Texte inédit | Ballast
Une « guerre de l’eau » : pour les territoires kurdes enserrés par les frontières turques, c’est la dure réalité. Traversés par le Tigre et l’Euphrate, parcourus par de nombreux autres cours plus modestes, l’eau y est une ressource bien présente, mais convoitée. Son accaparement est un enjeu géopolitique de premier ordre. Les rivières de la région sont devenues pour l’État turc un outil politique dans sa lutte contre le combat du peuple kurde pour son autonomie, au sein de ses frontières comme dans ses relations avec les pays en amont, l’Irak et la Syrie. Pour contrôler le débit des fleuves — et, donc, l’accès à la ressource —, une politique de construction de barrages a débuté dans les années 1960. Ses conséquences sur les populations riveraines sont profondes. Reportage. ☰ Par Camille Marie et Loez
Casquette vissée sur la tête et grande silhouette mince, Ridvan Ayhan tire sur sa cigarette d’un air songeur. L’eau du fleuve Dicle (Tigre) qui clapote à ses pieds prend sa source dans les monts Taurus, au sud-est de la ville d’Elazig. Près de mille kilomètres en aval, elle rejoindra sa sœur, l’Euphrate. Les deux géantes se retrouveront en Irak, rassemblées dans les eaux du delta du Chatt-al-Arab avant de finir ensemble leur long voyage, 200 kilomètres plus bas dans le golfe Persique. Sur leur chemin, elles auront traversé de vieilles montagnes calcaires aux flancs tantôt recouverts d’herbe verte, tantôt nus et jaunes, selon les saisons et l’altitude, puis de vastes plaines. Grâce à leurs eaux, on cultive pistaches et olives, blé et coton. Pareille aux voyageurs et aux voyageuses qui doivent souvent s’arrêter sur la route du Kurdistan, stoppé·es par de nombreux checkpoints, la course des géantes est interrompue par des barrages qui les transforment parfois en maigres rivières. Contemplant ce flot qui ne coule plus libre comme avant, le militant écologiste pense peut-être à son enfance dans le village majoritairement kurde de Hasankeyf, dont les 12 000 ans d’histoire ont été entièrement engloutis sous ces mêmes eaux, à l’instar de près de deux cents autres lieux au fur et à mesure du remplissage du barrage d’Ilisu, débuté mi-2019.
« Aujourd’hui tous les souvenirs de cet endroit ont disparu, les souvenirs d’enfance se sont évanouis, notre mode de vie s’en est allé. »
« Je suis né dans une petite grotte de Hasankeyf, dernier d’une fratrie de quatre enfants. Ma mère, tous les matins, nous préparait une soupe dans la cheminée pour le petit-déjeuner, puis on sortait dehors pour jouer. Les Kurdes vivaient dans les grottes en bas. Nous, les, Arabes étions en haut. En échange de ce qu’il pêchait dans le Dicle, mon père achetait ce dont on avait besoin à la maison… Tous les matins avant notre réveil, ma mère marchait deux kilomètres pour aller au pied des monuments, sur les berges du fleuve, afin de laver nos vêtements. Puis elle puisait de l’eau et rentrait à la maison. Aujourd’hui tous les souvenirs de cet endroit ont disparu, les souvenirs d’enfance se sont évanouis, notre mode de vie s’en est allé. »
Alors que des villages disparaissent, rien ne semble pouvoir entraver la construction de nouveaux ouvrages. En 2019, un tiers de la production électrique en Turquie était assurée par des usines hydro-électriques, ce qui en fait la deuxième source d’énergie de ce type du pays, derrière les centrales à charbon. D’après les chiffres officiels du gouvernement turc, le potentiel hydrique total de la Turquie est de 186 milliards de m3 — l’Euphrate représentant 32 milliards de m3 et le Tigre 21 milliards, les deux fleuves concentrent ainsi 28 % du potentiel hydroélectrique total. Barrant le cours de l’Euphrate à proximité de la ville d’Urfa, et mis en service en 1992, le barrage Atatürk est le plus puissant de toute la Turquie. Long de près de deux kilomètres, haut de 151 mètres, ses huit turbines produisent annuellement environ 8,9 TWh1. Vu du hublot d’un avion, l’ouvrage impressionne. En amont du barrage, des vallées ont été noyées, transformées en un vaste lac artificiel faisant office de réservoir à l’ouvrage.
