Texte inédit pour le site de Ballast
Un professeur brésilien aux côtés des opprimés, une féministe afro-américaine née dans le Kentucky, un instituteur communiste des Alpes-Maritimes : c’est fort de ce tour d’horizon que l’auteur, professeur des écoles, jure qu’il est possible, oui, d’« enseigner en allumant des feux plutôt qu’en remplissant des vases ». ☰ Par Rachid Zerrouki
Dans les années 1970, en pleine mouvance contestataire, un prêtre viennois a l’impertinence de se livrer à une critique radicale de l’école, qu’il accuse d’entretenir les inégalités qu’elle est censée exterminer. Dans Une Société sans école1, Ivan Illich décrit « l’idéologie scolaire » comme une prison dans laquelle s’enferme l’être humain, renonçant à sa propre croissance jusqu’à aboutir à une forme de suicide intellectuel. Visiblement contrarié au-delà du raisonnable, il compare l’éducation à un code rituel interminable, abêtissant et coûteux. Et pourtant, dans le même ouvrage, il affirme connaître un enseignant dont la pédagogie échappe à toutes ces critiques ; la disparition de l’école pourrait, lance-t-il, conduire au triomphe de sa démarche.
Freire : la pédagogie des opprimés
« Pour un paysan, lire que Pierre a mangé une pomme est vain si on n’apprend pas à situer Pierre dans son contexte social. »
Cet homme qui a presque réconcilié Illich avec l’école s’appelle Paulo Freire (1921 – 1997). Et, pour lui, « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde ». C’est dans cet esprit qu’il a mené, dans les années 1960, une grande campagne d’alphabétisation avec des paysans du nord-est du Brésil. Il ne s’agissait pas de leur apprendre à lire de façon décontextualisée et instrumentale, mais de leur présenter la vie politique quotidienne à travers la lecture et l’écriture qui, à ses yeux, ne doivent plus fonctionner comme « des outils culturels de domination ». Il estime que l’activité d’apprentissage doit permettre à l’élève de comprendre sa propre réalité. Pour un paysan, lire que Pierre a mangé une pomme est vain si on n’apprend pas à situer Pierre dans son contexte social et si on ne sait pas qui a produit le fruit dont il est question et à qui ce travail a profité. Considérant que l’Homme possède la capacité innée de raisonner, Freire se montre profondément hostile à l’idée de présenter des messages politiques à des personnes analphabètes — ceux-ci, qu’ils viennent de gauche ou de droite, n’étant rien d’autre qu’une forme de conditionnement.
Freire est un révolutionnaire mais ce n’est pas tant la diffusion d’un idéal politique qui anime ses recherches que la lutte contre les rapports sociaux de domination. Et l’arme qu’il préconise est l’esprit critique puisque, selon ses propres mots, « aucun ordre oppressif ne supporterait que tous les opprimés se mettent à dire : pourquoi ? ». Concrètement, il crée un « cercle culturel » dont les membres appartiennent à la même communauté, qu’il s’agisse d’un quartier ou d’un village. Il leur propose d’analyser des images qui renvoient à leurs ennuis du quotidien et, partant de là, les élèves apprennent à lire et écrire des mots permettant d’exprimer ces tracas. Lors de sa première expérience à Recife, en 1961, après seulement trente heures de cours d’alphabétisation : trois participants ont appris à lire des articles de journaux et à écrire des textes brefs et deux autres ont abandonné. Cette réussite donne du crédit à la méthode de Freire, qui se répand dans tout le Brésil en s’adaptant aux multiples facteurs socio-économiques et en s’enrichissant de nouvelles expériences. Les financements viennent des différents mouvements socialistes comme du gouvernement fédéral populiste, mais leur démarche n’est pas tout à fait humaniste : les pauvres constituent leurs corps électoral — et dans un pays où le droit de vote est conditionné par le fait de savoir lire et écrire, le triomphe de la gauche ne peut se concevoir sans l’alphabétisation des ouvriers et des paysans, ni sans une prise de conscience de l’injustice sociale dont ils sont les objets.
