle existe — qui exercent ces mis­sions.[]
  5. Pour un aper­çu, voir notam­ment Christophe Dejours, 1980. Travail, usure men­tale : essai de psy­cho­pa­tho­lo­gie du tra­vail. Bayard ; Florence Bègue et Christophe Dejours, 2009. Suicide et tra­vail : que faire ? Presses uni­ver­si­taires de France.[]
  6. Augustin Berque, 1995. Les rai­sons du Paysage, de la Chine antique aux envi­ron­ne­ments de syn­thèse, Hazan. Les civi­li­sa­tions pay­sa­gères sont défi­nies selon quatre cri­tères de pos­ses­sion : un nom pour signi­fier le pay­sage, des écrits à son pro­pos, des repro­duc­tions gra­phiques, et un « jar­din type ».[]
  7. Georges Touzet, 1996. « La syl­vi­cul­ture proche de la nature : polé­mique actuelle, vieux débats ». Revue fores­tière fran­çaise, vol. 48, p. 23-30.[]
  8. Alain Supiot, 2015, La Gouvernance par les nombres. Cours au col­lège de France (2012-2014), Fayard.[]
  9. Voir le livre blanc SOS forêts publiques, 1972.[]
  10. En 1982 par exemple, 2 000 forestier·es en uni­forme défilent à Paris.[]
  11. Telle que le pro­jet de Loi fores­tière de 1998, ou l’approche de le ges­tion par uni­té fores­tière en 2013.[]
  12. La mala­die de Lyme, ou bor­ré­liose de Lyme, est trans­mise lors d’une piqûre de tique infec­tée par une bor­re­lia, une bac­té­rie. L’infection peut dans cer­tains cas entrai­ner une mala­die par­fois inva­li­dante (dou­leurs arti­cu­laires durables, para­ly­sie par­tielle des membres…) [ndlr].[]
  13. Davide Gallo Lassere et Frédéric Monferrand, 2019. « Les aven­tures de l’enquête mili­tante », Rue Descartes, vol. 96, p. 93-107.[]
  14. De ce col­loque a décou­lé un numé­ro de la revue Travailler, où figure un article sur le sujet écrit par le Snupfen : Dominique Dall’Armi, Daniel Pons et Ramuntcho Tellechea, « Apports de la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail aux mili­tants du Snupfen-Solidaires dans leurs pra­tiques syn­di­cales à l’Office natio­nal des forêts », Travailler, vol. 40, n° 2, 2018, p. 105-120.[]
  15. Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, 2021, Seuil, p. 220.[]
  16. Apparu dans le cadre de la ges­tion ins­tau­rée par le FFN, ce type de maillage tend à deve­nir la règle depuis la géné­ra­li­sa­tion des têtes abat­teuses à par­tir des années 2000. Il induit pour­tant entre 15 % et 25 % de coupe à blanc à l’échelle d’une par­celle.[]
  17. Aussi appe­lée futaie jar­di­née ou « proche de la nature ».[]
  18. Elle y fut lan­cée dans les années 1980 par l’association Pro Silva.[]
  19. Le plan d’aménagement est le docu­ment de ges­tion pro­po­sé par l’Office aux com­munes pour gérer les forêts pour une durée de quinze-vingt ans.[]
  20. Cavité de petite taille abri­tant une grande diver­si­té bio­lo­gique.[]
  21. « Un taillis sous futaie (TSF) est un peu­ple­ment fores­tier mixte de taillis, issu d’une mul­ti­pli­ca­tion végé­ta­tive des arbres par rejet sur souche après leur coupe, sur­mon­té d’une futaie. » Sources : Géoconfluences.[]
  22. Mise en vente des bois déjà abat­tus, débar­dés, triés et clas­sés en lots selon une valo­ri­sa­tion de qua­li­té des grumes, sur une place de dépôt [ndlr].[]
  23. Possibilité don­née par le code fores­tier à un conseil muni­ci­pal de réser­ver une par­tie des bois de la forêt com­mu­nale pour l’usage domes­tique des habitant·es.[]
  24. J’ai à ce titre béné­fi­cié en 2014 d’une pro­tec­tion fonc­tion­nelle après récep­tion, dans un cadre de tra­vail, d’une lettre ano­nyme de menace de mort.[]
  25. Selon une de ses pistes éty­mo­lo­giques, le mot « forêt » pro­vien­drait du latin foris, lit­té­ra­le­ment « dehors ».[]
  26. Clara Bergman et Nick Montgomery, La Joie mili­tante, édi­tions du com­mun, 2021.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « La forêt, l’incendie et la carte », Roméo Bondon, juillet 2023
☰ Lire notre article « Revenir au bois : pour des alter­na­tives fores­tières », Roméo Bondon, juin 2023
☰ Lire notre article « Les forêts, du fan­tasme occi­den­tal à l’émancipation déco­lo­niale », Cyprine et Layé, mai 2022
☰ Lire notre article « Pyrénées : contre une scie­rie indus­trielle, défendre la forêt », Loez, octobre 2020
☰ Lire notre témoi­gnage « Brûler des forêts pour des chiffres », octobre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec François-Xavier Drouet : « La forêt est un champ de bataille », octobre 2018

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