Semaine-débat « Quelle théorie libertaire pour aujourd’hui ? »
George Ciccariello-Maher nous prévient tout de go : les propos qu’il va tenir ne vont pas manquer de « hérisser quelques poils ». Auteur de l’essai We Created Chávez, enseignant à Philadelphie et intervenant régulier sur Al Jazeera, celui qui se positionne à mi-chemin entre l’anarchisme et le communisme entend secouer les mouvements libertaires contemporains. Ainsi lance-t-il : la religion ne devrait plus être cet ennemi si souvent dénoncé tout au long de l’histoire anarchiste ; la pensée issue des Lumières gagnerait à en rabattre ; le rapport libertaire à l’État est à reconsidérer ; le mot « race » n’est pas un gros mot dès lors qu’il s’agit d’interroger les dominations à l’œuvre au sein de la société. Rien moins.
Pour que tout soit clair : où vous situez-vous par rapport au mouvement anarchiste ?
Je parle en tant que compagnon de route critique et en tant que personne qui, depuis toujours, œuvre en étroite collaboration avec les anarchistes, au sein d’organisations de toutes tendances et dans les luttes de masses, contre la suprématie blanche, le capitalisme et l’État. Je me considère comme un anarchiste parmi les communistes et un communiste parmi les anarchistes — une sorte de relation parallactique. Le tout dans une perspective critique et décoloniale à l’endroit des deux.
Dans un de vos textes, « Notes Toward a Critique of Imperialism Anarchist », vous aspirez à « décoloniser l’anarchisme ». Ce courant s’est pourtant illustré par son anticolonialisme : qu’entendez-vous donc par là ?
« Mon objectif est de diagnostiquer les angles morts coloniaux que l’anarchisme charrie bien trop souvent. »
Sans chercher à renier la réalité historique de l’anticolonialisme libertaire, mon objectif est de diagnostiquer les angles morts coloniaux que l’anarchisme charrie bien trop souvent. Évidemment, le communisme institutionnel souffre lui aussi de sérieux angles morts coloniaux, qui obéissent à différents paramètres : il penche, davantage que l’anarchisme, vers des conceptions déterministes et linéaires du progrès historique, par exemple. Mais, à certains égards, l’anarchisme est soumis à différentes tentations : hyper-rationalisme, laïcisme dogmatique aux allures parfois religieuses — il existe une subtile étreinte de ces valeurs que nous pourrions plus généralement associer au libéralisme. Les deux traditions, d’ailleurs, s’avèrent souvent la proie d’un certain « classo-centrisme » — qui est lui-même européocentrique et met en lumière leur point aveugle colonial : il ne s’agit pas pour moi de dire que la lecture de classes n’a pas d’importance, bien au contraire, mais que la plupart des marxismes et des anarchismes universalisent un modèle spécifique que Marx a observé aux origines du capitalisme, en Angleterre, alors que la structure de classes dans le monde colonisé et autrefois colonisé a toujours été très différente. Le monde colonial n’a pas généré une simple opposition entre prolétariat et bourgeoisie, mais plutôt, pour reprendre la formule d’Aníbal Quijano, une « hétérogénéité structurelle et historique », dans laquelle coexistent, entre elles, de multiples et différentes formes de production — travail salarié, relations de type quasi-féodales et esclavage. À l’évidence, cette situation induit un tout autre mode de résistance.
Vous vous montrez très critique à l’endroit des Lumières, du rationalisme et du progressisme européen. Quelles sont vos principales objections ?
Bien. Commençons par le commencement, voulez-vous ? Les soi-disant « Lumières » constituaient tout bonnement l’endroit d’un processus historique mondial dont l’envers n’était rien d’autre que le génocide colonial. Mais un élément clé de ce génocide était d’ordre épistémologique : la destruction de toutes les formes de pensées non enracinées en Occident. Le soi-disant rationalisme européen desdites Lumières s’ancre dans un mensonge originel que l’on a par la suite érigé au rang d’universel : il existerait une philosophie qui, tout en provenant de l’Europe, serait capable de parler de « nulle part », sans lieux particuliers, tout en pouvant prétendre — de façon erronée, encore une fois — à une vision universelle.