Le renversement du gouvernement fédéral par les forces armées brésiliennes en 1964 met fin à cette grande expérience. Freire, accusé d’être « un révolutionnaire et un ignorant », est emprisonné avant de trouver refuge au Chili. Ce n’est que le début de son histoire et de ce qu’il nomme « la pédagogie des opprimés ». Richard Shaull, un théologien américain, en donnera la plus belle définition : « c’est la réponse d’un esprit créatif et d’une conscience sensible à l’extraordinaire souffrance et à l’énorme misère de ceux qui l’entourent ». Paulo Freire ne comptait, de fait, pas au nombre des personnes les plus concernées par la faim ; c’est en fréquentant la pauvreté qu’il découvre ce qu’il nomme « la culture du silence », selon laquelle l’esprit critique est interdit aux dépossédés. Toute sa lutte — prenant la forme de recherches, de réflexions et surtout d’actions concrètes — consistera à faire taire cette culture du silence afin de démocratiser l’esprit critique.
hooks : une pédagogie de l’espoir
« Frappée par l’invisibilité des femmes noires, elle prend le nom de bell hooks en hommage à sa rebelle d’arrière grand-mère. »
À quelques milliers de bornes de São Paulo, plusieurs décennies plus tard, un autre esprit révolutionnaire tombe sur les pages noircies par Paulo Freire. L’afroféministe bell hooks, née en 1952, est l’une des premières à parler « d’interconnectivité » des oppressions de sexe, de race et de classe, dans Ain’t I a Woman2. Elle confiera qu’elle mourrait de soif avant de rencontrer le pédagogue brésilien — mais, contrairement à lui, qui n’a jamais connu la « culture du silence » qu’il combat, elle est directement concernée par l’objet de ses luttes : une femme noire et pauvre vivant au Kentucky dans les années 1950 n’échappe pas au mélange abominable de racisme, de sexisme et de ségrégation sociale. Son père est portier ; il surveille les allées et venues à la porte d’un hôtel qui accueille des gens riches et blancs. Sa mère est domestique ; elle nettoie les maisons des gens riches et blancs. Mais celle qui s’appelle alors Gloria, sensibilisée à la littérature, éveillée par une forme de prise de conscience, n’obéit pas au déterminisme social et ethnique.
Une fois son diplôme d’études secondaires en poche, elle part à la découverte du monde universitaire, à Stanford. Là, frappée par l’invisibilité des femmes noires, elle se réinvente intellectuellement et prend le nom de bell hooks en hommage à sa rebelle d’arrière grand-mère. Sans majuscules, parce que « la substance » de ses propos est plus importante que son identité. Dans Teaching to Transgress3, elle raconte que les enseignants qui l’ont le plus inspirée à l’université sont « ceux qui ont eu le courage de transgresser les limites qui voudraient enfermer les élèves dans une conception mécanique de l’apprentissage, conçu à la manière du travail sur une chaîne de montage ». Elle réfute le « système bancaire » d’éducation dont parle Freire, qui consiste à consommer un contenu délivré par un professeur, l’assimiler et l’emmagasiner. Pour elle, l’éducation est une pratique de liberté au centre de laquelle doit se trouver l’esprit critique. C’est pourquoi, devenue enseignante, elle invente des stratégies visant à créer une « prise de conscience libératrice » chez ses élèves, cette même prise de conscience qu’elle eut concernant les rapports de genre, de classe et de race lorsqu’elle s’appelait encore Gloria et qu’on voulait faire d’elle une bonne fille du Sud, douce, silencieuse et obéissante. Comme Freire, hooks ne vise pas seulement « l’empowerment » de son public, mais également le sien ; l’outil indispensable dans cette démarche est une réciproque vulnérabilité : « les professeur-e‑s qui attendent que les élèves partagent des récits d’expérience personnelle mais refusent d’en partager exercent un pouvoir coercitif ». Alors, comme pour montrer sa bonne foi et instaurer une relation de confiance avec son public, c’est elle, en premier, qui dévoile ses propres expériences en classe. Dans A Pedagogy of Hope4, elle conte ces récits et la manière dont elle les réinvestit dans sa pédagogie émancipatrice.
Freinet : une pédagogie émancipatrice
En lisant Teaching to Transgress et A Pedagogy of Hope, on éprouve l’envie de présenter à bell hooks un pédagogue révolutionnaire qu’elle n’évoque jamais. Si Paulo Freire l’a inspirée, il ne peut qu’en être de même de Célestin Freinet (1896 – 1966), car comme dit le brésilien à son propos : « Les rêves de Freinet sont aussi mes rêves : la lutte, l’engagement permanent pour une éducation populaire, pour une école qui tout en étant sérieuse n’a pas honte d’être heureuse. » Les luttes et les rêves de Freire et Freinet ont en effet bien des choses en commun. Les deux appellent de tous leurs vœux une autre école, populaire et émancipatrice ; les deux rejettent l’école-usine de la bête obéissance et du rabâchage des leçons ; les deux dérangent autant qu’ils fascinent et, surtout, les deux placent, comme bell hooks, l’esprit critique au centre de leur pédagogie révolutionnaire.
