Texte paru dans le n° 3 de la revue papier Ballast, automne 2015
En 1974, Carmen Castillo, militante clandestine du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et ancienne collaboratrice d’Allende, était arrêtée par les services de Pinochet. Son compagnon Miguel Enríquez, figure de la résistance, tombait alors sous le feu du régime putschiste. Libérée à la faveur d’une mobilisation internationale, l’exilée deviendrait cinéaste. Quatre décennies plus tard, un évènement des plus banals — un déménagement — fait remonter des morceaux de souvenirs à la surface.
« Sans un foyer au centre du réel, on ne sait pas où se réfugier, on est perdu dans le non-être et dans l’irréalité. Sans un foyer, tout se décompose en fragments.«
« Le foyer n’est plus un habitat, c’est l’histoire indicible d’une vie. » John Berger, « L’Exil », 1986
Paris, rue de Bellefond, numéro 19.
Un de ces jours, le numéro disparaîtra de ma mémoire. Je ne retiens pas grand-chose ces derniers temps. C’était l’adresse de notre maison, depuis 1989. Elle vient d’être vendue. Une histoire simple — assez commune, de nos jours. La bataille a duré dix ans et je l’ai perdue. J’aurais dû le prévoir. L’Argent, c’est connu, si on ne lui prête pas attention, se détourne. Distraite ailleurs, j’ai depuis toujours délaissé cette question. On n’a que ce que l’on mérite. Sauf que la lucidité ne soigne pas les plaies.
Et ce matin du 30 septembre 2014, c’est celle de l’exil qui saigne. Malgré le temps passé, quarante ans déjà, l’odeur rance et fétide de la blessure envahit l’espace ; j’étouffe. Crever ou prendre la fuite — mais y a-t-il encore une ligne de fuite possible ?
Les cartons s’entassent, piles de vêtements des garçons au centre de la grande salle, des livres le long des murs, les objets, hétéroclites, pâles répliques de rencontres depuis longtemps oubliées. Bientôt, tout sera dispersé entre les mains des amis chiliens. Mais ce matin, à la lueur d’un faible espoir, je garde avec délicatesse l’autel des vierges de Guadalupe, le masque féminin de Madagascar et les deux alebrijes aux couleurs vives — têtes de dragon et de serpent. Brusquement, le froid me saisit. Un vent glacé pénètre par la vitre cassée. Un voisin, énervé par le bruit de la fête de despedida de Diego, mon fils aîné, a lancé un pavé. Il est près de moi ; je le remettrai à sa place, dehors, avant de partir.
Plus de foyer.
Il faut donc vider la maison. Je balaie du regard les traces du passage des multiples vies ici vécues. Le sol de grandes dalles blanches a perdu son éclat, sous l’épaisse couche de poussière et les flaques de bière séchée. À quoi bon nettoyer, balayer ? Et l’autrefois répercute le maintenant. Le souvenir de cette même paralysie des gestes quotidiens me revient. C’était il y a longtemps, au Chili, mon regard saisi par la saleté du carrelage noir de la terrasse dans le patio de la maison bleue de la rue Santa Fe, la veille du combat du 5 octobre 1974 où Miguel est mort. Tunnel du temps ; les deux expulsions se nouent, une maison me ramène l’autre. Pourtant, il n’y a qu’un seul véritable foyer tout au long d’une vie. « Le foyer est le centre du monde, car c’est là où la ligne verticale croise l’horizontale. La ligne verticale monte au ciel et descends au pays des morts, sous la terre. La ligne horizontale représente la circulation terrestre, toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux. Ainsi c’est au foyer que l’on est le plus près des dieux du ciel et des morts sous la terre. Cette proximité permet d’espérer de pouvoir les atteindre. Et en même temps on se trouve au point de départ et de retour (si tout va bien) de tous les voyages terrestres. » (John Berger).
Une exilée perdit un jour son foyer. Une étrangère devenue Française perd aujourd’hui sa maison. Il n’y a pas de rapport entre ces deux situations, sauf dans mon corps. La tache sombre au centre de la pièce commune, là-bas, c’était du sang. Ici, ce cercle noir, ce n’est que le parquet pourri par l’humidité. Ultime empreinte de l’Arbre. Il s’enracinait là. « Une racine en quête passionnée d’une autre racine » ? (César Vallejo) Nous l’avions placé, ce ficus de petite taille, près de la fenêtre à la vitre aujourd’hui cassée ; il avait grandi, grandi, se déployant jusqu’à atteindre le haut du plafond à plus de quatre mètres — les lourdes branches de feuillage vert olive retombaient sur la grande table où j’aimais écrire. Il y a eu des mains dans cette maison qui ont pris soin de lui. Pour Tomas, le plus petit de mes enfants, le destin de cet arbre est son premier souci. Lui, il prend le large, de l’autre côté de l’océan, mais l’arbre, où va-t-il ?
