Entretien inédit pour le site de Ballast
Les ouvriers représentent environ 22 % de la population — si l’on ajoute les employés, se dessine alors la majeure partie du monde du travail. Ils sont pourtant les grands absents des livres, des films, de la presse et des chansons. À quelques rares exceptions : Merci Patron ! de François Ruffin et Comme des lions de la réalisatrice Françoise Davisse, en salle dans deux jours. Le premier rencontre l’étonnant succès que l’on sait ; espérons au second, consacré à la grève des ouvriers PSA contre la fermeture de leur usine, semblable enthousiasme. Nous retrouvons Françoise Davisse à la Maison de quartier La Plaine, à Saint-Denis, pour parler de son long-métrage. Quand le cinéma rencontre le combat et la dignité populaire, la pensée et la force qu’on acquiert en luttant ; quand il brise le mépris avec lequel la belle société regarde les ouvriers.
Ce film donne l’impression d’un alignement des planètes, entre vos sujets de prédilection, le territoire où vous vivez et vos questionnements quant à votre métier…
Exactement ! Je voulais sortir de cette logique automatique de l’éternelle lutte qui ne servirait à rien, car on ne gagne jamais, ou du « ça va péter et ça ne pète jamais ». J’avais vraiment envie de voir comment évolue une lutte, ce qu’on ressent, ce qu’il y a derrière la porte qu’on nous dit de ne pas ouvrir. Quant à l’aspect cinématographique, je tenais à filmer comme je le voulais, c’est-à-dire hors de la logique de ce qui marche a priori. Je voulais filmer en mettant d’abord en avant les gens, dans la vie, en séquences et en dialogues, plutôt qu’avec des commentaires et des interviews. Mes films montrent toujours la violence institutionnelle (Hôpital, École, Travail) qui nie l’intelligence des gens. Sans que je ne l’anticipe, ce film sur la lutte des PSA contre cette violence par la manifestation d’une pensée libre et libérée. En l’exerçant, les grévistes se libèrent de tout.
La « compétitivité » est souvent avancée pour justifier les délocalisations et les changements de sites d’une usine. Or, pour PSA, la production était à un niveau record — tant sur le plan qualitatif que quantitatif. N’y‑a-t’il pas la volonté d’empêcher la construction d’un territoire (une citadelle ouvrière) rompu aux conflits sociaux ?
« En matière de combativité, la direction a perdu : le combat des lions de PSA a montré qu’on peut. »
On n’a aucune preuve, mais on peut s’interroger sur le choix d’Aulnay. Plusieurs invraisemblances sont patentes : la C3 est la voiture qui se vend le plus ; l’usine est la plus moderne, puisque’elle date de 1974 ; les ouvriers font du super boulot. Même si PSA ne l’a pas encore vendu, on peut aussi s’interroger sur la valeur du terrain au sein de la Seine-Saint-Denis [ces terrains sont souvent pollués et donc mis en friche avant de monter une opération lucrative, ndlr]. Et, enfin, c’est l’usine dans laquelle il y a eu des luttes dans les années 1980, ainsi qu’en 2005–2007 : les lions disaient que « c’était la seule usine où on regarde le chef dans les yeux ». Prioritairement, ce sont les calculs financiers qui ont déterminé PSA — en période de crise, il faut détruire pour remettre d’aplomb « leur hausse tendancielle du taux de profit » (rires). La délocalisation, ils l’utilisent plutôt pour conquérir de nouveaux marchés dans les bassins d’emploi. Là, la direction ferme Aulnay pour enlever le coût de cette usine et surcharger de travail celles de Poissy, Mulhouse… En matière de combativité, la direction a perdu : le combat des lions de PSA a montré qu’on peut.
Avez-vous ressenti une solidarité entre ce territoire et l’usine ? C’est souvent une condition du succès…
Il faut voir que le bassin d’usines est à la fois en Seine-Saint-Denis et en Picardie, avec les Goodyears et les Contis. C’est certain que la Seine-Saint-Denis a bien compris que c’est encore sur elle qu’on frappe en attaquant l’une de ses usines centrales. Le soutien a essentiellement été financier, via des dons. Nous n’étions pas dans une période de lutte. Aujourd’hui encore, il n’y a pas une énergie folle sur les bagarres dans les villes et les quartiers. Regardez en 1982 : il y a eu une manifestation de 80 000 personnes en solidarité avec les ouvriers de PSA ! On ne peut même plus imaginer cela…
Les directions syndicales semblent avoir été exemplaires, en se plaçant volontairement derrière les grévistes. Il n’y a pas eu de hold-up — celui de l’expert sur la réflexion collective. Était-ce un choix réfléchi ou une pratique spontanée ?