La construction des premiers barrages dans les régions kurdes de Turquie date des années 1960. À la fin des années 1970, deux plans majeurs sont mis en œuvre : le projet d’Anatolie du sud-est (GAP), dont fait partie le barrage Atatürk, et qui reçoit près de 32 milliards de livres turques d’investissement, venues principalement des fonds de l’État, et le projet de l’Anatolie orientale (DAP). Le premier touche le sud des régions kurdes, quand le deuxième s’étend plus au nord, en direction de la frontière iranienne. « Sur les fleuves de l’Euphrate et du Tigre, la Turquie a construit 22 barrages avec le projet GAP. Sur le fleuve Munzur, il est question de 13 projets de barrages, dont certains sont achevés. Il y a le barrage de Silvan avec lequel est annoncée la construction de 8 autres barrages qui engendreront la disparition d’une cinquantaine de villages à Lice, Hazrov et Kulp qui resteront sous les eaux », explique Vahap, militant du Mouvement écologiste de Mésopotamie, une organisation qui s’oppose à ces projets d’aménagement du territoire. Ceux-ci ont plusieurs objectifs : stocker l’eau nécessaire aux cultures spécialisées comme le coton ou le blé, prévenir les inondations et, bien sûr, produire de l’électricité. Sur le premier et le dernier points, ces ouvrages semblent être des réussites.
« Le contrôle — voire l’ambition de mainmise — sur les ressources en eau est un enjeu de taille, qui s’immisce dans la géopolitique régionale depuis cinquante ans. »
Irriguant quelque 1,8 million d’hectares de terres via des tunnels souterrains longs de plusieurs dizaines de kilomètres, les 22 barrages du GAP, couplés à 19 usines hydroélectriques, produisent près de 10 % de la production électrique nationale. À la fin de l’année 2020, 491,4 TW d’énergie électrique avaient été produits par les barrages du GAP, pour une valeur estimée à 29,5 milliards de dollars américains. Ces projets pharaoniques font de la Turquie l’une des grandes puissances hydroélectriques de la région, le pouvoir mettant tout à la fois en scène sa capacité financière d’investissement et sa productivité territoriale. Le contrôle — voire l’ambition de mainmise — sur les ressources en eau est un enjeu de taille, qui s’immisce dans la géopolitique régionale depuis cinquante ans.
Une banale question de géopolitique régionale ?
Le contrôle des débits des fleuves est en effet un outil de pression politique de premier ordre pour la Turquie. Elle régit à l’heure actuelle près de 90 % du débit de l’Euphrate, elle qui n’accueille sur son sol que 28 % de la surface de son bassin. De la même manière, elle contribue à la moitié du débit des eaux du Tigre alors qu’elle n’abrite qu’un dixième de son bassin versant2. Selon les estimations, le projet GAP, quasi achevé, absorbera entre 17 et 34 % du débit total de l’Euphrate. Face à la menace que cela représente pour les pays en aval, un accord a été signé en 1987 entre la Turquie et la Syrie, garantissant que la première laisse couler au minimum 500 m3/s. Cet accord prévoyait que la Turquie puisse ponctionner davantage, en cas de « nécessité ». Bien sûr, il n’était pas seulement question d’irrigation et de production d’énergie.
