Entretien inédit | Ballast
Lisons nos confrères du Journal d’ici : « De même que les Palestiniens sont d’abord victimes du Hamas, le désenclavement du bassin Castres-Mazamet est devenu l’otage des écoterroristes. » Rien de moins. L’hebdomadaire régional en question est détenu par Pierre Fabre, fondateur local d’un groupe pharmaceutique et grand promoteur de l’autoroute A69 devant relier Castres et Toulouse : ceci explique sans doute cela. Quelques jours plus tôt, après que des militants écologistes ont mis fin à une longue grève de la faim — et, pour certains, de la soif —, une mobilisation réunissait 10 000 manifestants. Elle a donné lieu à la création, éphémère, d’une ZAD pour empêcher la réalisation dudit projet autoroutier en région Occitanie. L’économiste et militante altermondialiste Geneviève Azam, soutien des Soulèvements de la Terre et autrice, en 2019, d’une Lettre à la Terre, suit de longue date ce projet inutile et imposé. Elle nous raconte.
Vous faites partie des scientifiques engagés contre le projet d’autoroute A69, largement décrié, entre Castres et Toulouse. Les 21 et 22 octobre derniers, vous avez participé à la mobilisation qui s’est déroulée sur le futur tracé. Pouvez-vous nous raconter ce moment ?
Plusieurs cortèges ont regroupé en tout 10 000 personnes. Il y a eu la satisfaction d’une manifestation très populaire, colorée, diverse dans ses composantes et ses engagements. Elle a regroupé des manifestants et des manifestantes du Tarn et de la région, des personnes qui habitent sur le tracé de l’autoroute ou qui en subissent les effets directs ou indirects, comme les habitants et les habitantes des villages où sont prévues les implantations des usines qui vont produire l’enrobé pour l’autoroute, ainsi que des personnes venues de partout en France. L’atmosphère était à la fois grave et festive, soutenue par la base arrière, ses excellentes cantines à prix libre et les espaces de soin. Journée couronnée par un debriefing en fin d’après-midi dans une ferme qui jouxtait le camp autorisé, dans un grand champ prêté par un paysan. Cette ferme et ses dépendances, La Crémade, rachetée par la société de concession Atosca qui doit construire et exploiter l’A69, a été reprise et occupée par l’un des cortèges dans l’après-midi. Ce soir-là, c’est une joie très forte, une joie pure, venue d’un sentiment de réappropriation, qui s’est exprimée après toutes les semaines vécues d’humiliation et d’expropriation : arbres sauvagement coupés, armée de machines qui accélèrent les travaux malgré les grèves de la faim et de la soif, sans parler de la répression et de l’occupation policière du territoire. Non sans inquiétude, on avait enfin droit à une pause qui autorisait la satisfaction lucide d’une puissance retrouvée. Un ancrage qui permet de retrouver et rassembler des forces, après les épreuves des semaines précédentes.
Ferme qui a été expulsée dès le lendemain…
Le lendemain, l’ambiance était dominicale, avec la présence de familles. Dans cette nouvelle ZAD — la « Cremzad » — se sont déroulées le matin plusieurs réunions, dont une assemblée des luttes visant à informer et coordonner les résistances contre des projets d’extraction et d’« aménagement », d’autoroutes notamment. Une conférence de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse [ATECOPOL] était prévue. L’ATECOPOL a été à l’origine d’une lettre ouverte signée unanimement par les 200 scientifiques qui le composent et qui, après l’exposé des motifs liés à des savoirs scientifiques en matière de climat et de biodiversité, se prononce contre la réalisation de cette autoroute. Entre 300 et 400 personnes assistaient à cette réunion sur un terrain privé, attenant à la ferme. Les interventions débutaient tout juste lorsqu’on a vu des gens courir depuis la ZAD, les premières fumées des lacrymogènes arriver et les tirs s’intensifier dans tous les sens. Après un moment de stupeur, face à la police, les personnes présentes ont levé les bras pour tenter d’arrêter ces violences. L’expulsion de la ZAD s’est pourtant faite avec une violence incroyable, à coups de lacrymogènes et de matraque. Dans la ZAD, les occupants ont essayé de résister avec leur corps, sans arme ni matériel. Le gazage a ensuite atteint le campement autorisé, jusqu’au parking, mettant le feu à l’herbe haute et desséchée après des semaines chaudes et sans pluie. Des enfants effrayés ont été mis à l’abri dans une tente qui était là pour assurer un soutien psychologique, tente qui n’a pas été épargnée par les tirs de grenade.
