Goliarda Sapienza : vivre absolument


Texte inédit | Ballast

Des écrits long­temps res­tés confi­den­tiels de Goliarda Sapienza, éga­le­ment comé­dienne dans l’Italie des années 1950, nous connais­sions sur­tout L’Art de la joie, un roman tra­duit en langue fran­çaise en 2005. Enfin publiés, ses Carnets nous invitent à aller plus loin dans la décou­verte d’une œuvre toute entière tra­ver­sée par l’art de dila­ter le temps « en le vivant le plus inten­sé­ment pos­sible avant que ne sonne l’heure de la der­nière aven­ture ». Portrait d’une liber­taire qui n’entendit pas être mau­dite. ☰ Par David Guilbaud


Cette année 2019 s’est ouverte avec la publi­ca­tion aux édi­tions Le Tripode des Carnets de Goliarda Sapienza, fruit d’une sélec­tion opé­rée par­mi quelque 8 000 pages de notes écrites entre 1976 et 1996. Cette paru­tion marque une nou­velle étape du patient tra­vail d’édition d’une œuvre vaste et riche, sau­vée par les soins d’Angelo Pellegrino, écri­vain qui a par­ta­gé les 20 der­nières années de sa vie. Peu connus de son vivant, à l’exception de quelques suc­cès tels que L’Université de Rebibbia, ses écrits ont refait sur­face au tour­nant des années 2000. En France, ce sont la tra­duc­tion d’orfèvre de Nathalie Castagné et le sou­tien de l’éditrice Viviane Hamy qui ont per­mis à L’Art de la joie, mag­num opus auquel l’écrivaine a été « rivée » de 1967 à 1976, de ren­con­trer enfin la recon­nais­sance digne de la pro­fon­deur de cette œuvre essen­tielle, char­nelle et solaire. Mais celle-ci ne se limite pas à cet Art de la joie : de sa Lettre ouverte (1965) à Rendez-vous à Positano (1984), ses écrits nous donnent à voir la tra­jec­toire sin­gu­lière d’une femme qui a fait le choix réso­lu de l’émancipation et d’une liber­té abso­lue vis-à-vis de tous les dogmes, de toutes les ins­ti­tu­tions et de tous les conformismes.

« La misère des petits loge­ments cras­seux, le par­fum de la bou­tique du mar­chand de jas­min, la sagesse du marion­net­tiste dont les mains fas­cinent Goliarda… »

Jeune comé­dienne dans l’Italie des années 1950, Goliarda Sapienza se tourne rapi­de­ment vers l’écriture, acti­vi­té dans laquelle elle trou­ve­ra un moyen de vivre et de conti­nuer à gran­dir. Travailler sans relâche, conti­nuer à culti­ver son jar­din : cette exi­gence, la jeune Goliarda l’hérite de sa mère. Militante socia­liste et femme libre, Maria Giudice, après sept enfants d’un pre­mier mariage, s’est mise en ménage avec Giuseppe Sapienza, « avo­cat des pauvres » de Catane, déjà père de trois fils. Milieu fer­tile que cette famille recom­po­sée, qui donne son cadre à l’enfance de Goliarda dans la Sicile où elle est née en 1924 : d’un côté, cette mère qui lui a trans­mis l’urgence d’étudier, le goût des idées et un exemple de la manière dont une femme pou­vait vivre libre dans une socié­té pro­fon­dé­ment conser­va­trice ; de l’autre, ce père qui lui a légué son amour des gens, ceux qu’elle voyait défi­ler dans leur mai­son du quar­tier popu­laire de la Civita lorsqu’ils allaient le voir pour qu’il leur vienne en aide. De cette mère ado­rée, Goliarda Sapienza écri­ra qu’elle était « la femme la plus remar­quable et ins­truite du conti­nent », et peut-être « la seule mère véri­table qui ait exis­té sur terre ». Dans l’atmosphère de plus en plus lourde des années 1930, la petite Goliarda gran­dit entou­rée de ses frères et sœurs qui forment ce « clan », cette « tri­bu » Sapienza-Giudice qu’elle décri­ra comme une « île cos­mo­po­lite, pro­gres­siste et fémi­niste » dans une Sicile alors « rétro­grade et cruelle ». Tous les membres de la famille, et par­ti­cu­liè­re­ment son frère Ivanoe, qu’elle adore, s’occupent de son édu­ca­tion tan­dis que ses parents refusent qu’elle conti­nue à fré­quen­ter l’école fas­ciste, décrite par Giuseppe comme un « trou pour­ri où l’on n’enseigne que des men­songes ». Cette Civita, c’est un laby­rinthe de ruelles misé­rables et ani­mées qu’elle raconte dans Moi, Jean Gabin : pêle-mêle, son récit nous fait sen­tir la misère des petits loge­ments cras­seux, le par­fum de la bou­tique du mar­chand de jas­min, la sagesse du marion­net­tiste dont les mains fas­cinent Goliarda, les grom­mel­le­ments du pro­fes­seur Jsaya, vieil anar­chiste aux ensei­gne­ments duquel Maria et Giuseppe la confient… Mais bien­tôt sur­vient la guerre, et avec elle une répres­sion accrue contre les enne­mis du régime mus­so­li­nien : Giuseppe est empri­son­né tan­dis que Goliarda par­ti­cipe à la résis­tance, connaît la clan­des­ti­ni­té sous le nom d’Ester Caggegi et tue même un sol­dat allemand.