Déjà, à cette époque, la Turquie menaçait d’agir sur le débit du fleuve si la Syrie maintenait son soutien au PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Elle est ainsi parvenue à le faire expulser du pays. Aujourd’hui, elle met ses menaces à exécution afin de peser sur l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie3 (AANES), projet administratif et politique auquel la Turquie s’oppose farouchement. La réduction drastique du débit de l’Euphrate, mais également celui de nombreuses rivières tel le Khabur, a des retombées lourdes sur les habitant·es du nord de la Syrie, tant en matière de production électrique — cette constriction empêche le bon fonctionnement des trois barrages contrôlés par les Forces démocratiques syriennes — qu’en matière de production agricole et d’accès à l’eau courante. Responsable des barrages hydroélectriques sur l’Euphrate, Mohammed Tarboush, ingénieur de formation, expliquait lors d’une interview en avril 2018 les raisons de la pénurie d’eau : « D’après les lois internationales, le débit du fleuve devrait être de 500 m3/s. Mais maintenant, la Turquie laisse passer 200 m3 seulement, parfois même 100 m34 ». De son côté, Vahap rappelle qu’« un processus a débuté dans les années 1970 entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. Celle-ci a toujours voulu résoudre les problèmes liés à l’eau entre ces États. On peut même dire qu’elle a tout mis en œuvre pour que les États impérialistes ne s’en mêlent pas car elle sait très bien que, si s’était le cas, les problèmes prendraient une autre ampleur. Au début des années 1990, un accord stipulait que 58 % de l’eau était à destination de l’Irak et 40 % environ de la Syrie. » Depuis, la situation a empiré. Le manque d’eau, auquel s’ajoutent des vagues de chaleur plus longues et plus fortes en 2021 ont conduit à une importante sécheresse, occasionnant de faibles récoltes pour l’AANES dont l’économie dépend fortement de la production agricole. Faute d’eau, les blés n’ont pas pu atteindre une maturation correcte.
« Dernièrement un accord a été établi avec l’Irak, en décembre 2020, au sujet du Tigre. Et on se demande ce qui a été promis en contrepartie de l’eau… »
« Le barrage a une importance stratégique, l’eau qui coule ici passe en Syrie et en Irak. C’est une manière de les dominer et de leur dire Si tu ne me donnes pas ce que je veux je couperai ton eau
. Donc actuellement, l’Irak est dépendant de la Turquie. » Ridvan Ayhan évoque ici ce que d’autres ont appelé le « complexe de l’aval5 » : la dépendance politique des pays situés à l’aval des cours d’eau vis-à-vis de ceux qui, à l’amont, commandent les ouvertures et fermetures de barrage. Il ne souhaite pas en dire plus ; on apprend qu’il a déjà passé un an et demi en prison pour son engagement écologique. Vahap clarifie : « Dernièrement, un accord a été établi avec l’Irak, en décembre 2020, au sujet du Tigre. On se demande ce qui a été promis en contrepartie de l’eau… Est-ce qu’il y a eu un accord pour que la Turquie fasse la guerre au nord de l’Irak ? » En effet, quelques semaines après cet accord, le niveau du Tigre baissait aux alentours d’Hasankeyf, signe que les vannes avaient été ouvertes pour fournir un débit plus important à l’aval, et l’armée turque intensifiait ses attaques contre le PKK au nord de l’Irak. Cela n’a suscité nulle protestation du gouvernement irakien, alors même que la Turquie se livrait à de nombreuses violations territoriales et installait des bases militaires au nord du pays. Ce moyen de pression avait déjà été utilisé à la fin des années 1990, lorsque la Turquie avait coupé le débit de l’Euphrate, exigeant avec succès de l’État syrien qu’il chasse de son territoire Abdullah Öcalan, leader du PKK. La guerre des fleuves est double : la Turquie a le pouvoir d’assoiffer comme de faire chanter les pays en contrebas. Et elle ne s’en prive pas.
