Texte inédit pour le site de Ballast
Trois semaines de mobilisations, partout en France ; quatre morts, plus de 1 600 arrestations ; un seul mot d’ordre : « Macron démission ! » Nous nous sommes rendus dans le Loiret, les Yvelines, la Mayenne et la capitale ; nous avons observé, écouté, noté, pris part. Le pays tout entier navigue à vue — nous compris. Une « guerre civile » se fait jour, va jusqu’à titrer la presse ; rectifions : « Vous parlez ensuite de guerre civile… Comme si nous ne l’avions pas ! Comme si la guerre des riches contre les pauvres n’était point la plus cruelle des guerres civiles ! » Gracchus Babeuf, 17 brumaire, an IV de la République.
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Samedi 17 novembre 2018. Notre rédaction, éparpillée qu’elle est de part et d’autre de la France et de la Belgique, se rend sur quatre sites de blocages. Une petite commune du Loiret, en pleine région agricole : le supermarché est vide, le parking tout autant ; les rues, d’ordinaire désertes, voient les habitants se parler, échanger ; les gilets jaunes se justifient, s’excusant presque (ils ne sont pas « méchants », ils ne vivent simplement « pas dans le même monde que Macron ») ; certains bousculent des véhicules ; aucun mot d’ordre d’extrême droite. Une commune des Yvelines, voisine de Mantes-la-Jolie : les plaques d’immatriculation parisiennes sont moquées ; les banderoles visent explicitement le pouvoir macronien ; la pression est forte à l’endroit de qui n’enfile pas son gilet ; la fiscalité — ou l’euro — hante nombre d’échanges, libéraux ou sociaux ; nulle trace de racisme dans les discours et les écrits. Une commune de la Mayenne : les voitures stationnées dans le centre-ville affichent leur solidarité en nombre, gilets pliés en évidence sur le tableau de bord ; les bars n’en finissent pas de commenter l’affaire ; des hommes et des femmes de tous âges, travailleurs modestes ou sans emploi, filtrent la circulation sur l’un des ronds-points ; Macron est appelé à démissionner ; un conducteur arabe est violemment injurié, visages vrillés par la haine — « Rentre chez toi, bougnoule ! » ; nous fichons le camp en même temps que lui, écœurés. Paris, enfin : une majorité d’habitants des quartiers populaires ; « Macron nous encule » ; aucune déclaration nationaliste.
« Pour qu’il les écoute enfin. Pour qu’il voie débouler le peuple, les chômeurs, les intérimaires et les agents de propreté. »
Les études recouperont nos modestes observations : l’extrême diversité de la mobilisation est patente, son ancrage populaire indiscutable, ses spécificités géographiques flagrantes. De l’embarras, donc, mais également l’intuition que ce mouvement, combien spontané et informel, n’est pas réductible au seul portrait brossé, à l’unisson comme à grands cris, par le régime en place et l’extrême gauche aux gants blancs : pouilleux, tas de fachos, provinciaux incultes.
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Samedi 24 novembre. Nous venons d’arriver à Paris ; huit gilets jaunes s’engouffrent dans la rame d’un métro bondé. Allure, accent : ils ne sont pas de la capitale — « On vient tous de Normandie », confirment-ils. Ils n’ont pas 30 ans et manifestent sur les ronds-points de leurs communes ; ils ont pris le train régional pour venir « chez Macron ». Pour qu’il les écoute enfin. Pour qu’il voie débouler le peuple, les chômeurs, les intérimaires et les agents de propreté. Les huit parlent fort et en même temps, vidant sac et cœur. « C’est que nous qui trinquons à cause des riches », fait l’un d’eux. Petits salaires, boulot, avenir des gamins, coût de la voiture, ils égrènent la liste commune de leurs tracas quotidiens. Un gilet jaune parisien se joint à la discussion — on décèle à son phrasé, précis, le militant FI ou PCF. L’échange dévie sur Carlos Ghosn et les grandes fortunes. Un passager, sans gilet, intervient à son tour et dénonce le CICE. Une jeune femme du groupe normand, queue de cheval blonde et col en fourrure synthétique, demande « où il faut descendre » : les huit ne connaissent pas Paris, ou si peu.