La guerre finie, Goliarda Sapienza peut se consa­crer au théâtre. Durant une décen­nie, elle joue dans plu­sieurs pièces et films tout en fré­quen­tant des figures majeures de la scène artis­tique ita­lienne de l’après-guerre, telles que Luchino Visconti et sur­tout Francisco « Citto » Maselli, qui par­ta­ge­ra sa vie pen­dant 18 ans. Dans ces milieux intel­lec­tuels et culti­vés, ces années sont celles d’un una­ni­misme com­mu­niste hos­tile aux « bour­geois indi­vi­dua­listes » qui se pré­oc­cupent davan­tage de l’amour et de la vie que du pro­lé­ta­riat ; face à la bonne conscience de ces beaux esprits et à cette intran­si­geance qui ne tolère aucune dis­so­nance, Goliarda Sapienza est tiraillée entre culpa­bi­li­té et rejet. Elle note­ra, bien plus tard, com­bien son esprit « mor­ti­fiait » alors ses sens, « anky­lo­sés par l’idéologie ».

[Extrait d’une peinture de Nicolas de Staël]

À la fin des années 1950, le monde prend conscience de l’ampleur des crimes sta­li­niens et Sapienza s’éloigne peu à peu de l’« atroce mora­lisme » de ces « pro­fes­seurs d’utopie », de leur sec­ta­risme et de leur « violent men­songe ». Elle tra­verse une crise pro­fonde, ponc­tuée d’épisodes dépres­sifs et de ten­ta­tives de sui­cide qui la conduisent jusqu’à l’hôpital psy­chia­trique, où lui sont admi­nis­trés des élec­tro­chocs qui font dis­pa­raître cer­tains de ses sou­ve­nirs. La thé­ra­pie qu’elle entre­prend ensuite auprès d’un jeune ana­lyste, avec lequel elle se lie peu à peu, lui per­met de sur­mon­ter cette crise sans pour autant faire entiè­re­ment dis­pa­raître cette dépres­sion, qui resur­gi­ra pério­di­que­ment. Citto et elle se séparent, inévi­table abou­tis­se­ment d’une his­toire voyant Goliarda Sapienza deve­nir « de plus en plus anar­chiste » — mot qu’elle n’emploie que par « com­mo­di­té » —, et lui « de plus en plus prêtre-com­mu­niste ». Demeurer dans ces milieux en géné­ral, et avec le réa­li­sa­teur en par­ti­cu­lier, lui aurait sans doute été fatal, dira-t-elle.