Depuis que l’Europe est censée avoir « découvert » cet accès sans intermédiaire à l’universel (tout comme elle prétend avoir « découvert » le « Nouveau » Monde), tous les autres peuples et toutes les autres régions du monde sont perçus comme les étapes préalables d’une progression historique : ils sont ces « rétrogrades », ces « sauvages » et ces « barbares » auxquels nous devons apporter l’illumination grâce aux interventions impériales. Et puisque ce processus de colonisation transpose cette hiérarchie jusqu’au domaine de l’Être lui-même, ce « retard » devient également, et simultanément, un retard de type racial, génétique, culturel et civilisationnel. Nous ne devrions pas aspirer à intégrer de telles erreurs dans nos théories et mouvements d’émancipation. Pourtant, historiquement, les mouvements de gauche — anarchistes ou communistes — ont souvent estimé qu’il était de leur devoir de « civiliser » ou « d’éduquer » les masses arriérées.
Dans une conférence en France, pour la revue marxiste Période, vous expliquiez que l’anarchisme a deux angles morts : la « race » et la « religion ». Pour ses partisans, dites-vous, la « race » n’existe pas. Pourquoi la critique de « toutes les formes d’oppression » — une formule que l’on retrouve souvent dans les milieux libertaires — est-elle inopportune à vos yeux ?
« Les mouvements de gauche ont souvent estimé qu’il était de leur devoir de
civiliseroud’éduquerles masses arriérées. »
Soyons clairs : la race n’existe pas comme phénomène biologique mais elle existe bel et bien comme phénomène politique. C’est là un point de départ essentiel pour construire une politique révolutionnaire autour des questions de race ; c’est même un point central, pour ne pas dire le point central, du capitalisme colonial mondial. La notion de « race » a vu le jour pour disqualifier certains peuples de l’humanité afin de légitimer la dépossession de leurs terres et l’exploitation de leur travail — ce n’est pas un hasard si la disqualification raciale a été construite sur le modèle d’une disqualification antérieure, religieuse cette fois, qui visait avant tout l’islam. La clé est d’analyser concrètement les structures historiques de domination, leur interrelation fonctionnelle, puis d’élaborer une stratégie révolutionnaire qui prenne en compte la manière dont l’ennemi fonctionne. En ce sens, se prononcer simplement contre toutes les oppressions est fondamentalement paresseux : cela contourne le travail, pour le moins difficile, de l’élaboration d’une stratégie. En théorie, il existe des éléments oppressifs du capitalisme contemporain, qui, même si nous sommes contre, ne sont pas fondamentaux à la survie de ce système. Nous avons vu le capitalisme se déplacer historiquement, surmonter certains éléments afin de faciliter et de transformer l’accumulation, et nous avons vu la race, la classe, le sexe et la sexualité être reconfigurés en conséquence. Si nous négligeons ces questions, nous courons le risque de nous attacher aux demandes que le capital est tout à fait disposé à concéder.
Nous ne choisissons pas toujours le champ de bataille. Comme je me plais à le dire : le monde que nous voulons construire est un monde sans oppressions, mais le monde contre lequel nous luttons fonctionne sur la base de certaines oppressions plus que d’autres. En pratique, lorsque nous ne parvenons pas à comprendre cette distinction, nous risquons de diluer la lutte — en dispersant nos énergies et nos efforts dans chaque marche, chaque campagne, chaque oppression — ou, ce qui est pire, mais courant dans les milieux anarchistes, de se concentrer, subtilement et tacitement, sur une seule oppression (celle de classe, généralement) sans pourtant se l’avouer.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent, en intégrant la notion de « race », d’embarquer la lutte anticapitaliste vers de périlleuses questions ethniques ?
