Traduction d’un article de Yeni Yaşam pour le site de Ballast
Grup Yorum est un groupe de musique populaire en Turquie : une vingtaine d’albums, plus de deux millions d’exemplaires vendus. Fondé en 1985 afin de dénoncer le coup d’État militaire, ses membres se sont succédé au fil des décennies — on dit que plus de 75 artistes l’ont animé et continuent de le faire. Mais ses chants, polyglottes, n’ont jamais dévié d’un pas : porter, par l’art, l’idéal d’émancipation socialiste. Le groupe a essuyé plus de 400 plaintes et une quinzaine de ses membres ont été incarcérés. Face à la répression fasciste du régime d’Erdoğan, accusant de « terrorisme » quiconque s’oppose à son pouvoir, une grève de la faim illimitée a été entreprise par plusieurs d’entre eux : une stratégie discutée au sein même des gauches turques et kurdes. Leurs revendications ? Que cessent les persécutions et que le groupe puisse de nouveau se produire sur scène. Il y a un mois mourrait la jeune chanteuse Helin Bölek, après 288 jours de grève. À l’heure qu’il est, le bassiste Ibrahim Gökçek se trouve dans un état extrêmement critique. Nous traduisons un article de Reyhan Hacıoğlu, une journaliste que son métier a conduit en prison : elle vient de se rendre à son chevet.
Voilà bien longtemps que les faits sont portés au grand jour, que des campagnes de hashtag ont été créées, que des organisations citoyennes et des partis politiques ont lancé des appels, ceci jusqu’à la décision de deux avocats de se joindre à ce jeûne de la mort… Cela fait 11 mois que nous sommes témoins d’un combat mené par trois personnes en faveur de la justice ; deux sont mortes, la troisième fond chaque jour un peu plus. Les membres de Grup Yorum ont subi répression, arrestations et gardes à vue — comme seule la Turquie sait le faire — uniquement parce qu’ils voulaient chanter librement. Helin Bölek a perdu la vie le 3 avril dernier, au 288e jour d’une grève de la faim qui lui a été fatale. Reste Ibrahim Gökçek, qui, en dépit de l’indifférence de l’AKP, continue de lutter afin de pouvoir chanter les chansons inachevées de Helin.
Après une longue correspondance, le message nous parvient depuis la Maison de la résistance : mercredi, à 13 heures, « vous pouvez venir ». Cela prend du temps, du fait du la crise du corona et de mon ignorance de la route ; j’arrive difficilement à trouver le lieu. Les gens ne l’appellent plus le Cemevi1 du quartier, mais la Maison de la résistance et de Grup Yorum. Arrivée dans le quartier en question, deux montées plus loin, il n’a plus été difficile de dénicher l’endroit où les noms de Helin et d’Ibrahim sont inscrits. On m’annonce ; il est d’accord ; voici que je le trouve juste là, face à moi, dans cette petite pièce pleine de ses souvenirs, de ses proches et des présents reçus en nombre.
« Reste Ibrahim Gökçek, qui, en dépit de l’indifférence de l’AKP, continue de lutter afin de pouvoir chanter les chansons inachevées de Helin. »
Je suis venue pour entendre la voix d’un chanteur populaire, et je n’ai pu entendre ma propre voix. Nous nous sommes regardés longuement, je l’ai remercié et lui ai dit que je ne voulais pas trop le fatiguer — mais peut-être pouvait-il me donner deux phrases, quelque chose… ? L’enregistrement démarre, grâce à l’aide des compagnons présents, et, au bout de deux phrases, Ibrahim se tait. Il n’y a plus aucun sens à poser des questions ; quant à attendre des réponses, cela m’est devenu trop dur… Je suis restée là, plantée, l’enregistreur en main. Ce visage, je ne sais le regarder ; je sens cet effort qu’il fournit pour terminer sa phrase, mais je ne sais que faire.
C’est lui qui rompt le silence, pour me demander « Quelle était ta question ? » Je réponds : « J’en ai plein, mais le plus important c’est ce que toi tu veux dire. » « Je veux pouvoir redonner des concerts, chanter… C’est mon seul souhait, mon seul rêve. Que nos revendications soient reconnues, que Sultan Gökçek et Ali Arici soient libérés, que les menaces cessent et que prenne fin l’interdiction pour nous de jouer en concert… » Ces phrases n’ont évidemment pas été prononcées facilement. Mais attendre un peu plus signifiait le fatiguer un peu plus — je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit que cela suffisait. Car ce qu’il veut, ce pour quoi il lutte, tout est là, exposé au grand jour. À côté de son lit, une photo de Helin et Mustafa2, ainsi qu’une autre de ses noces avec Sultan3 ; une marguerite a été déposée près d’elles, à sa demande.