« Aux suc­cès faciles, Sapienza pré­fère les mots qui crachent un feu plus ter­rible que les canons et ne tran­sige pas. »

Goliarda Sapienza peut désor­mais se consa­crer à l’écriture, qui devient bien­tôt pour elle un « besoin pri­mor­dial ». Après ses pre­miers écrits, Lettre ouverte et Le Fil de midi, dans les­quels elle ana­lyse sa rela­tion avec ses parents et relate sa thé­ra­pie, elle entame l’écriture de L’Art de la joie. Elle y raconte la vie de Modesta, fille de papier de celle qui conser­ve­ra tou­jours la bles­sure de n’avoir pas eu d’enfant. De cet enfan­te­ment de près de dix années, elle se sou­vien­dra plus tard comme de « quelque chose de mer­veilleux », un « coffre-fort chaud et ado­ré » qui tenait à dis­tance la « mau­dite réa­li­té ». La vie de Modesta se déploie dans un uni­vers lumi­neux dont la trame est faite d’émotions, d’instincts, d’énergie vitale et d’amour. Amour pour les hommes, d’abord, au pre­mier rang des­quels Carmine, dont la rela­tion avec Modesta évo­lue et se trans­forme comme la vie à mesure que les années passent. Avec Carmine, Modesta com­prend la force et la beau­té de l’amour lorsqu’il est libé­ré des conven­tions sociales, cet amour qui nous per­met de mieux sen­tir le monde en déchi­rant le voile qui obs­cur­cit notre regard (« Comment pou­vais-je le savoir s’il ne me le disait pas ? »). Mais l’amour des femmes occupe une place toute aus­si impor­tante dans la vie de Modesta. Comme elle, Goliarda Sapienza entre­tient un rap­port ambi­va­lent aux femmes, entre atti­rance pour les belles « demoi­selles sans défense » — dont témoigne, entre autres, Rendez-vous à Positano et détes­ta­tion de l’« insup­por­table impuis­sance de la condi­tion fémi­nine ». Ici comme dans le reste de son œuvre, elle rap­pelle régu­liè­re­ment com­bien elle a honte d’appartenir à son sexe lorsqu’il prend le visage repous­sant de ces femmes pri­son­nières du rôle social qui leur est assi­gné et les a ren­dues idiotes ; elle entend bien suivre l’exemple de sa mère et de Titina Maselli, la sœur de Citto, qui ont cher­ché « un che­min pour être dif­fé­rentes, femmes par­fai­te­ment femmes et sages, mais dif­fé­rentes de ces oies hys­té­riques et par-des­sus le mar­ché pas du tout fémi­nines ».

Goliarda Sapienza ne s’intéresse guère au suc­cès et n’écrit pas pour lui. En 1979, trois ans à peine après avoir ache­vé le « rêve magni­fique » de L’Art de la joie, elle rejette la sug­ges­tion, faite par un ami, de muti­ler son texte pour en mieux assu­rer la publi­ca­tion. Parfois, elle doute : dix ans après cet épi­sode, elle écri­ra dans son jour­nal que Modesta « doit vivre, fût-ce au prix de crier moins fort ses exi­gences vitales de rébel­lion ». Mais elle ne se résou­dra jamais à se sou­mettre aux édi­teurs ita­liens qui refusent ce roman dont ils ne com­prennent pas la pro­fon­deur, condam­nant Modesta à n’être qu’une « enfant mort-née ». Sans doute les édi­teurs ont-ils été effrayés par la force d’un texte dans les der­nières pages duquel Goliarda Sapienza sou­ligne, pour mieux s’en pré­mu­nir, le piège des suc­cès faciles aux­quels donnent accès les mots « aimables ». L’auteure pré­fère les « mots qui crachent un feu plus ter­rible que les canons » et ne tran­sige pas : elle ne le peut, parce que l’écriture est pour elle un tra­vail de type bio­lo­gique qui « suit le deve­nir de la chair et des pen­sées ». Son manus­crit est bien­tôt ache­vé lorsque Goliarda Sapienza ren­contre Angelo Maria Pellegrino, qu’elle épou­se­ra en 1979 ; Angelo est de 22 ans plus jeune qu’elle : une trans­gres­sion de la morale bour­geoise pour celle qui cri­tique les fausses dif­fé­rences d’âge, créées par l’arbitraire de l’état civil, qui « ghet­toïsent » nos sociétés.

