Georges Navel, la liberté sous les ongles


Texte inédit pour le site de Ballast

« [T]out le sang de la famille était du sang d’usine », écrit Georges Navel dans Travaux, son pre­mier livre. Il le révèle comme auteur au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale : il a 41 ans. Son père était manœuvre dans les hauts-four­neaux, sa mère tra­vaillait aux champs et aux bois ; le fils tou­che­ra à tout : manœuvre, ter­ras­sier, ouvrier, cor­rec­teur, api­cul­teur. Ami de Giono, un temps syn­di­ca­liste et toute sa vie sym­pa­thi­sant com­mu­niste liber­taire, l’écrivain qu’il n’était alors pas encore s’était ren­du en Espagne dans l’espoir d’appuyer la révo­lu­tion anti­fas­ciste. Portrait d’une figure de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne. ☰ Par Roméo Bondon


Il faut ima­gi­ner deux hommes à bicy­clette, tou­ristes en appa­rence, tri­mar­deurs en véri­té. Qu’on se garde de confondre.

Nous sommes en 1939 et deux semaines de congés payés ont été octroyées trois années plus tôt aux tra­vailleurs et aux tra­vailleuses du pays. Parmi eux, donc, deux sai­son­niers qui n’en pro­fi­te­ront guère. Ils viennent de « [s’occuper] les bras au col­ti­nage des cageots de tomates à Cavaillon » et s’apprêtent à « cou­per les lavandes d’un pay­san de Saint-Saturnin-d’Apt1 » dans le Luberon tout proche. L’un s’appelle Georges Navel. Il a 35 ans. Leurs pre­miers tours de roue les ont menés en contre­bas des reliefs, à Sault. Ils ont quelques jours devant eux. Dans leur dos se dresse cet amas cal­caire qu’un poète flo­ren­tin a jugé bon de gra­vir un jour d’avril 1336 et qu’on nomme mont Ventoux2. Dans le pro­lon­ge­ment de celui-ci, au-devant, une mon­tagne sem­blable, celle de Lure.

« Syndicaliste quelques années, com­mu­niste-liber­taire sa vie durant, son inves­tis­se­ment poli­tique ne fait aucun doute. Mais réduire ses écrits à cela serait pas­ser à côté de la poé­sie qui s’en dégage. »

Deux jours, cela devrait suf­fire pour sai­sir ce qui se trame par là-bas, en un lieu qui fait grand bruit : Contadour. « Balades, pro­me­nades, longues cau­se­ries, j’avais vécu deux jours de fêtes3 », se sou­vien­dra Navel. L’endroit avait de quoi intri­guer. Depuis un jour fameux de 1935 où une marche a conduit une cin­quan­taine de per­sonnes à inves­tir le décor des pre­miers romans de Giono — cette mon­tagne de Lure qui est comme la pro­ta­go­niste de Colline ou Un de Baumugnes —, artistes et paci­fistes s’y ren­contrent chaque été et lisent, conversent, écrivent ou sim­ple­ment s’abreuvent des ciels plus larges qu’offrent les pays de mon­tagne. Un homme allègre fait ciment : il est à la fois peintre et poète, répond au nom de Lucien Jacques. Mais c’est pour la com­pa­gnie d’un autre que beau­coup se pressent à Contadour. Jean Giono fait ici figure de sage, voire de maître, à faire ou à pen­ser, propre à dis­pen­ser ses « leçons de joie4 ». Lorsque Georges et son ami Pierre — « copain de jeu­nesse, de tri­mard5 » — arrivent à Contadour, Giono n’est pas là. La ren­contre se fera plus tard. « J’étais un ami par­mi ses nom­breux amis6 », dira Navel — rien de plus, rien de moins. De cette ami­tié naî­tra une courte pré­face. Le texte qui pré­cède Chacun son royaume, troi­sième des cinq livres de l’auteur, se conclut ain­si : « Cette patiente recherche du bon­heur qui est le nôtre nous la voyons ici expri­mée avec une bonne foi tran­quille. C’est un tra­vail de héros grec : nous sommes dans les Travaux et les Jours d’un Hésiode syn­di­ca­liste7. » L’expression fait sou­rire. Elle passe néan­moins à côté de l’essentiel.

Laborieux, Georges Navel l’était à coup sûr. Syndicaliste quelques années, com­mu­niste liber­taire sa vie durant, son inves­tis­se­ment poli­tique ne fait aucun doute. Mais réduire ses écrits au témoi­gnage de cela serait pas­ser à côté de la poé­sie qui s’en dégage et ferait peu cas de la démarche qui les sous-tendent. Si Giono a cher­ché dans ses pre­miers romans et jusqu’aux essais d’avant-guerre « les gestes pre­miers dans les champs et dans les vil­lages […], dans la cour des fermes ou bien sur la place des vil­lages quand l’après-midi d’arrière-saison est roux et un peu pâteux comme un abri­cot trop mûr8 », Navel a usé de ces mêmes gestes et les a incar­nés avant de les décrire. Tandis que les hommes et les femmes que Giono observe sont selon ses termes des êtres « lim­pides », d’une pure­té pay­sanne qui doit beau­coup aux fan­tasmes de l’écrivain, c’est le mot « lucide » qu’aurait employé Navel, et qu’on a employé pour lui9. Aussi est-ce un auteur en constant éveil qu’il convient de dépeindre, atten­tif à ses propres actes comme à ceux qu’il par­tage avec sa classe.