« Échappant de peu à la mort et n’étant plus utile aux yeux de l’armée, il devient ce pacifiste convaincu que c’est par l’éducation qu’on évitera d’autres guerres. »
Célestin Freinet est né en octobre 1896 dans les Alpes-Maritimes. La vie lui a accordé très peu de répit : issu d’une famille paysanne pauvre, il a déjà eu le temps, à 21 ans, de voir trois de ses frères et sœurs disparaître, d’être mobilisé pour la Grande Guerre et d’y être gravement mutilé. Échappant de peu à la mort et n’étant plus utile aux yeux de l’armée, il devient ce pacifiste convaincu que c’est par l’éducation qu’on évitera d’autres guerres. « Freinet n’en est jamais resté aux discours d’espoir. Pour lui, le temps de l’attente, c’était un temps d’action », raconte à son propos Paulo Freire. Pour agir, Freinet devient instituteur et atterrit à Bar-sur-Loup, un village misérable où des agriculteurs peinent à subvenir ne serait-ce qu’aux besoins primaires de leurs enfants. Et c’est là qu’il réalise sa première expérience d’éducation populaire sans autre matériel que des pupitres à quatre places. Célestin et son épouse, Élise Freinet, font de ce village une véritable capitale de la pédagogie avec des méthodes et des pratiques totalement innovantes comme les promenades scolaires, les correspondances, l’imprimerie, la cueillette de fleurs et d’olives, la fabrication de parfums ou l’organisation de fêtes. La discipline se fait autodiscipline et l’erreur est revalorisée ; elle devient une étape nécessaire dans l’apprentissage par « le tâtonnement expérimental ». Au fur et à mesure que son expérimentation avance, Freinet tâtonne lui même et évolue, comme ses élèves. Il abandonne les manuels scolaires, les leçons et les devoirs afin de parvenir à une forme idéale d’activité, centrée sur l’expression libre, l’envie, l’initiative et la motivation des écoliers.
Pour Freinet, l’apprentissage est une démarche naturelle chez l’enfant et le rôle de l’enseignant est dès lors de lui permettre d’avancer de façon la plus autonome possible vers son épanouissement personnel. Avec son épouse, ils susciteront bien des moqueries à Bar-Sur-Loup en exposant fièrement les réussites de leurs élèves. Mais les sarcasmes cèderont à la peur et à la haine : au début des années 1930, en pleine montée des fascismes européens, Charles Maurras lance une vaste campagne contre Célestin Freinet. L’enseignant est mis en accusation à propos du texte libre d’un enfant imaginant une révolte de la classe contre le maire du village. Freinet est déplacé, mais refuse de baisser les bras et fonde, avec Élise, une école « prolétarienne » à Vence, dans laquelle il accueille les enfants réfugiés de la guerre d’Espagne. « Peut-on être à la fois communiste et instituteur ? », se demandait à son sujet une certaine presse conservatrice. Le simple fait de poser la question froisse Célestin Freinet ; dans les pas de Paulo Freire, il dénonce l’utilisation capitaliste du concept de neutralité ainsi que la domination qui se cache derrière. Pour lui, la neutralité en éducation n’a pour but que de reproduire l’idéologie dominante et les inégalités en veillant à ce que les classes sociales ne soient jamais remises en cause : « La neutralité, c’est la mort. La vie ne peut pas être neutre5. »
L’esprit critique est un diamant
Freire, hooks, Freinet. Voilà trois esprits révolutionnaires pour qui l’émancipation des classes populaires passe par l’éducation et la pédagogie. Indéniablement, même si l’école publique d’aujourd’hui n’a que peu de choses à voir avec l’école prolétarienne de Freinet, l’Éducation Nationale n’est pas restée hermétique à leur héritage puisque, selon leur référentiel de compétences, les enseignants ont aujourd’hui pour mission d’« aider les élèves à développer leur esprit critique ». Certes, c’est à peine chuchoté, et parmi toutes les autres priorités dont les professeurs du service public doivent se saisir, la tâche est peu mise en valeur. Mais la possibilité d’enseigner en allumant des feux plutôt qu’en remplissant des vases est donnée. Reste à tâtonner pour trouver des réponses aux questions qui se posent naturellement : comment cultiver la désobéissance dans le cadre peu flexible d’une institution scolaire basée sur l’autorité du maître ? Comment initier au doute méthodique dont parlait Descartes sans récolter de la méfiance systématique ? Quel rôle jouer, quelle voix prendre, quels chemin indiquer pour créer et maintenir chez ses élèves une irrépressible envie d’apprendre par soi même toujours plus ? Pour Grégory Chambat, auteur de Apprendre à Désobéir6, « préparer des humains à l’autonomie, à l’égalité, à un monde délivré de toute oppression ne saurait se faire au moyen de l’autorité ». Il faut trouver autre chose que la répression pour entretenir l’amour de la connaissance.