Contre tout attente, il trouvera refuge avant nous. De temps en temps, nous avons de ses nouvelles. Il pousse, ailleurs.
Mais ce matin du 30 septembre 2014, l’empreinte de son absence devient trou noir. De l’obscurité émerge l’esquisse de deux femmes. L’une est vieille et pleure, l’autre est jeune et sourit (malgré le bruit des rafales de mitraillettes). Ce sont deux visages sur un seul crâne. Je me retourne, je prends la petite caméra et capture le reflet dans le miroir au cadre ancien, traits défaits, peau blanche, yeux rétrécis. Faire face à la laideur, au vieillissement. Plus on avance en âge, plus la perte du pays natal devient nette. Le désir fou d’arrêter le temps, de me retrouver debout avant que l’impact des éclats de la grenade me frappent, là, dans la rue paisible, là, dans le patio où les colibris dansent sur la pierre où coule l’eau vers la petite fontaine, là, sous le figuier de La Quinta, la maison de l’enfance. Revenir à ce moment d’avant, avant que les criminels, civils et militaires, ne mettent en route leur machine de mort. Avant. Absurde… Comme absurde est mon ressentiment face à l’arrogance des vainqueurs et l’impunité qui règnent encore aujourd’hui.
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Tout a commencé là-bas, en réalité. C’est une longue histoire qui a déjà inspiré plusieurs récits — seule importe maintenant la survivance de l’image de cette femme morte qui sourit. Il me faut la retrouver pour reprendre le fil à l’endroit où il a été coupé. Peut-être, si j’arrive à le saisir et à le retisser aux autres qui composent la trame de ma destinée, pourrais-je me laisser aller avec plus de panache et de légèreté dans ce dernier tour de manivelle qui, c’est tangible, commence.
Devant ce présent sans aucune maison à l’horizon, j’avoue, enfin, que je n’aime plus me voir comme une monade, seule dans l’espace ; je préfère me penser comme le maillon d’une chaîne, même brisée. Le corps se dresse, le cerveau se remet en marche, je sais maintenant que je dois reprendre l’histoire là où je l’ai abandonnée.
Et à l’appel, comme un cadeau du ciel, de mon frère Cristian depuis Santiago, ce même jour, quand le soir rendait plus âpre le désordre et le vide, je répondrais « Oui, je viendrai, merci ». Je laisserai ici, pendant deux semaines, les cartons empilés et les spectres malveillants et j’irai vous retrouver, vous, mes amis, mis compañeros, ceux qui agissent là-bas avec la mémoire des vaincus et l’espoir entre les dents.
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Ce 5 octobre 2014, jour anniversaire de la mort au combat de Miguel Enríquez, chef de la Résistance et du MIR, une multitude se rassemblera devant le numéro 725 de la rue Santa Fe. Les voleurs qui occupent la maison se sont barricadés à l’intérieur ; aucune importance. Je fermerai les yeux, j’entendrai le vent et les mots de César Vallejo : « Ils sont tous partis, effectivement, mais tous sont restés en vérité. Et ce n’est pas leur souvenir qui reste mais bien eux-mêmes. Ou plutôt, ils continuent à travers la maison. Les fonctions et les actes quittent la maison en train, en avion ou à cheval, en marchant ou en rampant. Ce qui continue dans la maison c’est l’organe, l’agent en gérondif ou en cercle. Les pas sont partis, les pardons, les baisers, les crimes. Ce qui continue dans la maison, c’est le pied, ce sont les lèvres, les yeux, le cœur. Les négations et les affirmations, le bien et le mal se sont dispersés. Ce qui continue dans la maison c’est le sujet de l’acte. »
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C’est dans la pénombre du vol AF 0406, départ 23h20, aéroport Charles de Gaulle, attachée au siège 35C, cernée par mes voisins, que j’ai repris ce poème de Vallejo, écrit lors de son exil à Paris. « Une maison vit uniquement d’homme, comme une tombe. D’où cette ressemblance invincible qu’il y a entre une maison et une tombe. La seule différence c’est que la maison se nourrit de la vie de l’homme alors que la tombe se nourrit de la mort de l’homme. C’est pourquoi la première est debout et l’autre couchée. »
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Là, en m’éloignant de Paris, c’était la maison du 19 rue de Bellefond qui vibrait. Un homme et une femme font l’amour, un enfant de quatre ans joue, un autre naît. Camila, ma fille aînée, éclate de rire après une des fulgurances ironiques de Pierre, le père des deux petits. Des amis débarquent du Mexique et du Chili. On fait des pâtes et des pasteles de choclo. J’avais trouvé ce lieu improbable à très bas prix. Pierre a voulu que je signe l’acte d’achat. J’ai refusé. Pas d’ancrages. Pas d’attaches. L’exil, c’était l’errance, les sens en éveil, prêts à bondir devant chaque nouveauté que la France pouvait m’offrir. La maison, comme ma tombe, c’était là-bas.
