Entretien inédit pour le site de Ballast
De longues files d’attente sur le trottoir, des regroupements dans des campements de fortune, une présence policière sans précédent, des levées d’affects tous azimuts ; la figure de l’exilé devenue plus visible dans les rues mobilise, anime et bouscule. Les réflexions pleuvent sur sa personne, son nombre, ses intentions ; qu’en est-il des pratiques administratives et politiques le concernant ? Nous avons interrogé Caroline Maillary du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) — un collectif de juristes créé en 1972 et reconnu pour son expertise sur les politiques migratoires. Il dénonce l’institution progressive et généralisée de pratiques oppressives, voire illégales, à l’encontre des exilés en quête de protection. Comment la perception et l’accueil de réfugiés ont-ils évolué en France ces dernières décennies ? État des lieux.
Depuis la signature de la Convention internationale relative au statut des réfugiés1, comment le traitement des demandes d’asile a‑t-il évolué en France et en Europe ?
On a vu émerger la question de l’asile après la guerre, en 1951, avec la signature de la Convention de Genève. À cette époque, il s’agissait d’éviter que puisse resurgir tout ce qui avait pu se passer au cours de la Seconde Guerre mondiale. En lui-même, ce texte est assez protecteur — s’il était interprété d’une manière positive, il permettrait une protection beaucoup plus large que ce qui se fait aujourd’hui, en France notamment ; or cette protection s’est amoindrie au fil des années. Ce n’est que 20 ans après la signature de la Convention de Genève que l’on a vu arriver des gens de l’extérieur de l’Europe, notamment les Chiliens et les boat-people, entre 1973 et 1975. Cette période était relativement favorable, dans la mesure où les gens étaient assez bien accueillis et protégés. Les statistiques sont parlantes : en 1976, on comptait 95 % de statuts de réfugié octroyés ; en 2004, c’est tombé à 16 % ; en 2012, à 9 %… L’Office français de protection des réfugiés et des apatride (OFPRA) — l’administration qui traite les demandes d’asile en France —, créé en 1952, avait initialement une vision large de l’asile ; aujourd’hui, il ne conçoit plus le statut de réfugié que d’une manière extrêmement restrictive. Les textes se sont compliqués au fil des années et restreignent désormais clairement l’accès au statut de réfugié.
« Quand on parle de crise de l’asile aujourd’hui, ça n’est pas du tout approprié : on pouvait s’attendre à ce que des personnes viennent chercher une protection lorsque l’on voit l’état des conflits dans le monde. »
Le changement au niveau de l’asile s’est opéré dans les années 1980–1990 : c’est là que l’on a commencé à entendre un discours sur les « faux réfugiés » — ces gens qui utiliseraient la procédure de demande d’asile alors qu’ils n’auraient pas vraiment besoin de protection. Ce discours est extrêmement fort aujourd’hui. On a aussi restreint les droits des demandeurs d’asile, notamment en leur enlevant, en 1991, le droit de travailler. À cette époque où le nombre de personnes déboutées de l’asile augmente, les premiers mouvements de contestation apparaissent. En 1989, on commence à assister à des rassemblements et des manifestations de personnes déboutées, et de grandes grèves de la faim s’organisent : la restriction de l’asile devient visible. Puis, on commence à voir des personnes à qui l’on refuse l’enregistrement même de leur demande d’asile. Ça se durcit ensuite d’année en année. La courbe de l’asile — en France comme en Europe, d’ailleurs — a toujours été en dents de scie. Quand on parle de crise de l’asile aujourd’hui, ça n’est pas du tout approprié — une crise, c’est par définition quelque chose d’inattendu : or, on pouvait s’attendre à ce que des personnes viennent chercher une protection lorsque l’on voit l’état des conflits dans le monde. Il faut également savoir que la France a déjà connu un nombre quasi identique de demandeurs par le passé. Ce nombre a toujours varié en fonction des conflits mondiaux, et nous sommes en ce moment dans une phase ascendante. Par contre, le nombre réel de personnes qui obtiennent le statut de réfugié a, lui, toujours été relativement stable. Cette courbe-là n’est pas du tout en dents de scie.
En quoi consistent les accords de Dublin en Europe ?