Nous sortons ensemble et marchons en direction de l’avenue des Champs-Élysées : la fumée dans le ciel fait office de boussole. Il est un peu plus de 14 heures. Des affrontements ont déjà eu lieu — « C’est Mai 68 », a-t-on même lu ici et là. Un motard, passant à notre hauteur, traite les gilets jaunes de « clochards ». Mais la majorité des marcheurs ou des conducteurs qui les apostrophent se montrent enthousiastes : V de la victoire, klaxons, poings levés. Les gilets jaunes rient, répondent, à la fois fiers et surpris. C’est là « la peste brune », commentera le ministre des Comptes publics. À l’approche des Champs, des palissades de chantier en acier profilé tapissent le sol pavé. Des manifestants, rebroussant chemin, leur souhaitent « bon courage ». L’Arc de Triomphe dresse, impérial, ses 50 mètres ; un hélicoptère survole la zone. « Faudrait les éboueurs et les tracteurs avec nous contre les CRS », fait remarquer l’un des huit, natif de L’Aigle.
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Faudrait les éboueurs et les tracteurs avec nous contre les CRS», fait remarquer l’un des huit, natif de L’Aigle. »
Les premiers slogans résonnent : « Paris, debout, soulève-toi ! », « Tous ensemble, tous ensemble ! ». Une épaisse fumée sombre s’élève de la voie, toute de jaune pailletée, que nous descendons à présent. Au dos de son gilet de sécurité, un retraité sarthois a inscrit : « Macron ont arrive » (l’accord est de lui). Les seuls drapeaux que l’on croise sont bretons et tricolores. Des jeunes, des moins jeunes, des anciens, mais majoritairement des hommes. Une première barricade entrave « la plus belle avenue du monde », longue de presque deux mille mètres. Les Normands disparaissent dans la foule et la fumée. « Pour l’avenir des enfants / liberté et égalité », lit-on en lettres majuscules sur le dos d’un homme que nous dépassons ; « Pour les riches des couilles en or / pour les pauvres des nouilles encore », sur un autre. On entend les détonations des tirs de grenades lacrymogènes. On assiste au singulier spectacle des langues qui se délient et, inconnues mais unies sous ce drôle d’étendard criard, brisent, le temps d’une journée, la désaffection ordinaire. Une autre barricade, plus bas : des chaises, prises à la terrasse de la boulangerie Paul, flambent parmi des meubles calcinés.
Un gilet jaune, cheveux gris ras sur les tempes, tient haut une pancarte marxiste hostile au patronat. Nous marchons sur des pavés arrachés. Une carcasse de véhicule crame. « On va faire un barbecue », lance un homme en souriant ; un autre, vêtu de l’orange des gilets de l’entreprise de transport TNT (« 56 000 collaborateurs, 1 million de livraisons par jour »), prend une photo, hilare. Un feu de signalisation arraché est traîné par trois hommes capuchonnés ; un gilet jaune déplace une trottinette pour la jeter sur la prochaine barricade ; des petits groupes vont et viennent afin de renforcer cette dernière au moyen de palissades de chantier. « Macron arrête de baiser ton peuple / SMIC à 1500 € net », lit-on encore ; « Mr Macron / va chercher le pognon là où il est / che[z]… les très très riches », lit-on sans cesse. Des grilles d’arbres en fonte et des bacs à fleurs, dérobés aux commerces, s’entassent. « Abolition du système », clame une banderole. Un homme agite une affichette — ceux qui ne sont « rien » contre « le sommet » — et arbore un slogan du rappeur Médine, doublé d’une citation de Sankara. Un départ de flammes rougit l’une des barricades, qu’un manifestant gravit pour mieux brandir un fumigène de la couleur du gilet qu’il arbore. L’image — saisissante — est sitôt immortalisée par une flopée de photographes.
Une remorque flambe non loin du Monoprix. La foule se fait plus compacte à mesure que l’on s’approche du cordon de CRS ou de gardes mobiles qui coupe l’avenue en deux. Détonations, cris, ruées : les lacrymogènes arrosent les manifestants. Nous ne voyons plus rien. Des gens crachent et toussent. Un passant tend du sérum à l’un de nous et repart aussi vite qu’il était venu à sa rencontre — nous avons déjà oublié son visage. La foule se reforme le gaz une fois dissipé et n’a plus qu’un objectif : faire reculer les forces de l’ordre. « Macron démission ! » est désormais l’unique mot d’ordre, le nom maudit, haï, vomi, l’agent catalyseur de toutes les amertumes et les colères. Macron n’est rien d’autre, en ces jours, que la personnification de l’oligarchie, la chair et l’os d’une société bâtie sur les privilèges. Un nom, un seul, six lettres, réductrices pour sûr, mais à portée de main.