Réfléchir aux moyens par lesquels on peut faire progresser l’école ne doit toutefois pas nous mener à croire que ce qui est déjà acquis ne peut nous être repris. La pédagogie émancipatrice qui consiste à rendre l’élève acteur de son apprentissage fait hurler les réactionnaires de droite comme de gauche. Au constructivisme proposé par les pédagogues révolutionnaires, certains préfèrent le conditionnement behavioriste cher à Pavlov. Ce sont les amants de la servilité, les gardiens acharnés de l’ordre établi ; pour eux, le salut de la Nation ne peut provenir que de la soumission irréfléchie de tous aux mêmes buts, aux mêmes valeurs et aux mêmes règles de conduites. De François Fillon à Marine Le Pen en passant par Brighelli ou le Mouvement républicain et citoyen (MRC), autoproclamé de gauche, tous réclament le retour à ce qu’ils considèrent fondamental : lire, écrire, compter, saluer le drapeau, porter l’uniforme, obéir à son maître et répéter par cœur le roman national selon lequel chacun doit aimer la France, « parce que la Nature l’a faite belle, et parce que l’Histoire l’a faite grande7 ». Ces voix qui s’élèvent contre l’éducation nouvelle en vantant les mérites fantasmés de l’école de la IIIe République sont si nombreuses qu’elles s’organisent politiquement et associativement afin de faire revivre l’école du patriotisme aveugle et du tri social décomplexé. L’exemple le plus parlant est celui de la fondation Espérance Banlieues, qui implante, en plein cœur des quartiers populaires, des écoles privées pour mieux répandre leur idéologie faisandée, au service de la Manif pour Tous et de son monde. Il est plus que jamais temps de se tourner vers les pédagogues révolutionnaires, pour les entendre dire que « ce n’est pas avec des hommes à genoux que l’on mettra une démocratie debout ». La Bruyère disait de l’esprit critique qu’il est aussi rare que les diamants et les perles : il oublie que les diamants ne sont rares que parce que les grands groupes capitalistes les achètent en masse et les stockent pour les revendre au compte-gouttes. Toute l’ambition de la pédagogie critique consiste à conquérir les lieux de dépôt de ces diamants qui n’auraient jamais dû être confisqués au peuple.
Sources : « Célestin Freinet, pédagogue révolutionnaire », La Brique, mars 2009 | « Paulor Freire (1921–1997) », Heinz-Peter Gerhardt, Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 3–4, septembre-décembre 1993, p. 445–465. | « La pédagogie engagée », bell Hooks, Tracés, 2013, mis en ligne le 01 janvier 2017.
- Ivan Illich, Une Société sans école, Points, 1970.[↩]
- bell hooks, Ain’t I a Woman, South End Press, 1981.[↩]
- bell hooks, Teaching to Transgress, Routledge, 1994.[↩]
- bell hooks, A Pedagogy of Hope, Routledge, 2003.[↩]
- « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique : Coup d’œil général sur le nouvelle éducation en Russie », L’École Émancipée, n° 7, 8 novembre 1925.[↩]
- Grégory Chambat, Apprendre à désobéir, Libertalia, 2013.[↩]
- Histoire de France : Cours moyen, Armand Colin, 1912.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Nicolas Lambert : « Le public, c’est un autre mot pour dire le peuple », mars 2017
☰ Lire notre article « L’université populaire doit l’être vraiment », Thomas Moreau, avril 2016
☰ Lire notre entretien avec Manuel Cervera-Marzal : « Travail manuel et réflexion vont de pair », mars 2016
☰ Lire notre entretien avec Emmanuel Daniel : « L’émancipation ne doit pas être réservée à ceux qui lisent », janvier 2016
☰ Lire notre entretien avec Franck Lepage : « L’école fabrique des travailleurs adaptables et non des esprits critiques », juin 2015