Je pense que pour appréhender en profondeur le capitalisme, nous devons comprendre qu’il a toujours été un système mondial, colonial et racial. Aux États-Unis, par exemple, la classe ouvrière n’a jamais été unie parce que la fonction même de la race est d’empêcher les travailleurs d’élaborer cette solidarité. Mais cette division ne repose pas simplement sur je ne sais quelle idée malfaisante : elle est fondée sur une structure institutionnelle des privilèges qui doit être démantelée — et, pour ce faire, il faut d’abord comprendre ladite structure. Le plus dangereux, à mon avis, c’est d’appuyer cette conception étroite et dogmatique de la lutte des classes qui divise nos forces, pour le moins efficacement, en rejetant impérieusement l’importance de toutes ces luttes que la majeure partie du monde a à affronter au jour le jour. Ce n’est pas une coïncidence : rares sont les mouvements révolutionnaires de masse qui développent une vision aussi étroite en dehors de l’aire euro-américaine. La meilleure façon pour construire des mouvements révolutionnaires forts est de se confronter à ces questions dites « de division ». Et de les surmonter. À vrai dire, il n’existe pas d’autre voie possible.
Un essayiste français, Pierre Tevanian, a critiqué le fait que l’athéisme soit « devenu l’opium du peuple de gauche ». Il blâme aussi ceux qui, dans la gauche radicale, tronquent la célèbre citation de Marx à propos de « l’opium du peuple » et méprisent les croyants : il les accuse de faire diversion, par anticléricalisme bourgeois. Vous partagez ce point de vue ?
« Nous nous mentons à nous-mêmes si nous pensons que nous pouvons nous mettre en mouvement sur la seule base d’une rationalité froide et calculatrice. »
Oui, absolument. Le sécularisme est devenu un dogme puissant et certaines personnes, parmi les plus religieuses au monde, prient aujourd’hui face à l’autel de la rationalité plutôt que — comme Marx l’aurait souhaité — de tendre à abolir ces fétiches. Gardez en mémoire que Marx n’avait pas à l’esprit de professer un vulgaire sécularisme, mais bien de montrer de quelle façon le capitalisme — l’une des forces les plus radicalement séculières de l’histoire humaine — est lui-même construit sur un fétiche et un opium de la marchandise. Plus important encore : il a insisté sur le fait que la religion est le « cœur d’un monde sans cœur ». Autrement dit, elle possède une dimension subjective importante, dont nous devons nous saisir afin de définir les luttes en mouvement. N’oubliez pas non plus que c’est Engels en personne qui a insisté sur le fait qu’il était nécessaire de mettre en avant les intérêts des masses « sous un déguisement religieux », comme une sorte de mythe révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard, une fois de plus, si les penseurs — anarchistes et marxistes — qui ont cherché à construire des mouvements de masse authentiquement révolutionnaires, où la religion se trouvait être une force puissante, l’ont fait non pas via un sécularisme rigide mais en reformulant les positions subjectives des gens eux-mêmes. Ainsi du communiste péruvien José Carlos Mariátegui, qui a appelé à un marxisme spiritualisé. De nombreux révolutionnaires à travers le monde ont également fait ce travail difficile qu’est la traduction des théories révolutionnaires inventées en Europe dans des termes capables de « s’emparer des masses » (devenant ainsi une véritable « force matérielle »).
Mais ce refus de ne voir dans la religion qu’un système d’oppression, comme le pense majoritairement la tradition anarchiste1, est-ce d’ordre stratégique (rallier les fidèles, d’où qu’ils viennent, au socialisme) ou croyez-vous qu’il est des vertus émancipatrices inhérentes à la foi ?
Je pense que la religion — tout comme le rationalisme — peut être un dogme répressif autant qu’une fenêtre ouvrant, de façon libératrice, vers un monde différent. Je crois que le monde universel que nous espérons construire peut accueillir les deux en même temps (même si je suis d’accord avec Marx lorsqu’il explique que la véritable mesure de notre succès sera l’invalidation de certaines formes de foi : celles qui se développent existentiellement au sein d’institutions sociales malades, à commencer par le capitalisme colonial). Cependant, c’est le pire des préjugés issus des Lumières qui assure que nous ne sommes que des acteurs rationnels purs : en toute logique, c’est aussi le fondement de l’économie néoclassique, l’homo economicus. Nous sommes en réalité mus par bien des choses : l’amour, les désirs inconscients, l’héroïsme et une foi absolument irrationnelle pour un monde meilleur. Nous nous mentons à nous-mêmes si nous pensons que nous pouvons — nous et les masses — nous mettre en mouvement sur la seule base d’une rationalité froide et calculatrice. Tous les révolutionnaires authentiques sont capables de construire un pont entre l’endroit où les gens se trouvent et celui vers où nous nous dirigeons — et ce pont est celui qui implique nécessairement une foi zélée, et même fanatique, en l’humanité.