Mettre en scène la puissance
Les intérêts de la Turquie en matière de construction de barrages hydroélectriques dépassent la seule stratégie géopolitique. On a vu ailleurs des ouvrages d’art de ce type servir — comme d’autres projets d’aménagement du territoire — à signifier la puissance des États, leur capacité d’édification et à faire office de vitrine mondiale pour les gouvernements. Qu’on songe aux barrages que l’Argentine projette dans les années 2000 sur le fleuve Paraná, au pharaonique barrage des Trois Gorges en Chine, ou à celui, plus récent encore, de Baihetan. Qu’on songe encore au projet gigantesque de Nachtigal au Cameroun, faire-valoir de « l’ambition africaine dans l’hydroélectricité6 ». Aucun de ces ouvrages, dont les coûts s’élèvent à plusieurs millions de dollars, n’a pour seul but de produire de l’énergie. Pour la plupart, ils sont pensés comme des prouesses techniques, des mégaprojets au travers desquels la puissance édificatrice et financière d’un État est présentée à la face du monde. Cette ambition n’est pas toujours compatible avec d’autres, et notamment le développement des régions que ces constructions affectent, balafrent. En effet, si la forte croissance économique de la Turquie depuis la fin des années 1990 a occasionné une demande croissante en énergie et une hausse de plus de 400 % de sa consommation ces trente dernières années, les barrages hydroélectriques ne répondent que partiellement à ces besoins. Les hausses les plus importantes en termes de consommation concernent principalement le secteur industriel. Or, dans les régions kurdes concernées par les projets GAP et DAP, il n’y a que peu d’industries, celles-ci ayant été volontairement maintenues dans un état de sous-développement économique. Le mouvement autonomiste kurde a d’ailleurs conservé dès ses débuts, dans ses écrits, la mémoire d’une telle gestion coloniale de ces régions. L’électricité produite par les barrages n’a donc qu’un intérêt limité pour les provinces kurdes. En réalité, ceux-ci servent surtout à l’État à contrôler territoire, population et mémoire, afin d’étouffer la contestation qui sourd dans ces régions.
Ennoyer les mémoires : les barrages au service de la politique interne
« La construction du barrage n’était pas qu’une question d’énergie, car la production pour la Turquie en provenance d’ici n’est pas si importante », affirme Ridvan. Les barrages sont un moyen pour l’État turc de contrôler les populations kurdes : de tels projets vident de force les villages, dont les populations doivent se déplacer — ou être déplacées — dans des centres urbains ou des colonies de peuplement. Là, elles sont relogées dans des habitats construits sur mesure par l’agence en charge du développement du logement social, communément appelée TOKI. L’architecture de ces nouveaux quartiers est d’abord pensée pour en faciliter la surveillance. Sur le plan social, il s’agit de casser le tissu de relations et de solidarités existant dans les villages, et les résistances qui en découlent.
« Nos ancêtres sont arrivés ici car il y avait de l’eau, ils en ont fait un endroit historique, et ils ont dû partir d’ici à cause de l’eau. »
Ridvan explique : « À cause du barrage d’Ilisu, 199 zones d’habitation ont disparu et entre 80 000 et 100 000 personnes ont été exilées. Elles ont été contraintes de partir dans les grandes villes. Celles qui sont restées sont des personnes âgées qui ne voulaient pas quitter leurs terres, leurs champs. Ce bassin a été déshumanisé. Avant la mise en œuvre du barrage, l’État a fait de fausses promesses à la population : On va vous créer de l’emploi, on va améliorer votre qualité de vie.