C’est lui qui a voulu tous les détails de sa chambre. Les cadeaux, les photos, oui, c’est lui qui les souhaite ici. « Il y a trois jours, il nous a demandé une carte du monde et de la Turquie : on les a accrochées au mur, en face de lui. » Je lui dis que cela fait très longtemps que je n’en voyais que depuis l’écran de mon téléphone ; cela le fait sourire. Mon « À bientôt » s’est croisé au son de son « On va se revoir »… « Bien sûr qu’on va se revoir », ai-je répondu en me retournant, avant de quitter la pièce.
*
Des roses et des œillets reposent sur le bord extérieur de sa fenêtre, noués de rubans à son nom. Tout au long de ma présence, les allers et venues n’ont pas cessé et Ibrahim s’est assuré de saluer tout un chacun. Nous nous dirigeons vers le jardin. Un grenadier a été planté pour Helin, mais il s’est asséché. Pour Ibrahim, un poirier ; il est verdoyant. « Pourquoi des poires ? », demandé-je. « Oh, simplement parce que nous nous trouvons à Armutlu4. Ibrahim préfère les mûres », me répond en riant le camarade qui me tient compagnie.
« Un grenadier a été planté pour Helin, mais il s’est asséché. Pour Ibrahim, un poirier ; il est verdoyant. »
On me dit qu’Ibrahim ne sait dormir plus de trois ou quatre heures. Un de ses compagnons quotidiens me relate qu’il n’est pas rare qu’ils veillent ensemble jusqu’à 3 heures du matin. Puis ils se réveillent à 4 heures 30 et préparent un thé. Lui, il boit d’abord un café. « Le temps de faire le ménage, de s’habiller, il est 8 heures lorsque nous démarrons l’enregistrement vidéo quotidien de sa lutte. Ensuite viennent les visiteurs. Il écrit tous les jours. Il lit, il a suggéré à tout le monde de lire un peu chaque jour — on le fait vers 10–11 heures. » Je leur demande quels sont les risques de laisser venir autant de monde en pleine crise sanitaire du coronavirus. Il me répond qu’ils n’autorisent que la presse et certains visiteurs, mais que tout le monde peut le saluer depuis sa fenêtre. « Il ne faut pas oublier que couper un résistant du reste de la population, c’est lui arracher un organe vital. Ce qui lui donne moral et enthousiasme, ce sont les gens. Et ça se voit tout de suite. Ils sont nombreux à vouloir faire quelque chose avec lui : il ne s’agit pas juste de le saluer. Ce combat s’est propagé à travers le monde et il a surpassé le corona. »
Cela fait 11 mois qu’il mène cette lutte, dans ces conditions, et, même ainsi, on me dit qu’il se soucie toujours de ses visiteurs. Il ne cesse de s’enquérir qu’ils aient eu à manger, à boire, que l’on ait demandé s’ils avaient besoin de quelque chose. « Il est très discipliné, il porte toujours une montre au poignet et chaque chose doit se faire en son temps. Cette situation lui rend les choses difficiles, mais… il aime beaucoup écouter la radio, et dès qu’il entend une basse, il bat le tempo/rythme. »
Le procès de Sultan Gökçek [son épouse, ndlr], détenue dans le cadre de la même affaire, se tiendra le 20 mai. « Sultan appelle les vendredis, pendant 20 minutes. Il entend sa voix mais c’est difficile, car il n’arrive pas à lui répondre. Le fait de ne pouvoir s’entretenir réellement, de manière aisée, c’est dur. Sultan lui chante ses compositions, ils s’écrivent aussi. Il attend le 20 mai, jour où se tiendra son procès. »
« C’est vous qui lui lisez les nouvelles ? », demandé-je encore. « Il consulte lui-même les réseaux sociaux. Il lit, fait ses analyses. Par exemple, après le décès de Helin, on pouvait lire des commentaires du type Ça ne sert à rien de lutter, ils ne veulent rien entendre
. Quand il les a vus, il a voulu qu’on y réponde. Ou bien lorsque plusieurs personnes ont participé à ses funérailles sans masque, des gens sur les réseaux sociaux s’en sont plaints. Il a dit : On est en pleine lutte et face au terrible prix payé, celui d’une martyre, c’est ce détail qui retient leur attention ?
