Samedi 24 novembre 2018, acte II.
Les invisibles arborent désormais un gilet jaune ; ils sont venus du pays tout entier pour exiger une vie meilleure. On appelle à la démission du « président des riches », on élève des barricades. « C’est le peuple en colère », nous dit-on aussitôt. Et c’est déjà l’émeute sur les Champs-Élysées — peut-être l’insurrection. L’un des membres de notre rédaction se dirige en direction de l’avenue Franklin-D.-Roosevelt. Des tirs, des gaz, des cris. Il entend : « Un blessé ! Appelez les pompiers ! » Il s’approche. « Il y a du sang partout. Un gamin en état de choc », écrira-t-il quelques jours plus tard dans nos colonnes.
Il a 21 ans, il s’appelle Gabriel, il vient de la Sarthe, il est monté sur la capitale pour exprimer son « ras-le-bol de voir les gens dans la misère« , il s’apprêtait à passer son BTS en chaudronnerie. C’est la première fois qu’il participe à une manifestation et les forces armées du régime fraîchement élu « pour faire barrage à l’extrême droite » viennent de lui arracher une partie de la main — 26 grammes de TNT, catégorie « arme de guerre ». La guerre contre « ceux qui ne sont rien« . Sa mère se tient à ses côtés. « Mon regard croise celui de son fils. Il lève sa main en l’air afin d’éviter une hémorragie. »
Nous sommes restés en contact avec la famille Pontonnier. Cette semaine de publications lui sera consacrée : deux ans ont passé — deux ans d’une lutte quotidienne : sanitaire, juridique, financière, psychologique. Laissons la parole à l’écrivaine Sophie Divry, qui ouvre cette série de textes : « J’ai rencontré, environ un an après leur accident, les cinq gilets jaunes qui avaient eu la main arrachée par une grenade. À partir de ces cinq entretiens, et avec leur accord, j’ai monté un texte choral publié en octobre 2020 au Seuil sous le titre Cinq mains coupées. Exceptionnellement, pour Ballast, avec l’autorisation de Gabriel et de sa famille, je livre ici l’entièreté de l’interview réalisée en janvier 2020, au Mans, lorsque je l’ai vu avec sa mère. L’entretien a duré trois heures. Ce sont des mots difficiles, un parcours brisé, qu’il importe que chacun considère à leur juste place. Nous savons que l’État protège les riches et écrase les ouvriers. Les mots de Gabriel permettent de réaliser ce que cela veut dire vraiment. »
Je m’appelle Gabriel, j’ai 22 ans. J’ai été mutilé le 24 novembre 2018 boulevard Roosevelt dans le XVIe arrondissement, à Paris.
Je suis né au Mans. Mon père est agent d’entretien dans une maison de retraite. Ma mère est ingénieure pédagogique de formation, son contrat peut s’arrêter du jour au lendemain. Je vis avec mes parents dans un village dans la Sarthe, à 30 kilomètres du Mans. On est une famille de quatre enfants et je suis le plus jeune.
J’ai jamais été très très fort à l’école, mais ça allait. En troisième, j’ai fait des stages tout au long de l’année, j’ai essayé plein de trucs pour savoir ce que j’aimais et en tombant sur la chaudronnerie, j’ai vu que c’était vraiment ça qui me plaisait. J’aime travailler tous les métaux, l’aluminium, le cuivre, la ferraille. J’aime créer quelque chose avec rien. Faire des choses belles et utiles.
« J’aime travailler tous les métaux, l’aluminium, le cuivre, la ferraille. J’aime créer quelque chose avec rien. »
À 16 ans, je suis entré chez les Compagnons du devoir pour faire mon bac pro chaudronnier-soudeur. N’importe qui ne rentre pas chez les Compagnons, j’ai fait des tests. Il faut qu’ils voient le potentiel du jeune. Comme ma mère le dit, les jeunes qui intègrent les Compagnons, ils apprennent vite l’autonomie. On se côtoie tous dans le même hébergement. Les gens viennent de la France entière. Chez les Compagnons, les anciens sont vraiment derrière nous. On est vraiment suivi, c’est six jours sur sept. Après ma journée de travail en entreprise, je continuais au sein des Compagnons et ce jusqu’à 22 heures tous les jours. C’était dur, mais j’en suis sorti content. J’ai gardé de très bons amis. Ça m’a appris à vivre en communauté, et ça m’a appris l’amour du travail bien fait. J’ai fait plusieurs concours de meilleur apprenti de France. J’ai obtenu la médaille de bronze en tant que chaudronnier. J’ai fait le concours COBATY, où j’ai fini troisième, j’étais content.