Ainsi, ils ont poussé les gens à l’exil. Mais ça a été le contraire : il n’y a pas eu d’opportunités d’emploi, pas de champs, pas de jardins, pas de bêtes. Il ne reste plus rien. Les champs, les potagers, les pâturages, le bétail, les plantes, les vignobles de la population, tout a été détruit, vidé. Où vont aller ces gens ? Une personne qui a une activité agricole, que va-t-elle faire dans une grande ville ? Nos ancêtres sont arrivés ici car il y avait de l’eau, ils en ont fait un endroit historique, et ils ont dû partir d’ici à cause de l’eau. »
Pour Vahap, les regroupements de population dans les zones urbaines sont une continuité de la politique de la terre brûlée menée par l’armée turque dans les régions kurdes au cours des années 1990. Alors, les villages étaient incendiés et leurs occupant·es poussé·es à l’exil dans les métropoles. En regroupant dans les villes des populations rurales, c’est toute une mémoire qui est condamnée à disparaître : celle des plantes et des animaux, des paysages et des humain·es qui les ont habités. À Hasankeyf, une ville a été érigée au-dessus de la nouvelle limite des eaux. Son architecture a des allures de cauchemar fasciste : des cubes de béton alignés au cordeau en guise de maisons, toutes identiques, s’étalent sur un flanc de colline. Un immense hôpital et une structure universitaire, désespérément vides, ont été ajoutés à l’ensemble. Quelques centaines de mètres en contrebas, le lâcher d’eau opéré fin décembre 2020 ne laisse plus apparaître que les tristes carcasses des maisons abandonnées. Étonnant paradoxe, d’anciens arbres toujours debout ont séché. On imagine leurs branches nues devenues blanches, quand autrefois garnies de feuilles, de fleurs ou de fruits, elles apportaient une ombre salutaire aux chaudes journées d’été. Les habitant·es ont eu le « choix », si l’on peut nommer cela ainsi : accepter un nouveau logement, ou toucher une indemnité au montant dérisoire. Ne reste alors que l’endettement pour faire face au coût des logements urbains. Sans surprise, l’indemnisation de certain·es opposant·es au projet a pris beaucoup plus de temps que pour d’autres : et voilà que faire couler les résistances passe également par appauvrir ceux qui luttent. Sans compter que certaines personnes se sont aussi vu refuser un logement, au prétexte qu’il n’y en aurait pas assez.
Les aménagements qui accompagnent la mise en place des barrages ont toujours un double emploi. L’aéroport flambant neuf de Diyarbakır, dont la plupart des terminaux sont vides, abrite également une grande base aérienne militaire d’où partent les avions qui s’en vont larguer leurs bombes sur les montagnes au nord de l’Irak, là où l’armée turque affronte la guérilla du PKK depuis début 2021 sans réussir à gagner de terrain. Les autoroutes, elles, facilitent les déplacements des forces armées et permettent de regrouper les flux de circulation sur de grands axes, plus faciles à contrôler que les petites routes secondaires ou les chemins de montagne. Ennoyer des vallées entières sert aussi à empêcher leur franchissement : ce sont d’abord les déplacements des combattant·tes du PKK qui sont visés, et ainsi entravés. Comment ne pas penser à la manière dont la Chine, par des barrages, mais également par d’autres projets d’aménagement du territoire tout aussi massifs — gazoducs, oléoducs, aéroports, routes7 ? De la même manière, dans les années 1970–1980, si l’Algérie est alors soucieuse de promouvoir des infrastructures de développement sur l’ensemble de son territoire — usines, routes, etc. —, elle sait aussi qu’à travers celles-ci, elle se donne les moyens de mieux contrôler ses régions méridionales les plus indisciplinées. C’est ainsi que l’État algérien pense, notamment, les grands projets d’aménagement de la Kabylie. C’est moins la géographie qui sert à faire la guerre — comme l’a prétendu l’un des tenants français de la géopolitique, Yves Lacoste8 — que l’aménagement territorial, efficace pour appliquer un colonialisme interne à peine déguisé.