« C’est une des leçons très explicite de cette lutte contre l’A69 : les alertes scientifiques passent au second plan par rapport aux mirages du développement économique et de ses arrangements politiques. »
Que la charge policière visant à défendre l’autoroute et son monde soit arrivée au moment où des scientifiques étaient en train d’expliquer pourquoi, selon eux, cette autoroute correspond à l’idéologie et aux infrastructures d’un vieux monde dont la perpétuation nous conduit vers l’abîme, tient d’une coïncidence symptomatique. D’ailleurs nous l’avons vu très concrètement : pendant qu’ils envoyaient des grenades lacrymogènes, le champ qui accueillait le campement a pris feu. Ce sont les manifestants qui ont arrêté, avec des moyens de fortune et sous les gaz, plusieurs incendies en train de se déclarer. Telle est l’une des leçons explicites que l’on peut tirer de cette lutte contre l’A69 : les alertes scientifiques passent au second plan par rapport aux mirages du développement économique et de ses arrangements politiques. Seule une certaine « science » économique et financière est reconnue. Tout le reste est une sorte de bruit de fond — changement climatique, extinction de la biodiversité, destruction du cycle de l’eau — qui n’entre pas dans les déterminations des choix qui sont réalisés, voire qui les accélèrent.
Dans la déclaration qui devait être lue lors de cette réunion, reproduit sur le site de l’ATECOPOL, il est fait mention d’un rendez-vous avec la présidente de la région Occitanie, Carole Delga, qui affirme ne pas croire que les choix politiques doivent toujours adhérer aux conclusions scientifiques.
On le voit ailleurs, mais dans ce cas précis c’est vraiment très explicite. Le texte des 200 chercheurs toulousains a été relayé par les Scientifiques en rébellion, plusieurs personnes du GIEC et, très rapidement, on a reçu 2 000 signatures. Suite à notre demande, Carole Delga a reçu une délégation de chercheurs toulousains dont je faisais partie. Nous avons été confrontés à quelque chose qui s’approfondit et s’étend dans les milieux dirigeants : s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un déni du caractère anthropique du réchauffement climatique en tant que tel, en revanche, on affirme la priorité de la légitimité politique donnée par les élections, ce qui autorise la mission d’« aménagement » et de « modernisation » du territoire. C’est pourquoi les alertes scientifiques se réduisent à des éléments de langage, voire à une opinion pour les plus sceptiques, et ne sont convoquées que pour assurer une nouvelle phase d’accumulation d’un capitalisme reverdi. Pour éviter toute confusion et toute concurrence déplacée de légitimité, les chercheurs et les chercheuses ont précisé qu’ils n’entendent pas se substituer au pouvoir politique — ce n’est pas leur rôle. Il n’en reste pas moins que les recherches scientifiques construisent des savoirs qui, aujourd’hui, rencontrent un consensus aussi bien sur le chaos climatique, sur la destruction des milieux et l’inefficacité de la compensation écologique que sur l’urgence d’agir. Ces savoirs devraient éclairer les responsables politiques ou économiques. Or nous assistons à un refus, non pas des faits, mais de cet éclairage et de ses conséquences lorsqu’elles contreviennent aux préjugés dominants. En ce sens-là, on peut s’inquiéter de dérives autoritaires de pouvoirs obscurantistes n’admettant aucune limite.
Et c’est précisément sur ce projet d’autoroute que des scientifiques, membres du GIEC comme Valérie Masson-Delmotte ou Christophe Cassou, ont choisi de sortir de leur réserve pour le condamner. Pourquoi ?