«
Macron démission !est désormais l’unique mot d’ordre, le nom maudit, haï, vomi, l’agent catalyseur de toutes les amertumes et les colères. »
Les pavés et les projectiles filent en direction des agents de l’État ; les lacrymogènes s’écrasent au sol et provoquent d’incessants mouvements de foule. Le temps passe ainsi, mètre gagné, mètre perdu. S’effondre sous nos yeux le trop prévisible narratif médiatique des « casseurs en minorité » et des « manifestants pacifiques » : c’est un même corps qui s’ébroue, avance et fléchit, entreprend et se dérobe, un corps composite, foutraque, sans avant-gardes ni suiveurs, un corps tenu par une seule chose, la couleur primaire qu’il a jugé bon d’élire, loin des partis et des syndicats. Un corps porté par ce qu’Hugo, dans l’une des pages des Misérables, nomma ce « souffle qui passe », celui de l’émeute, cette force faite « de rien et de tout », « d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre », ce souffle qui « rencontre des têtes qui pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. » Où ? « Au hasard. » Et une voix de tonner, derrière nous : « On ne recule pas ! »
Un homme, chauve, a le front en sang, ouvert à deux endroits : matraque et impact de Flash-Ball. Il porte un gilet fluorescent et vient de Moselle. Pourquoi s’être déplacé ? « Pour ma mère qui est retraitée avec 800 euros par mois. L’Élysée achète de la vaisselle à 600 000 euros1 et les pauvres ont rien. » Il nous dit n’être, lui, pas dans le besoin. Mais il est « solidaire ». Un jeune homme domicilié dans les Vosges nous raconte avoir pris le train jusqu’ici avec l’espoir de voir le gouvernement changer de politique, une politique « que pour ceux qui ont de la thune ». Il n’y a d’ailleurs qu’à tendre l’oreille pour l’entendre aux quatre coins des Champs, cette histoire de vaisselle : l’anecdote n’en est plus une dès lors qu’elle s’impose comme un symbole, sinon un levier de combat.
Les forces de l’ordre reculent. Clameur et joie des émeutiers. « Faut qu’on les prenne en sandwich de l’autre côté », lance un gilet jaune. Une victoire de trop courte durée : le canon à eau pulvérise déjà les premières lignes. Une femme glisse sur le sol, un homme court l’aider. Nous sommes à moitié trempés et le refrain de La Marseillaise s’oppose, à pleins poumons, aux forces de l’ordre. « Aux armes citoyens / Formez vos bataillons ! » Quelques manifestants mettent les mains en l’air pour tenter d’abaisser la tension dans le vacarme le plus total. Un carré de manifestants scande « CRS, avec nous ! » ; trois mètres derrière, un autre clame « CRS, assassins ! ». Mais voilà qu’« ils chargent », entend-on, et c’est la débandade. La foule se disloque et nous nous engageons dans la rue Marbeuf, perpendiculaire.
« Le blessé, en état de choc, lève sa main en vue d’enrayer l’hémorragie — elle est en charpie. Une archive de la répression gouvernementale. »
Deux hommes nous racontent être venus de banlieue : l’un est blanc, l’autre arabe. Venus « pour les gens, les voisins, les anciens, pour le peuple ». Venus contre « la hogra », précise le second : le mépris du pouvoir, l’injustice. Le premier entend bien refaire Mai 68 mais vote pour « Marine », « diabolisée » qu’elle est par « les médias » : on devine chez lui une formation politique des plus approximatives et confuses, grappillée ici et là sur Internet. D’ailleurs, il aime bien « des choses que dit Mélenchon » mais ne peut le suivre, franc-maçon qu’il est. Nous gagnons l’avenue Montaigne. La façade de la boutique Dior, fleurie pour les fêtes de Noël, brille de toutes ses grandes lettres dorées. Nombre de gilets jaunes occupent l’intersection — tout n’est qu’improvisation. Un homme blanc, cheveux longs attachés et gilet jaune, pisse le sang assis sur la route. Matraqué. Deux femmes lui appliquent un bandage. 10 minutes plus tard, il est pris en charge par des pompiers, acclamés. Une femme se réchauffe près d’un petit feu allumé entre les tôles d’une barricade dressée à quelques mètres de l’enseigne de luxe — jean, large écharpe, pans fluorescents de sa chasuble dépassant d’un blouson, la cinquantaine, noire. Elle sourit, étonnamment sereine.