C’est un choix réfléchi de leur part, et ce pour plusieurs raisons. Le syndicat est très utile — surtout en temps normal. Mais à partir du moment où il y a combat, c’est aux gens, et pas aux syndicats, de se déterminer. Il y avait, qui plus est, une division syndicale démultipliée, avec sept syndicats (dont un syndicat maison mené par Tanja Sussest, avec qui Jean-Pierre Mercier a essayé de faire l’union jusqu’au bout). Il y avait l’idée de ne pas rester dans l’intersyndicale mais de tout mettre sur la table avec un comité de grève, dans lequel une personne = une voix. Comme le souligne Philippe Julien, à la fois ancien et secrétaire de la CGT, ce comité correspond à la pratique du mouvement ouvrier avant son virage vers un mode représentatif, dans les années 1960. Au sein de ce comité, Philippe Julien fait part de sa connaissance historique des grèves, de son analyse des situations, de ses propositions de stratégies — sans jamais imposer son avis. Par exemple, il sait qu’une grève se gagne à la fin et non deux jours avant. Il sait à peu près, par expérience, quel sera le prochain mouvement de la direction. Mais dans cette partie de poker, c’est toujours le comité réuni en assemblée générale qui décide (ainsi, ils ramassent davantage que s’ils étaient dispersés). Cette décision, construite ensemble, n’est pas forcément la bonne mais elle est la meilleure, car elle est cohérente. C’est un processus diamétralement à l’inverse de l’effet de foule.
Peut-on dire que cette prise en main collective, par la base, explique le succès du mouvement ?
« Ce mépris est palpable tout au long du conflit, durant lequel on ne cessera de coller de fausses représentations sur ce territoire et ses habitants. »
Sans aucun doute, quant à la capacité à tenir. Contrairement aux intellectuels qui opposent grévistes et non grévistes, on voit dans la pratique une confiance respective et une force collective permettant de savoir où on en est et ce qu’on fait. Les grévistes se font porte-paroles de la situation en allant également débattre avec les non-grévistes, qui, eux, assurent les quatre mois de non-production. Sans le soutien des non-grévistes, les deux cents lions n’auraient pas pu tenir l’usine ; la grève serait morte et tout le monde serait retourné au travail en moins d’une heure.
Ils s’invitent à l’Association des maires de France, au ministère du travail, à l’Élysée, à l’Union des industries et des métiers de la métallurgie et au MEDEF. Malgré des actions aussi éclatantes, le mouvement manque de visibilité ; on imagine que cela aurait été tout autre s’il s’était agi d’étudiants ! N’est-ce pas la preuve d’une invisibilité du monde ouvrier dans les médias ?
Plus qu’une invisibilité, c’est du mépris ! On les prend pour des abrutis. La grève n’était même pas commencée qu’un article de Marianne affirmait que les femmes non voilées ne pouvaient pas aller au sein des locaux CGT d’Aulnay… Alors que les grévistes sont à mille lieues de ce type d’attitude, cette journaliste, sans même se rendre sur place, décide que ces ouvriers, majoritairement maghrébins, seraient forcement islamistes et hostiles aux femmes ! Sauf qu’Aulnay est dans la Seine-Saint-Denis et que ces ouvriers sont notre classe ouvrière, formée d’émigrés présents depuis plusieurs générations. D’autres médias parleront de « gens de cité », mais ce sont des ouvriers qui travaillent, élaborent leur pensée, parlent. Ce mépris est palpable tout au long du conflit, durant lequel on ne cessera de coller de fausses représentations sur ce territoire et ses habitants. Ce ne sont ni des voyous, ni des immigrés hors du monde du travail. L’invisibilité est aussi portée par les ouvriers de Renault, d’autres usines de PSA ou des sous-traitants qui ne rejoignent pas la grève. Comme pour l’actuel mouvement contre la loi du travail, il faut poser collectivement la question plus globale des fermetures successives d’usines, plutôt que de partir séparés et subir la gestion par d’autres. Les syndicats signataires ont affaibli le mouvement de grève car à partir du moment où on est peu nombreux, on ne peut plus bluffer ! C’est d’ailleurs pour cela que les grévistes ont choisi un mode d’action visant l’effet d’accumulation plutôt que le coup de poing. Ils y ont gagné une réputation, qui a rententi jusqu’aux ASSEDICS — ces dernières savent qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut avec eux. Enfin, l’invisibilité est palpable dans la représentation larmoyante qu’on se fait d’un film sur des ouvriers qui luttent contre une fermeture d’usine, en postulant qu’ils seraient les victimes d’un monde qui disparaît. Mais c’est totalement faux ! Au contraire, ils n’ont jamais été aussi vivants ; ce sont des lutteurs qui gagnent. En réalité, ces milieux populaires et ouvriers sont des espaces incroyables pour créer de très beaux films, comme ceux des années 1930.