En novembre 2018, j’étais apprenti. J’étais rentré chez mes parents temporairement pour faire mon BTS, toujours en chaudronnerie, dans le but de monter mon entreprise, dans le but d’être un peu chef. J’allais passer le diplôme en fin d’année scolaire. Je devais réintégrer les Compagnons du devoir avec mon BTS, et faire mon tour de France ensuite. J’allais reprendre un logement autonome. Comme apprenti, j’étais payé 1 200 euros par mois, je faisais beaucoup d’heures sup’.
Je faisais de la guitare. Je grattais de la basse, j’étais en train d’apprendre à jouer de la batterie. Je faisais de la moto-cross aussi, plus rarement. Généralement, je faisais tout ce qui tourne autour des sports mécaniques, mais aussi de l’escalade, de la via ferrata, des sports nautiques…
On ne parle pas politique en famille. Mais on va voter, ça oui. Ce jour-là, on est allés manifester pour les services publics. On est très attachés au service public. À la campagne, plus ça va, plus on nous enlève des trucs. Les écoles, les hôpitaux, les gares, même les médecins… C’était un ras-le-bol tout simplement. Nos anciens ils ne peuvent plus se déplacer. Je le vois maintenant comme je ne peux plus conduire, je suis dépendant de mes parents. C’était surtout pour les services publics. Et aussi un ras-le-bol de voir les gens dans la misère, ça, c’est insupportable.
On est allés à Paris parce que les cameras sont tournées sur Paris. À la campagne, on peut mourir tranquillement, y a rien qui va se passer. Je n’avais jamais foutu les pieds dans une manifestation. C’était la première fois.
« On est allés manifester pour les services publics. Et aussi un ras-le-bol de voir les gens dans la misère. Je n’avais jamais foutu les pieds dans une manifestation. »
On est partis vers 7 heures du matin, parce qu’il faut deux heures de route pour monter à Paris. C’était une voiture cinq places, donc tout le monde ne pouvait pas venir. On y est allés avec mon grand frère, ma sœur et son compagnon. Là-bas, mon cousin et ma cousine nous ont rejoints, ils étaient montés depuis Toulouse.
Dans la voiture, on a chanté comme dans une boîte de nuit. Vers 10 heures, on a laissé la voiture Porte d’Italie, c’était pas la peine de rentrer plus dans Paris. Parce qu’on est aussi un peu écolos sur les bords. Dès la place d’Italie, des flics nous ont sauté dessus. Ils nous ont fouillés entièrement.
On n’avait pas d’équipement. J’avais un bonnet et une veste de ski, parce qu’il faisait super froid ce jour-là. On n’avait rien d’autre à part nos gilets jaunes. Nous partagions des gants afin de se réchauffer les mains à tour de rôle, moi je n’avais pas de gants.
Le temps de payer, de se garer, on avait faim. Il était 10 heures, on a trouvé un bar pour prendre un petit-déjeuner. On a pris notre temps. Puis on n’a pas arrêté de marcher, je n’avais jamais autant marché dans Paris que ce jour-là.
Mais on était vraiment des dilettantes. Des touristes. C’était un peu, ma mère elle dit, c’était un peu les Tuche qui arrivent à Paris.
Notre idée, c’était de défiler de Bastille à République. On avait décidé ça entre nous, sans rien savoir. C’était très symbolique pour nous : partir de la monarchie et arriver vers la République. Mais à Bastille, il n’y avait pas grand monde. Des gilets jaunes nous ont demandé si on allait aux Champs-Élysées, mais on a répondu non, on n’était pas très motivés.
La manifestation avait déjà commencé ailleurs, mais nous, on la croisait sans cesse sans vraiment la suivre, on se perdait…. On restait tous ensemble, tous les sept, en famille. On n’a pas parlé vraiment avec d’autres gilets jaunes. Je n’ai pas crié de slogans ni rien, on a plus mangé et bu de l’eau qu’on a manifesté, sincèrement. On buvait un café, on achetait de l’eau. Des photos devant le BHV, des photos devant le Louvre. Ce n’était pas que la manif, ce jour-là, c’était plus une sortie familiale.