Faire couler récits, histoires et paysages
« Ennoyer des vallées entières sert aussi à empêcher leur franchissement : ce sont d’abord les déplacements des combattant·tes du PKK qui sont visés. »
« La guerre ne se joue pas qu’au niveau militaire. Il ne s’agit pas que de la mort d’un certain nombre de personnes, poursuit Vahap. C’est une guerre qu’on ne nomme pas qui est menée à l’intérieur du pays. Et, comme à l’extérieur, elle est basée sur la politique énergétique et l’eau. Les zones où les barrages et les carrières ont été construits sont pour la plupart inscrites et reconnues comme étant des zones de sites historiques. Hasankeyf est aussi une ancienne zone de peuplement des Arméniens, des Assyriens et des Kurdes. Ce qui s’y est passé est la conséquence des politiques menées sur le fleuve Dicle et l’eau. Le fait que ce site historique reste sous les eaux est aussi un acte de guerre, sous la forme de destructions géographique, c’est-à-dire une destruction existentielle. Le fleuve Munzur, dans la région de Dersim, fournit un autre exemple. C’est une zone importante pour les Kurdes alévis, avec son histoire de résistance. Il y a aussi la rivière Zilan à Van, où reposent les os de 15 000 personnes, massacrées lors de la révolte d’Agri, menée par le mouvement Khoybun9. Aujourd’hui, l’État veut y construire une centrale hydroélectrique pour faire disparaître cet endroit, la mémoire. C’est aussi une façon d’étouffer les soulèvements. » La mémoire et le patrimoine matériel ne sont pas seulement détruits, ils sont aussi réécrits pour convenir au pouvoir en place : d’abord éradiqués, ils sont ensuite folklorisés et mis au service d’un projet économique de développement du tourisme.
Face aux protestations internationales suscitées par l’ennoiement du patrimoine de Hasankeyf, l’État turc a mis en scène une campagne, largement médiatisée, de sauvegarde de certains monuments, déplacés en hauteur pour échapper à l’inondation. Ces monuments ont été regroupés, de manière totalement artificielle, en contrebas de la nouvelle ville, aux abords du fleuve, pour former ce qui ressemble à un parc d’attraction archéologique. Une jetée permet d’accueillir des embarcations de tailles diverses qui proposent aux touristes nationaux comme étrangers de passer sur l’autre rive pour visiter le peu qu’il reste de monuments, dont l’ancien palais des princes kurdes qui, du haut de la falaise, surplombait autrefois le fleuve et le village. L’ensemble est complètement artificiel, et met en scène une histoire scénarisée par le pouvoir. « Les personnes qui n’ont pas de passé n’auront pas non plus de futur, analyse Ridvan. En détruisant notre passé, ils ont détruit notre avenir. Nos souvenirs d’enfance, de jeunesse, tout est parti, tout est resté sous les eaux. » Il ajoute : « Parfois c’est plus fort que vous, vous avez comme un nœud à la gorge. L’Unesco a pour charge la protection du patrimoine mondial, mais il n’a pas fait son devoir. Ceux qui ont détruit Hasankeyf l’ont fait avec une mentalité fasciste : ils l’ont massacré, ils ont massacré l’Histoire. Dorénavant, si un jour mes enfants, mes petits-enfants me demandent Où vivais-tu grand père ?
, quel endroit est-ce que je vais leur montrer ? Je vais leur montrer l’eau ? C’est immensément triste. »
Résistances écologiques
La constriction du débit de l’eau par les barrages a aussi un impact sur l’environnement. Une eau vivante est une eau qui coule librement. En retenant les sédiments qui enrichissent les sols, et en changeant le taux d’humidité des terres, les barrages ont également un impact sur les cultures, affectant leur fertilité et augmentant leur salinisation. Ainsi, des barrages censés permettre l’irrigation des terres deviennent la cause majeure de l’appauvrissement des sols. « Le soleil tape fort à Hasankeyf, raconte Ridvan. Mais avant, cette chaleur n’était pas gênante. Maintenant qu’il n’y a plus d’eau vive, en été il y a de l’humidité, et c’est perturbant. L’autre jour, j’ai rencontré un berger : il m’a dit Mes bêtes ne boivent pas cette eau, quand elles en boivent elles sont malades
. Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu : Cette eau est différente, elle n’est pas comme l’eau vive. Car l’eau, en coulant, se filtre elle-même et se nettoie, mais comme celle-ci ne coule pas, elle reste sale.