Un éditeur anarchiste français, Les éditions libertaires, estime que « critiquer l’islam [par exemple], en France, est le devoir de tous les esprits libres et de tous les révolutionnaires ». Et compare l’obscurantisme religieux, qui touche principalement les femmes et les homosexuels, au fascisme : est-ce à vos yeux une position islamophobe ?
Je trouve cela très révélateur que, en me posant cette question, vous ayez tenu à préciser « par exemple ». Parce que, dans le moment actuel, l’islam ne peut pas être considéré comme un simple exemple parmi d’autres. Concernant cette phrase, nous avons là une manifestation concrète des limites — et même des dangers — de l’opposition équitable à toutes les oppressions. Sans parler de son laïcisme vulgaire et exacerbé. Prétendre qu’attaquer l’islam en France, en 2015, ça a le même contenu et la même signification que d’attaquer, par exemple, le christianisme, en 2015 et toujours en France, c’est une position tout à fait stupide et puérile. C’est s’aveugler soi-même et refuser de voir le monde tel qu’il est. Ironiquement, pour des personnes qui aspirent à célébrer la raison, c’est le comble de l’obscurantisme ! C’était clair, bien sûr, avec Charlie Hebdo. Leur volonté d’attaquer, eux aussi, toutes les religions était une couverture pour la plus vile islamophobie. L’islamophobie est indéfendable, quel que soit le moment (surtout depuis que l’Europe s’est construite sur celle-ci, à partir du XIIe siècle), mais la brandir actuellement, ce n’est, ni plus ni moins, que de la participation active et volontaire à l’impérialisme et la guerre. Que certains utilisent l’expression « islamofascisme » pour dissimuler cette position présente à mes yeux moins d’intérêt : ce n’est qu’une bête et méchante tentative attaquer l’islam, en usant d’un terme européen afin de déplacer l’accusation (celle d’un crime pourtant spécifiquement européen : le fascisme) vers on ne sait quel « ailleurs »… C’est un terme tout à fait vide de sens : il atteste de la bêtise de qui l’emploie sitôt prononcé.
Vous déplorez un certain « formalisme » anarchiste quant à la question de l’État : son obsession à le détruire. Êtes-vous d’accord avec Noam Chomsky lorsqu’il dit que celui-ci est devenu, paradoxalement et en dépit de sa violence intrinsèque, un outil de défense contre la mondialisation et la folie de la finance transnationale ?
« Brandir l’islamophobie, actuellement, ce n’est, ni plus ni moins, que de la participation active et volontaire à l’impérialisme et la guerre. »
Il y a beaucoup de choses, dans le monde, que l’on appelle « État » : ils fonctionnent de manière très différente et visent des objectifs différents. Ils représentent tous, sans doute, des dangers similaires, mais pourquoi les réduire à n’être qu’une seule et unique chose ? Sans compter qu’il existe tout un tas d’autres institutions qui présentent les mêmes dangers. Ma préoccupation est avant tout d’élargir la question, de dépasser l’équation formaliste État = État. Je préfère me concentrer sur le contenu de l’institution en question et me demander : que fait-il ? Par exemple, le système mondial/global colonial induit des fonctions très différentes entre les États du centre (c’est-à-dire riches et dominants) et ceux, par opposition, que l’on place à la « périphérie ». Une fois que nous ouvrons cet espace conceptuel, nous continuons de nous opposer à la plupart des États — que cela soit clair —, mais nous développons dans le même temps une position plus souple afin saisir l’importance de certaines institutions, dans certains endroits, dans le cadre de nos luttes. Plus important encore : nous ne sommes plus aveuglés par l’opposition obsessionnelle à l’État, comme s’il s’agissait de quelque force talismanique, et nous pouvons, dès lors et de manière plus radicale, mettre l’antiétatisme en relation avec l’anticolonialisme (plutôt que de simplement dénoncer les aspects « nationalistes » de nombre de luttes décoloniales).