L’un de nos photographes vient de voir un jeune homme — un apprenti de 21 ans, apprendra-t-on plus tard —, la main à moitié arrachée par une grenade : GLI-F4, 25 grammes de TNT. Sa mère se tenait à ses côtés ; elle nous demandera de diffuser un appel à témoins et racontera à la presse être venue pour « la démocratie », pour « représenter ces gens qui ne sont pas représentés, les gens invisibles ». Le camarade nous montre le cliché qu’il a pris : le blessé, en état de choc, lève sa main en vue d’enrayer l’hémorragie — elle est en charpie. Une archive de la répression gouvernementale.
Nous avançons vers le rond-point des Champs-Élysées. Une voiture est carbonisée. Deux gilets jaunes, la soixantaine débonnaire, singent le Bourvil du Corniaud : « Elle va marcher beaucoup moins bien ! » Un homme ramasse un pavé, qu’il emporte « en souvenir de Paris et de notre révolution » ; une passante, petite dame aux cheveux cendrés, pouffe puis lui conseille de « bien le cacher » en cas de contrôle policier. Quatre ou cinq fourgons de gendarmerie sont à l’arrêt. Le jour s’en va couchant sur l’avenue toute entravée de barricades. Nous la remontons vers l’Arc de Triomphe, au loin voilé par la brume des gaz et des feux. « Qui sème la misère récolte la colère », indique une pancarte plantée sur un amas de ferraille, ornée d’un poing serré. Une nacelle élévatrice est stationnée en plein milieu de l’avenue, contre une barricade pour partie enflammée — quatre hommes attisent le foyer, forts des morceaux de bois partout dénichés. Une cinquantaine de manifestants, pour l’essentiel vêtus de jaune, se tiennent autour. Nous demandons à l’un d’entre eux d’où sort cette machine de chantier : « Elle était là-bas, un mec l’a mise en route et l’a ramenée pour la barricade. » La nacelle s’élève pour la seule joie du geste ; un hélicoptère forme un point dans le ciel presque éteint.
« Ce gilet, il le porte pour dénoncer les politiques impérialistes menées en Afrique subsaharienne et le pillage des matières premières de son pays. »
Le store d’une boutique a été tagué — « Aux armes » —, ainsi qu’un bac à fleurs — « ACAB2 ». Quelques mètres plus avant, « Macron dégage », « Macron voleur » et « Beau comme une insurrection impure » sur les façades en pierre. On repère dans cette dernière inscription la patte autonomiste. Les émeutiers continuent de renforcer les barricades ; les guirlandes rouges illuminent les arbres secs. Une bouche à incendie, ouverte, crache sans discontinuer un geyser d’eau de plusieurs mètres : nous pataugeons. « Macron démission / Stop le carnage / Le Peuple décide / pas toi », affiche un gilet ; « Ambulancier en colère / Stop taxes », un autre. Nous demandons à une femme, seule, les raisons de sa présence ; elle répond tout de go : « Pour le loyer, pour les factures EDF. » Mère de famille ordinaire, elle ne s’intéresse pas à « la politique ». Un homme coiffé de dreads porte un gilet dont nous ignorons le sens du sigle dessus imprimé ; il rit : il n’en sait rien non plus, c’est le seul qu’il a dégoté pour manifester.