Les premiers « accords Dublin » datent de cette période de restriction de l’accès à l’asile — soit des années 1990. Ils correspondent à l’ouverture des frontières intérieures dans le cadre de l’espace Schengen. L’objectif était d’établir des règles limitant la circulation des personnes, en désignant un « État responsable ». Ils signent surtout le fait qu’une personne ne pourra demander protection que dans un seul pays d’Europe. Les gens devraient ainsi « choisir » le pays où ils vont s’installer — mais attention, on ne prend jamais en compte, évidemment, le choix de la personne. Les accords Dublin ne sont pas isolés : ils sont partie prenante d’une volonté politique globale d’harmonisation du système de l’asile en Europe qu’on appelle le « régime d’asile européen commun » et qui a mis des années à aboutir. Ils visent à ce que tous les pays européens pratiquent l’asile de la même manière. Si l’on s’attache aux textes, il y a beaucoup de choses négatives et clairement en défaveur des demandeurs d’asile, mais il s’y trouve aussi des choses positives, comme le rapprochement des familles. Mais l’interprétation restrictive que les États en font — qui ont une marge de manœuvre dans leur application et leur transposition dans leurs lois nationales — tire tout vers le bas ; c’est notamment le cas de la France. Ainsi, seules quelques dizaines de mineurs coincés à Calais, voulant rejoindre un proche en Angleterre, ont pu bénéficier de cette disposition qui existe pourtant dans les textes européens.
On observe dans la pratique que seuls les éléments défavorables aux demandeurs sont appliqués ; essentiellement ceux qui empêchent les gens de faire une demande d’asile dans le pays de leur choix, justement. Selon Dublin III (version des accords actuellement appliquée), l’État désigné responsable est le premier État par lequel une personne est passée ou a demandé l’asile. Or, dans les faits, c’est le pays où cette personne a été contrôlée pour la première fois. Si une personne s’est fait contrôler — et a vu ses empreintes enregistrées — dans un pays par lequel elle ne voulait que passer, c’est cet État qui sera déclaré responsable de sa demande d’asile. Elle sera contrainte d’y retourner. C’est donc un système complètement inégalitaire, où les gens ne peuvent pas choisir le pays dans lequel ils vont demander l’asile — choix qui s’opère pour différentes raisons, comme la présence d’un proche dans tel pays, ou la langue qui y est parlée. Mais c’est aussi très inégalitaire pour les pays situés en bordure de l’Europe, qui sont les premiers pays traversés : l’Italie, la Grèce, la Hongrie, l’Espagne. Les accords Dublin, outre le fait qu’ils mettent beaucoup de bâtons dans les roues des exilés, s’avèrent aussi hautement inefficaces. En France, en proportion, très peu de gens sont expulsés vers les États dits responsables dont ils devraient relever. C’est en réalité une politique de découragement. On constate, par ailleurs, que de plus en plus de personnes se retrouvent « dublinées » : c’est principalement dû à des contrôles beaucoup plus poussés qu’avant à l’entrée en Europe via les hotspots et aux frontières en général. Si l’on va plus loin dans le raisonnement, on peut aussi évoquer l’externalisation de l’asile ; on empêche les gens de demander l’asile en Europe — et donc aussi en France. Il s’agit de dispositifs qui ont commencé à être discutés au début des années 2000 ; il était alors question de créer des camps hors UE, dans les pays de la périphérie de l’Europe, pour traiter les demandes d’asile. C’est ce que visent les accords passés en 2016 avec la Turquie, comme cela avait été le cas auparavant avec la Libye. En somme, on empêche les gens de venir en Europe, et ceux qui parviennent à entrer sur le territoire se retrouvent confrontés à toute une série d’obstacles notamment liés au règlement Dublin.
Cela ne revient-il pas à signer l’arrêt de mort de la Convention de Genève ?
