Gérard Mordillat : « Le cinéma devrait mettre en péril notre regard sur le réel »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Romancier, cinéaste, essayiste et mili­tant, Gérard Mordillat vient d’appeler, aux côtés de l’économiste Frédéric Lordon et du jour­na­liste François Ruffin, à la « dis­si­dence » face au « poi­son » de l’union natio­nale. Mais c’est de ciné­ma dont il est ques­tion dans l’entretien qui suit — en ces temps assu­jet­tis à l’impératif mar­chand, le sep­tième art n’a plus guère le cœur à la contes­ta­tion : il fleu­rit sur nos écrans, pâte molle et sans audaces : « La véri­table parole d’opposition peut venir des artistes, des roman­ciers, des cinéastes. Or, dans leurs petits cénacles, cette classe est en majo­ri­té muette, com­plice des médias. Le monde du tra­vail y est gran­de­ment dis­qua­li­fié, vic­time de pré­ju­gés. Les ouvriers y sont infé­rio­ri­sés, incultes, abru­tis. Comme si la culture était réser­vée aux « classes supérieures » ! »


mordillat De quelle façon votre tra­vail s’articule-t-il entre lit­té­ra­ture et cinéma ?

Il y a une phrase de Mallarmé qui m’a tou­jours pour­sui­vi. Il disait que, pour lui, la musique et la poé­sie « s’allumaient de feux réci­proques ». Pour moi, le ciné­ma et la lit­té­ra­ture s’allument de feux réci­proques. Dans mon tra­vail je ne sens pas de hia­tus entre mes livres et mes films. Dans un cas comme dans l’autre, c’est de l’écriture ; tan­tôt cette écri­ture prend une forme lit­té­raire, tan­tôt une forme ciné­ma­to­gra­phique. Mais, c’est tout un. Dans mon esprit, le mot et l’image sont par­fai­te­ment syno­nymes. J’en pro­fite pour pré­ci­ser que mes films comme mes livres ne pro­cèdent jamais d’un « sujet » mais tou­jours d’une image fon­da­trice que j’explore pour me l’expliquer à moi-même et au lec­teur ou au spec­ta­teur. Je ne crois pas au « sujet ». Je ne crois pas avoir écrit un seul livre, tour­né un seul film pen­sant « trai­ter un sujet » comme on traite la myxo­ma­tose ou le phyl­loxé­ra. Le seul sujet de mes livres, c’est l’écriture, le seul sujet de mes films, c’est le ciné­ma. Le sujet est une inven­tion mar­chande. C’est l’étiquette d’un pro­duit des­ti­né à la vente. Une œuvre, c’est autre chose, sa valeur ne peut être réduite à son com­merce. Dans tous les sens du terme les grandes œuvres sont d’ailleurs « hors de prix ».

Vous avez com­men­cé dans le ciné­ma grâce à Roberto Rossellini…

Oui, d’une cer­taine manière, même si je n’ai jamais tour­né de film avec lui ! Je l’ai ren­con­tré à la ciné­ma­thèque et, ensuite, pen­dant près de trois ans, j’ai tra­vaillé sur un immense texte à pro­pos des guerres pay­sannes en Allemagne au XVIe siècle dont il aurait aimé faire un film. Lors de notre ren­contre (grâce à la cais­sière de la ciné­ma­thèque !), je lui avais expo­sé ce que je comp­tais écrire sur l’opposition entre Thomas Müntzer (qui prend le par­ti des pay­sans) et Martin Luther (qui prend celui de la noblesse). Ce qui m’intéressait – et ce qui l’a inté­res­sé autant que moi –, c’était com­ment, à ce moment de l’histoire, le dis­cours reli­gieux devient le véhi­cule du dis­cours poli­tique, com­ment Müntzer peut appa­raître comme un ancêtre des com­mu­nistes, com­ment on peut avoir une lec­ture poli­tique – voire mar­xiste – de la Réforme alle­mande qui naî­tra de cette guerre. Mais jamais Rossellini n’a pu trou­ver le moindre finan­ce­ment pour un tel projet…