On a fait comme une spirale d’escargot autour de la manif. Il y avait vachement de gaz. On ne pouvait pas prendre certaines rues qui étaient bloquées par les flics. On se retrouvait à être dans les gaz, même si on essayait toujours de fuir ces endroits-là.
« C’est à ce moment-là que la grenade m’a atterri dessus. Je ne l’ai pas vue arriver. Elle a explosé sur moi, au niveau de la poitrine, du côté droit. »
Je ne sais pas trop comment on est arrivés boulevard Roosevelt, dans le XVIe. On était tous fatigués, c’était 18 heures, il commençait à faire nuit, on avait décidé de retourner à la voiture. Mon frère voulait juste faire une vidéo pour la montrer à ses collègues, maintenant c’est celle qui est sur internet.
C’était vraiment un endroit où il ne se passait rien du tout. Il y avait des papis, des mamies, il y avait même des enfants. Les flics, on les voyaient au loin, mais c’était pas du tout la manifestation. D’après le rapport de l’IGPN, c’était de l’autre côté que ça se passait, ils ont reconnu qu’ils se sont plantés de côté. Et qu’il n’y a pas eu de sommations. Aucune procédure n’a été respectée.
C’est à ce moment-là que la grenade m’a atterri dessus. Je ne l’ai pas vue arriver. Elle a explosé sur moi, au niveau de la poitrine, du côté droit.
Je me rappelle juste de l’explosion qui m’a sonnée. Ça fait comme dans les films de guerre, quand il y a du blanc et un sifflement aigu dans les oreilles.
Juste après, je me rappelle sentir que j’avais des fourmis dans les mains. Comme il faisait un petit peu nuit, j’ai regardé ma main, mais vraiment vaguement : j’ai vu que c’était le chaos clairement. Et du coup je me suis dit « C’est mort, faut pas trop que je regarde parce que sinon je vais tomber dans les pommes ». Et si je tombe dans les pommes là, je vais crever. Ça va vite dans ma tête. Mon frère a vu ça aussi, il m’a maintenu la main et puis on a couru, tout simplement. On a couru pour essayer de trouver les secours. Il m’a dit après qu’il sentait mes doigts qui lui coulaient entre les doigts, dans le mauvais sens.
C’est ma mère qui m’a assis contre une vitrine, en plein milieu d’une rue. Elle a essayé de me protéger des gaz et de tout ce qui pouvait encore tomber sur moi.
Pendant ça, ma mère faisait les soins. J’avais des impacts sur les yeux, sur le visage. J’avais des trous dans mon jogging, sur la jambe. J’avais mon gilet jaune où on pouvait voir la déflagration de la bombe. Et encore, en sachant que j’étais habillé en vêtement d’hiver, alors j’imagine pas ce que ça aurait donné en tee-shirt. C’est une arme, ce truc. C’est une arme de guerre. Pourquoi ils jettent ça sur les gens ? J’ai de la chance que ça ne me soit pas tombé sur la gorge, sinon j’étais mort, j’étais mort. Comme c’est arrivé à un mec, à Rémi Fraisse, dans la capuche.
Il n’y avait pas encore de street medics à cette époque. C’était l’acte II seulement. Mais là, on voit arriver un type qui avait pris, au cas où, des compresses et de l’eau. Ma mère voulait me faire un garrot, et, c’était improbable, ce type est arrivé et il a dit à ma mère, je suis pompier, je vais gérer. Il a ouvert son sac avec les compresses et c’était vraiment un cadeau à ce moment-là.
Et puis les gens m’ont protégé des gaz lacrymo qui nous étaient envoyés en grande quantité. Leurs corps ont servi de boucliers.
« Mon cousin m’aidait à marcher quand un CRS lui a mis un coup de matraque. Pourquoi, je ne sais pas, on n’est plus dans quelque chose qui se réfléchit. »
Ma sœur est tombée dans les pommes. Ma mère était choquée, et elle devait tout gérer. Et il y avait des gens qui venaient et qui filmaient avec leur téléphone aussi, dans ces cas-là, il y a des gens qui sont juste dans le « Je-veux-voir ».