« Si les gens viennent plus nombreux qu’avant, cela reste dans des proportions tout à fait gérables. »
Il n’en reste pas grand-chose. Les gens sont empêchés d’arriver, ou alors une fois ici, sont expulsés, refoulés. Les chances d’obtention du statut de réfugié sont extrêmement faibles pour ceux qui parviennent à voir leur demande instruite par la France. Tous les jours, des gens sont retenus aux frontières. Il y a des rafles d’exilés, à Paris, des arrestations, des placements en rétention. Pourtant, la plupart de ces personnes arrêtées et placées en centre de rétention ne pourront que difficilement être renvoyées vers leur pays ; beaucoup d’exilés viennent d’Érythrée, de Somalie, d’Afghanistan… pays vers lesquels la France ne peut pas encore largement expulser. C’est donc principalement un système punitif. Depuis plusieurs années, beaucoup d’exilés qui souhaitent demander l’asile dorment dehors — c’est le cas de tous ceux que l’on peut voir dans les campements parisiens. Au départ, cela était essentiellement visible autour de Calais. C’est avec la fermeture du centre de Sangatte, en 2002, que l’on a commencé à voir des gens se regrouper et dormir dehors à Paris. Ces derniers temps, ils deviennent plus visibles. Il y a des campements de personnes regroupées où l’on peut compter jusqu’à 2 000 personnes. Pour éviter ces derniers, qui semblent tant déplaire aux autorités, il suffirait d’appliquer la loi : tout demandeur d’asile a droit à un accueil digne, immédiatement, et sa demande d’asile doit être enregistrée dans les trois jours. Si les gens viennent plus nombreux qu’avant, cela reste dans des proportions tout à fait gérables. Or la France a toujours appliqué la politique, assumée, consistant à n’avoir jamais construit ou débloqué suffisamment de logements pour être à même de respecter cette loi. Elle a organisé elle-même son retard, le message étant « ne venez pas ». Seul un demandeur d’asile sur deux est hébergé par l’État.
Si ce qui est prévu par la loi (l’accueil, l’hébergement, les délais de traitement) n’est pas appliqué, et si c’est, comme vous le dites, d’une manière « politiquement assumée », ne peut-on pas parler de maltraitance politique ?
Ce sont des décisions politiques qui se sont succédé. Il s’agit en effet d’une maltraitance organisée au niveau de l’État. Prenons l’exemple de la dernière réforme de l’asile en France (votée le 29 juillet 2015), qui a été présentée comme une loi en faveur des demandeurs d’asile. Elle était censée leur octroyer plus de droits, accélérer les délais de procédure, simplifier cette dernière, etc. En réalité, c’est une loi extrêmement compliquée, réservée à des professionnels qui ne se consacrent qu’à ça, qui restreint les droits des gens et est incompréhensible pour la plupart. Elle dresse toute une série d’obstacles supplémentaires à l’arrivée d’une personne qui voudrait demander l’asile. Le premier obstacle concerne l’enregistrement de la demande. En Île-de-France, par exemple, il y a clairement entrave. Et pour cause, un nouveau système a été mis en place : il faut désormais se présenter devant une association qui travaille pour le compte de l’État, et plus à la préfecture directement — c’est ce que l’on nomme les plateformes d’accueil. On voit des files de 200 personnes devant le siège de ces associations, certaines dormant plusieurs nuits devant, dans la rue, en attente de pouvoir s’enregistrer. Cela a forcément créé des tensions et très vite la police est intervenue sur place. Depuis, la police fait complètement partie du dispositif d’accueil des réfugiés… comme si c’était normal !
C’est exactement ce qui se passe pour le camp humanitaire créé par la maire de Paris, aujourd’hui géré par une association, Emmaüs Solidarité : la police fait partie intégrante du système. Les obstacles créés pour entraver l’accès au droit d’asile provoquent des tensions qui viennent ensuite justifier la policiarisation des dispositifs ; cela ne fait qu’accroître les violences, du fait des violences policières notamment, et ainsi la boucle est bouclée. Faut-il rappeler que ce sont des personnes qui ont fui un danger, qui craignent pour leur vie ? Elles se retrouvent ici dans une situation de stress et de violence constante. C’est une forme de criminalisation, toujours assortie du discours, massivement présent dans les médias, sur les « fraudeurs » (les soit-disant « faux réfugiés »), que les autorités utilisent pour justifier leurs pratiques.
Sur le plan légal, comment se justifient ce qu’on nomme « centres de rétention » — faudrait-il dire de « détention » ? Sont-ils des zones de non-droit ?
Malheureusement, on ne peut pas parler de zones de non-droit, car tout est prévu dans la loi ! Les dispositions législatives se sont au fur et à mesure durcies pour aujourd’hui arriver à un point où quasiment tout y est permis. On trouve encore des choses à faire : par exemple, quand un Afghan est enfermé en centre de rétention et que la France s’apprête à l’expulser vers son pays, on puise dans des outils européens qui prévoient des mécanismes d’urgence comme ceux de la Cour européenne des droits de l’homme — auxquels on recourt le plus — pour sauver la vie de certaines personnes, qui permettent de mettre en évidence les incohérences des décisions et le danger qu’encourent ces personnes en recherche de protection.
