Entretien inédit pour le site de Ballast
Le féminisme a longtemps incarné la subversion de l’ordre des choses ; la donne a changé, avance Françoise Vergès. Le terme ne serait plus une injure : les néolibéraux, la modernité capitaliste, la droite et l’extrême droite se l’approprient volontiers et mènent, au nom du droit des femmes, « une entreprise de pacification » contre une partie d’entre elles, musulmanes et parfois voilées. C’est là le point de départ de son dernier ouvrage, Un féminisme décolonial, tour à tour manifeste, essai historique et brûlot d’actualité. Il ne s’agit pas, pour l’auteure, de jeter le terme en question, fût-il devenu un « repoussoir », mais de dénoncer ce qui, en ses rangs, contribue à la perpétuation de l’ordre impérialiste et raciste. Contre un féminisme nationaliste, occidentaliste, civilisationnel ou républicaniste, Vergès, forte d’un anticapitalisme assumé, entend accomplir un double geste : arracher le féminisme aux mains des dominants et marquer sa fidélité aux luttes des femmes du Sud. Nous en parlons dans la deuxième partie de cette rencontre.
« Quand les droits des femmes se résument à la défense de la liberté — être libre de, avoir le droit de…
— sans questionner le contenu de cette liberté […] on se demand[e] si tous ces droits ne sont pas octroyés parce que d’autres femmes ne sont pas libres », écrivez-vous. L’accès de certaines femmes à ces droits et ces libertés invisibiliserait les autres femmes, pauvres ou, selon le terme que vous employez, « racisées1 », qui continuent d’occuper la position dont les premières se sont extirpées…
Cette conception de la liberté est issue de la philosophie du droit naturel2. Elle est profondément liée à l’idée d’un individu (mâle) doté de raison. Or elle émerge dans un contexte où non seulement la liberté est refusée aux Noir·es et aux peuples autochtones, mais où des penseurs européens leur contestent même la capacité de penser la liberté. Dans les débats sur l’abolition totale et immédiate de l’esclavage, des Européens s’inquiètent car, à leurs yeux, les Noir·es ne savent pas ce qu’est la liberté : leur donner celle-ci entraînerait du désordre. Pour ce qui est des droits des femmes, le grand récit des luttes féministes en France — qui culmine avec le droit de vote en 1945 et qui se poursuit avec le droit à l’avortement et à la contraception — oublie un droit accordé aux femmes blanches en dépit de leur genre : dès le XVIe siècle, elles peuvent posséder des êtres humains, elles peuvent être des esclavagistes. L’un des premiers gestes coloniaux, c’est de déposséder les habitants d’un pays de leurs terres et de les donner à des colons — ça s’est passé en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, à Tahiti, à Madagascar… La notion européenne de propriété privée donne naturellement des droits, qui sont donc des droits de Blancs, faussement présentés comme des droits universels.
La féministe afro-américaine bell hooks a pointé l’aveuglement de la « première vague » des mouvements féministes étasuniens, dont les revendications — sortie du carcan domestique ou accès au travail salarié — concernaient surtout les femmes blanches de la bourgeoisie. Vous insistez sur la légitimité des féministes des Suds à formuler des revendications propres, « pas parce qu’elles seraient meilleures que les autres, mais parce qu’elles ont été mises dans [d]es positions de vulnérabilité ». Le féminisme décolonial propose-t-il une approche plus matérialiste3 que les autres courants ?
