Politiser la question du handicap : les voix se multiplient pour briser le consensus moral qui l’entoure. Pour, autrement dit, en finir avec le paternalisme, le misérabilisme ou l’émotion caritative. Une notion permet ainsi de penser le système d’oppression qui infériorise les personnes handicapées et fait des personnes valides la norme à atteindre : le validisme. Dans l’ouvrage collectif Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par la philosophe Elsa Dorlin et récemment paru aux éditions Libertalia, la géographe, chercheuse et militante féministe Mélina Germes revient sur l’histoire des mouvements de luttes antivalidistes. Et, dans le même temps, pointe l’« impensé des collectifs et des manifestations » œuvrant pour l’émancipation. Nous publions son texte.
Qu’est-ce que le validisme ?
Le validisme ou capacitisme désigne une forme de domination envers les personnes handicapées. Au-delà de l’archétype du « handicapé », le terme personnes handicapées (ou handi·es) inclut ici les malades chroniques, personnes aveugles, sourdes, neuroatypiques, neurodivergentes, dismorphiques… sans distinction de diagnostic. Le validisme est l’idéologie selon laquelle la norme de l’existence humaine est l’absence de maladie et d’infirmité. La capacité à être productif·ve est la condition pour mériter de (bien) vivre. Les enseignements et pratiques médicales sont centraux dans la catégorisation et la (dé)valorisation des existences handies. La médecine occidentale s’est donnée pour but de réparer les corps (et esprits) qu’elle considère comme défaillants, avec la finalité de leur (re)mise au travail. En même temps, les fictions et discours bienveillants parent les personnes handi·es de vertus exceptionnelles, parmi lesquelles le courage d’exister, les valorisant en tant que sources d’inspiration pour les personnes valides. Le validisme est, comme toute oppression, à double tranchant : il peut se faire bienveillant, tout en conservant son pouvoir de nuire. Cette notion révèle le caractère socialement et historiquement construit de l’assignation des handi·es à une condition dominée.
Réémergence récente de mouvements antivalidistes
« Le validisme est, comme toute oppression, à double tranchant : il peut se faire bienveillant, tout en conservant son pouvoir de nuire. »
Dans les années 1970 émergent aux États-Unis, en Europe et au-delà des mouvements pour la reconnaissance des droits des personnes handicapées, représentées en France par le Comité de lutte des handicapés, créé en 1973 et qui éditera la revue Handicapés méchants jusqu’en 1980. Dans ce contexte, la notion de validisme (ableism) apparaît grâce à l’alliance d’activistes et de rechercheur·ses dans les pays anglophones et sert de fondement aux Critical Disability Studies (dont Mike Oliver est une pierre d’angle avec son ouvrage The Politics of Disablement, 1990). Alors que les questions liées au handicap et à la santé mentale étaient auparavant comprises comme des problèmes sociaux relevant de la médecine, les Critical Disability Studies montrent que ces questions sont politiques. Elles prônent le « modèle social » du handicap : c’est l’inaccessibilité, l’exclusion et la discrimination des personnes handicapées qui sont le problème, et non pas leur existence à elles.
En France, malgré la publication dès 2004 d’un texte de Zig Blanquer « La culture du valide (occidental) », il faudra attendre les années 2010 pour voir réémerger des mobilisations politiques collectives ancrant leurs discours et leur répertoire d’action dans la perspective des luttes d’émancipation des minorités dominées. Les réseaux sociaux jouent un rôle décisif dans la réémergence de ces mouvements en France, partiellement via la communauté francophone (Québec). Ainsi fleurissent les blogs (Elisa Rojas, Elena Chamorro), vlogs (Vivre Avec), les groupes, les réseaux affinitaires informels d’activistes de clavier. Grâce à cela apparaissent de nouveaux collectifs militants se réclamant de la lutte antivalidiste, à l’instar du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE) créé en 2016, de l’association Handi-Queer (2018), des Dévalideuses ou encore du Collectif pour la liberté d’expression des autistes (CLE Autistes), nés tous deux en 2019. Ils s’emploient à acclimater la notion de validisme dans le champ féministe, militant et dans l’opinion publique.
Ces activistes rompent d’une part avec la tiédeur revendicative des grandes associations structurant le champ du handicap, souvent organisées en associations regroupant les personnes en fonction de leur diagnostic et (parfois avant tout) leurs familles, d’autre part, avec les associations gestionnaires d’institutions où sont placés des enfants et des adultes handicapés. Ces dernières, à qui l’État français a massivement délégué la prise en charge des handi·es depuis la seconde moitié du XXe siècle, interviennent publiquement dans les questions touchant au handicap. Ces associations sont dénoncées pour leur infantilisation des personnes handicapées, considérées comme d’éternelles mineur·es ne pouvant ni décider ni parler pour ils et elles-mêmes et pour leurs pratiques validistes (dont la participation au Téléthon, événement fortement critiqué).