Avez-vous constaté d’autres obstacles à l’accès aux droits des étrangers ces dernières années ?
« Les dispositions législatives se sont au fur et à mesure durcies pour aujourd’hui arriver à un point où quasiment tout y est permis. »
Après la difficulté d’enregistrer une demande d’asile auprès d’une plateforme, il y a toute une série d’obstacles qui s’enchaînent. Il y a très peu d’interprétariat, très peu d’explications et d’informations transmises aux demandeurs d’asile. Les gens peinent beaucoup à comprendre la situation. Après la plateforme, il leur faut se rendre à la préfecture qui va « trier » les demandes d’asile selon trois types de traitement différents : il y a la « procédure normale », la « procédure Dublin », mais aussi la « procédure accélérée » issue de la dernière loi. Cette dernière procédure a été créée pour les personnes que l’on présuppose être des « fraudeurs » avant même d’examiner leur demande. Il ne s’agit de rien d’autre que de faire sortir plus vite les gens du système de l’asile. Il faut bien comprendre qu’on n’en est toujours pas, à ce stade, à l’examen de fond de la demande d’asile, mais uniquement au droit au séjour qu’il faut obtenir avant de pouvoir entamer une procédure de demande d’asile. Sont placés en procédure accélérée les gens n’ayant pas d’empreintes lisibles, ceux pour qui il y a une erreur dans le nom, en somme tous ceux envers qui il y aurait « suspicion de fraude ». Et il y a aussi tous les gens qui auraient « trop attendu » avant de se rendre à la préfecture, ce que l’on trouve suspicieux. Trop attendu, c’est plus de 120 jours, alors qu’à certaines périodes, à Paris, il faut plus de quatre mois pour enregistrer sa demande d’asile ! Le retard d’enregistrement est le fait des autorités préfectorales, qui appliquent des quotas journaliers. À Paris, en ce moment, ce sont 80 personnes par jour qui peuvent s’enregistrer, alors que l’on peut voir devant certaines plateformes des files d’attente de 120 à 130 personnes. Le retard est donc créé par le dispositif actuel même ; et après, on reproche aux personnes d’avoir « trop attendu »… C’est un système complètement pervers.
Quand une personne se retrouve en procédure accélérée, l’Ofpra ne va pas considérer sa demande d’asile de la même façon. Les taux de reconnaissance du statut de réfugié par cet office étant bas, la plupart des personnes ont en dernier recours la possibilité de faire appel de cette décision à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Or, pour les personnes en procédure accélérée, ce ne sont plus trois juges qui siègent, comme pour tout autre recours, mais un seul. Il y a une autre chose à savoir concernant la procédure Dublin : maintenant, quasiment tous les « dublinés » sont assignés à résidence et doivent aller pointer au commissariat deux fois par semaine. À tout moment, la police peut venir les chercher dans leur centre d’hébergement. C’est un piège qui se referme sur les gens : il n’y a pas d’interprètes, personne ne leur explique qu’il faut aller pointer ou bien où se trouve le commissariat, ni comment s’y rendre. Ces personnes se retrouvent à manquer, sans même le savoir, leurs rendez-vous ; elles sont alors déclarées en fuite, et perdent ainsi tout droit. Elles doivent donc se cacher pendant 18 mois, avant d’avoir à nouveau le droit de demander l’asile. C’est en ce moment une pratique très employée.