Vous avez critiqué les anarchistes vénézuéliens qui ont contesté le régime de Chávez. On peut l’estimer ou reconnaître certaines de ses réalisations, mais pouvez-vous vraiment demander à un anarchiste d’apprécier un militaire étatiste, qui mobilise le Christ et s’affiche aux côtés de Castro et d’Ahmadinejad ?
Je n’attendrais jamais d’un anarchiste qu’il célèbre aveuglément un gouvernement, et encore moins un État, mais tout anarchiste digne de ce nom doit chercher à construire des mouvements révolutionnaires de masse au lieu de se réfugier dans des sectes minuscules, qui passent plus de temps à se plaindre qu’à construire. En ce sens, certains anarchistes vénézuéliens — surtout ceux qui gravitent autour d’El Libertario — méconnaissent complètement l’Histoire du Venezuela et la nature du processus bolivarien (qui a toujours été bien plus qu’un leader individuel ou qu’un État). Floués par leur propre origine de classe et leur milieu ainsi que par quelques-unes des erreurs formalistes dont j’ai parlé précédemment, ces anarchistes sont incapables de voir au-delà de la figure de Chávez, de son uniforme et de son gouvernement ; ils sont incapables de voir l’essor particulièrement puissant des mouvements révolutionnaires autonomes populaires. Dans la pratique, ils ne sont pas des anarchistes mais la pire sorte de libéraux issus de la classe moyenne. Ils ont même trahi ceux qui luttaient contre les éléments bureaucratiques et réactionnaires du gouvernement. Il y a, cependant, d’autres anarchistes vénézuéliens, qui ont une bien meilleure compréhension de ce qu’est un processus révolutionnaire, et qui, par conséquent, sans célébrer aveuglément le gouvernement bolivarien, parviennent à comprendre qu’ils doivent commencer à lutter à partir des masses.
En termes de politique étrangère, la question est très grave. La géopolitique mondiale amène bien souvent d’étranges compagnons de lit, en particulier lorsque le pétrole est en jeu. Bien sûr, j’aurais préféré que le gouvernement vénézuélien fasse les choses différemment (surtout s’il est possible de maintenir des partenariats internationaux et le prix du pétrole sans ces alliances), mais j’ai la chance de ne pas être responsable de la politique étrangère du gouvernement ! Mais ici, ce qui est intéressant, c’est que certains de ceux qui se plaignent de ces alliances peu recommandables ont, vis-à-vis de l’islam, une position qui est exactement la même que celle de Sarkozy. Les partenariats que le Venezuela noue avec ces horribles leaders internationaux s’entendent dans le cadre du calcul stratégique et de la realpolitik, mais ceux de la « gauche » islamophobe sont des partenariats de principe, conclus en pleine volonté !
Vous semblez particulièrement inspiré par le travail de Fanon : que peut-il apporter de spécifique au mouvement d’émancipation contemporain ?
À mes yeux, Fanon est probablement le penseur révolutionnaire le plus important du siècle dernier. Notamment parce qu’il fournit, justement, une approche anti-formaliste, radicalement dialectique et décoloniale du changement révolutionnaire. Il est l’un des meilleurs théoriciens du colonialisme et des questions raciales ; il se déplace habilement à travers les éléments les plus importants de la pensée européenne du XXe siècle (le marxisme, la psychanalyse, la phénoménologie) pour élaborer une approche révolutionnaire capable de penser un changement global — en intégrant les enseignements théoriques tout en rejetant impitoyablement ceux qui, parmi eux, nous entravent. Nous sommes loin d’en avoir fini avec cette entreprise radicale qu’est la décolonisation, sans parler du fait que l’immigration a implanté la lutte décoloniale en plein cœur de l’Europe (c’est une sorte d’effet boomerang géant) : la pertinence des mouvements décoloniaux — et, par là même, des théories de Fanon — ne pourra que s’accroître dans les années qui viennent.
[lire le troisième et dernier volet]
- À quelques exceptions près : songeons à Hakim Bey, Ellul et l’anarchisme chrétien.[↩]