1915. La ligne de front est à quelques kilo­mètres, sur l’autre rive de la Moselle. On s’est bat­tu dans la forêt non loin de la mai­son, celle de Maidières, là où treize enfants sont nés et dont Georges est le der­nier. Les hus­sards passent sous les fenêtres depuis plu­sieurs mois et par­fois les che­vaux s’en reviennent sans les hommes. Devant un pru­nier — c’est en mai, des fleurs recouvrent le bois noir et nu — une mère, deux fils et une fille. Jeanne, main droite sur la hanche, visage rond, yeux fron­cés, est la plus grande. La mère a les mains jointes, semble sur le point de se remettre à l’une de ses tâches. René, presque aus­si haut que Jeanne, porte les bottes des cava­liers et tient main gauche un cha­peau de mon­sieur. Georges, le plus jeune et le plus petit, est en che­mise. Main sur la hanche lui aus­si, il a le pan­ta­lon trop court pour rejoindre ses chausses. Les che­veux sont ramas­sés sur le côté : on a pris soin de sa mise pour prendre le cli­ché. Dans quelques jours il rejoin­dra l’Algérie afin de fuir les com­bats. Pour l’heure, il contient l’énergie de ses 10 ans. On ne sou­haite pas tirer une image floue.

[André Derain]

En la ville de Pont-à-Mousson, la Moselle incise des roches que l’on dit du Jurassique et des limons char­riés sur des années en tas, que l’entendement sai­sit par mille. De la rivière qui tra­verse la ville, Georges Navel a peu par­lé. Tout juste s’est-il dit sur­pris, un jour de 1915, à consta­ter que sa cou­leur ne chan­geait pas lorsqu’il s’est hasar­dé « au point pro­bable des lignes enne­mies10 » qui s’étaient fixées sur ses rives. C’est pour­tant sur ces der­nières qu’il a hur­lé une pre­mière fois le 30 octobre 1904, puis ri et pleu­ré bien d’autres encore en un vil­lage tout proche. Celui-là s’appelle Maidières, un bourg qu’on croi­rait hameau. Y vivent le père Pierron et sa mine de cadavre, le Victor à « la décou­pure d’un ter­ras­sier11 » et sa femme, la Favier, qui fait tou­jours bon accueil à l’arrivant. Les des­crip­tions suc­ces­sives du voi­si­nage, de Travaux à Passages, montrent une atten­tion cir­cu­lant à mesure que sont res­sas­sés les visages scru­tés au temps de l’enfance. L’année sui­vant la nais­sance de Georges voit une grève secouer la fon­de­rie de Pont-à-Mousson. Ce sera la seule, un échec, dont le père — « droi­ture de citoyen, bon patriote et hon­nête ouvrier12 » — employé en ce lieu comme tant d’hommes à Pont-à-Mousson, ne tire­ra que de la rési­gna­tion. La mous­tache de celui-ci se fronce d’un mau­vais sou­rire quand l’aîné, Lucien, s’en revient de ses iti­né­rances en tant que ven­deur de jour­naux, sali par les routes mais ragaillar­di par les idées enten­dues. Louise Michel ou Bakounine sont des noms qui sonnent tôt aux oreilles de Georges : Lucien les assène comme des argu­ments au père qui n’y com­prend rien.

« Son temps lui paraît pauvre en évé­ne­ments. Voici pour­tant qu’un conflit mon­dial s’annonce. »

Ainsi le trei­zième et plus petits des Navel glane-t-il les idées du moment dans les dis­cus­sions fami­liales comme sous les tables du café. Poincaré, Briand, loi des Trois ans. Les mots sont ternes, les for­mu­la­tions pataudes pour un enfant qui cherche quelque émo­tion sur les champs de bataille de 1870. Il se lan­guit d’une école qu’il dira avoir « détes­té […] avec la même inten­si­té que tous les lieux où il m’a fal­lu vivre enfer­mé, école, usine, caserne13 ». Son temps lui paraît pauvre en évé­ne­ments. Voici pour­tant qu’un conflit mon­dial s’annonce. « La décla­ra­tion de guerre de 1914 me fit l’effet d’une mira­cu­leuse sur­prise14 » et l’enfant d’aller cla­mer la bonne nou­velle au père qui rentre de l’usine. On songe à l’écrivain Louis Calaferte. Autre guerre, une manière de l’écrire bien dif­fé­rente, mais com­mune expé­rience : « Je ne sais pas ce que c’est que la mobi­li­sa­tion géné­rale, mais je suis bien content que ce soit la guerre », dira de 1939 l’auteur de Septentrion. Puis, reve­nant à la ligne comme si les deux pen­sées n’avaient de lien que sur la page : « J’ai onze ans15. » Même âge ou presque et un conflit qui dure pareille­ment. À quelques kilo­mètres du vil­lage, Georges peut entendre les obus et fris­son­ner tan­dis qu’ils explosent. La ligne se rap­proche, puis se fixe non loin. La vie se pour­suit tou­te­fois : « Comme à l’ordinaire, les tas de fumier le long de la rue fumaient dans la froi­dure16 », et comme à l’ordinaire on bêche un car­ré de jar­din car « Il faut des pommes de terre, même près du front17 ». Deux frères sont enga­gés, l’enfant s’interroge : « Sauf la sau­ve­garde du ter­ri­toire natio­nal, ils n’avaient ni biens, ni pro­prié­té à défendre18. » Et Georges d’en tirer les conclu­sions qui conviennent à son âge : « Leur pré­sence à l’armée me don­nait le droit […] d’aller prendre quelques poires dans l’enclos d’un riche pro­prié­taire19. » Si les bom­bar­de­ments sont quo­ti­diens, les civils ne sont pas tou­chés. On pro­pose néan­moins d’emmener les enfants en Algérie pour les mettre à l’abri. Georges rem­plit le for­mu­laire sans en tou­cher mot ; le père est contre mais la mère craint les éclats de Shrapnels. Un convoi de la Croix-Rouge embarque le jeune garçon.

L’Algérie, c’est d’abord le père.