Outre l’invisibilité ouvrière, l’autre sujet de votre film est sa criminalisation. On assiste à la fabrication d’une violence imaginaire, notamment sur les huissiers, alors que les grévistes ont agi avec une autodiscipline de fer…
Le mensonge est un élément permanent du décor de ce film. Je ne suis pas naïve, mais j’ai été sidérée de voir la différence entre le mensonge en soi et son usage comme pratique effective et stratégique contre les grévistes. À leur côté, on est dépassé par les bêtises déversées contre eux… À ma connaissance, ils sont partis au combat une fois à Versailles, mais toujours collectivement. La discussion collective sur l’action à mener crée une autodiscipline par respect et confiance en les autres. Ils se serrent les coudes comme des hoplites [fantassins grecs, ndlr]. Décider ensemble, c’est tenir ensemble !
La jonction avec Renault est un grand moment d’émotion. Un délégué syndical lance devant un service du Ministère du travail : « Vous êtes l’État, bordel, vous avez du poids ! »
« Un patron ne se préoccupe que de ceux qui sont dans un rapport de force ferme. Il ignore les salariés sympathiques qui se taisent et se tairont quand il les écrasera. »
Et là, silence de mort ! Avec Renault, la jonction s’est faite hors du mouvement central de la CGT, parce qu’ils se connaissent. De son côté, l’État fait uniquement de la communication. Arnaud Montebourg montre bien que l’État est un pinçon qui est gai quand ça va bien et triste quand ça va mal ! Face à cela, les syndicats doivent se questionner pour ne plus subir les fermetures et les plans sociaux. La multiplication des manifestations sectorielles sur des revendications superficiellement différentes montre l’incapacité de les transformer en questions politiques. Pour l’instant, on ne sait pas être assez collectif, même si, sur la loi travail, on a vu un appel par la base. Sur les fermetures, il faut poser la question du pourquoi et du pour qui. La réponse logique est : l’interdiction des licenciements. La bataille que les grévistes mènent contre la fermeture de l’usine visait d’abord à affirmer leur besoin de travailler, en menant la C3 jusqu’à sa fin de vie — et même en sortant une nouvelle voiture. En cas de baisse d’activité, on travaille moins mais on ne ferme jamais l’usine.
Une des leçons du film est que ce sont les plus résolus qui obtiennent les meilleures indemnités de fin de contrat, tandis que les non grévistes sont usés jusqu’à la corde par la direction de PSA. Un enseignement pour les grèves futures ?
C’est pourtant l’évidence même ! Un patron ne se préoccupe que de ceux qui sont dans un rapport de force ferme. Il ignore les salariés sympathiques qui se taisent et se tairont quand il les écrasera. Les trente lions qui sont restés après la grève ont essayé d’allumer l’étincelle chez leurs collègues, mais ces derniers étaient terrorisés ! En plus de n’avoir rien obtenu après la grève, ils sont particulièrement ciblés. Un d’entre eux n’a pas eu de poste car il avait parlé avec un gréviste. À Poissy, le contrôle hiérarchique est permanent sur les horaires, avec quatre réunions quotidiennes d’encadrement et de management. Les vexations sont monnaie courante : un cadre qui avait refusé d’aller à Aulnay au moment de la grève a subi un harcèlement téléphonique quotidien et la promesse que sa carrière était terminée. Dans un tel cadre, on peut jauger du caractère démocratique du référendum d’entreprise du projet de loi travail…
« La lutte, c’est se la faire d’abord dans la tête », clame un gréviste. N’est ce pas la morale de votre film ?
Complètement. La lutte leur apporte la liberté et la pensée. Ce refus de se faire écraser les fait grandir. Ils ne seront plus jamais les mêmes. Ils sont libres collectivement, donc ils pensent.
Et vous, que vous a‑t-il apporté ?
Je me suis libérée. Les incertitudes sur le film sont totales, tant au moment de le filmer, de le monter, de le distribuer — avec, par exemple, la question du nombre d’entrées. Je suis pourtant sereine et tranquille sur l’impact qu’il aura sur les gens qui le verront. J’ai surtout appris la confiance en un groupe qui pense ensemble.
Photographie de bannière : extrait de l’affiche du film Comme des lions
Photographies de l’article : Stéphane Burlot | Ballast
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