Au-delà des humains, les autres êtres vivants aussi sont dérangés. Il y avait 30 sortes d’oiseaux à Hasankeyf, et des tortues particulières : toutes ont disparu. »
« L’État turc se livre à une politique d’appropriation par le fait : en l’aménageant, en y investissant de l’argent, il rend visible pour tous et toutes qu’il est le gestionnaire de l’espace. »
L’exploitation des fleuves par le pouvoir répond en outre à un souci de rentabilité économique à court terme, au-delà de la production électrique. Vahap nous l’explique : sur une longue portion de son cours, « le fleuve Tigre n’a pas de statut officiel selon la législation turque : ce n’est pas un fleuve, pas une rivière, pas un lac, officiellement il n’a pas de nom. N’ayant aucune reconnaissance, vous ne pouvez rien faire pour le préserver. Cette stratégie a permis à l’État d’en faire une source de rentabilité ». Il est ainsi le lieu d’une exploitation sauvage : bétonisation des rives pour des activités de loisir, extraction de sable, rejet de déchets… L’État turc se livre à une politique d’appropriation par le fait : en l’aménageant, en y investissant de l’argent, il rend visible pour tous et toutes qu’il est le gestionnaire de l’espace, peu importe les statuts éventuels de celui-ci.
À Diyarbakır, les jardins de Hevsel qui s’étendent au pied des remparts de la vieille ville, le long du Tigre, fournissent un exemple des effets de cette mainmise. « Ils ont une histoire vieille de plus de huit millénaires. On y compte jusqu’à plus de cent espèces végétales, de nombreuses sortes de poissons, près de 187 espèces d’oiseaux, d’après des recherches menées par l’université de Dicle, détaille Vahap. C’est aussi l’aire de peuplement des tortues de l’Euphrate, une espèce endémique qu’on trouve jusqu’en Irak. Cette zone a été classée par l’Unesco avec la forteresse de Diyarbakır. Avant cela, le parti au pouvoir a voulu construire, ici-même, un jardin du peuple
et étouffer l’endroit avec du béton. Contre ce projet, la population a organisé une veille permanente, qui a commencé en 2014. Des personnes du monde entier et de différentes régions de Turquie y ont participé. Suite à cette action, les autorités ont stoppé le processus, mais les destructions ont commencé malgré tout : ils ont bétonné une partie des sols. » À la limite des jardins de Hevsel, sur le site du touristique pont aux dix arcades, « l’État a fait des berges du fleuve une zone commerciale et il bénéficie d’une rente sur tous les cafés et restaurants. La mosquée, la route et tout ce que vous pouvez voir derrière, c’est son œuvre. La situation des jardins de Hevsel est le résumé à l’échelle microscopique des politiques sur l’eau au Moyen-Orient ». On comprend à quel point la ressource en eau a des intérêts divers : qu’il s’agisse de s’accaparer sa force motrice par des barrages pour produire de l’énergie ou d’en exploiter les berges en les bétonnant, les ambitions de l’État sont toujours les mêmes : aménager pour contrôler, saper les dynamiques collectives et locales d’utilisation de ce bien commun, en surveiller les usages.