Comme l’État français n’arrive pas à renvoyer autant de gens qu’il le souhaiterait, il utilise l’assignation à résidence et le placement dans la catégorie « en fuite » pour décourager les gens et, comme il le dit, « envoyer un signal fort aux futurs exilés qui auraient pour projet de venir en France ». Un grand nombre d’associations avait demandé à ce que soit retiré le fait qu’une personne en procédure Dublin puisse se voir enfermée dans un centre de rétention ou être assignée à résidence, en vain. D’autres obstacles surgissent à d’autres étapes de la procédure : à l’Ofpra notamment, qui a une vision très restrictive de la Convention de Genève, mais aussi lorsque des personnes font un recours à la CNDA. Comme la plupart des demandeurs d’asile n’ont pas d’argent pour payer un avocat, ils doivent faire une demande d’aide juridictionnelle. Or, une demande d’asile suppose d’effectuer un travail conséquent de fond, de reprendre connaissance des faits depuis le début, de faire appel à un interprète pour préparer son dossier avec la personne. Comme la rémunération de l’aide juridictionnelle est très faible (autour de 500 euros), si l’avocat fait correctement les choses, c’est, de fait, de manière bénévole. Il y a donc des avocats qui le font, et d’autres qui ne le font pas. Certains vont jusqu’à rencontrer pour la première fois la personne concernée une demi-heure avant l’audience. C’est impossible de préparer les choses sérieusement dans ces conditions. Ajoutons à cela que comme les instances sont à Paris, pour les personnes résidant en province, le « choix » est le suivant : soit prendre un avocat dans la ville où elles se trouvent, mais devoir ensuite payer ses frais de déplacements à Paris, soit en prendre un en Île-de-France, auquel cas il leur faut prévoir au moins deux déplacements à Paris. Tout cela à leurs frais. Comme de nombreuses personnes n’ont aucuns moyens, elles n’ont d’autre choix que de prendre le train sans billet et se retrouver ensuite avec une amende…
De nombreuses recherches montrent aujourd’hui que le traitement des demandes d’asile en France relève d’une logique de suspicion (obligation de devoir fournir des preuves de sévices, de torture, de persécution — mise en doute permanente de la parole des réfugiés). Comment cela se manifeste-t-il dans la pratique, à l’Office pour le protection des réfugiés et des apatrides et à la Cour nationale du droit d’asile ?
« L’Ofpra n’aime pas que l’on parle de quotas, il s’en défend, sauf que les bilans annuels parlent d’eux-mêmes. »
L’Ofpra demande effectivement de plus en plus de preuves. Il fonctionne avec des questionnaires et demande aux gens, y compris pour des faits qui se sont produits il y a plusieurs années, d’être très précis sur les dates, les lieux, etc., faute de quoi on n’emporte pas la conviction de l’officier qui auditionne — critère central pour se voir reconnaître le statut de réfugié. Pendant de très nombreuses années, le taux de reconnaissance à l’Ofpra était plus bas qu’à la CNDA, alors que cela devrait être le contraire : la première instance devrait attribuer plus de statuts, et la cour d’appel rattraper un peu la chose. Or, l’Ofpra reconnaissait le statut à 10 personnes sur 100, et la CNDA à 15–20 sur 100. Depuis peu, le pourcentage s’est inversé à nouveau, on est à peu près à 29 % de taux de reconnaissance à l’Ofpra. Mais attention, ça n’est pas dû à un soudain élan de générosité exacerbé ! C’est essentiellement dû aux nationalités des demandeurs d’asile aujourd’hui : des Syriens ou des Irakiens, par exemple, pour lesquels il y a 98 % de taux de reconnaissance, qui augmentent les statistiques globales. Une crainte se prouve essentiellement par le récit. Mais ces dernières années, à l’Ofpra, et encore plus à la CNDA, on demande de plus en plus de preuves écrites : certificat de nationalité, document prouvant l’emprisonnement… De nombreux avocats insistent auprès des personnes pour qu’elles fournissent des preuves ; or, au Gisti, on considère que ce n’est pas la meilleure stratégie, d’autant que bien souvent elles n’existent pas ! On avance l’importance d’un récit des plus détaillés, qui témoigne de la crainte. De même, des certificats médicaux sont de plus en plus demandés pour attester de tortures. On ne devrait pas avoir besoin de certificat médical… Et que se passe-t-il si les tortures remontent à plusieurs années ? ou si on ne trouve pas de médecin disponible pour en attester ? Les certificats médicaux sont devenus la preuve ultime qu’il faudrait détenir… Ce n’est pas cela qui devrait compter.
Si les pays qui font l’actualité ont de fort taux d’attribution du statut, qu’en est-il pour une personne qui « craint avec raison d’être persécutée » et qui viendrait d’une région du monde dont on parle très peu ?
Le taux d’acceptation global reste stable : cela veut dire, forcément, que si des ressortissants d’un pays obtiennent le statut à 98 %, ceux venant d’autres pays obtiendront beaucoup moins… C’est mathématique. L’Ofpra n’aime pas que l’on parle de quotas, il s’en défend, sauf que les bilans annuels parlent d’eux-mêmes. L’attribution du statut de réfugié ne devrait pas dépendre de la nationalité du demandeur, mais d’une crainte personnelle vécue dans son pays d’origine.
Quels sont les motifs récurrents de refus de reconnaissance du statut de réfugié ? À quelles logiques répondent-ils ?