Aujourd’hui Rossellini et le ciné­ma ita­lien ont disparu…

« La vic­toire l’idéologie néo­li­bé­rale a, en impo­sant la pen­sée mar­chande dans tous les domaines de la vie, rava­gé l’art, la culture, peut-être même la beauté… »

Oui, et je me sens orphe­lin. J’ai gran­di avec les films de Rossellini, Visconti, Fellini, Monicelli, Risi, Comencini, Zurlini, Pasolini, Carmelo Bene, Scola, Antonioni, Rosi et tant d’autres… et je suis tou­jours ébloui par ce qu’ils réa­li­saient avec autant de légè­re­té que d’intelligence. Leur dis­pa­ri­tion dra­ma­tique s’explique, à mon avis, par la conjonc­tion de plu­sieurs évè­ne­ments : la faillite de la Gaumont Italie, la pro­li­fé­ra­tion can­cé­ri­gène des télé­vi­sions ber­lus­co­niennes, l’effondrement du Parti com­mu­niste ita­lien et, dans une cer­taine mesure, celle de l’Église elle-même puisque beau­coup de ciné­mas étaient tenus, vivaient grâce et par l’une ou l’autre de ces orga­ni­sa­tions. L’addition de tous ces élé­ments a fait que beau­coup de salles ont fer­mé, que la pro­duc­tion s’est effon­drée et le public a été, en somme, assi­gné à rési­dence. Pour moi, cette catas­trophe est emblé­ma­tique de la vic­toire de l’idéologie néo­li­bé­rale qui, impo­sant la pen­sée mar­chande dans tous les domaines de la vie, a rava­gé l’art, la culture, peut-être même la beauté…

pazo

Pier Paolo Pasolini

Plus géné­ra­le­ment, quel rôle le ciné­ma devrait-il jouer dans notre société ?

Le ciné­ma devrait – je dis bien « devrait » – mettre en péril notre regard sur le réel, l’éclairer, nous mon­trer la face cachée de la lune, c’est-à-dire effa­cer le tain du miroir où nous ne vou­lons voir que nous-même. Or le ciné­ma, abdi­quant toute pers­pec­tive sinon révo­lu­tion­naire du moins désta­bi­li­sa­trice, est deve­nu un art ras­su­rant. Régi par la loi d’airain de la cause à effet, la prise du pou­voir du scé­na­rio sur les images l’a réduit à l’état de neu­ro­lep­tique. Désormais tout s’explique, l’innocuité est garan­tie et dans les salles on croit entendre le guet pas­ser, répé­tant « Dormez-en paix braves gens ! ». Le jour où le ciné­ma retrou­ve­ra sa dan­ge­ro­si­té – dan­ge­ro­si­té du regard, de la lumière, de la cou­leur – alors pour­ra-t-il peut-être pré­tendre jouer un rôle d’éveilleur dans la socié­té, d’effaceur d’illusion, d’arracheur de bar­be­lés ; sinon il demeu­re­ra un refuge pour les assis.

Vous disiez que l’apparition de la télé­vi­sion a trans­for­mé le ciné­ma. Pourquoi ?

En un mot, c’est une bana­li­té mais elle est indis­cu­table : le ciné­ma est un lieu où l’on s’assemble, la télé­vi­sion est une chaîne où l’on s’attache individuellement…

Dans votre ouvrage, Le miroir voi­lé, vous par­lez d’une série de pho­tos de Joël Peyrou, « Les invi­sibles », autour des prêtres ouvriers. Vous y sou­li­gnez que le tra­vail occupe, aujourd’hui, une place très réduite, dans l’imaginaire roma­nesque comme dans la pho­to­gra­phie. Cela semble éga­le­ment le cas dans le ciné­ma, à quelques excep­tions près… Comment expli­quer cette évolution ?