Quelque six heures plus tard, nous nous retrouvons, avec deux camarades de la rédaction, l’un anarchiste et l’autre militant à la France insoumise, dans l’un des rares cafés encore ouverts — deux gilets jaunes boivent une bière en terrasse. Sommaire état des lieux : qu’en est-il de la présence visible de l’extrême droite, dans cet air irrespirable où l’on ignore encore qui du rouge ou du brun pourrait l’emporter ? Un drapeau royaliste repéré en début d’après-midi — rapidement disparu… — et, pour l’ensemble d’entre nous, deux gilets Civitas identifiés. Rien vu d’autre : slogans, pancartes, inscriptions fascistes hostiles aux migrants ou à l’islam ? Rien. « Juste une femme de Moselle, la soixantaine, qui m’a dit qu’il fallait fermer les frontières. Elle était gênée. Elle n’a pas voulu me filer son prénom », se souvient un camarade. Des manifestants arrivent soudain en courant. Détonations de grenades lacrymogènes. « Tirez-vous de là, les flics arrivent », lance l’un d’eux. Nous partons en direction de l’avenue Georges V. Brève escarmouche entre forces de l’ordre et possibles anarchistes. À notre grand étonnement, quasiment aucune vitre n’a été brisée : les commerces tapageurs ne manquaient pourtant pas. Nous croisons un syndicaliste SUD, échangeons quelques mots sur la situation, puis, à proximité, rencontrons un Congolais paré aux couleurs du jour : ce gilet, il le porte pour dénoncer les politiques impérialistes menées en Afrique subsaharienne et le pillage des matières premières de son pays — à commencer par le coltan.
Ce matin, la maire de Paris, Anne Hidalgo, avait appelé sur Twitter à « venir admirer les superbes illuminations de l’avenue des Champs-Élysées » — la phrase s’achevait par un émoticône « double cœur » dans les yeux.
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Jeudi 29 novembre, place de la République, Paris. Les rayons des magasins se vident sur l’île de La Réunion, des lycéens ont rejoint la contestation en « métropole », la CGT appelle finalement à agir « ensemble », l’un des porte-parole des gilets jaunes — si tant est que la notion de porte-parolat ait ici le moindre sens — a invité à l’union avec les banlieues, les revendications les plus contradictoires continuent de circuler, le milliardaire Pinault dit « comprendre » le mouvement, le couple Balkany et Dieudonné l’appuient sans ciller : le pays tout entier semble naviguer à vue. Il fait nuit sur la place ; d’aucuns avancent le chiffre de 1 000 personnes — nous n’en savons rien. C’est là une assemblée générale organisée à la hâte, faute d’une salle, aux pieds du monument à la République. Bronze, bonnet phrygien, rameau d’olivier. « Organisez-vous », exhorte une banderole de La Fête à Macron ; « Rends l’ISF », exige une pancarte portée à bout de bras par un manifestant en gilet jaune. Un des camarades de la rédaction organise les tours de parole : le député François Ruffin ouvre le bal. « Les gilets jaunes, c’est l’inverse de Nuit Debout : en province on a tous les ronds-points, ça se bouge partout, mais il ne se passe rien dans les villes. Il faut qu’on se bouge ! » Se succèdent, pêle-mêle, un cheminot, un postier, une militante écologiste, une ancienne syndicaliste étudiante, une Dordognaise en gilet jaune ou encore un sans-abri — chacun de contribuer à la seule question qui vaille, « Que faire ? » : grève générale, sit-in devant les lieux de consommation, apéritifs sauvages à l’Assemblée nationale, parasitage des sorties publiques gouvernementales, blocage des portes de la capitale, taxe Tobin, gel de l’économie…
« Un cordon de CRS coupe la voie — casques, boucliers, main sur le Flash-Ball ou la bombe lacrymogène. Trois cavaliers de la police nationale bloquent l’accès au métro : improbable vision d’Ancien Régime. »
Le Comité Adama — représenté par Assa Traoré et Youcef Brakni — a, non sans surprise, appelé à rejoindre le mouvement. La trentenaire, dont le frère a été tué par des gendarmes en 2016, rappelle qu’il ne saurait être de mouvement social sans les quartiers populaires, et que cette alliance ne sera possible qu’à la condition d’écarter les « racistes » et les « fascistes » présents dans l’actuel soulèvement. « Nous aussi, nous sommes des gilets jaunes », lance-t-elle. Frédéric Lordon, manteau kaki et voix métallique, intervient à son tour. Il révèle que la décision du Comité Adama a bousculé la sienne propre, ainsi que celle des organisateurs de la présente rencontre, et qu’il n’est dès lors plus possible de tergiverser : « On ne leur demande pas [aux divers secteurs de la société], ni à vous [le Comité Adama], ni à nous, d’être amoureux de tous les gilets jaunes ; on leur demande d’être capables de voir l’occasion, et d’en faire quelque chose. L’occasion pour jeter toutes les colères dans le chaudron et pour monter le feu. Car à part la classe nuisible des startuppeurs, des évadés fiscaux et des éditocrates, tous les secteurs ont des raisons d’être en colère. En vérité, tous les secteurs ont des raisons d’être à bout ! Car le dégoût est général. Les soignants sont dégoûtés, les profs sont dégoûtés, les avocats sont dégoûtés, tous les agents des services publics sont dégoûtés, les retraités, les étudiants sont dégoûtés, la simple conscience humaine est dégoûtée quand elle voit ce gouvernement. » Puis l’économiste d’inviter à se rendre à l’Élysée afin de signifier à Macron de mettre les bouts. Applaudissements. Rendez-vous commun est donné aux Champs-Élysées, dans deux jours.