[Extrait d’une peinture de Nicolas de Staël]

En 1980, Goliarda Sapienza vole des bijoux dans l’appartement d’une amie. Le geste lui vaut un bref séjour à la pri­son pour femmes de Rebibbia, près de Rome, dont elle tire­ra l’un de ses plus beaux textes. Derrière les bar­reaux, nous dit-elle, les conven­tions sociales et la « construc­tion idéale » que nous avons édi­fiée à l’extérieur ne tiennent plus : là réside la source de la ter­reur que la pri­son nous ins­pire tant que nous n’en avons pas fait l’expérience, mais aus­si de la sen­sa­tion de libé­ra­tion que l’on res­sent lorsque l’on s’y voit enfer­mé, « hors de la socié­té et de soi-même ». Tandis que la per­sonne que l’on était aupa­ra­vant est « morte socia­le­ment pour tou­jours », mar­quée par la flé­tris­sure que repré­sente pour les hon­nêtes gens un pas­sage en pri­son, les jours qui s’écoulent der­rière les bar­reaux sont pour l’écrivaine ceux d’une grande liber­té, qui per­met de nouer des liens pro­fonds et sin­cères avec les êtres que l’on y côtoie, l’esprit déli­vré de ne plus avoir à pen­ser à un ave­nir dont on ne pos­sède plus les clefs. L’expérience de la pri­son lui fait aus­si sen­tir l’importance et la rare­té des vraies ami­tiés, comme celle qui l’unit à Peppino, le concierge de son immeuble qui, à sa libé­ra­tion, est l’un des seuls à l’accueillir sans lui deman­der d’expliquer son geste ou de faire le récit de son incarcération.

« Le geste lui vaut un bref séjour à la pri­son pour femmes de Rebibbia, près de Rome, dont elle tire­ra l’un de ses plus beaux textes. »

Rebibbia aura été pour Goliarda Sapienza l’occasion d’une énième méta­mor­phose. Elle explique avoir vou­lu, par ce vol de bijoux, « déchi­rer cette trop facile image de sainte qu’on a cher­ché durant toute une vie à [lui] col­ler des­sus », « mou­rir juri­di­que­ment […] pour renaître dif­fé­rente ». Ce thème de la méta­mor­phose est omni­pré­sent dans son œuvre : il faut, nous dit-elle, se réin­ven­ter régu­liè­re­ment pour conti­nuer à gran­dir et conser­ver cette « jeu­nesse éter­nelle de la vie ». Elle sou­ligne éga­le­ment l’importance du silence et de la soli­tude, « exer­cice de san­té » qui per­met ce réexa­men pério­dique de soi-même et de sa vie : « Il n’y a rien à faire, tous les dix ans il faut se refaire entiè­re­ment par une longue période de soli­tude et d’étude, et tous les cinq mois il faut faire la même chose par trois-quatre jours d’absence. » Même la dépres­sion lui appa­raît comme une néces­si­té vitale, aus­si néces­saire à l’esprit que la léthar­gie hiver­nale l’est à la nature. « S’enterrer en pleine vie pour être en mesure de gran­dir ? C’est ain­si. Même ce que nous appe­lons dou­leur fait par­tie des choses de la vie, et si, comme des enfants gâtés par l’utopie de l’absence de dou­leur, tou­jours et à tout prix, nous ne par­ve­nons pas à écou­ter l’enseignement de la peine, de la mélan­co­lie, du tra­gique, nous ne sommes pas dignes de vivre, comme per­sonnes j’entends, et autant vaut dégrin­go­ler dans l’avidité et la non-pen­sée. »