« Faire des films, écrire des livres sur le monde du tra­vail, c’est mettre les pieds dans le plat, se mou­cher dans les rideaux, péter à table. »

Ce n’est pas une évo­lu­tion, en tout cas pas en France. Parler du monde du tra­vail n’a jamais été un ter­rain sur lequel les roman­ciers fran­çais ont pros­pé­ré (il y a bien sûr des excep­tions : Louis Guilloux, Roger Vailland, Béatrix Beck, Christiane Rochefort et d’autres…). Je ferais plu­tôt un constat socio­lo­gique qui, à mon sens, vaut pour les roman­ciers et les cinéastes. Je suis né en 1949, les cinéastes de ma géné­ra­tion (et quelques roman­ciers) ont pour beau­coup exer­cé une autre pro­fes­sion avant de faire du ciné­ma : Jean-Pierre Thorn était chez Alstom, Robert Bober ouvrier tailleur, j’étais ouvrier impri­meur, etc. Aujourd’hui, les jeunes gens et les jeunes femmes qui font des films sont majo­ri­tai­re­ment issus de la petite-bour­geoi­sie ou de la bour­geoi­sie. Ils n’ont connu que la famille, le lycée, l’école de ciné­ma plus ou moins pres­ti­gieuse et font des films qui res­semblent à ce qu’ils sont – par­fois avec un réel talent. Comme les com­men­ta­teurs (je n’ose dire les cri­tiques tant le niveau est bas) viennent du même milieu, du même par­cours, du même monde et donc nous ne sor­tons pas de ce cercle. Alors faire des films, écrire sur le monde du tra­vail demeure au mieux un exo­tisme au pire une incon­grui­té. Et, au fond, il y a tou­jours ce pré­ju­gé qui vient du XIXe siècle : le peuple n’est pas sen­sible au beau ; il est, par nature, voué à l’ivrognerie et à la débauche. Faire des films, écrire des livres sur le monde du tra­vail, c’est mettre les pieds dans le plat, se mou­cher dans les rideaux, péter à table. C’est pour cela que les œuvres sont reçues avec, au choix, condes­cen­dance ou mépris, jamais pour de l’art.

La poli­tique n’a-t-elle pas lais­sé place à l’« huma­ni­taire » ? Les pauvres deviennent des misé­rables qu’il fau­drait « aider » et dont il fau­drait res­pec­ter la « digni­té ». On ne touche pas aux méca­nismes qui pro­duisent l’inégalité et l’exploitation, on ne men­tionne pas la redis­tri­bu­tion des richesses.

Étymologiquement « res­pect » signi­fie « tenir à dis­tance ». Je crains que le ciné­ma com­pas­sion­nel, le ciné­ma de bonne conscience ne fasse que confir­mer cette dis­tance que la socié­té néo­li­bé­rale entend mettre entre elle et les plus dému­nis des citoyens. Que la cha­ri­té finisse par se sub­sti­tuer à l’égalité. C’est pour cela que je pense que nous sommes désor­mais dans des sys­tèmes non seule­ment post­dé­mo­cra­tiques mais éga­le­ment post­ré­pu­bli­cains. D’où mon injonc­tion répé­tée aux docu­men­ta­ristes : chan­gez d’axe, fil­mez le pou­voir ! Filmer le pou­voir, c’est le mettre en ques­tion, voire le mettre en dan­ger en bri­sant l’ordre impo­sé de la vision bour­geoise, enca­drée, car­cé­rale où les pauvres res­tent à leur place et les riches à la leur.

retournement

Duant le tournage du Grand retournement, d’après une pièce de Frédéric Lordon

Vous écri­vez : « S’il ne devait res­ter qu’un des mil­lions de livres écrits à pro­pos ou sur le ciné­ma, Les Entretiens autour du ciné­ma­to­graphe, de Jean Cocteau, serait celui selon mon cœur. » Pourquoi ?