Je ne pourrais pas dire combien de temps je suis resté à attendre les secours. Je n’avais plus de notion du temps. Le cerveau est bien fait. Quand je me suis dit « Je ne regarde pas ma main », la douleur, ça allait, dans le sens où, tout simplement, je ne voulais pas mourir. C’est à l’hôpital que j’ai commencé à avoir mal, avant j’étais sans doute sous l’effet d’endorphines.
C’est à ce moment-là que mon beau-frère revenait avec les CRS. Ils étaient en mode tortue, comme les Romains à l’époque, comme dans Astérix. Mais pour dire, c’était super violent : mon cousin m’aidait à marcher quand un CRS lui a mis un coup de matraque. Pourquoi, je ne sais pas, on n’est plus dans quelque chose qui se réfléchit.
Moi je n’étais pas apte à parler à quelqu’un. C’était vraiment le choc. Comme ceux qui ont un accident de la route. Mais je ne me rendais pas compte de la gravité. Et même quand je suis arrivé dans les camions de pompiers, j’imaginais pas que j’avais des doigts en moins. Moi je pensais que, c’est bon, une semaine après je serais sorti de l’hôpital. Les pompiers m’ont dit : « Excusez-nous, est-ce que vous aviez des chevalières et tout ? » J’ai dit : « Ben non, pourquoi ? » Ils m’ont dit : « Parce qu’on a rien retrouvé sur votre main ». Et c’est là seulement que j’ai commencé à me rendre compte qu’il me manquait des doigts. Je pensais que j’avais juste été soufflé, mais que c’était récupérable. Mais non, pas du tout du tout du tout.
Les CRS m’ont ramené derrière, à la Concorde, à un endroit où étaient stationnés plusieurs camions de pompiers. Mon grand frère était avec moi, il avait comme mission de partir à l’hôpital avec moi. Mais on m’a fait changer trois ou quatre fois de camion. Les pompiers attendaient une réponse de l’hôpital. Ils étaient dépassés les mecs. Mon frère attendait chaque fois assis par terre dans la rue. D’un coup, le camion est parti, en refusant de l’emmener avec moi, et moi je lui ai remis mes affaires. Il est resté seul à la Concorde. Du coup, il est allé voir d’autres pompiers pour récupérer un sac poubelle pour mettre mes affaires. Il ne savait pas s’il avait du sang sur lui. Mais il était couvert de sang, du mien et du sien. Il était blessé. Ce qu’il faut savoir, c’est que la même grenade a blessé mon cousin et mon frère, aux pieds, aux cuisses, aux dos. Ma mère et ma sœur aux tympans. Mon cousin s’est fait un garrot sur la jambe, tout seul.
Mon grand frère avait les pieds en sang. Ils ont refusé de le prendre en charge. Mon frère a dû louer une trottinette pour me rejoindre à l’hôpital. Alors qu’il était blessé et qu’il saignait des pieds et de la jambe. Il a mis le sac avec mes affaires entre ses chevilles, et il a traversé Paris en trottinette par les grands axes. Au final, il est arrivé avant tout le monde à Pompidou.
« Je me suis beaucoup empêché de pleurer. Pour ma famille, pour les protéger. »
À l’hôpital, je commençais vraiment à avoir mal. On m’a mis sur un brancard. Là il fallait attendre, attendre, attendre. Ils n’avaient pas de bloc. C’est une usine à gaz, Pompidou. Et ils n’ont pas vu la gravité de la blessure tout de suite parce qu’ils n’ouvraient pas le bandage. Le pansement pissait le sang.
À un moment, j’ai dit à ma mère d’aller voir mon frère, parce que moi j’étais pris en charge. Ma mère, elle l’a vécu comme un choix entre ses deux enfants.
Une fois que le bloc s’est enfin libéré, j’ai été opéré une première fois onze heures de suite, et le lendemain pendant neuf heures. Entre-temps on m’a mis dans le coma artificiel.
Pendant quatre ou cinq jours, ils ne savaient pas où me mettre. J’étais dans un brancard, je n’avais pas pu avoir de chambre. Ce n’est pas leur faute non plus, ils sont surchargés. Je ne leur en veux pas. Je me suis beaucoup empêché de pleurer. Pour ma famille, pour les protéger. À Pompidou, je m’en rappelle, à un moment, tout le monde est sorti de la chambre. Et là, ma mère m’a dit : « Si tu veux pleurer, pleure. » Et c’est sorti direct.