Si, jusque-là, les chercheur·ses s’accordaient à dire que l’eau n’était pas la cause des conflits entre les puissances régionales mais pouvait en constituer le support ou le déclencheur, l’aggravation des sécheresses dues au réchauffement climatique risque de poser la question à nouveaux frais — et ce sans compter l’expansionnisme agressif d’un État turc qui assume une idéologie néo-ottomane. « La Turquie essaie de redéfinir sa place au Moyen-Orient, ainsi que les frontières définies par les accords Sykes-Picot, dont ce sera le 100e anniversaire en 2023, analyse Vahap. Le fleuve Axas dans un avenir proche va engendrer un problème entre l’Iran, la Turquie et l’Azerbaïdjan, la rivière Asi [Orontes] entre la Turquie et la Syrie depuis Hatay. La Syrie critique particulièrement la Turquie en disant qu’elle construit des barrages sur celle-ci, la pollue et ne la partage pas. Pourtant, en Turquie, pour les partis politiques, les institutions et les mouvements écologistes, c’est compliqué de nommer clairement cette stratégie basée sur l’eau comme une guerre. » Une guerre complexe, dont les acteurs imbriqués de gré ou de force sont autant l’État, ses périphéries syriennes ou kurdes colonisées, les fleuves, les pays frontaliers que la communauté internationale et ses institutions.
En tentant de saper les résistances kurdes et en s’accaparant les ressources fluviales, la Turquie à la fois maintient la pression sur son sol et attise les rébellions transfrontalières dont elle est cernée. Et Vahap de conclure : « On pourrait penser que l’instrumentalisation de l’eau à des fins de guerre relève de la théorie du complot. Mais c’est bien ce qui se produit en réalité. »
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Térawatt-heure : unité de mesure d’énergie. 1 térawatt-heure correspond à 1012 watt consommés pendant 1 heure.[↩]
- Françoise Rollan, « Le Tigre et l’Euphrate : source de conflit ou situation conflictuelle due à l’histoire ? », Confluences Méditerranée, vol. 58, n° 3, 2006, pp. 137–151.[↩]
- L’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie administre un territoire plus connu sous le nom kurde Rojava. S’y met en œuvre le projet de confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan, leader du PKK, lequel repose notamment sur les idées de démocratie communale, d’émancipation des femmes et de développement respectueux de l’environnement.[↩]
- « The Euphrates : Turkey’s tool of destabilisation of Rojava », The Internationalist Commune.[↩]
- Jacques Bethemont, Les Grands Fleuves, entre nature et sociétés, 1999, Armand Colin.[↩]
- Maimouna Dia, « Cameroun : barrage de Nachtigal, un modèle de déploiement de l’énergie hydroélectrique en Afrique », La Tribune Afrique, 2019.[↩]
- Cariou, Alain. « Xinjiang : une nouvelle politique de développement pour une stabilité durable ? », Outre-Terre, vol. 48, n° 3, 2016, p. 305–312. L’État chinois a drainé de ses ressources la région autonome du Xinjiang, contrôlé et asservi les populations ouïgoures musulmanes qui y résident, contraintes à des migrations dans des quartiers sécurisés, quand ce n’est dans des camps de travail, comme l’ont révélé récemment les China Cables. Lire par exemple l’article du Monde « Un blogeur chinois sur les traces des camps de rééducation du Xinjiang », Simon Leplâtre, 25 novembre 2021.[↩]
- Yves Lacoste, La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero / La Découverte, 1976.[↩]
- Khoybun signifie « être soi-même ». Cette organisation nationaliste kurde est fondée au Liban en 1927 et sera à l’origine de l’éphémère République indépendante kurde de l’Ararat, avant que la révolte ne soit écrasée en 1930 par l’armée turque.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Kurdistan nord : une ferme écologique en résistance », Loez, novembre 2021
☰ Lire notre article « Coopératives de femmes et démocratie locale au Rojava », Loez, septembre 2021
☰ Voir notre portfolio « Rojava : à la base de la révolution », Loez, mai 2021
☰ Lire notre article « Vers la révolution écosocialiste », Michael Löwy, janvier 2021
☰ Lire les bonnes feuilles « Écologie : socialisme ou barbarie — par Murray Bookchin », mars 2020
☰ Lire notre entretien avec Fatih Mehmet Maçoglu : « Le socialisme, c’est préserver le vivant », septembre 2019