4
Samedi 1er décembre. Gare Saint-Lazare. Le parvis est rempli en ce début d’après-midi. « Développement et gratuité des transports publics », lit-on sur un bout de carton. « Macron démission ! », affiche le gilet jaune d’un Mulhousien. Un drapeau du Mouvement de la paix flotte derrière une militante du Comité Adama coiffée d’un fichu coloré. Le cortège se met en marche et croise, sitôt, un flot de gilets jaunes venus d’ailleurs. Tous ne font désormais plus qu’un, en dépit des vives réticences d’un homme — il nous dit ne pas vouloir marcher avec la CGT ; nous répondons qu’il s’agit d’un rassemblement hétéroclite propulsé par le Comité Adama ; il ne pipe mot et se joint à nous. « À bas l’État, les flics et les fachos ! » s’élève en chœur. La foule progresse sur le boulevard Haussmann aux cris de « Anti-anticapitalistes ! » ; à hauteur de la station Havre-Caumartin, un cordon de CRS coupe la voie — casques, boucliers, main sur le Flash-Ball ou la bombe lacrymogène. Trois cavaliers de la police nationale bloquent l’accès au métro : improbable vision d’Ancien Régime. « Libérez les chevaux », hurle un manifestant. Nous demandons à Youcef Brakni s’il sait monter à cheval ; il écarte les pans de son blouson, laissant entrevoir un sweat-shirt sur lequel est imprimé « Justice pour Adama / sans justice vous n’aurez pas la paix », et répond en souriant : « Nous, on a ça. »
Virage à droite, rue Auber. Les touristes, perchés sur deux cars, photographient ou acclament le cortège. « Macron = Louis 16 » a été tagué aux abords de la bibliothèque du musée de l’Opéra. Nous pressons le pas pour gagner la tête du défilé — « Je suis pacifique / mais je ne tends pas la joue / Rendez l’ISF », « Tous ce qu’ils veulent c’est une France qui ferme sa gueule », « Gaulois réfractaire », « Regarde ta Rolex / C’est l’heure de la Révolution », « Ensemble changeons l’Histoire de France », « Le Peuple en a marre d’être saigné ! », lit-on au fil des chasubles. De la fumée de lacrymogènes brouille la rue de l’Échelle : premiers contacts physiques avec les forces de l’ordre.