Nous sommes à un point de bascule. C’est l’heure de vérité. Les prévisions climatiques, en termes de biodiversité, ne sont plus des prévisions, des menaces, des probabilités à l’échelle 2050 ou 2100. Ce sont des réalités vécues. Et ça change beaucoup de choses. On assiste à la confrontation entre deux mondes : l’un entend continuer, voire accélérer les constructions d’infrastructures dont nous savons qu’elles ne sont adaptées ni aux réalités géophysiques et biologiques de la Terre, ni au principe de justice et d’égalité entre les humains, ni aux exigences du vivant ; l’autre veut faire valoir les alertes, les connaissances scientifiques, qui rencontrent désormais les expériences vécues et ressenties, les savoirs concrets, pour enclencher une bifurcation. Je ne suis pas surprise outre mesure que les scientifiques, aujourd’hui, ressentent la nécessité absolue de s’engager : il en va de leur responsabilité et du sens de leur travail. Carole Delga a affirmé que la France avait besoin de nombreux projets d’infrastructures, qu’on était encore sous-équipés, que les 150 000 habitants du Tarn-Sud devaient être « désenclavés ». Si la France est sous-équipée et peut donc se permettre des dérogations par rapport aux règlementations, que dire alors d’autres pays, plus peuplés et réellement « sous-équipés » par rapport à la France et par rapport aux normes capitalistes et industrielles de l’équipement ? Même s’ils ne le disent pas ainsi, nombre de dirigeants savent que les réalités écologiques sont là. Pour certains d’entre eux qui anticipent un durcissement des normes, c’est la fuite en avant. Ça, nous le ressentons très fortement. Jean-Luc Moudenc, le maire de Toulouse, engagé dans la « transition écologique » et la course aux infrastructures, parle de « vérités scientifiques d’un jour », autrement dit d’opinions. Sous des formes plus ou moins élégantes, de façon plus ou moins voilée, cette posture est désormais de plus en plus assumée par nombre de nos dirigeants.
On peut aussi songer à Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui entend ne pas appliquer la loi ZAN qui doit réduire à zéro l’artificialisation nette d’ici 2050…
Nous en avons parlé avec Carole Delga, car elle est présidente des Régions de France. À son poste, Carole Delga ne peut pas soutenir la position de Laurent Wauquiez. Il n’en reste pas moins qu’en continuant à promouvoir tous ces projets — l’autoroute n’est pas le seul en Occitanie —, de fait et sans buzz médiatique, le principe du zéro artificialisation nette est aussi remis en cause. Non en raison de son inefficacité et des opportunités de greenwashing qu’il engendre, mais pour son principe éventuellement restrictif. Ça n’est pas dit, mais c’est fait. Pour construire cette autoroute et les liaisons ultérieures qui la rattacheraient aux flux routiers vers l’Espagne, beaucoup de graviers, de granulats sont nécessaires. Pour les fournir, une extension des gravières sur l’Ariège est prévue ; la zone actuelle de 200 hectares serait étendue à 1 000 hectares, sur des terres cultivables et fertiles. L’autoroute, ça n’est pas seulement le couloir goudronné : c’est un monde autour, qu’ils appellent « développement économique ». Le projet de l’A69, c’est d’abord la stérilisation de 360 hectares de terres cultivables ou de zones humides. C’est de surcroît des terres sacrifiées à la compensation, d’autres vendues pour l’installation de grandes structures commerciales, d’hypermarchés, de centres logistiques… Bref, c’est le monde moderne selon Madame Delga. Exactement ce qu’il faut abandonner pour édifier des mondes vivables !
Vous parliez d’humiliation due à l’absence d’écho de mobilisations de plus en plus dures, mettant en jeu la vie de militants. On pourrait employer ce même terme lorsque vous dites que les travaux scientifiques sont renvoyés au rang d’opinion…
« L’autoroute, ça n’est pas seulement le couloir goudronné : c’est un monde autour, qu’ils appellent
développement économique. »
Oui. Mais je pense tout de même que la stratégie du pouvoir a échoué. C’est vrai qu’ils ont cherché à humilier. Par exemple, il y a eu une réunion organisée à la Préfecture du Tarn suite à l’interruption de la grève de la soif de Thomas Brail et la promesse de la suspension des travaux le temps d’une négociation. Une parodie de discussion qui n’a trompé personne et qui a seulement rassuré élus et chefs d’entreprises. L’État ne les lâcherait pas ! Les travaux ont continué, ils ont seulement arrêté de couper les arbres pendant deux jours, mais la majorité avait déjà été abattue et les travaux ont repris de plus belle après la réunion. Ce qui aurait pu être vécu comme une humiliation a en fait soudé une communauté. C’est ce qui m’est apparu lors de la manifestation. Cette communauté est très diverse, elle n’est peut-être pas d’accord sur tout, mais sur la question de l’autoroute elle se retrouve, discute, partage des savoirs, s’inscrit dans la durée.