Il s’est enga­gé dans les bataillons d’Afrique après la défaite de 1870, en est reve­nu fier des galons acquis. « Il me disait des mots en arabe, me pro­met­tait d’écrire à Abd el-Kader qui m’enverrait un che­val pom­me­lé20. » S’ajoute à ces pro­messes une culture colo­niale quo­ti­dienne : à l’usine des Forges, on che­mine du hall du Tonkin à celui du Maroc ; dans les jour­naux illus­trés, les explo­ra­teurs font encore feuille­ton. Forts de ces images, Georges est sur­pris par ce qu’il trouve à son arri­vée. S’il n’accorde qu’une phrase à cet épi­sode dans Travaux, il en fera un récit détaillé dans son der­nier ouvrage, Passages. À Philippeville21 où le convoi débarque, c’est la bonne socié­té colo­niale qui fait accueil — quatre années aupa­ra­vant, une grève dans la ville avait vu s’agiter pour la pre­mière fois le dra­peau vert frap­pé d’un crois­sant. C’est auprès d’un pay­san dau­phi­nois arri­vé voi­ci trente ans pour culti­ver les terres expro­priées, à Yusuf22, dans ce que l’administration fran­çaise appelle alors le Constantinois, que Georges séjourne. Son sou­ve­nir le mar­que­ra dura­ble­ment : pen­dant des années il sou­hai­te­ra retrou­ver la lumière de l’Algérie. Mais la famille quitte Maidières pour Lyon, et voi­ci que Georges les rejoint. Cette ville nou­velle, qu’il décri­ra sou­vent comme « acide », sera pour lui tuté­laire : il y appren­dra un métier et s’abreuvera de politique.

[André Derain]

1934. Des doigts ger­cés par le froid se sai­sissent de jan­vier et un scan­dale éclot de l’empoignade. Un gou­ver­ne­ment démis­sionne et ceux qui forment le sui­vant limogent un pré­fet de police. Février s’ouvre sur une émeute en plein Paris que d’aucuns disent fas­ciste et se clôt sur l’union des for­ma­tions de gauche. Aussi, on enterre la mère à Lunéville, on convie le père à Lyon pour que ses jours finissent tranquilles. Là, devant une tapis­se­rie de feuilles, ce der­nier s’appuie sur une canne. Les mous­taches tombent comme s’affaissent les épaules. À sa droite, sa fille Marguerite est un peu raide, les bras nus. À sa gauche, éloi­gné d’un pas de plus, se tient Georges, dont la pré­sence sou­lage le vieux plus qu’un mor­ceau de bois. Il a revê­tu le pan­ta­lon de la ter­rasse ou du bâti­ment, porte un tri­cot large et éva­sé. Des frusques dans les­quelles on l’imagine à l’aise, plus que dans l’uniforme qui lui grat­tait la peau quelques semaines plus tôt.

« On dis­cute de la Révolution russe, de l’insurrection spar­ta­kiste à Berlin, et Georges lit abon­dam­ment la lit­té­ra­ture anarchiste. »

« J’étais sans révolte, bien adap­té à la condi­tion ouvrière, heu­reux de deve­nir fort ou heu­reux de deve­nir habile23. » Un bon­heur tout rela­tif à son igno­rance, encore, des struc­tures sociales qui condi­tionnent ce pro­lé­ta­riat auquel il appar­tient. Très vite, Lucien se charge de décil­ler le regard de son cadet. Ce sont « ces années ardentes de 1919, 1920, 1921, où bol­che­viks et liber­taires se sen­taient frères d’aspirations et d’idées24 ». Mais le déses­poir accom­pagne la conscience de classe : « Je ne pou­vais plus vivre dans la véri­té du monde que Lucien me révé­lait25. » Alors un voyage en guise d’échappée et c’est l’Algérie, dont le sou­ve­nir est encore mar­quant, qui s’offre comme hori­zon. Mais la route de Georges s’arrête, comme à maintes reprises, avant le lieu pré­vu. Une bles­sure le cloue deux mois dans un hôpi­tal de Marseille où il apprend la fin de la guerre. Il rentre à Lyon et s’adonne de plus bel à ses acti­vi­tés, dans l’atelier comme en dehors. Il apprend le métier d’ajusteur et fré­quente assi­du­ment l’Union des syn­di­cats du Rhône qui lui donne une image tout autre du pro­lé­ta­riat. Si les hommes embau­chés à Pont-à-Mousson lui sem­blaient autant d’esclaves, « les ouvriers de la grande ville pou­vaient se défendre, s’unir, for­mer une force26 » — et Georges de s’épanouir auprès d’eux. À l’Union, il suit les cau­se­ries après la jour­née de tra­vail. Il a alors 14 ans. Une inter­ven­tion sur Fernand Pelloutier l’impressionne, les dis­cus­sions sur Francisco Ferrer et les anar­chistes espa­gnols le pas­sionnent. Parmi les sen­si­bi­li­tés repré­sen­tées, ce sont les groupes liber­taires qui l’attirent plus sûre­ment — c’est der­rière le dra­peau noir qu’il défile le 1er mai 1919. On dis­cute de la Révolution russe, de l’insurrection spar­ta­kiste à Berlin, et Georges lit abon­dam­ment la lit­té­ra­ture anar­chiste, comme dix ans plus tard, déçu quelque peu par la pra­tique liber­taire, il dira lire « Marx et la lit­té­ra­ture mar­xiste pour [se] réin­té­grer consciem­ment au milieu révo­lu­tion­naire27 ». Si la poli­tique le sui­vra jusqu’à sa mort, au seuil du siècle sui­vant, Navel avoue­ra ne s’être « jamais gué­ri de 191928 ».