« Une grande roue tourne à l’occasion des fêtes de fin d’année ; un gilet jaune propose d’enfermer tous les députés dans les cabines. »
Une grande roue tourne à l’occasion des fêtes de fin d’année ; un gilet jaune propose d’enfermer tous les députés dans les cabines. Nous croisons deux cheminots SUD Rail, deux gaullistes et quelques maoïstes… La rue de Rivoli, point d’entrée à la place de la Concorde, est bloquée par trois véhicules et un canon à eau. Des CRS sont postés en hauteur, jardin des Tuileries, armes pointées sur la foule. Impasse. L’obélisque et la tour Eiffel paradent dans le ciel gris ; quelques gouttes de pluie tombent. « On attaque que si ils nous attaquent ! », crie un manifestant. D’autres commencent à dépaver la voie. Un jeune homme à notre gauche propose de passer par les Tuileries pour accéder aux Champs, derrière la Concorde : « Il y a des marcheurs dans le jardin, ils oseront pas nous canarder. » Trois ou quatre pavés fusent en direction des CRS ; des grenades éclatent. La foule n’entend pas forcer le barrage ; elle tourne à droite, rue Cambon, puis, improvisant, cherchant en vain comment rallier les Champs, prend la rue Royale : quatre fourgons barrent l’accès. Échauffourée. Lacrymos. Pavés, bouteilles. Un gilet jaune s’avance face au cordon de CRS, se met à genoux et écarte les bras en croix. Nouvelle impasse. Nous recevons un message d’une camarade du PCF, alors de passage en Bretagne : « Marée jaune aux ronds-points, des retraités, des jeunes paysans avec leurs tracteurs, Macron démission
, Assez de taxes
. Première fois que je vois un mouvement sans joie. Ils sont désespérés. »
Direction boulevard Haussmann — au bout, l’Arc de Triomphe. Nouveau barrage. La tension monte sitôt d’un cran. Des pavés et des grilles d’arbres sont arrachés, les détonations se succèdent, des tonneaux ravis à un caviste constituent l’armature d’une première barricade. Un scooter est couché au milieu de la route, une poubelle crame, la vitrine d’une banque est saccagée (suscitant la réprobation de quelques manifestants). « L’émeute est une sorte de trombe de l’atmosphère sociale », écrivait encore Hugo. C’est maintenant une voiture qui flambe. Les CRS parviennent à repousser les émeutiers jusqu’à la place Saint-Augustin ; la violence des affrontements s’accentue — gilets jaunes et orange se saisissent des palissades de chantier, tentent d’élever une barricade en plein milieu de la place, se protègent des grenades et des tirs de Flash-Ball avec des boucliers de fortune. « Macron démission ! », continuent d’hurler les révoltés, encore et toujours. Les lacrymos tombent sans trêve. L’air est suffocant. Un homme reçoit un projectile de Flash-Ball au mollet ; un autre s’affaisse devant nous, touché par une grenade lacrymogène : « Ça va ? », demandons-nous ; « Tranquille », répond-il, avant de repartir à cloche-pied. La place n’est plus qu’un îlot de cris et de fureur — noria des palissades en acier, appel « Aux armes ! » repris en chœur. Un joueur de tambour rythme, martial, le mouvement collectif. Un camarade aperçoit un drapeau royaliste puis son porteur détaler, chassé par des militants antifascistes — son étendard saisi est promis au feu.
La BNP est mise à sac ; des remises de chèque émaillent le trottoir ; la façade est barrée d’un « Fuck capitalism ». Deux drapeaux rouge et noir sinuent dans la fumée. Les forces de l’ordre nous repoussent boulevard Haussmann — deux ou trois barricades, un chantier, des parpaings et un pneu sont embarqués. Un jeune gilet jaune porte un immense drapeau rouge ; deux autres, plus âgés, se prennent dans les bras derrière une barricade enfumée — nous distinguons, dans la brumaille, un manifestant masqué en V pour Vendetta. Une paire de gilets jaunes nous dit être venue de Toulouse, « exprès », en bus. « Pour les smicards, pour ma mère qu’a connu la misère », fait l’un d’eux. Il ne connaît pas grand-chose à la politique et a voté « de tout ». FN, oui, « mais je vais voter Mélenchon maintenant ». Son ami nous dit n’être pas violent, « normalement », mais il approuve l’intégralité de ce qu’il voit : « Personne nous écoute. » Il nous montre son poignet, blessé en profondeur par une grenade ; il a voté FI aux dernières élections présidentielles — et blanc au second tour. On entend des cris ; on parle, affolé, de bonbonnes de gaz trouvées que certains tiennent à faire sauter ; il n’en sera rien. Un homme écrit « Révolution » sur un panneau publicitaire à notre gauche.