Quelle peut être la suite après cet ensemble de mobilisations réprimées ?
Tant que les travaux sont restés théoriques, il y avait des gens pour, des gens contre et beaucoup de personnes indifférentes ne se rendant pas bien compte des impacts concrets, y compris parmi les personnes qui habitent sur le parcours de l’autoroute. Aujourd’hui, le paysage de dévastation est réel. Ils ont arasé des collines. Face à cette dystopie en acte, les consciences se réveillent, comme en témoigne un sondage de l’IFOP, faisant état de 61 % des personnes du Tarn et Haute-Garonne opposées à l’autoroute. Cette lutte s’inscrit dans la durée. Elle a d’ores et déjà propulsé la question des infrastructures routières et de la bétonisation sur le devant de la scène en France. Tout a été fait pourtant pour en faire un problème local, d’un Tarn-Sud qui suinterait la misère, selon les propos de Madame Delga, et que l’autoroute libèrerait. Or les résistances aux projets autoroutiers ou de contournement en France s’amplifient et se coordonnent au sein d’un réseau, La Déroute des routes. Celle contre l’A69 est devenue emblématique, et elle n’est pas terminée. Plusieurs recours n’ont pas été étudiés par la justice. Les travaux ont commencé alors qu’un recours sur le fond sera jugé en 2024. L’enquête publique environnementale réalisée fin 2022 et début 2023 a reçu en effet plus de 6 000 contributions, dont 90 % étaient défavorables. Et pourtant, elle se termine par un avis favorable, alors que les commissaires enquêteurs ne se sont pas prononcés sur le caractère d’utilité publique du projet — c’est l’objet du recours en annulation des autorisations environnementales. Pour un projet vieux de trente ans, on pouvait attendre six mois, voire un an, pour commencer les travaux ! Le fait que la justice ne puisse pas instruire les dossiers dans les temps et que des dérogations permettent le début des travaux, est a minima une torsion de la légalité, voire un arrangement, un coup de force « légal ».
Qu’est-ce qu’une économiste comme vous peut dire d’une telle situation ?
L’acharnement à poursuivre un projet absurde et destructeur, défiant la raison et le raisonnable, est instructif à plusieurs égards. Il révèle et entretient un contexte qui évoque l’arrivée au pouvoir de la coalition néolibérale de Reagan aux États-Unis à la fin des années 1970. Si, en Europe, c’est le démantèlement des normes sociales qui fut l’emblème du néolibéralisme dans les années 1980, il est important de se rappeler que le thème majeur de campagne de Reagan et ses premières mesures portaient sur la règlementation environnementale. Des normes environnementales importantes avaient en effet vu le jour, suite à l’expression d’un mouvement écologiste puissant dans les années 1960. Selon l’administration Reagan, les pollutions de l’air et de l’eau avaient été exagérées et les réglementations empêchaient notamment l’exploitation minière et le développement de l’industrie pétrolière, deux infrastructures clés d’un capitalisme alors à la recherche d’un nouveau souffle. La fabrique du déni et du doute était en marche. Si nous revenons au temps présent, nombre de conflits ne portent pas seulement sur la répartition de la richesse, sur les normes sociales, certes démantelées avec le néolibéralisme, mais aussi et plus radicalement sur les infrastructures dites productives, sur la capacité du capitalisme à renouveler les bases d’extraction de la valeur, qui reposent désormais sur l’accélération des flux de marchandises. Même gratuite, l’autoroute A69 serait écocidaire et injuste du fait du creusement des inégalités environnementales.
Dans un article portant sur la planification écologique, vous opposez au développement des forces productives un désarmement et ajoutez : « Prévoir, organiser et coordonner ce désarmement est une contre-histoire de l’État modernisateur et planificateur. » C’est ce que cette mobilisation tentait d’instaurer ?