Goliarda sait com­bien la mort est pré­sente dans la vie : elle qui a héri­té son étrange pré­nom d’un demi-frère, Goliardo, tué par les fas­cistes en 1921, et d’une pre­mière Goliarda morte peu après sa nais­sance cette même année. Il faut accep­ter la réa­li­té de la mort pour mieux savou­rer les joies de la vie : comme sa famille, Goliarda n’a pas peur de celle que les Siciliens appellent la Certa et qui tou­jours « vous fixe, sévère et douce ». Modesta non plus ne craint plus « cette ligne d’arrivée qui, si on ne la redoute plus, rend éter­nelle chaque heure plei­ne­ment savou­rée » ; ain­si peut-on « être libre, pro­fi­ter de chaque ins­tant, expé­ri­men­ter chaque pas de cette pro­me­nade que nous appe­lons vie. » La mort comme pen­dant de la vie, le som­meil comme pen­dant de l’éveil, l’activité qui puise sa force dans l’apaisement du silence, l’équilibre entre la fureur de Rome et la paix de Gaeta où elle se réfu­gie… Goliarda Sapienza fait de sa vie la recherche d’un équi­libre entre ces deux pôles, comme moyen d’atteindre la séré­ni­té dont elle s’est fait un horizon.

[Extrait d’une peinture de Nicolas de Staël]

De même, plu­tôt que de cher­cher une illu­soire cohé­rence, son œuvre vise avant tout à sai­sir les contra­dic­tions qui font la sub­stance de son être et de ceux qui l’entourent : pour elle, la cohé­rence n’est qu’un « mot tota­le­ment uto­pique […], l’une des nom­breuses cer­ti­tudes dog­ma­tiques au nom [des­quelles] d’innombrables deuils, crimes et dou­leurs ont pu être per­pé­trés impu­né­ment ». Accepter ces contra­dic­tions inhé­rentes à la vie exige de renon­cer au piège du per­fec­tion­nisme, cette obses­sion inhu­maine qui nous est si sou­vent infli­gée. « C’est la vie ; il n’y a pas de bien par­fait, ni de beau par­fait, ni de mal par­fait. Tout doit alter­ner pour pou­voir être vie et pour ne pas se perdre au milieu des ailes men­son­gères de la rai­son, des théo­ries, des uto­pies sans faille, par­faites de la plus cruelle des per­fec­tions : celle que l’esprit des­sine abs­trai­te­ment sans tenir compte du pain, des entrailles, du désir char­nel, c’est-à-dire de la matière qui, si l’on suit sa leçon, est la seule qui puisse nous ensei­gner le sublime. » Goliarda Sapienza tient en hor­reur tous les « petits pro­fes­seurs de mort » qui pul­lulent dans nos socié­tés et qui, « à force de tout expli­quer par la rai­son, vous enlèvent toute pal­pi­ta­tion d’intuition et d’imagination ». Trop ratio­na­li­ser l’existence est à ses yeux un piège redou­table : « Toujours cette mau­vaise habi­tude d’analyser, qui comme un mous­tique vous fond des­sus alors qu’on fait l’amour et vous démo­lit ce beau moment qu’après tout est la vie, parce qu’à la barbe de tous les phi­lo­sophes du monde la vie n’est faite que de moments. » Ainsi se des­sine, peu à peu, un por­trait de l’écrivaine. Se mettre en dan­ger, se confron­ter à l’épais­seur de l’existence, se remettre en ques­tion : de cette « gym­nas­tique du doute », Goliarda Sapienza fait un prin­cipe de vie, un « exer­cice dyna­mique, vital, tou­jours en mou­ve­ment, récla­mant une forte dose de volon­té ».