Cette année est sui­vi d’un ter­rible contre-coup. La pos­si­bi­li­té de la révo­lu­tion s’éloigne et le tra­vail à l’usine se fait plus rude dès lors qu’en échap­per devient illu­soire. Un soir, Georges se jette dans le Rhône, dérive avec le fleuve puis se relève, de l’eau jusqu’à mi-corps. Il doit repar­tir ou la gri­saille de la ville enva­hi­ra son être tout entier : « Quitter la vie, c’est un acte sérieux29. » Aussi lui faut-il attendre encore, repous­ser tou­jours cette mort avec laquelle il vivra constam­ment. C’est d’abord la cam­pagne qui l’accueille, où il se fait vacher pour quelques semaines, lisant Stirner et les indi­vi­dua­listes durant son temps libre. Là, il recon­naît, stoïque, que « le com­mu­nisme-liber­taire est une uto­pie30 » mais n’abandonne pas ses prin­cipes pour autant : la fré­quen­ta­tion des indi­vi­dua­listes, au-delà de leurs écrits, à Lyon, Paris et à plu­sieurs reprises dans la colo­nie liber­taire de Bascon, dans l’Aisne, l’influence mais ne le convainc pas tout à fait — « Ça n’avait rien à voir avec la trans­for­ma­tion de la socié­té31 », dira-t-il plus tard de ces expé­riences liber­taires. Sa décep­tion le mène en Algérie, où il retourne enfin. Georges veut être ber­ger près de Yusuf, mais la misère est telle qu’il ne peut s’y résoudre. Il s’embauche à la ville, dans un ate­lier de répa­ra­tion, s’en détourne bien vite : « Dans les pays de soleil, c’était encore plus dur d’être enfer­mé32. » Il ne ces­se­ra pas de cher­cher ce soleil, par la suite, dans ses tâches suc­ces­sives ou une fois celles-ci ache­vées. Soleil des Halles de Paris, à midi, après une mâti­née enfer­mé sous terre ; soleil sur la route, qu’il s’agisse de cueillir pêches et cerises ou de ratis­ser le sel près de Hyères ; soleil en Espagne ou à Nice, soleil près de Die où il fini­ra sa vie à l’automne 1993. Aussi est-ce la mort dans l’âme qu’il retrouve l’usine à son retour d’Algérie, à Lyon, Paris et jusqu’à Pont-à-Mousson, dans les pas des frères et du père. S’il rêve sa jeu­nesse durant de s’embarquer pour des terres loin­taines, s’employer sur un bateau plu­tôt qu’en ville, Georges voya­ge­ra fina­le­ment peu. Le sud de la France sera pour lui tous les pays jamais entrevus.

[André Derain]

Une excep­tion tou­te­fois. À deux reprises Georges tra­verse les Pyrénées pour suivre un élan révo­lu­tion­naire ou insur­rec­tion­nel. En 1925, d’abord. Le Maroc, que se par­tagent la France et l’Espagne, est secoué depuis quatre ans par les assauts de tri­bus ber­bères qui, après avoir mis en déroute la puis­sance colo­niale à Anoual, ont décré­té la nais­sance de la République du Rif dans la région mon­ta­gneuse du même nom. Tandis qu’en métro­pole, un gou­ver­ne­ment de socia­listes et de radi­caux fait bloc contre les insur­gés, le récent Parti com­mu­niste mène, selon l’historien Claude Liauzu, « la pre­mière grande cam­pagne anti­co­lo­nia­liste de l’histoire de France33 ». Nul doute que Navel lit la presse, entend ses cama­rades échan­ger sur la situa­tion. On dit que quelques Européens s’engagent avec les Rifains. Il n’en faut pas plus pour déci­der le jeune homme que l’aventure aiguillonne — il le confir­me­ra ain­si dans un entre­tien : « [C]’était pas la cause maro­caine… j’avais une sorte de vision sten­dha­lienne, j’avais com­pris des trucs, vivre pour l’énergie34… » Un plan sitôt s’élabore : « Mon pro­jet était de fran­chir sans pas­se­port la fron­tière espa­gnole pour m’engager au Tercio et arri­ver au Maroc, de déser­ter pour pas­ser du côté des tri­bus insou­mises35. » Le train qui l’emporte longe la Méditerranée jusqu’à Perpignan, d’où il compte atteindre à pied la fron­tière en gra­vis­sant pour la pre­mière fois cette mon­tagne qu’il dit « de velours sombre36 ». Dans une auberge on lui pro­pose de rejoindre un groupe d’ouvriers fores­tiers. Voilà qu’il accepte : il ne ver­ra jamais le Maroc.

« Il élève des poules, cultive, écrit. Il est alors encar­té au PC, sou­cieux de l’organisation du mou­ve­ment révolutionnaire. »