Oui. Je pense qu’émerge une culture politique, ancrée dans un passé souvent oublié, qui remet au centre une stratégie de défense. Non pas seulement défendre des terres, défendre l’eau, le vivant, mais se défendre collectivement comme autant d’habitants et d’habitantes de milieux menacés par des projets irréversibles et mortifères, à court et à long terme. Cette défense suppose le « désarmement » des industries tueuses, selon l’expression venue des Soulèvements de la Terre. La catastrophe écologique met à nu la matérialité de nos existences, la dépendance à des milieux, la fragilité de la subsistance. On ne se bat pas abstraitement pour des idées et au nom d’une idéologie unificatrice, mais au nom de réalités matérielles partagées, diverses et vécues, de la défense de ce à quoi nous tenons, d’un territoire, d’attachements au monde, de spiritualités. Les valeurs communes de justice, de solidarité, de partage irriguent ces luttes et s’incarnent dans des pratiques concrètes.
Vous écrivez également qu’on assiste à un « retour au grâce du Plan […] sous les habits de l’impératif écologique ». Emmanuel Macron s’est récemment exprimé sur le sujet, faisant de la « planification écologique » le cœur de son action environnementale… De quelle nature est cette planification ?
« En guise de planification écologique, c’est l’engagement de l’État, y compris dans ses fonctions policières, pour une planification du contournement de l’écologie. »
Emmanuel Macron fait de la planification sa réponse aux questions écologiques. En guise de planification écologique, c’est l’engagement de l’État, y compris dans ses fonctions policières, pour une planification du contournement de l’écologie, voire de son dénigrement. Pour l’heure, cela ressemble plus à un plan communication, avec des mesures, maintes fois annoncées, dont l’emblème est la voiture électrique et tout ce qui va avec ! Le degré zéro de l’imagination.
Vous notez enfin que « le Plan n’est pas un outil technique et encore moins un outil neutre ». Voyez-vous dans la remise en avant de la planification l’accaparement par le pouvoir en place d’une stratégie politique jusqu’alors portée par la gauche parlementaire, ou bien peut-on y voir une filiation avec l’une des formes prises par la planification historiquement ?
La planification, souvent associée au projet socialiste et communiste, n’est pas l’apanage des régimes qui s’en réclament. En dehors de la sphère soviétique et socialiste, un mouvement « planiste » est né après la Première Guerre mondiale, à un moment de crise et de mutation de la modernité industrielle. La réponse planiste concernant l’administration de sociétés industrielles complexes a été la promotion d’un pouvoir des experts, des ingénieurs, des technocrates, seul à même d’organiser rationnellement la production, de moderniser les outils de production et d’aménager le territoire pour venir à bout des crises capitalistes. En ce sens, Macron n’usurpe pas un outil : il s’inscrit idéologiquement dans cette filiation, faite de techno-solutionnisme, sans toutefois — marque du macronisme — lui donner un véritable contenu et une cohérence. Contrairement aux croyances socialistes, Marché et Plan ne sont pas opposés, ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Friedrich Hayek, un des pères du néolibéralisme et critique du planisme, écrivait en 1943 : « On ne peut combiner planisme et concurrence, qu’en faisant des plans pour la concurrence, mais non pas contre elle. » La leçon est entendue : la planification de Macron est là pour organiser le marché pour la « décarbonation », nouveau mantra de la « transition écologique » et du capitalisme vert.
Le slogan de Jean Monnet, premier commissaire au plan après la Seconde Guerre mondiale, était celui-ci : « Modernisation ou décadence ». Face à l’impératif écologique, ce serait donc « décarbonation ou déclin » ?