»
Ibrahim serait très têtu : « Il a une opinion sur tout, s’enquiert de beaucoup de monde. Ça le fatigue parfois mais il ne sait pas arrêter tant qu’il n’a pas fini. » A‑t-il des douleurs ? « Oui, il présente des œdèmes au pied, notamment au gauche, qu’il s’était fracturé. Ses douleurs physiques sont très nombreuses, il en perd parfois le souffle dès qu’il bouge. Lorsqu’ils l’ont à nouveau hospitalisé de force pendant six jours, il a eu des escarres. Ça va un peu mieux mais c’est encore présent. » Je demande s’il a un suivi médical : oui, des médecins viennent ; ils parlent avec Şebnem Korur Fincancı5. « Il souffre beaucoup mais il est mentalement tellement fort et déterminé par sa lutte que c’est comme s’il n’avait même pas le temps d’écouter ses douleurs. Je crois également que le fait qu’Ibrahim soit très occupé les réduit, en quelque sorte. Il y a des jours où il accepte la visite de six ou sept personnes, il s’entretient avec, il salue les gens qui viennent le voir depuis l’autre côté de la fenêtre. Le matin, il est plus en forme. Il aime beaucoup converser, parce qu’il aime beaucoup la vie… »
« Maintenant, il y a aussi une photo de Helin. Un jour, elle est dans la pièce d’à côté et le lendemain son portrait est sur le mur… »
Je lui demande comment il se porte, lui, en tant que témoin. « On a fini par construire un lien émotionnel. On ne sait pas ce qui peut se produire demain… Helin, par exemple, était dans la chambre d’à côté. Dans le salon, il y avait trois photos : des centres culturels Okmeydanı Kültür Merkezi (OKM) et İdil Kültür Merkezi6 et une d’autres compagnons tombés martyrs d’une grève de la faim. Maintenant, il y a aussi une photo de Helin. Un jour, elle est dans la pièce d’à côté et le lendemain son portrait est sur le mur… Oui, c’est une lutte où tout peut basculer d’un jour à l’autre… Ça t’amène à penser que l’amitié, l’amour pour tes camarades, le fait de se respecter les uns les autres et de se donner de la valeur est très important. Que tout ce que tu vas faire de ta vie doit avoir un sens. Qu’il y a des choses auxquelles tu ne donnes pas tant d’importance, mais il en existe d’autres sans retour possible… On l’a vécu avec Helin. On discutait la veille… Oui, c’est dur pour nous, et notre colère grandit. Il n’y a qu’à penser à ce qu’ils ont fait à Mustafa… »
« À ceux qui disent de laisser tomber parce que les sourds n’entendent pas, notre message est le suivant : ce n’est pas vrai, beaucoup de gens entendent. Peut-être que ça n’est pas visible, mais nous y parviendrons, nous y croyons. Cette lutte est devenue visible pour une large partie de la population. Ça contraint Soylu [ministre de l’Intérieur turc, ndlr] à faire des déclarations à la presse télévisuelle et papier7. On reçoit chaque jour des messages de menace. Lorsqu’ils font ça, ça démontre que la lutte est solide, qu’elle s’est largement répandue. Alors ils tentent de la briser. » Et mon interlocuteur d’ajouter, pour conclure : « Actuellement, le monde entier connaît une crise économique sérieuse, avec en plus une épidémie. Partout, ils essaient de nous prendre en otage avec des massacres, de la répression : au fond, cette lutte vient signifier qu’on doit tous pousser tout le monde à agir. »
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Ahmet Gökçek est le père d’Ibrahim.
Assis sagement sur un banc, il raconte à présent : « Ibrahim a l’intention de stopper sa grève de la faim dès que leurs revendications, qui sont justes et sensées, seront acceptées. Ce sont des artistes, ils veulent pouvoir donner des concerts. Ces enfants n’ont rien fait de mal. Tout ce qu’ils demandent, c’est de pouvoir chanter librement. Ni mon fils, ni ses amis, ne demandent autre chose. Et leur lutte ne les concerne pas seulement eux, mais tout le monde. Ils luttent pour chanter librement et en paient un lourd tribut, mais, en fait, c’est une lutte contre la répression. Nous les soutenons, nous les accompagnons… Nous croyons dans le fait qu’Ibrahim a toujours agi justement ».