L’Espagne une seconde fois, en 1936. Lors, « il ne s’agissait pas d’un voyage mais d’aller là-bas pour prendre part aux com­bats sur les bar­ri­cades37 ». C’est que des géné­raux ont prê­té ser­ment pour ren­ver­ser le Frente popu­lar nou­vel­le­ment élu et que cela pro­duit des sou­lè­ve­ments en nombre dans la pénin­sule. Georges, lui, vit depuis une année dans un domaine recu­lé du Var, près de Sainte-Maxime où sa com­pagne l’a rejoint. Il élève des poules, cultive, écrit. Il est alors encar­té au PC, sou­cieux de l’organisation du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. S’il a tâté de l’uniforme une pre­mière fois quelques années aupa­ra­vant, c’était contre son gré : insou­mis depuis l’appel de sa classe d’âge, il s’est ren­du en 1933 après plu­sieurs années dans l’illégalité. L’armée, la guerre, il n’en veut pas. Mais à l’écoute des nou­velles il n’hésite aucu­ne­ment — l’enjeu est tout autre : « Il y a un pays où on fait la révo­lu­tion : c’est l’Espagne. Un où elle semble être faite : c’est la Russie. Je sens qu’il est de mon devoir d’aller là où elle com­mence, d’être par­ti­ci­pant et témoin de l’événement38. » Il connaît le milieu anar­chiste, en a côtoyé de nom­breux sym­pa­thi­sants venus faire une sai­son de tra­vail en France. Il par­vient à fran­chir la fron­tière et on le conduit à la capi­tale cata­lane. « Mon impres­sion : Barcelone, c’était vivant, exal­tant même. Il fai­sait chaud, tout le monde se par­lait, les gens dor­maient peu. On avait plu­tôt une impres­sion de joie, de fête. Dans les rues de la ville, on brû­lait un peu d’essence, par plai­sir. Des voi­tures sillon­naient Barcelone avec des gars juchés sur les mar­che­pieds en levant le poing ou en agi­tant un dra­peau noir et rouge. Il res­tait encore des chi­canes, des restes de bar­ri­cades. On ne sen­tait aucune ter­reur ambiante39. » Il condense ain­si son res­sen­ti : « L’événement n’apparaît pas dans les choses : il est sur les visages40. » On se rap­pelle alors l’enfant ennuyé d’une époque sans remous. Peut-être Georges s’en sou­vient-il lui aus­si au moment de se por­ter volon­taire — « On était dans l’Histoire41 », ose­ra-t-il ajou­ter. Après quelques jours à Barcelone, le moment vient de choi­sir des com­pa­gnons et une des­ti­na­tion : ce sera Saragosse avec les anar­chistes de la CNT, dans une colonne qui porte le nom d’un cama­rade mort aux pre­miers jours du coup d’État. Bien vite les man­que­ments sautent aux yeux du jeune enga­gé : la nour­ri­ture est dif­fi­cile à trou­ver, les musettes sont déses­pé­ré­ment vides de muni­tions, les com­man­de­ments n’arrivent pas. La désor­ga­ni­sa­tion règne et Navel regrette qu’il n’y ait pas de « théo­rie liber­taire de l’armée42 », seule­ment des prin­cipes vagues et peu opé­rants dans les situa­tions qu’il est ame­né à tra­ver­ser. On va de vil­lage en vil­lage, on entend les obus qui s’égrainent, quelques fusillades. Impossible d’y com­prendre quelque chose. Une inso­la­tion affai­blit sou­dain Navel, avant qu’une gas­trite ne le ren­voie vers l’arrière. Il n’en revien­dra pas. Après un mois et demi en Espagne il quitte défi­ni­ti­ve­ment le pays, contrit : « Mal en point mais non bles­sé, les remords ou les tour­ments de conscience m’agitent, j’échappe au dan­ger avec trop de sou­la­ge­ment43 ». De retour en France, l’expérimentation par­ti­sane s’achève. Il démis­sionne du PC et reprend les routes.

1937. Voici qu’on fête, espla­nade des Invalides, les « Arts et Techniques appli­quées à la vie moderne ». Des pavillons se dressent — miracle qui tient à une cohorte de manœuvres — et deux bâti­ments, vastes et neufs, enserrent les trois-cent vingt-quatre mètre de fer­raille qui font phare et ville en même temps. L’un est sur­mon­té d’un aigle sombre, l’autre d’un couple peu vêtu, tenant fau­cille et mar­teau. Et donc les manœuvres pour les bâtir. On voit quatre ter­ras­siers à leur tâche sur l’esplanade. Des poutres, des piliers, des échelles et une brouette pour cadre et per­son­nages. Chacun porte le gilet, deux ont une veste en sur­plus, et les mêmes sont coif­fés d’une cas­quette. Georges, le plus grand d’entre tous, a les manches rele­vées et le front décou­vert. Dans ses mains, le bois sec d’une pelle. De ces mains, de ces cama­rades et de cette pelle il tient jour­nal. Il en fera un menu récit qu’on lira bien­tôt dans les pages d’une fameuse revue lit­té­raire puis, quelques années plus tard, dans celle d’une livre à son nom.

[André Derain]

Si les der­niers mots de Travaux montrent un homme « mora­le­ment […] d’accord avec [sa] classe44 », Georges ne par­vient pas à tra­vailler enfer­mé avec ses cama­rades ouvriers, comme il l’a fait un temps chez Berliet à Vénissieux ou chez Citroën à Saint-Ouen. Dès que l’usine vibre trop dans le corps de Georges un désir d’extérieur le prend, désir qu’accompagne une dure mélan­co­lie — il par­le­ra ain­si fré­quem­ment de « tris­tesse ouvrière » ou d’« angoisse ouvrière » pour qua­li­fier ce sen­ti­ment qu’il per­çoit éga­le­ment chez autrui. Entre 1920 et 1940, il manie ain­si la pioche comme ter­ras­sier et le râteau dans les salins, use de ses mains pour cueillir des fruits et de la serpe pour cou­per la lavande, il œuvre à Paris auprès des peintres en bâti­ment ou à Nice en com­pa­gnies de jar­di­niers. En somme, il vaga­bonde et aime cela : « Vagabond, c’était un terme de louange. Tous nous avions lu Gorki, Panaït, London45 », déclare-t-il — tous, c’est-à-dire ceux qui, comme lui, traînent leurs semelles sur les routes pour tra­vailler à l’air libre. On les nomme en ce temps-là « trimardeurs ».