À Pompidou, mon cousin et mon frère n’ont même pas été pris en charge. Ils leur restaient des éclats partout. Mais les médecins ne connaissaient pas ces grenades, ils leur ont dit que ce n’était rien, qu’ils pouvaient rentrer chez eux. C’est seulement au Mans qu’ils ont été enfin pris en charge, plusieurs semaines plus tard. Leurs blessures s’étaient infectées.
Il m’ont fait un lambeau de Mac Gregor1. J’avais la main dans le ventre, ils avaient fait comme la poche d’un kangourou sur la hanche. Avec la main dans la hanche, on ne peut pas aller aux toilettes, on ne peut pas se laver soi-même. Tu peux pas marcher…. C’est ça le plus difficile, d’un seul coup, on se retrouve à tout perdre. C’est un truc de fou.
Je suis resté trois semaines à Pompidou, mais j’ai l’impression que ça a duré six mois… Ils sont trop peu, ils vont trop vite. La bouffe était vraiment pas bonne, c’était servi dans des barquettes, souvent froid, ou à 23 heures, à minuit. On ne me lavait pas ou à peine. J’étais tellement sale qu’ils se sont retrouvés à me laver les cheveux au bloc, tellement qu’ils ont eu pitié de moi. Je leur ai fait pitié. Les seuls moments où j’arrivais à dormir, c’était quand ma mère était là. Parce que je savais que personne n’allait entrer dans ma chambre et me faire sursauter. Elle montait la garde pour me protéger.
« J’avais la main dans le ventre, ils avaient fait comme la poche d’un kangourou sur la hanche. »
Elle venait toutes les nuits. Elle n’a pas pu poser un arrêt de travail parce qu’elle commençait juste un contrat. Alors elle travaillait la journée au Mans, elle venait la nuit à Pompidou. Elle a fait les allers-retours en train pendant trois semaines, elle tenait avec des médocs. Il y avait toujours quelqu’un avec moi. Ma mère elle disait que si on me laissait seul, j’étais maltraité. Il a fallu qu’elle se batte pour que j’aie un matelas à escarres, car j’avais des escarres. Il a fallu qu’elle se batte pour qu’ils me remettent les gaz anesthésiants pendant les changements des pansements, parce qu’une infirmière avait décidé que je n’en avais pas besoin. Il fallait se battre pour tout. Il a fallu qu’à 21 ans, je mette un mouchoir sur ma pudeur. C’est ma mère qui me lavait. Elle devait tout faire, je ne pouvais même pas me lever. C’était l’enfer à Pompidou. La seule personne sympa, c’était un Afghan qui avait vécu la guerre, il savait ce que c’était. Sinon, personne n’avait le temps. C’est comme dans n’importe quel métier où on te presse, on te presse. Les nanas courent sans arrêt, il y a des milliers de chambres. Ce qu’on a vécu, c’est révélateur de ce pour quoi justement on s’était mobilisés : la carence du service public.
Au Mans, par rapport à Paris, c’est le jour et la nuit.
Déjà la nourriture c’était mieux. Au Mans, on est servi dans des assiettes. Tout est plus simple pour que ma famille vienne me voir. Le personnel est super, que ce soit le chirurgien jusqu’à la femme de ménage, ils sont nickels. Le docteur Bour m’a pris en charge. C’est un grand chirurgien et un grand homme.
Quand j’ai pu me lever enfin moi-même pour aller me laver, je ne me suis jamais senti aussi heureux. C’est très bizarre. Au bout d’un mois, quand on m’a enfin sorti la main de la hanche, j’ai pu commencer à me sentir mieux. Même si c’est pas vraiment le cas aujourd’hui.
Il y a toujours au début cet espoir de retrouver sa main. Surtout que ça a été très long pour que le médecin vienne dans la chambre me dire ce que j’avais vraiment. Un jour ils disaient que je n’avais plus que deux doigts, à un moment donné il y en avait quatre… On a eu plusieurs versions, on ne savait plus trop ce qu’il me restait ou pas.
J’ai eu 19 opérations en tout à ce jour. Sur la hanche, sur les jambes, sur le visage, et sur la main bien sûr. Sur tout mon côté droit, il me manque une partie partout. J’ai des cicatrices sous tout le côté. Je garde des impacts de la grenade dans l’os frontal. On voit un petit point noir, typique de la GLI-F42.