« Peu lui importent les réflexions méta­phy­siques sur le sens de la vie : seuls les vivants ont raison. »

Peu lui importent les réflexions méta­phy­siques sur le sens de la vie : seuls les vivants ont rai­son. Ses écrits nous disent son émer­veille­ment tou­jours renou­ve­lé devant les beau­tés du monde, de l’amour, de l’amitié et des nour­ri­tures ter­restres que nous offre la nature. Goliarda Sapienza sait nous com­mu­ni­quer l’intensité de cette joie pure qui la sai­sit lorsqu’elle savoure le pain chaud, l’huile et le vin de cette Italie du Sud à laquelle elle est tou­jours res­tée pro­fon­dé­ment atta­chée. En 1978, alors qu’elle voyage avec Angelo Pellegrino dans le Transsibérien, elle écrit qu’« il n’y a pas de bien-être pour moi là où ne fleu­rissent pas les oran­gers et les citron­niers. On voyage pour reve­nir, on le sait ». Toujours, elle revien­dra vers ce Sud qui l’appelle, vers son soleil et sa mer dont elle ne peut se pas­ser, et vers son « joyeux ruban d’étoiles et de lunes, arc-en-ciel de lumières constantes, voie lac­tée or-argent, pous­sières pal­pi­tantes de cou­leur nour­ris­sante ». Tout son talent d’écrivaine se révèle dans sa capa­ci­té à nous faire sen­tir la « dou­ceur des choses infimes de la vie », ces bon­heurs simples et com­mu­ni­ca­tifs qui lui per­mettent d’accéder à cette « plé­ni­tude de joie des sens et de l’esprit » qu’elle exalte dans les der­nières pages de L’Art de la joie. Ces joies simples, Goliarda sait les savou­rer seule aus­si bien qu’avec ses sem­blables ; tou­jours, elle aura été ani­mée de cette confiance à l’égard des autres, dont elle recherche la com­pa­gnie pour s’en nour­rir. « Et comme j’ai rai­son — mal­gré les pres­sions pes­si­mistes de tous contre les gens — comme j’ai rai­son d’aimer l’être humain quand je le ren­contre ! Et à la barbe de tout le monde j’en trouve tou­jours un prêt à me tendre la main. »

De la loi des humains, elle n’a cure : elle ne se fie qu’à sa « loi inté­rieure », à l’image de sa Modesta qui reven­dique son refus de se sou­mettre à quelque maître que ce soit. Elle sait trop bien, par son expé­rience de la répres­sion mus­so­li­nienne, du sec­ta­risme com­mu­niste et du confor­misme nan­ti, com­bien la socié­té et ses pou­voirs peuvent deve­nir une menace pour l’individu et la sub­stance même de la vie. Elle sait que le temps n’est jamais loin où « le caprice d’un homme, d’un signe bref de la main, peut nous arra­cher la paix, les cré­pus­cules et la quié­tude » ; elle se défie des « vices éter­nels de l’obéissance, de la lâche­té et du bour­geoi­sisme ran­ci ». Il faut, nous dit-elle, être révo­lu­tion­naire et le res­ter, « sans pro­messe de para­dis au ciel ou sur terre, mais seule­ment pour gran­dir — et gran­dir veut dire se rebel­ler ». C’est cette exi­gence qui l’éloigne de la ten­ta­tion du sui­cide, vers laquelle sa dépres­sion tente de l’emmener. En dépit de la las­si­tude qui revient régu­liè­re­ment s’emparer d’elle, elle sait qu’elle a une res­pon­sa­bi­li­té, celle de tenir sa posi­tion : « Il faut que je conti­nue, ne serait-ce que pour une rai­son éthique. Je ne veux pas être l’énième mau­dite qui en se sui­ci­dant donne rai­son au sys­tème, lequel pour­rait dire : Vous voyez, quand on a été éle­vé de façon dif­fé­rente, sans Dieu même ? Vous voyez ce qui se passe ? C’est ain­si que tous les soi-disant rebelles en lit­té­ra­ture ont annu­lé leur rébel­lion, avec cet acte de renon­ce­ment et peut-être aus­si de repen­tir incons­cient»

[Extrait d’une peinture de Nicolas de Staël]