« Dès que l’usine vibre trop dans le corps de Georges un désir d’extérieur le prend, désir qu’accompagne une dure mélancolie. »

« Le tri­mar­deur moderne était le dému­ni qui, n’appartenant à aucune cause, trans­for­mait sa dépos­ses­sion en intel­li­gence du réel et vie libre46 . » Le terme n’avait pas ce lustre au siècle pré­cé­dent, mais un exi­lé polo­nais s’en est empa­ré entre temps, inti­tu­lant un jour­nal à ce titre. Né comme le Lorrain sur les rives d’un cours d’eau — fleuve et non rivière, celui-ci s’appelant Vistule —, Mécislas Golberg n’est cer­tai­ne­ment pas incon­nu de Navel. Pierre Aubéry, bio­graphe de l’un et ami de l’autre s’en est entre­te­nu à coup sûr avec Georges. Ainsi Golberg repre­nait-il à son compte les théo­ries de Bakounine sur celles et ceux qui, plus bas que pro­lé­taires, ne peuvent pas même pré­tendre à l’emploi sala­rié. On ima­gine Georges sen­sible à de telles son­ge­ries, les repre­nant volon­tiers : « Si le pro­lé­taire est l’homme qui, ne pos­sé­dant rien, loue son tra­vail, il existe encore une classe en des­sous même au para­dis de l’avenir : c’est l’homme qui ne peut plus rien louer47. » Ainsi l’image du tri­mar­deur a-t-elle évo­lué sous la plume de Golberg : « L’activiste était deve­nu écri­vain et le tri­mard une uto­pie poé­tique autant que poli­tique48 », dira de ce der­nier la cher­cheuse en lit­té­ra­ture Catherine Coquio. On note un che­mi­ne­ment pareil pour Georges, qui le confirme après être reve­nu sur ces enga­ge­ments poli­tiques suc­ces­sifs aux côtés des mili­tants anar­chistes : « Je me suis dit que j’étais davan­tage écri­vain que mili­tant49. »

Aussi s’agit-il d’écrire, de d’écrire les gestes des tra­vaux entre­pris. À mesure qu’il vieillit, les mots s’entrechoquent de plus en plus dans la tête de Georges et jusque sur une feuille. Ce sont d’abord de brefs poèmes. L’un d’eux trouve une place en 1925 dans la revue Manomètre, « revue cos­mo­po­lite à 300 exem­plaires50 » dont il connaît le prin­ci­pal arti­san, le doc­teur Émile Malespine. Y col­la­borent les avant-garde you­go­slaves, russes et polo­naise, ain­si que les sur­réa­listes et dadaïstes Tzara, Soupault ou Péret. Puis c’est la NRF qui l’accueille en 1933 — de la poé­sie encore, mais pré­cé­dée d’un récit qui contient tous les thèmes à venir. Depuis les pre­miers vers lyon­nais, Navel a vécu. « Je falotte51 », psal­mo­diait-il en 1925 ; « Le monde n’a pas besoin de poète », écri­ra-t-il huit ans plus tard avant de conclure de la tâche d’écrire : « Il ne s’agit pas de tuer le temps52. » Georges a décou­vert la poé­sie avec Verlaine, s’est dit han­té par Rilke un temps et mar­qué par Rimbaud. Il se sou­vien­dra de ses pre­miers élans : « Il m’importait de tra­duire mon aven­ture à Nice, celle d’un état d’exaltation et d’euphorie, état culti­vé par la marche noc­turne, les veilles, une sorte d’effort vers la voyance, l’état de la plus grande récep­ti­vi­té53. » Bien vite, il ne s’agira plus seule­ment d’accueillir l’illumination dans le dérè­gle­ment de tous les sens, mais plu­tôt de s’accorder au monde et à ce qu’on en fait, et ce jusque dans les choses les plus cou­tu­mières. Cela a été dit ailleurs : l’écriture de Navel est celle d’un éveil tra­vaillé, d’une rigou­reuse atten­tion54. Il l’a affir­mé lui-même, et peut-être mieux : « Je me suis dit que j’allais deve­nir atten­tif à ce que je fai­sais. Je vou­lais trou­ver un accord dans le réel. Le manie­ment de l’attention inté­rieure retour­née sur l’outil, sur la pelle, sur la pioche, m’ont per­mis de décou­vrir un mer­veilleux moyen d’illumination55. »

[André Derain]

Lorsque la seconde expé­rience espa­gnole prend fin, Georges s’est remis à écrire sous l’impulsion d’un phi­lo­sophe alle­mand qui pren­dra la natio­na­li­té fran­çaise, Bernard Groethuysen et de sa femme Alix Guillain, une com­mu­niste belge. Il ne ces­se­ra d’échanger avec le pre­mier, cor­res­pon­dance qui sera publiée sous le beau titre de Sable et limon. « Ce témoin que les croyants trouvent en Dieu, je lui avais décou­vert un rival en ren­con­trant le phi­lo­sophe56. » L’homme ouvre à Georges le milieu des revues lit­té­raires et lui fait ren­con­trer Jean Paulhan qui dirige alors la NRF, men­suel où l’on croise à cette période les textes de Gide, Malraux, Cocteau, Claudel. Mais il ne suf­fit pas de connaître celles et ceux qui animent la lit­té­ra­ture d’une époque pour y contri­buer. Aussi Groethuysen et Guillain incitent-ils Georges à mettre en récit ses expé­riences labo­rieuses. « Je me suis mis à écrire sans trop savoir ce que je dirais57 », se sou­vien­dra-t-il. Un pre­mier ouvrage est pro­po­sé à l’édition, ouvrage que l’on refuse. Impression de l’auteur : « Je me sen­tais un peu comme une botte de poi­reaux19. » Il remise ses envies lit­té­raires. La poé­sie n’a plus cours dans le corps de l’écrivain, une morne dépres­sion le guette : « Il faut de la folie pour peindre, écrire ou des­si­ner, orner son esprit, alors que d’un moment à l’autre une balle ou les gaz, ou bien volon­tai­re­ment la corde, peuvent mettre fin à de si nobles efforts58. »

« Il prête main forte à la Résistance quand il le peut et devient api­cul­teur, métier auquel il ne connaît rien — mais qu’importe ! »