C’est souvent très stéréotypé et très lié au pays d’origine. La formulation type est que la personne « n’a pas emporté la conviction de l’officier de protection », ou alors que la personne n’a pas pu parler de façon assez précise de tel ou tel événement. Ils ont par exemple un moyen très particulier de vérifier si une personne vient bien du pays dont elle se revendique, en lui posant des questions de politique ou de géographie. Si elle ne sait pas y répondre, ça ne semble pas pouvoir être parce qu’elle habite dans un coin reculé ou qu’elle n’a pas pu aller à l’école. La logique de l’entretien suppose comme évident qu’une personne sache citer les noms des montagnes et des fleuves de son pays, ou des îles, comme pour les Érythréens2, par exemple. Tous les Français sauraient-ils répondre à des questions de géographie ? Parfois, des officiers posent plusieurs fois la même question pour connaître le nom de la rue où tel événement a eu lieu pour la personne, alors que cette rue n’a tout simplement pas de nom !
Ce sont des choses que certaines personnes ont du mal à comprendre. Ils pensent que notre modèle à nous est universel, que tout fonctionne à l’identique dans tous les pays du monde… C’est une vision très ethnocentrée. On attend aussi des personnes qu’elles sachent raconter leur vécu avec une extrême précision, d’elles-mêmes, spontanément. L’officier pose alors des questions très vagues, et si la personne ne répond pas d’elle-même d’une manière très détaillée, cela joue en sa défaveur. Lorsque je rencontre un demandeur avant son entretien à l’Ofpra, je lui demande de se préparer en racontant son histoire à des bénévoles associatifs ou à des amis, d’une manière extrêmement détaillée, même si cela peut paraître ridicule — et ça l’est, personne ne raconte son histoire tel que c’est attendu dans la procédure d’asile aujourd’hui. Si la personne s’est faite arrêter alors qu’elle participait à une manifestation, je vais lui demander de préciser d’elle-même si c’était la première fois qu’elle manifestait, dans quelle rue avait démarré la manifestation, quel était le parcours suivi, combien de personnes s’y trouvaient, quel était le type de slogans, quels tracts étaient distribués, si la police était présente, en quel nombre, à quoi ressemble son uniforme, etc. Sans ce type de précisions, le risque est très grand pour que l’officier estime que les événements vécus et qui motivent la demande d’asile n’ont tout simplement pas eu lieu. Ils veulent garder un nombre de réfugiés équivalent par an : pour garder ce nombre stable, de nouvelles méthodes sont créées.
Et à la Cour nationale du droit d’asile ?
« La préfecture de Paris a été condamnée 150 fois pour pratique illégale de refus d’enregistrement d’une demande d’asile, qui est un droit fondamental. À chaque fois, on a gagné ; la préfecture n’a pas changé ses pratiques pour autant. »
La même suspicion se ressent chez les juges. Le climat est clairement en défaveur des personnes. À titre d’exemple, lors d’une audience où j’assistais un homme soudanais, j’ai failli quitter la salle en pleine audience tellement l’acharnement était fort et insupportable. Tous les présidents qui siègent dans les cours de la CNDA ne sont pas identiques, j’en conviens, mais certaines audiences qui s’y déroulent sont pires qu’un interrogatoire. Ce juge cherchait à emmener la personne dans ses contradictions, en lui posant tout un tas de questions, qui pour la plupart paraissaient insensées à la personne. Elles étaient en effet très secondaires ou périphériques, et cet homme ne comprenait pas pourquoi le juge insistait à ce point. Il y avait notamment toute une série de questions sur le trajet d’exil qu’il avait suivi. Il y répondait de façon sommaire et rapide, car ce n’était pas du tout le cœur de sa demande de protection. Il souhaitait parler des raisons et des circonstances dans lesquelles il avait dû fuir son village, pas la route qu’il avait empruntée ; mais le juge insistait. L’homme répondait qu’il s’était par moments arrêté pour travailler dans les champs afin de pouvoir payer la suite de son trajet. Et le juge demandait à nouveau : « Mais par quelle route ? ». Tout cela pendant cinq longues minutes. L’assesseur du Haut commissariat aux réfugiés, qui siège aussi à la CNDA, a alors pris la parole : « Monsieur, j’ai travaillé dans la région, il n’y a pas de routes ici. » On demande à des gens, parfois traumatisés, d’être très carrés et de ne surtout pas se contredire.
Quid de l’impartialité du juge, qui semble être tout aussi soumis aux discours politiques, voire politiciens ?