Au final, de ma main droite, j’ai gardé le poignet. L’index et le majeur ont été soufflés, il ne restait que les os. J’ai encore une partie du pouce jusqu’à la dernière phalange. Il me reste encore les deux derniers doigts, l’annulaire et l’auriculaire, mais ils ont comme de l’arthrose, ils sont petits et recourbés. Ma main est remplie de la tolite [explosif présent dans la GLI-F4, ndlr] de la grenade. C’est la TNT, ça fait comme un agrégat de sable et d’argile dans les doigts, ça gonfle les tendons et les nerfs. On ne peut pas l’enlever, faudrait enlever les muscles avec. Le souffle a fait entrer la matière de la grenade dans ma main et on ne peut plus l’enlever. Je suis tatoué, comme disent les médecins.
« Je sens comme si on me serrait fort, fort, fort tout le temps les doigts qui me manquent. Ça me grattait un doigt que je n’avais plus. »
Mais il me reste encore une dizaine d’opérations, pour dégrossir, etc. L’os de la métacarpe n’est pas aligné avec l’os de la première phalange, va falloir tout remettre droit. Et du coup je ne peux pas faire du sport parce que j’ai encore des broches, j’ai encore un gros pansement. Je ne peux pas faire de la rééducation. Après oui, j’aimerais faire du sport, mais lequel ? c’est compliqué. Je ne peux plus jouer de musique. Si seulement je pouvais faire du sport ou de la musique, on dort mieux. Ça fait penser à autre chose.
J’ai des syndromes post-traumatiques que j’ai dû mal à avouer ici.
J’ai eu des douleurs fantômes au début, et j’en ai encore. Je sens comme si on me serrait fort, fort, fort tout le temps les doigts qui me manquent. Quelquefois, j’en sens encore. Ça me grattait un doigt que je n’avais plus. Il faut ne plus y penser pour pas que ça gratte, mais c’est compliqué parce que plus t’essayes de pas y penser et plus t’y penses.
Depuis l’accident, je suis resté huit mois sur l’année à l’hôpital. Je passe ma vie à l’hôpital. J’en ai encore une dizaine d’opérations devant moi. C’est énorme. On ne sait pas quand ça s’arrête… Je pensais jamais qu’il allait y avoir autant d’opérations. C’est vraiment une période bizarre. Je ne le souhaite à personne. C’est l’hôpital : on ne fait pas ce qu’on veut, on reste là, on attend que ça guérisse. Mais ça ne guérira jamais. Je suis mutilé, abîmé, déformé, disloqué… Je ne peux pas me projeter. Je suis toujours dans la phase des opérations chirurgicales, plus de 15 mois après. Et c’est pas fini.
L’autre jour, je me suis rendu compte qu’on était le 24 novembre et que ça faisait un an. Putain, ça fait un an, alors que j’ai l’impression que le temps n’est pas passé. C’est sur pause, ça repart, c’est sur pause, ça repart. C’est bizarre.
La mutuelle Prevadies et la Macif ont d’abord refusé de prendre en charge les soins. Et quand ils ont fini par le faire, ma mère a demandé aussi pour elle et ma sœur, parce qu’elles ont eu les tympans pétés, et là ils ont répondu : « Ah, ça va, on prend déjà en charge Gabriel, alors ça commence à bien faire ! »
Il reste toujours quelque chose à payer. Il reste plein de frais. J’aurais pas eu ma mère, c’était mort. Il y a tellement de papiers à faire. Il y a tellement de papiers ! C’est super compliqué franchement. Ils font exprès. Alors que c’est quand même un gros accident qui m’est arrivé, l’humain, ça serait bien qu’il revienne dans tout ça.
J’ai arrêté le BTS, je n’ai pas pu reprendre mes études depuis. Je ne peux pas écrire. Je galère parce que j’étais droitier.
J’aimerais bien reprendre. Parce que, clairement, je m’ennuie. Je me fais chier. Il ne se passe rien. Je n’ai rien à raconter. C’est la merde, clairement.