Exactement. Modernisation — et décarbonation — ou déclin, c’est exactement l’alternative posée par les défenseurs de l’autoroute A69. Encore faut-il préciser ce que recouvre la décarbonation : promotion du nucléaire, autoroutes et aéroports « verts », projets miniers pour le lithium et d’autres minerais, béton « vert », intelligence artificielle et numérisation de la société, logistique « verte », agriculture 2.0, agrivoltaïsme, hydrogène « vert »… La liste est longue. Les élus régionaux et locaux qui défendent l’A69 le font au nom du désenclavement. Cette autoroute « écologique » représenterait donc le passage vers la modernisation. Mais ce qui est intéressant ici, c’est l’absence totale d’anticipation et de planification ! Il n’y a aucun projet de territoire préalable pour le sud du Tarn, en fonction duquel on calculerait ce dont on a besoin ou pas comme infrastructures. C’est l’A69 qui doit produire le territoire. Et elle le ferait si elle était construite. Non pas un territoire comme nous l’entendons, mais un non-territoire, un sol bétonné et bitumé, support de flux de marchandises avec, à son extrémité, une métropole aspirante. Quand on regarde la planification Macron, c’est la même chose. Il n’y a aucun projet de bifurcation, ni même, pour reprendre ses éléments de langage, de « transition ». Simplement des empilements d’infrastructures et de sources d’énergie, avec en prime l’éloge de la « bagnole », comme si le macronisme et ses dérivés étaient restés accrochés aux années post-Seconde Guerre mondiale, quand l’industrie automobile et son monde étaient l’un des moteurs essentiels du fordisme et de la croissance. C’est ignorer que cette société n’était pas soutenable à plusieurs égards, sans parler du fait qu’elle est aussi non désirable.
Cette mobilisation a été en partie organisée par les Soulèvements de la Terre, dont vous êtes l’une des voix — vous avez notamment signé un texte dans l’ouvrage collectif On ne dissout pas un soulèvement. Militante altermondialiste et écologiste de longue date, pourquoi avez-vous choisi de vous un investir activement dans ce mouvement ?
La constitution des Soulèvements de la Terre a été une bonne nouvelle. Ce qui m’attache à ce mouvement multiforme, c’est qu’il est à la fois ancré dans un passé des luttes, pour la terre notamment, et qu’il se constitue « par le bas », à partir de luttes territoriales. Les Soulèvements de la Terre sont parvenus à formuler quelque chose qui était diffus mais que nous partagions, à savoir la nécessité d’ancrer les luttes dans les territoires, d’y démanteler les infrastructures matérielles et imaginaires, et non d’attendre un plan central qui nous libèrerait du capitalisme. En ce sens, ils répondent à la crainte d’une parcellisation territoriale et donnent un horizon commun à des luttes très diverses. Ce qui m’a frappée les semaines précédant la mobilisation contre l’autoroute, c’est que cette culture politique émergente fait déjà partie d’une culture commune. J’ai été impressionnée de voir comment la force du mouvement tient à la cohabitation, parfois conflictuelle, d’histoires, d’expériences et de personnes diverses, qui ne marchent pas comme une armée les uns derrière les autres. Il ne s’agit pas de faire un front — selon un vocabulaire très militaire —, ni de faire converger, mais de composer avec les forces en présence pour défendre et se réapproprier ce qui nourrit l’expansion capitaliste. Les Soulèvements de la Terre expriment la matérialité de nos existences et inventent, par la lutte, des outils pour défendre la subsistance, objet de l’accaparement capitaliste et dont la dépendance au capital nous a entièrement dépossédés. Là est leur radicalité. Ils ne se construisent pas sur une idéologie unifiante, mais à partir d’expériences matérielles et d’alliances (notamment entre l’association La Voie est libre, le Groupe national de surveillance des arbres, la Confédération paysanne, Extinction-Rebellion, Les Soulèvements de la Terre, des syndicats, France Nature Environnement, la Ligue des droits de l’Homme) et dont certaines sont parfois inattendues — avec la Terre, avec les forces et les communautés terrestres. Si le gouvernement a réagi si rapidement et violemment à la récupération d’une ferme expropriée, à la perspective d’une ZAD, c’est qu’il est insupportable à ses membres que nous fassions territoire. Les reprises des terres, de l’espace, du temps, de l’ancrage territorial sont des gestes politiques essentiels, des soulèvements qui donnent sens et dépassent chaque lutte locale, chaque composante, et qui ne peuvent être dissous par décision administrative. J’ai été particulièrement touchée de voir tous ces jeunes, parfois très jeunes, prêts à mettre en jeu leur corps pour défendre un territoire, une terre, une ferme, une ZAD. C’est un ressort politique très puissant.
Photographie de vignette : Cyrille Choupas
Photographie de bannière : association La voie est libre
REBONDS
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