« Un jeune gilet jaune porte un immense drapeau rouge ; deux autres, plus âgés, se prennent dans les bras derrière une barricade enfumée. »
Il est bientôt 17 heures. Des flammes s’échappent d’une autre barricade, un arrêt de bus est explosé, nous passons devant les grands magasins enguirlandés (« Fêtes gourmandes »), la foule s’est désagrégée. Quelques grappes de gilets jaunes se rassemblent sur le parvis de la gare Saint-Lazare et sous la pluie. Une demi-heure s’étire ainsi, unique répit de la journée. Une cinquantaine de CRS avance en ligne vers la gare. Des hommes haranguent les manifestants épars : il faut faire reculer la troupe ! Ruée. Lacrymos. Les Parisiens, au sortir du travail, sont pris entre deux feux. « Il y a des gosses, bande de fils de putes », hurle un gilet jaune à l’endroit des forces de l’ordre. Des parents se précipitent dans la bouche de métro avec leurs enfants. Nous avançons aux côtés d’adolescents des quartiers populaires ; la distance qui nous sépare des CRS doit être de 20 mètres ; ils tirent au Flash-Ball : un jeune homme noir gueule, plié en deux, touché au torse ; l’un d’entre nous est touché à la cheville droite. « Faut leur balancer des scooters dessus », propose un gamin, quand surgit une ambulance ; « Tout le monde derrière ! » hurle un gilet jaune. Une dizaine de personnes s’engouffre dans son sillage avec l’espoir d’entrer en contact avec les CRS lorsqu’ils s’écarteront pour laisser place au véhicule. Grêle de lacrymos. Nous reculons. 10 000 grenades lacrymogènes auront été tirées aujourd’hui, à Paris, et des « tirs tendus », d’ordinaire interdits, prescrits.
Nous nous retrouvons, à quatre membres de la rédaction, dans un bistrot. L’une d’entre nous a discuté avec une infirmière, venue de Chartres, après l’avoir vue jeter un sapin pour alimenter une barricade en feu avenue de la Paix : elle s’est décrite comme une « humaniste, pour la justice », ulcérée par la casse libérale de la santé publique. Un autre camarade nous contera ces retraités lui avouant, les larmes aux yeux, qu’ils « n’en peu[vent] plus », et cet homme lui expliquant que ses voisins lui réclament du sucre, à la moitié du mois, n’ayant plus les moyens d’en acheter — « Je n’ai jamais vu autant de détermination. Des inconnus te racontent leur quotidien, comme ça, ça sort de nulle part. Des gens qu’on voit jamais dans nos manifs. »
5
Lundi 3 décembre, un PMU de la Sarthe. Le syndicat de police Alliance appelle le gouvernement à envoyer l’armée ; Marine Le Pen convie ses « chers gilets jaunes » à se dissocier d’eux-mêmes, c’est-à-dire des « casseurs » ; des hauts fonctionnaires de Haute-Loire font état d’une situation « pré-révolutionnaire » ; une octogénaire marseillaise est morte à la suite d’un tir de grenade lacrymogène à la tête ; les ambulanciers manifestent devant l’Assemblée nationale et les lycéens bloquent leurs établissements — « Notre cap est bon. Quand vous voulez atteindre le sommet d’une montagne, il faut garder votre objectif », promet toutefois la secrétaire d’État Marlène Schiappa. Deux hommes discutent au bar avec la serveuse.
– Macron est méprisant, il a aucun contact avec le peuple.
– Ça serait bien qu’il tombe dans les escaliers.
– Faut des gens comme nous, au pouvoir, qui bossons.
– Ils se rendent compte de rien, eux.
– Ça va se terminer en soulèvement…
– En révolution.
– Y a plus que la violence.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot
- Le Canard enchaîné avait évalué la somme à 500 000 euros — le 5 décembre 2018, Marlène Schiappa évoquait quant à elle, sur le plateau de BFMTV, le chiffre de 100 000 euros.[↩]
- All cops are bastards : Tous les policiers sont des bâtards.[↩]
REBONDS
☰ Voir notre portfolio « Jaune rage », Cyrille Choupas, novembre 2018
☰ Lire notre témoignage « La révolte des cheminots », novembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capital », novembre 2018
☰ Lire notre témoignage « Montrer que la lutte paie », juillet 2017
☰ Lire notre entretien avec le Comité Adama : « On va se battre ensemble », mai 2018
☰ Lire notre témoignage « Prendre soin de nos anciens », mai 2018
☰ Lire notre entretien avec Théo Roumier : « On a les moyens de défaire Macron », mai 2018
☰ Lire notre entretien avec Assa Traoré : « Allions nos forces », décembre 2016
☰ Lire notre article « Victor Hugo, la grande prose de la révolte », Alain Badiou, juin 2015