« Mon boulot, c’est pareil, je ne peux plus le faire. Les machines que j’utilise en chaudronnerie, il faut pouvoir les tenir. »
La guitare c’est mort, la moto c’est mort. C’est comme si ma vie elle était en pause et que j’attendais que ça revienne. Mais je ne sais pas quand ça va revenir. Mon boulot, c’est pareil, je ne peux plus le faire. Les machines que j’utilise en chaudronnerie, il faut pouvoir les tenir. Monter mon entreprise c’est devenu difficile, parce que même pour une petite boîte, il aurait forcément fallu au début que je me mette les mains à la pâte, enfin, la main à la pâte. Et si je me mets un coup de meuleuse… Ah non, je me vois mal avoir un autre accident. Franchement, l’hôpital, tout ça, j’en ai eu assez, j’en ai eu assez pour toute la vie. C’est triste parce que c’était vraiment un boulot que j’aimais, j’avais découvert ma passion, mais si je peux être dans les bureaux, ça restera un petit peu mon boulot et ce sera moins dangereux.
De toute façon, je ne sais pas ce que je vais faire après. Je ne me suis pas posé de questions. Je ne veux pas me faire de faux espoirs. J’ai eu ma dose. Je préfère attendre et voir au moment même.
Quand les gens me demandent des nouvelles, ça ne tourne qu’autour de ça. Le premier truc que les gens me demandent, c’est ça. C’est comme si ma vie elle ne tournait qu’autour de ça maintenant. Donc c’est chiant.
Les amis ont toujours été là. Mais c’est moi qui n’ai plus tellement envie de voir les gens. J’ai tendance à me renfermer, à ne plus sortir. Ça ne m’intéresse plus. Je vois que j’ai changé. Je me renferme. Même physiquement, j’ai tout le temps la main dans la poche comme Djamel Debbouze. Je ne me vois pas marcher tranquillement comme ça dans la rue. Pour l’instant, je préfère pas trop sortir. Juste le serrage de main, c’est compliqué. Je suis dans un « suicide social » ; tout est à recommencer, mais par où ?
J’étais autonome avant. À 21 ans, je me débrouillais pour payer mon loyer. Maintenant je suis obligé de rester chez mes parents. Ça pèse sur le moral. C’est énorme. J’en peux plus. J’étais payé 1 200 euros par mois comme apprenti, avant. Maintenant je me retrouve avec 120 euros par mois. En deux factures, c’est fini.
J’ai plus aucun revenu. J’ai des trous dans mes chaussures. Même des chaussettes je ne peux même pas m’en payer. J’ai pas un euro sur mon compte. J’économisais 150 euros par mois sur mon salaire d’apprenti pour plus tard, et là j’ai plus rien, j’ai tout dépensé.
Si je veux bouffer un truc, je ne peux pas me le payer. En fait, je suis redevenu collégien. Un adolescent. C’est très compliqué.
« Et le procureur, il répond aux ordres de Castaner et de Macron. Le procès, on n’a pas de nouvelles. »
C’est dur, pour les réflexes et tout. J’étais droitier. Ça dépend des périodes, mais j’essaie de faire quand même des petites choses avec ma main, mais seulement si elle ne sort pas d’opérations.
Quand je rentre chez mes parents, je mange moins. C’est la déprime. Franchement. C’est très compliqué. J’ai vu trois psy. Mais j’en vois pas en ce moment. Parler pour parler… Quand je croise des gens, je parle. Je me suis rendu compte que j’avais des sautes d’humeur. Des fois ça va, des fois ça va pas. J’arrive pas à gérer des trucs tout bêtes. Je m’en rends compte, c’est ça le pire. J’étais pas du tout comme ça avant.
Il y a des jours avec et des jours sans. Ça dépend même du temps. Il y a des trucs qui vont pas me plaire et ça va être un drame, alors que je m’en rends compte, j’arrive pas à gérer.
Des fois il m’arrive comme ça, d’un seul coup, qu’il y ait trois quatre larmes qui coulent. Comme si ça avait besoin de sortir.
On a vu l’IGPN en mars. J’ai dû tout redire, ma mère, mon frère aussi, mais ils n’ont pas entendu ma sœur, mon beau-frère, ni ma cousine. L’IGPN, le mec était bien. Le mec m’a dit que c’était pas la peine de me poser de questions, qu’il y avait eu des erreurs des forces de l’ordre, qu’on était vraiment des victimes, que ce n’était pas de notre faute. Mais voilà, l’IGPN avait fait une bonne enquête, que le procureur a classée sans suite. Et le procureur, il répond aux ordres de Castaner et de Macron. Le procès, on n’a pas de nouvelles, c’est l’avocate qui s’en charge. Ça va être très très long. Il va falloir qu’on paye pour être partie civile. Ça nous a coûté un bras cette histoire, c’est le cas de le dire.