« Les femmes qui manifestent en Argentine sont résolument antiracistes et anti-impérialistes, et elles le sont parce qu’elles sont féministes : le féminisme n’est pas quelque chose d’à côté, quelque chose qu’on ajoute, en plus. »
Je ne sais pas s’il est plus « matérialiste », mais c’est assurément le mouvement le plus radical et le plus politique, au sens de celui qui cherche à aller le plus loin possible, au cœur des rapports de domination et de pouvoir. Le féminisme européen, celui qui a fini par devenir hégémonique, a expliqué la situation des femmes exclusivement à partir de la domination masculine. C’est important, évidemment. Mais ces femmes n’ont pas vu que si certaines structures avaient contribué à faire d’elles des femmes, d’autres avaient contribué à faire d’elles des Blanches. Et quand elles ont proclamé « Nous sommes toutes sœurs », les femmes noires n’ont pu que les détromper : « Nous ne sommes pas toutes sœurs car nous ne sommes pas toutes égales. » Les mouvements de femmes du Sud sont rendus invisibles par la colonialité, mais ils sont nombreux : pensons aux manifestations de femmes dans le Rif marocain en 2018, à la manifestation de Sud-Africaines devant le siège du gouvernement contre les violences sexuelles en août de la même année, à l’opération #TheTotalShutdown qui a permis aux victimes de viols et de féminicides d’interroger les violences en situation postcoloniale, au « mur des femmes » dans le Kerala en janvier 2019, protestant contre l’idéologie réactionnaire et patriarcale de la pureté, aux grèves de femmes au Bangladesh, etc. Les femmes noires qui ont été réduites en esclavage, les femmes colonisées et les femmes du Sud global sont celles qui ont avancé les théories et les pratiques les plus radicales politiquement parce qu’elles se positionnent à « l’intersection » — pour utiliser ce terme — de plusieurs choses : comment une catégorie « femmes » est créée à travers patriarcat, racisme et classe sociale ? En Argentine, les femmes manifestent contre le féminicide et pour la libéralisation de l’avortement ; elles lient ces revendications aux droits des peuples autochtones à la terre et contre le néolibéralisme du gouvernement actuel. On peut dire qu’elles sont résolument antiracistes et anti-impérialistes, et elles le sont parce qu’elles sont féministes : le féminisme n’est pas quelque chose d’à côté, quelque chose qu’on ajoute, en plus.
Cela implique-t-il pour autant d’abandonner toute aspiration à l’universalisme ?
Il faut reprendre l’histoire des droits, il faut la tordre, il faut voir comment elle s’est accomplie dans ce récit-là, et dénoncer ce qui n’est qu’une fausse universalité. C’est cette fabrication d’une femme neutre, « la » femme, qui serait dominée par « l’homme », qu’il faut interroger — comme toutes les catégories globalisantes. Je ne suis pas la première à le dire, loin de là ! L’universalisme européen qui impose une uniformité à partir de son particularisme est insupportable. Ce sont les conceptions européennes exclusives sur ce qu’est une vie qui mérite d’être vécue, sur ce qu’est une femme, un homme, sur ce que constitue la liberté ou l’égalité, qui ont engendré tant de malheurs et de tragédies, et qui les engendrent encore. Il ne s’agit pas de faire le procès rétrospectif des femmes qui, au XVIIIe siècle, ont dit « Nous sommes comme des esclaves parce que nous sommes la propriété de notre mari et de notre père » — mais arrêtons, en 2019, d’adopter ce récit… Quand, aujourd’hui, certaines femmes signent une pétition pour un féminisme universaliste, elles n’ont aucun mot sur les violences, le racisme, les discriminations, le néolibéralisme. On a l’impression, à les lire, qu’elles ne veulent rien savoir de l’histoire coloniale, protégées qu’elles sont par les privilèges qu’elles en ont reçu — quoique de plus en plus de jeunes féministes blanches aspirent à décoloniser le féminisme.