Et s’il faut lut­ter, c’est aus­si contre le sup­po­sé « pro­grès » du sys­tème capi­ta­liste indus­triel qui gan­grène peu à peu toutes les beau­tés du monde. Au fil de ses pages perce son dégoût, mais on sou­rit en lisant ses des­crip­tions indi­gnées de la télé­vi­sion, cet « objet immonde, digne seule­ment d’une nou­velle de Kafka » qui déverse sur les télé­spec­ta­teurs pas­sifs « mala­die men­tale, lieux com­muns, mau­vais goût et dés­in­for­ma­tion ». Elle se déses­père de la situa­tion de nos socié­tés, sou­mises à « l’avancée bar­bare des pro­duits, des mar­chan­dises, de la folie urbaine », prises au piège des « innom­brables sor­ti­lèges du mar­ke­ting » et confron­tées à l’avènement du règne de la nour­ri­ture chi­mique et de sa « non-saveur ». Goliarda Sapienza s’éloigne de plus en plus de cette socié­té — ou, plu­tôt, cette socié­té s’éloigne de plus en plus d’elle. Ses Carnets prennent une teinte cré­pus­cu­laire au tour­nant des années 1990, alors qu’approche la fin de son « cycle bio­lo­gique ». Ses amis dis­pa­raissent les uns après les autres, la confron­tant à une pre­mière expé­rience de la mort : « Nos morts sont les témoins de ce que nous avons vécu… et peut-on conti­nuer à vivre sans l’histoire qui nous a faits ? Peut-être, mais c’est hor­rible : nos amis sont les témoins de notre façon d’être vivant, en nous voyant vivre ils ont été le miroir de nos actions. » Toujours, Sapienza s’efforce de tenir fer­me­ment entre ses mains les fils de son pas­sé pour le fixer « aux épingles de la mémoire ». Pour celle qui a per­du une par­tie de ses sou­ve­nirs sous l’effet des élec­tro­chocs, « se sou­ve­nir est tout : l’éthique fon­da­men­tale de la vie et du res­pect envers les autres (com­prendre : res­pect pour soi-même). » C’est pour­quoi elle fait échap­per à l’oubli les visages et les exis­tences des per­sonnes aimées, pro­lon­geant ain­si un peu leur exis­tence — et la sienne.

Travailler, encore et tou­jours, comme le lui a ensei­gné cette mère qu’elle aimait plus que tout. Travailler, mal­gré la pau­vre­té dans laquelle Angelo et elle doivent vivre. Travailler, parce que ce n’est qu’ainsi qu’elle peut se sen­tir sereine : « Les feuillets vides me prennent désor­mais à la gorge comme des jour­nées pri­vées de vie et de joie : parce que même une dou­leur, un échec, une humi­lia­tion, s’ils sont écrits, se trans­muent sinon en joie, du moins en grande séré­ni­té : séré­ni­té qui atteint tou­jours celui qui sait que, dans le bien ou le mal, même dans un jour de dou­leur […], on a conti­nué à culti­ver à la bêche son petit jar­din. » De ce tra­vail, elle consacre une part impor­tante à la rédac­tion quo­ti­dienne de son jour­nal, dans lequel elle conserve le fil de ses jour­nées et les gens qu’elle ren­contre. « L’or du temps, nour­ri­ture pre­mière de l’écrivain ! » s’écrie-t-elle au détour d’une page, en 1992. Les années passent, et l’Italienne sent que le temps joue contre elle. « [P]arviendrai-je à refer­mer mon cycle d’idées avant de rejoindre Maria, Goliardo, mon père, Carlo ? » Le temps, fina­le­ment, lui man­que­ra. En août 1996, dans sa mai­son de Gaeta, son « cycle d’idées » se referme avant qu’elle ait pu racon­ter les vies qu’elle vou­lait trans­mettre, à com­men­cer par celle de sa mère, dont elle avait enta­mé la bio­gra­phie. À ses lec­teurs de pour­suivre la quête sans fin à laquelle elle s’est consa­crée à tra­vers son écriture.


Illustration de ban­nière : extrait d’une pein­ture de Nicolas de Staël


REBONDS

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David Guilbaud

Il pense que prendre le temps d’écrire reste un excellent moyen pour ne pas oublier de réfléchir. Il vit à Paris.

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