L’enquête a été menée à charge contre moi, comme si j’étais coupable de quelque chose. Ils nous demandaient si on avait repris la grenade, mais à l’origine, il y a bien une grenade ! Ils se dédouanent tout le temps et ça, ça m’énerve. Comme le livreur qui est décédé par placage ventral. Maintenant ils le chargent de pleins de trucs, comme quoi il n’avait pas de permis de conduire, etc… mais tout ça, on s’en fout : est-ce qu’il méritait de se faire coucher par terre et de mourir comme ça ?
Une fois on m’a proposé d’aller à une manifestation des « Mutilés pour l’exemple », mais j’ai refusé. Ça ne m’intéressait pas. Ça part trop dans le politique. J’y ai pas vraiment pensé. Je m’y connais pas assez pour en parler. Et peut-être qu’on n’a pas les mêmes pensées. Je ne sais pas quoi leur dire, aux autres mutilés. Ça nous est tous arrivé, mais c’est pas pour autant qu’on va être pareils. Peut-être plus tard, ça m’intéressera, je pourrais voir des gens, mais là, j’ai pas trop envie.
Les flics, eux-mêmes ils se font insulter, car on va pas se mentir, de l’autre côté aussi ça va pas. C’est trop compliqué pour moi. C’est la faute de tout le monde. Même au mec qui a jeté la grenade, je lui en veux pas. Pour que ça atterrisse à ce point-là sur moi, je pense que c’était un accident. Enfin peut-être que ça l’était pas…
On n’a pas fini si on en veut à la Terre entière derrière. En fait, j’ai pas vraiment réfléchi à tout ça.
« Personne n’a pu retourner manifester. On a la trouille de tout. On a la trouille des flics. »
On a toujours été tout seuls. On n’a jamais été sur les ronds-points, ni avant, ni après. On a pris notre dose. Et parfois je me dis : « Tout ça pour ça. » Surtout que ça n’a rien changé. C’est même pire, ils bradent tous les services publics.
Personne n’a pu retourner manifester. On a la trouille de tout. On a la trouille des flics.
J’ai plus confiance en la police. À partir du moment où les gendarmes ils ont une arme, alors, non. Je ne sais pas moi ce qu’il se passe dans la tête du mec : qu’est-ce qui me dit qu’il ne va pas d’un seul coup sortir son flingue et tirer sur moi, ou bien s’en mettre une ? Avant, ça me faisait rien de voir un flic, j’avais rien à me reprocher. Maintenant, c’est étrange, c’est de la peur et c’est de la méfiance aussi. C’est dommage, parce que ce sont des gens qui sont censés nous protéger, et au final, on se protège mieux tout seul. J’ai perdu confiance en eux, et je pense que jamais ça reviendra. Ils m’ont quand même niqué ma main. Ils ont failli me tuer. Et d’autres ils en ont tué d’ailleurs. J’ai plus confiance. Je n’ai plus confiance en personne en fait. À part en ma famille.
Je ne sais même pas ce que je suis. Je ne sais pas comment classer ça. J’avais jamais connu ça. Je ne sais pas dans quoi mettre ça. On ne donne pas de sens à ça. Des fois je me dis : « Pourquoi moi ? » Mais si c’est pas moi, pourquoi un autre ? Pourquoi ils ont des armes comme ça ? Parce qu’on est dans un pays où on a le droit de manifester. C’est reconnu, les Français, ils sont comme ça. Et au final, tu te retrouves à te faire amputer, mutiler, alors que c’est censé être les droits de l’Homme. Et là, c’est comme si c’était la guerre civile. Je trouve pas ça normal que ça arrive dans notre pays. Liberté, Égalité, Fraternité… Ben là, je ne l’ai pas vue.
[cagnotte « Tendons la main à Gabriel »]
Illustrations de bannière et de vignette : Jean-Michel Basquiat
- Technique chirurgicale qui permet de protéger les tissus endommagés avec une autre partie du corps, dans le but de réparer une perte de substance [ndlr].[↩]
- Cette grenade contient une charge explosive constituée de 26 grammes de TNT [ndlr].[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Raphaël Kempf : « L’action politique est de plus en plus criminalisée », janvier 2019
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