Longtemps, il y a eu La Quinta, la ferme du grand-père et, entre les cerisiers et les noyers, la maison que mon père, l’architecte, a bâtie pour nous, prête à me recueillir après chaque retour, celle qui tenait debout malgré mon absence, malgré la perte de la maison bleue de la rue Santa Fe qui abritait ma vie de femme libre, amoureuse et engagée contre la dictature militaire. Alors, oui, à Paris, pas d’identité figée, pas de propriété — ce flou, flux, dérive, s’accompagnait bien de ma volonté farouche de détruire. Détruire le culte de la mort de la nostalgie, un beau rôle, malgré les conflits féroces au sein des exilés politiques. Comme quoi, bien sûr, il y a l’oubli, mon autre allié essentiel. Éloge de la fuite, éloge de l’oubli ? Mais à quel prix ?
En attendant la chute du dictateur, une vraie vie se déroulait en France rue de Bellefond. Constellation d’affects et des pensées. Une fois l’interdiction de retour levée, le dégoût de ce qui était advenu de mon pays fut trop violent. Je le rejetai en bloc. Il est trop tard maintenant pour le regret. Tout finira ici, le jour de ma mort. Là-bas, il y a deux tombes, celle de mon père et celle de Miguel. Mes cendres seront dispersées entre les deux, comme l’a été ma vie, un éclat de morceaux épars. « L’exil n’est pas uniquement le fait de quitter un pays, de traverser l’eau, de vivre parmi des étrangers, c’est aussi défaire le sens du monde — et à l’extrême limite — s’abandonner à l’irréel qui est l’absurde. » (John Berger)
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Dans l’entre-temps, maintenant, les gestes d’amitié et la solidarité ont ouvert une bifurcation inespérée. « Faiblesse toute puissante, féconde. » À Santiago, exactement à l’aube du 5 octobre, quarante ans après l’assaut de la maison bleue, un coup de fil de Paris me réveille. « Tu as un logement. » C’est la voix douce de Frédéric, un vieil ami perdu de vue — un nouveau lieu m’attend dans la ville où j’ai choisi de vivre. Rien n’est fatal, c’est nous qui faisons l’Histoire.
Trois semaines après.
Une pièce aux murs blancs, silencieuse. Je suis contente en déballant les quelques cartons sauvés de la débâcle. Dans une lenteur délicieuse je place le couple zapatiste sculpté en bois. Ils sont imposants, avec leur taille de 50 centimètres — lui, tenant son fusil comme un enfant entre ses bras ; elle, défiant le monde avec la page d’un livre (il porte l’uniforme marron de l’Armée zapatiste de libération nationale ; elle, sa jupe noire et une blouse en tissage rouge et rose vif). Leurs visages sont couverts par des paliacates, le foulard des sans-visages. Ils ont quitté la rue de Bellefond en dernier, fiers, la tête haute, sans un regard en arrière lorsque la porte se referma derrière nous. Bruit sourd qui claque. Le lieu de destination se trouve dans le XVIIIe arrondissement.
On chemine vers un inconnu parmi une multitude d’étrangers. Le boulevard de La Chapelle, sous le métro aérien, abrite Soudanais et Érythréens. De l’autre côté, vers la gare du Nord, les femmes indiennes et pakistanaises, avec leurs saris en soie, préparent les biryani et l’odeur des mangues et des papayes parfume les trottoirs étroits. Le square au coin de l’avenue Marx Dormoy s’emplit des murmures de langues aux douces sonorités. Par petits groupes, des Africains se racontent les histoires du village lointain. Je me dis que les habitudes anciennes, les contes et légendes de leurs terres natales bâtissent, malgré tout, un socle. Dans ce siècle du bannissement, la mémoire est le ciment qui lie les éléments du « foyer » improvisé.
*
La rafle des migrants fut brutale, sous le métro aérien, à deux pas de mon nouveau chez-moi. En voyant les voisins venir à leur secours, j’ai pensé que John Berger avait raison, c’est « au cours d’une action politique commune que nos foyers renaissent. Qu’est-ce qui peut pousser sur le site de notre perte ? » Bien sûr, « le besoin d’amour. Et l’éternel besoin de solidarité ». Est-ce pour cela que je veux, avec la distance des faits, écrire au plus près de ces anciennes réminiscences des bribes des histoires de la Casa, ici et ailleurs ?
Illustration de bannière : Carlo Zinelli
REBONDS
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