Ni plus ni moins que dans n’importe quel tribunal. Certains magistrats à la CNDA vont avoir un taux de rejet extrêmement important, d’autres vont se laisser convaincre par plus d’histoires. La particularité dans ce cas est que ce qui se joue à la CNDA, c’est l’interprétation d’un récit, pas l’application d’un texte de loi ; ça laisse aux juges une marge de manœuvre un peu plus large.
Quelles ressources reste-t-il du côté du droit pour défendre l’accès et le respect du droit d’asile ?
Sur l’accès à la procédure et le respect des droits sociaux afférents, on se bat tous les jours, principalement en faisant du contentieux, car l’administration fonctionne avec énormément d’illégalités, et ce quotidiennement. Pour les personnes qui viennent nous voir à notre permanence, on va au tribunal administratif : contre l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qui a décidé de manière illégale de ne pas verser l’allocation d’attente à telle personne ; parce qu’une personne se voit refuser la délivrance d’une attestation de demande d’asile ; ou encore parce que la préfecture a considéré que telle personne en procédure Dublin est en fuite alors qu’elle n’a manqué qu’une seule convocation, etc. En fait, on passe notre temps à faire du contentieux parce que l’administration ne respecte pas la loi. On se retrouve obligés de procéder ainsi pour la contraindre à agir dans la légalité. L’année dernière, au mois d’avril, nous avons fait une campagne parce que des centaines de personnes dormaient devant les plateformes dans l’attente de pouvoir enregistrer leur demande d’asile. Nous sommes allés sur place avec des formulaires de recours en main, afin de les remplir directement avec les concernés pour ensuite les déposer.
La préfecture de Paris a été condamnée 150 fois pour pratique illégale de refus d’enregistrement d’une demande d’asile, qui est un droit fondamental. À chaque fois, on a gagné ; la préfecture n’a pas changé ses pratiques pour autant. Elle a gardé ses quotas, en les augmentant juste de dix rendez-vous par jour, alors que, je le répète, les quotas n’ont pas lieu d’être en matière d’asile ! Toute personne doit avoir accès à ce droit, peu importe le nombre par jour. La loi était donc de notre côté, le Tribunal administratif n’a pas eu d’autre choix que de condamner la préfecture. Mais au lieu de s’en prendre à elle pour qu’elle cesse ces pratiques, elle nous a demandé « d’arrêter d’engorger les tribunaux ». À multiplier les contentieux, on se dit qu’au bout d’un moment, ils vont en avoir marre et qu’ils vont cesser avec ces pratiques illégales. Avec tout ce que fait le Gisti en termes de procédures, d’accompagnement juridique, de rédaction de guides, je peux vous dire que le droit n’est qu’un moyen parmi d’autres et que cela ne peut pas être le seul moyen. Si le droit n’est pas accompagné d’un discours politique qui dénonce les pratiques de restriction de l’asile, les maltraitances et les violences, ça ne sert pas à grand-chose. Multiplier les contentieux devient notre manière de montrer tout ça. Actuellement, nous essayons d’attaquer toutes les assignations à résidence et les placements en fuite, mais malheureusement nous perdons sur beaucoup de cas. Mais nous poursuivons pour dénoncer cette pratique. Si les tribunaux constituent une partie de la bataille, ce n’est pas la principale. Cela doit se passer dans la rue aussi. Quand il y avait les campements dans Paris, avec d’autres associations, mais aussi des individus — des Parisiens ou des réfugiés —, nous avons créé des permanences d’information pour expliquer leurs droits aux gens et leur transmettre les outils pour qu’ils comprennent et agissent eux-mêmes sur la situation. Nous avons produit des documents traduits en plusieurs langues pour que les premiers concernés puissent s’approprier tout ça. Il y a eu des manifestations aussi, pour un meilleur logement, ou encore contre Dublin. Tout cela s’est fait surtout à partir des campements. S’il est évident qu’un campement reste déplorable, cela reste aussi un moyen de regroupement et d’actions : des solidarités s’y créent, des gens de l’extérieur viennent, en dehors de tout engagement associatif ou militant ; il s’en dégage une dynamique vraiment intéressante. La force d’action devient conséquente dès qu’elle ne se cantonne pas uniquement à du juridique.
Les démantèlements sont-ils aussi une manière d’entraver ces groupes et ces actions ?