Puis vient à Georges l’idée d’une sin­gu­lière méthode : prê­ter atten­tion, plus que de cou­tume et gar­der l’éveil tout au long du jour, jusque dans les choses les plus com­munes. Qu’il s’agisse de saler une soupe, raser des joues pour­tant glabres ou sar­cler une culture, « c‘est de la pré­sence de ces gestes ména­gers que je tirais songes ou réflexion59 ». Si la pra­tique trouve ses pre­miers linéa­ments deux ou trois années avant-guerre, ça n’est qu’à par­tir de 1942 que Georges s’adonne tout à fait à l’écriture. Il a pas­sé les pre­miers mois du conflit en Lorraine, dans la DCA60, avant d’être affec­té dans une usine. La débâcle l’année sui­vante le conduit dans le Var où sa femme et leurs jumeaux le rejoignent. Il prête main forte à la Résistance quand il le peut et devient api­cul­teur, métier auquel il ne connaît rien — mais qu’importe ! « [L]e rucher m’occupait plus l’esprit que les mains. Il me res­tait beau­coup de temps pour tra­vailler notre grand jar­din ou reve­nir à la plume, à mes cahiers61. »

1980. 1981. L’âge fait tache sur le front, celui-là plus vaste un peu chaque année. La main tient une plume — main unique dès lors que seul per­siste le métier d’écrire. Autour, une pièce que le noir et blanc rend secon­daire. On y devine une fraî­cheur de vieilles pierres alors même que, tout au sud d’un pla­teau cal­caire où la Résistance s’est fait un nom, l’été est syno­nyme de four­naise. En ce lieu, pen­ché sur une feuille, Georges seule­ment, de face ou de pro­fil selon le cli­ché. Les mots qui s’accumulent sur la page dif­fèrent peu de ceux déjà mis bout à bout. L’agencement, néan­moins, en renou­vèle la teneur. On le per­ce­vra dans dix années, lorsqu’ils seront impri­més sur de nom­breux feuillets, ceux-là ras­sem­blés, reliés puis col­lés sur une tranche de car­ton beige. Ce sera le der­nier ouvrage ayant pour en-tête le nom de Navel.

[André Derain]

Un pre­mier livre paraît enfin et Georges a 41 ans. Les retours sont bons, les ventes pas mau­vaises et on pressent l’auteur pour le Goncourt. Alors que cer­tains intriguent dans les cafés pari­siens pour gagner des voix, Georges s’occupe de ses abeilles, tâche à laquelle il a pris goût et qu’il pour­sui­vra pen­dant dix ans encore. Dès lors il ne cesse d’écrire — écrire ou plu­tôt réécrire une exis­tence qui aurait pris fin avec les années 1940, fai­sant dire à l’éditeur Maurice Nadeau que Georges Navel est « un auteur si peu auteur qu’il remet sans le vou­loir les pieds dans les pas de son pre­mier livre : Travaux62 ». C’est qu’on peine à trou­ver la caté­go­rie adé­quate pour par­ler de cet homme-là. Après l’usine et le tri­mard, l’apiculture et l’écrit, Georges est embau­ché dans plu­sieurs rédac­tions par­mi les­quelles L’Humanité en tant que cor­rec­teur d’imprimerie, métier dont il s’acquittera jusqu’à sa retraite au début des années 1970.

« Alors que cer­tains intriguent dans les cafés pari­siens pour gagner des voix, Georges s’occupe de ses abeilles. »

S’il a pris, alors, ses dis­tances avec le mili­tan­tisme, la poli­tique ne le quitte pas pour autant. Il signe avec Sarraute, Sartre, Glissant ou Guérin le Manifeste des 121 en faveur de l’insoumission pen­dant la guerre d’Algérie. Il revien­dra sur cette période dans ses échanges avec le poète liber­taire Claude Kottelanne, cor­rec­teur pour L’Humanité lui aus­si. Georges n’est pas des plus à l’aise par­mi ses nou­veaux col­lègues : « Il n’est pas bon d’avoir écrit quand on est cor­rec­teur, on passe pour poète63 ». On ima­gine l’écrivain appli­quer aux épreuves qu’on lui four­nit ce qu’il a mis en œuvre dans ses propres textes : « [C]hoisir tou­jours le mot le plus humble ; ne pas avoir de sou­ci de style. Considérer l’écriture uni­que­ment comme une sté­no­gra­phie57. » Servir la parole par des signes, voi­ci ce qu’a pu recher­cher Navel : « J’écrivais parce qu’au fond j’étais bègue3 », affir­me­ra-t-il, expli­quant ain­si son attrait pour la cor­res­pon­dance, ajou­tant que « ma com­mu­ni­ca­tion la plus natu­relle, c’est une lettre adres­sée à quelqu’un3. » En somme, se des­sine une pra­tique de la lit­té­ra­ture qui ne peut s’envisager qu’accompagné : « Hors de l’amitié, je suis sans res­sources pour com­mu­ni­quer64. »

Aussi un dia­logue ami­cal peut-il don­ner matière à conclusion.

Claude Kottelanne a mis en évi­dence une mau­vaise manière de lire son ami : pas­se­ront à côté de Travaux — et des textes sui­vants — celles et ceux qui « ne retien­dront de ce récit que sa chaîne auto­bio­gra­phique, que son sup­port tem­po­rel65. » En cela il suit Georges, leurs mots dans un même sillage, ce der­nier pré­fé­rant entre toute démarche celle lais­sant place au « recul de la large esquisse qui ne s’encombre pas trop de la marche des faits et des chro­no­lo­gies66 ». Reculer, donc, dans le temps comme en soi, pour déli­vrer les sou­ve­nirs remâ­chés, les faits trop connus, en une ébauche tou­jours nou­velle, à reprendre continuellement.