Ce qui m’intéresse, c’est à la fois de faire apparaître des points aveugles dans le récit du féminisme européen, mais surtout de repenser l’écriture de ce récit. Il ne suffit pas de compléter les récits nationaux, d’aligner de nouveaux chapitres où l’on s’efforce de n’oublier personne (un chapitre sur les femmes esclaves, un autre sur les ouvrières, un autre encore sur les travailleuses du sexe, etc.). Nous avons des exemples en poésie, en littérature, en théâtre, mais aussi dans des formes d’essai — qui ne se soumettent pas aux normes académiques soi-disant objectives —, qui permettraient d’écrire une histoire multiterritoriale, multidimensionnelle et multitemporelle mettant en lumière les intersections. Aussi, il me semble important de faire revivre les récits de solidarité transcontinentale pour contrer cet universalisme qui piétine ses propres principes : les Palestinien·nes qui envoient des messages aux militant·es de Black Lives Matter, les groupes maoris qui ont adopté les théories du Black Power, les circulations des théories queers radicales, des féministes décoloniales, etc. Cette cartographie trace, hier et aujourd’hui, les routes de résistance.
Vous reprenez à votre compte une citation d’Angela Davis, qui avance que « le féminisme va bien au-delà de l’égalité de genre et [qu’]il dépasse largement la question du genre ». Quelle est cette tension, entre le féminisme décolonial et l’outil analytique de « genre » ?
« La notion de genre trouve ses limites quand, dans certains cas, le fait d’être noir·e ou d’être autochtone compte beaucoup plus que le fait d’être une femme. »
La notion de genre — que j’ai beaucoup utilisée et qu’il est difficile de ne pas utiliser — mérite d’être questionnée. Elle implique, d’une certaine manière, qu’il n’y ait que deux genres. Cette vue binaire qui distingue, dans le monde social, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, a été imposée aux peuples colonisés qui, pour beaucoup, n’avaient pas cette conception — c’est ce que María Lugones a appelé la « colonialité du genre ». La sociologue et féministe nigériane Oyérónké Oyéwùmí rappelle que dans les sociétés yorubas, en Afrique de l’Ouest, c’était la séniorité qui comptait, de sorte qu’une femme âgée pouvait perdre son caractère sexué et entrer dans une position sociale qui n’était pas dépendante du genre. Partout, bien sûr, les femmes se distinguent du fait que ce sont elles qui portent et qui donnent naissance aux enfants, mais leur position sociale n’est pas nécessairement pensée à partir de ce fait biologique. De la même façon, les hommes ne sont pas partout caractérisés par la conception de la masculinité qui émerge au XVIe siècle en Europe — et qui est elle-même imposée en Europe. Sans compter que cette notion de genre peut tout à fait être mise au service du néolibéralisme.
À quoi songez-vous ?
Quand dans les années 1980, par exemple, on a assisté à l’entrée massive des femmes dans le monde du travail et à leur toute aussi massive paupérisation (travaux moins bien payés, plus précarisés, en temps partiels, etc.), la Banque mondiale et le FMI ont mis en place de larges programmes disciplinaires pour contenir les effets de cette paupérisation. Il faut impérativement, dans ces institutions, avoir un paragraphe sur le genre pour obtenir des subventions. Là encore, c’est une très vieille idée coloniale : les femmes étant opprimées partout (sauf en Europe, bien sûr), c’est en les visant, elles, qu’on fera accepter la colonialité et le capitalisme car c’est par eux qu’elles obtiendront la liberté que leur propre société ne peut ou ne veut pas leur donner. L’oppression des femmes a encore été invoquée dans les discours officiels pour justifier l’intervention militaire en Afghanistan. Ce qu’il faut bien voir, c’est que le néolibéralisme peut adopter une attitude libérale vis-à-vis de la question de l’émancipation des femmes, comme il peut tout à fait s’accorder de formes d’hétéro-patriarcat extrêmement autoritaires (comme on le voit au Brésil, en Turquie, aux États-Unis, mais qu’on voit aussi arriver en Europe). Quand les féministes parlent d’égalité de genre, c’est-à-dire d’égalité des femmes avec les hommes, je ne crois pas qu’elles pensent à l’éboueur ou au travailleur d’usine. Que des femmes se battent pour l’égalité des salaires (à diplôme égal, à tâche égale, etc.), c’est très important. Mais la notion de genre trouve ses limites quand, dans certains cas, le fait d’être noir·e ou d’être autochtone compte beaucoup plus que le fait d’être une femme. Le genre n’est pas toujours le critère qui compte ; il faut utiliser cette notion en contexte.