« Faire sortir la parole des personnes de l’intérieur, parler des différentes révoltes qui s’y passent, créer des solidarités avec l’extérieur, c’est tout aussi important. »
Absolument. L’évacuation a beau être annoncée comme humanitaire — comme si tout d’un coup on avait bon cœur et qu’on ne voulait plus laisser les gens dans cette situation —, le but caché est avant tout de disperser les gens et de les rendre invisibles. Si les« dublinés » sont éparpillés dans les quatre coins de la France, il leur est beaucoup plus difficile de comprendre la situation dans laquelle ils se trouvent, de trouver des associations et des avocats pour les accompagner dans leur défense, de s’organiser. Les Centres d’accueil et d’orientation qui ont été ouverts dans l’urgence, ou encore les CHU de migrants3, se trouvent parfois dans des zones très isolées. Il s’agit véritablement d’une dispersion organisée ; cela a été le cas pour les gens de Calais et ceux des campements parisiens. Ce n’étaient pas des évacuations humanitaires, mais bel et bien une manière de stopper ces regroupements, toutes ces solidarités, et de dire aux exilés « Non, vous ne pouvez pas décider ». Parlons aussi du camp humanitaire de la porte de la Chapelle : il ne peut pas accueillir tout le monde, et c’est un vrai piège pour les « dublinés ». Pour entrer dans ce camp-là, il faut donner ses empreintes, ce qui n’est pas le cas dans le système normal de l’asile. Cela leur permet de repérer ceux dont les empreintes ont déjà été prises dans un autre pays européen ; ils seront alors renvoyés avant même d’avoir pu déposer une demande d’asile. Nous faisons face à un système complètement dérogatoire, ad hoc. À l’intérieur de ce camp, on trouve aussi une sorte de « sous-préfecture », ou plutôt de centre d’évaluation de la situation administrative. Comme cela n’existe pas dans la loi, ils ont dû prendre un texte pour le créer, auquel nous n’avons pas encore eu accès. Des camps finissent par se reformer tout autour ; leurs occupants sont chassés par la police régulièrement, mais ils reviennent, n’ayant nulle part où aller. Des solidarités se créent un peu partout, des regroupements de gens qui cherchent à agir ensemble, même parfois dans les centres fermés, et depuis l’extérieur aussi, évidemment. Sur le plan juridique, il y a des associations spécialisées qui agissent, notamment pour tenter de libérer des gens retenus en Centre de rétention administrative. Mais elles sont confrontées à une machine tellement énorme qu’elles ne parviennent à faire libérer que peu de personnes, malheureusement. Faire sortir la parole des personnes de l’intérieur, parler des différentes révoltes qui s’y passent, créer des solidarités avec l’extérieur, c’est tout aussi important.
Le Gisti intervient-il dans les procès contre les personnes solidaires ?
Nous faisons partie d’un collectif, Délinquants solidaires, créé suite aux nombreuses arrestations, inculpations, condamnations. Nous avons décidé au départ de créer un site pour montrer le lien qui existe entre toutes ces arrestations, ces pressions contre des personnes solidaires qui s’engagent auprès des exilés ; nous avons donc commencé à recenser les différents cas. Cela existe aussi depuis longtemps, et les pressions ne viennent pas que de la police. L’idée était de dénoncer tout cela, évidemment : quand l’État ne fait pas son travail, lorsqu’il empêche des personnes d’accéder à leurs droits, ou encore lorsqu’il réprime les initiatives prises par des citoyens — qu’il s’agisse de distributions de repas, des dames de Calais qui s’organisaient pour recharger les téléphones portables des exilés, ou des gens qui aident à passer la frontière. La répression est globale. Il faudrait passer à côté de personnes qui dorment sur le trottoir sans même une couverture et le ventre vide, voir s’exercer la violence et la répression sans intervenir… Toutes les personnes engagées renvoient le même message — quelle que soit la manière d’agir choisie par chacun : qu’elles ne laisseront plus faire sans rien faire.
Photographies de bannière et de vignette : sculptures d’Ousmane Sow (DR)
- Dite « Convention de Genève », signée en 1951, puis en 1967.[↩]
- L’Érythrée compte plus de 100 îles.[↩]
- Centres d’hébergement d’urgence pour migrants.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre témoignage « Patrick Communal — Le droit au service des laissés-pour-compte », décembre 2016
☰ Lire notre article « Réfugiés : au cœur de la solidarité », Yanna Oiseau, mai 2016
☰ Lire notre article « Crise des réfugiés : ce n’est pas une crise humanitaire », Yanna Oiseau, mai 2016