Les pho­to­gra­phies décrites sont réunies dans l’ouvrage col­lec­tif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait, 1982.


  1. Georges Navel, « Les ren­contre de Contadour », dans l’ouvrage col­lec­tif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait, 1982.[]
  2. Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux, Sillage, 2011.[]
  3. Ibid.[][][]
  4. Jean-Yves Laurichesse, « La joie à l’épreuve de l’histoire : Giono ou le maître désen­chan­té », dans Cristina Noacco (dir.), Figures du maître : De l’autorité à l’autonomie, Presses uni­ver­si­taires de Rennes, 2013.[]
  5. Lettre à Claude Kottelanne, 12 novembre 1971, dans L’Écriture et la vie, Les Éditions liber­taires, 2003, p. 194.[]
  6. « Jean Giono », dans Georges Navel, op. cit.[]
  7. Georges Navel, Chacun son royaume, Gallimard, 1960.[]
  8. Jean Giono, Les Vraies richesses (1936), Grasset, 2002, p. 77.[]
  9. Voir à ce pro­pos les contri­bu­tions de Gérard Meudal, Philippe Petit et Yves Lévy dans Georges Navel, op. cit.[]
  10. Georges Navel, Parcours, Gallimard, 1950, p. 59.[]
  11. Georges Navel, Passages, Gallimard, 1991, p. 13.[]
  12. Passages, p. 31.[]
  13. Georges Navel, Travaux (1945), Folio, 1995, p. 36.[]
  14. Parcours, p. 44.[]
  15. Louis Calaferte, C’est la guerre, Gallimard, 1993, p. 13.[]
  16. Parcours, p. 51.[]
  17. Passages, p. 93.[]
  18. Passages, p. 80.[]
  19. Ibid.[][]
  20. Travaux, p. 22.[]
  21. Aujourd’hui Skikda.[]
  22. Aujourd’hui Aïn El Assel.[]
  23. Travaux, p. 45.[]
  24. Georges Navel, « Zola chez les ouvriers », dans Georges Navel, op. cit.[]
  25. Travaux, p. 47.[]
  26. Parcours, p. 83.[]
  27. Chacun son royaume, p. 284.[]
  28. Travaux, p. 50.[]
  29. Travaux, p. 59.[]
  30. Parcours, p. 113.[]
  31. « Une aven­ture espa­gnole. Entretien avec Georges Navel », dans L’Écriture et la vie, op. cit., p. 156.[]
  32. Travaux, p. 61.[]
  33. Claude Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France (2007), Pluriel, 2012, p. 267.[]
  34. « Les len­de­mains d’Octobre : la jeu­nesse ouvrière fran­çaise entre le bol­che­visme et la mar­gi­na­li­té. Entretien avec Maurice Jacquer et Georges Navel », Les Révoltes Logiques, n° 1, 1975, p. 92.[]
  35. Parcours, p. 132.[]
  36. Parcours, p. 134.[]
  37. « Des briques dans la ciel bleu. Entretien avec Georges Navel », Les Révoltes Logiques, n° 14-15, 1981, p. 77.[]
  38. Ibid., p. 78.[]
  39. « Une aven­ture espa­gnole », op. cit., p. 164.[]
  40. Parcours, p. 189.[]
  41. « Une aven­ture espa­gnole », op. cit., p. 167.[]
  42. Ibid, p. 170.[]
  43. Parcours, p. 211.[]
  44. Travaux, p. 247.[]
  45. Parcours, p. 149.[]
  46. Catherine Coquio, « Un tri­mar­deur au sana en 1907. Mécislas Golberg, science de demain et science du mou­rant », Tumultes, vol. 36, n° 1, 2011, p. 191.[]
  47. Chacun son royaume, p. 287.[]
  48. Catherine Coquio, art. cit., p. 191.[]
  49. « Une aven­ture espa­gnole », art. cit., p. 175.[]
  50. Lettre à Claude Kottelanne, 28 février 1972, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 202.[]
  51. Georges Navel, « Messe », paru dans le numé­ro 8 de la revue Manomètre, repro­duit dans Georges Navel, op. cit.[]
  52. Contribution de Georges Navel sous le nom de Philippe Latour au « Tableau de poé­sie » de la NRF, n° 240, 1933, repro­duit dans Georges Navel, op. cit.[]
  53. Lettre à Claude Kottelanne, 28 février 1972, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 205.[]
  54. Voir Arlette Grumo, « Le tra­vail de la main à plume », dans L’écriture et la vie, op. cit.[]
  55. Georges Navel, « Le tra­vail d’écrire », Georges Navel, op. cit.[]
  56. Chacun son royaume, p. 278.[]
  57. « Le tra­vail d’écrire ».[][]
  58. Chacun son royaume, p. 288.[]
  59. Travaux, p. 208.[]
  60. « Défense contre les aéro­nefs » ou « défense contre avions », sigle de la défense anti-aérienne.[]
  61. Chacun son royaume, p. 320.[]
  62. Maurice Nadeau, « L’exemple de Georges Navel », dans Georges Navel, op. cit.[]
  63. Lettre à Claude Kottelanne, 1er juin 1991, dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 224.[]
  64. Lettre à Paul Géraldy, citée par Pierre Aubéry, « Georges Navel et l’art d’écrire », dans Georges Navel, op. cit.[]
  65. Claude Kottelanne, « Préface à Travaux, pour un disque mort-né », dans L’écriture et la vie, op. cit., p. 183.[]
  66. Sable et limon, p. 399.[]

REBONDS

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Roméo Bondon

Doctorant en géographie. Il a récemment coordonné avec Elias Boisjean Cause animale, luttes sociales (Le Passager clandestin, 2021) et publié avec Raphaël Mathevet Sangliers - Géographies d'un animal politique (Actes Sud, 2022).

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