Vous raillez la temporalité « masculiniste » de la lutte : la Révolution, le Grand soir, la prise de la Bastille ou de la Havane… Le processus d’émancipation, objectez-vous, n’est pas seulement constitué de victoires, de ruptures opérées dans un récit linéaire, mais se fait dans l’ombre et le temps long…
La barricade, le héros, la prise du Palais d’Hiver, tout cela est très enthousiasmant : j’aime ces images, j’aime cette joie, cette énergie, cette force. Mais quand on a travaillé sur l’histoire de l’esclavage, on sait que la lutte a été un « long chemin vers la liberté4 » et qu’il a fallu des siècles pour y mettre fin. Toutes les luttes ne prennent pas quatre siècles, mais il faut avoir en tête, quand on en commence une, que ça va être long, et que le lendemain de la victoire, puis chaque matin, il va falloir se lever et continuer. La victoire, évidemment, avec ses moments de joie et de fête, fait partie de la temporalité de la lutte, mais je crains parfois que ces images verticales masquent les « petits » gestes, les « petites » actions, et l’importance de la patience, de la persévérance, de l’endurance. Il faut aussi réfléchir à ce que signifie la défaite. Pourquoi est-ce qu’on perd alors que notre cause est juste ? Prendre en compte cette temporalité-là, dans sa totalité, c’est aussi admettre qu’on a toujours des choses à apprendre, à questionner. C’est admettre qu’on ne dira jamais « Cette fois c’est bon, c’est terminé ». La lutte ne peut pas s’arrêter parce que les forces ennemies en face sont absolument déterminées. Elles, elles ne lâcheront jamais.
Illustration de bannière : Couverture du livre Educarse ciudadanas en los movimientos sociales : las mujeres zapatistas, représentant une femme zapatiste
Photographie de vignette : Manon Oeuvrard | Ballast
- Le terme « racisé » désigne, pour celles et ceux qui le mobilisent, la condition d’une personne victime de racisation, c’est-à-dire, en sociologie, le processus par lequel une personne est, en raison de certaines de ses caractéristiques, assimilée à une race déterminée.[↩]
- Tradition philosophique née au sein de la Renaissance espagnole, en réaction aux conquêtes coloniales de l’Amérique du Sud, puis développée dans la Hollande et l’Angleterre libérale (Grotius et Locke) et la France des Lumières (Montesquieu et Rousseau). Ses théoriciens s’appuient sur l’existence de « droits naturels » universels, c’est-à-dire de besoins inhérents à la nature humaine (par exemple, la sécurité) pour penser et fonder la légitimité des lois positives instaurées par l’État pour les garantir (par exemple, la propriété privée).[↩]
- Approche méthodologique qui consiste à partir de l’expérience concrète des rapports de domination pour éviter de projeter sur eux des représentations idéalisées. Marx et Engels ont illustré cette méthode en affirmant que seule la situation des prolétaires permet de dire quelque chose de l’aliénation des travailleurs en général.[↩]
- Référence au récit autobiographique de Nelson Mandela, paru en 1994.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article : « Les féministes haïtiennes de tous les combats », Fania Noël, avril 2018
☰ Lire notre entretien avec Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité », décembre 2017
☰ Lire notre traduction « Femmes noires et communistes contre Wall Street », Claudia Jones, décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Amandine Gay : « À qui réussit-on à parler ? », janvier 2017
☰ Lire notre entretien avec Eryn Wise : « Nous vivons un moment historique », décembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Zahra Ali : « Décoloniser le féminisme », juin 2016
☰ Lire notre entretien avec Aurélie Leroy : « Croire en une conscience féministe unique est dépassé », mars 2016