« Ils ne sont coupables de rien », « ils ne sont coupables de rien »… cette phrase revient plusieurs fois dans ses propos. Puis il nous dit qu’il souhaiterait lancer un appel. « Les millions de gens pour qui ils ont donné un concert doivent s’engager. Il y a forcément quelque chose que chacun peut faire… »
*
« Ce sont des artistes, ils veulent pouvoir donner des concerts. Tout ce qu’ils demandent, c’est de pouvoir chanter librement. »
J’ai souhaité rencontré Bahar Kurt, autre membre de Grup Yorum. Il a lui aussi, un temps, fait grève de la faim. Il se prépare pour le concert du 1er mai alors il n’a que très peu de temps. Je l’écoute sans l’interrompre. « Nous avons perdu Helin en martyre, mais Ibrahim tient bon. Les jours passent, le pouvoir n’a toujours rien fait. Pendant toutes ces années, ils nous ont arrêtés, emprisonnés avec leurs mensonges et leurs fausses accusations. Tout ce qu’ils pouvaient retenir contre chacun d’entre nous, c’est que nous étions membre de Grup Yorum. Ils ont tenté de terroriser
Grup Yorum. Ça fait cinq ans que nous n’avons plus le droit de donner des concerts. Au cours des trois dernières années, pratiquement tous les membres du groupe ont été arrêtés. Comment un groupe de musique, qui existe depuis 35 ans, peut-il vivre ça ? Bien sûr qu’un groupe de musique populaire ne peut que lutter contre ces attaques ! Parce que nous, nous chantons justement les chants des résistants, des chants socialistes. C’est pourquoi nous luttons aujourd’hui. Nous ne voulons pas compter d’autres pertes. Nous avons perdu Mustafa, Helin. Ibrahim ne souhaite pas mourir, et nous, nous souhaitons qu’il vive — c’est pourquoi nous voulons qu’ils nous redonnent le droit de faire des concerts. Très concrètement, qu’ils nous donnent un lieu et une date. Peut-être que ça n’est pas possible à organiser aujourd’hui, du fait de l’épidémie sanitaire, mais s’ils faisaient une telle déclaration, qu’ils en faisaient la promesse et qu’ils libéraient toutes les personnes détenues dans le cadre de cette affaire, voilà qui mettrait fin à cette grève de la faim illimitée. Nous lançons également un appel aux artistes : appelons toutes les mairies pour demander pourquoi Grup Yorum est interdit de jouer sa musique, et exigeons une réponse. »
[NDLR] 5 mai 2020, 10 h 10 : nous apprenons à l’instant que le gouvernement turc a reçu une délégation dans la matinée. Ibrahim Gökçek a aussitôt mis « en pause » — selon le communiqué officiel du groupe, qui paraîtrait avant midi — sa grève de la faim, après 323 jours de lutte. La possibilité de faire un concert, au cœur des revendications du groupe, n’a, pour l’heure, pas été officialisée. Rien n’est donc fini : courage à lui, aux autres grévistes et à tous les détenus.
7 mai : Grup Yorum vient d’annoncer le décès d’Ibrahim Gökçek, malgré son hospitalisation.
9 mai : la police turque a pris d’assaut le lieu de culte alévi où se trouvait la dépouille du musicien, que sa famille, ses proches et ses camarades veillaient. Elle a enlevé le corps. Il sera finalement enterré auprès des siens.
Traduit du turc par Velira Baris, pour Ballast : « Tek hayalim yasakların bitmesi », Yeni Yaşam, 3 mai 2020.
- Nom donné aux lieux de rassemblement de la population alévie de Turquie ; ils peuvent être de culte et/ou culturel [ndlr].[↩]
- Un des membres du groupe ainsi qu’un de ses proches, tous deux décédés en avril 2019 des suites de leur grève de la faim illimitée [ndlr].[↩]
- Son épouse, rencontrée dans le groupe, avec qui il s’est marié il y a cinq ans. Cela fait quatre ans qu’ils n’ont pas pu se voir : elle est, à l’heure qu’il est, toujours emprisonnée [ndlr].[↩]
- Nom d’un quartier d’Istanbul, qui comprend le mot « poire » [ndlr].[↩]
- Il s’agit d’une personnalité publique : médecin, journaliste membre de Reporters sans frontières et présidente de la Fondation pour les droits de l’Homme en Turquie. Elle est emprisonnée depuis juin 2016 pour « propagande terroriste » [ndlr].[↩]
- Il s’agit de centres culturels liés aux activités musicales et militantes de Grup Yorum, qui ont connu des dizaines de descentes de police ces dernières années, sous prétexte de lutte antiterroriste [ndlr].[↩]
- Suite aux obsèques de Helin Bölek, il a comparé les personnes y ayant participé à des « sauvages », dont les rites funéraires seraient totalement incompréhensibles pour les Turcs [ndlr].[↩]
REBONDS
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