Parce que Cocteau pense le ciné­ma dans sa dimen­sion morale.

Vous expli­quez que, de nos jours, c’est dans le docu­men­taire qu’on trouve le plus d’innovation.

« Plus utile et plus néces­saire me paraît de fil­mer le pou­voir, fil­mer ceux qui sont les res­pon­sables de cette misère, de cette pau­vre­té, de cette détresse, leur faire face. »

Oui. Sur le ter­rain de la fic­tion, nous sommes dans un moment de grande régres­sion, comme si, pour tour­ner, les cinéastes devaient abdi­quer toute ambi­tion artis­tique et s’en remettre à l’illustration de « sujets » garan­tis­sant une cou­ver­ture média­tique ras­su­rante. Le conser­va­tisme, l’académisme dominent. La cri­tique fait des Oh ! et des Ah ! d’admiration devant des œuvres médiocres et feint de décou­vrir toutes les semaines de grands artistes, de grands pro­vo­ca­teurs dont l’immense talent, l’immense pro­vo­ca­tion se résument la plu­part du temps à exhi­ber de mal­heu­reuses actrices nues dans des posi­tions acro­ba­tiques. C’est du ciné­ma pour têtes mauves, de l’épate-bourgeois à bon compte. Le docu­men­taire par sa posi­tion à la marge – à la marge en termes de finan­ce­ment, de dif­fu­sion – trouve dans le ter­ri­toire déser­té par les aca­dé­mi­ciens du regard, un espace où il peut inven­ter, per­tur­ber l’ordre poli­cé des images, oser. Je ne pren­drai qu’un exemple : quel film de fic­tion est aus­si pro­vo­ca­teur, aus­si per­tur­bant, aus­si for­mel­le­ment maî­tri­sé que Nénette de Nicolas Philibert où, pen­dant plus d’une heure, nous sommes (nous, les spec­ta­teurs) confron­tés à un orang-outang sans qu’il n’y ait jamais per­sonne d’autre à l’image que cet ani­mal qui nous regarde. Là, le ciné­ma (et rien que le ciné­ma !) est d’une force et d’une beau­té incomparables.

Vous écri­vez que « le docu­men­taire est très lar­ge­ment un ciné­ma de consé­quences et, à de trop rares excep­tions, un ciné­ma des causes ». C’est donc cela, être un artiste cri­tique : faire des œuvres sur les causes ?

Je crois que tous les artistes sont cri­tiques par nature. Critiques au sens kan­tien du terme, dans la mesure où ils cherchent (et par­fois trouvent !) com­ment « déter­mi­ner la chose réelle ». Ceci dit, il n’y a pas de règles, pas de méthode. Chaque film étant un pro­to­type, le ciné­ma se réin­vente à chaque tour­nage. Je vou­lais sou­li­gner que le docu­men­taire doit échap­per à ce à quoi on (les déci­deurs, les inves­tis­seurs, les dif­fu­seurs) veut le contraindre : être la part cha­ri­table du ciné­ma, à ne pro­duire que des œuvres com­pas­sion­nelles. Filmer la pau­vre­té, la misère, l’exclusion, le han­di­cap, la mala­die, la détresse… cela peut être néces­saire et utile aus­si mais, de mon point de vue, c’est se trom­per d’axe, pla­cer le spec­ta­teur dans une place impos­sible où il ne peut que mesu­rer son impuis­sance, com­pa­tir, être comme dans La nature des choses de Lucrèce, celui qui prend plai­sir à regar­der un nau­frage en res­tant sur la falaise. Plus utile et plus néces­saire me paraît de fil­mer le pou­voir, fil­mer ceux qui sont les res­pon­sables de cette misère, de cette pau­vre­té, de cette détresse, leur faire face, offrir au spec­ta­teur une occa­sion unique d’exercer son esprit critique.

Ballast

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