L’épicentre des luttes antivalidistes
« Lutter contre le validisme implique de le comprendre comme un rapport de pouvoir structurel. »
Ces nouveaux mouvements placent en effet au cœur de leurs revendications une reprise du contrôle de la parole sur eux-mêmes, en s’appuyant sur l’avancée des débats et législations internationales et particulièrement sur la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées ratifiée par la France en 2010. Celle-ci reconnaissant le droit de chacun·e de vivre de façon autonome et avec qui il ou elle l’entend ; mais aussi la nécessaire participation durable de représentant·es des personnes handicapées aux comités gestionnaires de toutes les structures qui leur sont destinées. Ces activistes militent en faveur de la désinstitutionnalisation, c’est-à-dire de la fin du placement des adultes et enfants handicapés en institutions spécialisées, qu’ils associent à des lieux de ségrégation juridique, sociale et spatiale — alors même que cette Convention désigne ces placements comme des privations de libertés contraires aux droits de l’homme1.
Les mouvements handis parmi les mouvements de lutte contre les oppressions
Plusieurs collectifs nés dans les années 2010 s’inscrivent d’ailleurs dans une perspective intersectionnelle, tout en questionnant les féminismes contemporains. Le validisme y est trop souvent ignoré. La question de l’accessibilité de ces mouvements aux personnes à mobilité réduite, neuroatypiques, neurodivergentes ou malades chroniques, reste souvent un impensé des collectifs et des manifestations, qui conduit à une sélection de militant·es en majorité valides. Lutter contre le validisme implique de le comprendre comme un rapport de pouvoir structurel — qui traverse nos sociétés, dans l’histoire, l’idéologie, la culture, les institutions, l’économie, et qui s’inscrit dans nos corps. De plus, la question de l’invalidation fait système avec celle de la race, de la classe et du sexe. Les personnes racisées, les personnes exploitées dans le monde du travail ou usées par l’impossibilité de trouver un travail sont plus exposées à l’apparition de maladies chroniques, physiques et psychiques et aux accidents invalidants, alors même que les biais racistes et classistes de notre système de santé conduisent à sous-estimer l’intensité de leurs symptômes. Le thème de la reproduction, qui fait l’objet des paragraphes suivants, montre quels sont les fossés qui séparent les féminismes contemporains des perspectives handiféministes.
Quand les objets du care prennent la parole
Les féministes se sont beaucoup intéressées au « travail du soin » (care en anglais). Elles ont oublié cependant de traiter les objets du travail du soin comme sujets de la reproduction d’ils et elles-mêmes. Lorsque le travail du soin se fait assistance (et non domesticité), il concerne la grande cohorte des dépendant·es — enfants les plus jeunes, personnes âgées malades, handi·es de tous âges — qui ne peuvent pas faire les gestes du quotidien. Ces personnes « dont on s’occupe » de manière bénévole ou rémunérée ont pourtant un droit fondamental à l’autonomie, et devraient être systématiquement considérées comme sujets par les approches féministes du soin. Car la relation d’assistance est une relation de pouvoir, où l’on peut exercer la contrainte, des violences et même donner la mort : les enfants handicapés sont plus souvent maltraités que les autres, plus souvent abandonnés après la naissance — allant jusqu’à la minimisation du meurtre d’un enfant handicapé par sa mère, comme l’a montré l’affaire Anne Ratier2. Les mères elles aussi peuvent être maltraitantes, particulièrement vis-à-vis des enfants handicapés. Ces faits montrent l’importance pour le féminisme de repenser la question des violences domestiques et familiales avec une grille de lecture plus complexe que celle du seul sexisme : adultisme, validisme, racisme (en particulier envers les enfants adoptés), classisme… sont des clés de lecture nécessaires. Féminin ne doit pas être implicitement synonyme d’innocence. Le sexisme que les femmes maltraitantes subissent ne les excuse ni n’explique leur comportement : elles exercent bien un pouvoir situé, qui ne peut être subsumé sous la seule mention d’un effet collatéral du sexisme.
La médecine entre soin et blessure
« Ces personnes
dont on s’occupede manière bénévole ou rémunérée ont pourtant un droit fondamental à l’autonomie. »
Grâce aux mobilisations féministes, de patient·es et au soutien de soignant·es, les « violences gynécologiques et obstétricales » sont de mieux en mieux dévoilées et expliquées. Désinformation, non-respect du consentement, déni de souffrance et de symptômes, gestes médicaux inutiles, traitements forcés, mais aussi attouchements et agressions sexuelles sont dénonces à juste titre — les travaux historiques et sociologiques montrent comment la médecine occidentale est née à l’aube de l’époque moderne et continue d’exister comme un outil de contrôle de ce que doivent être le corps féminin et la maternité.
Cette lutte est nécessaire, mais son articulation est tronquée ; car ces violences ne sont pas si spécifiques que cela. La médecine est un lieu ambivalent de soin et de violence pour de nombreuses autres catégories de personnes : les handi·es, neurodivergent·es et malades chroniques, gros·ses, celles qui ne sont pas réparables ou celles qui ne se conforment pas à la norme dyadique (non intersexe), cisgenre (non transgenre) et hétérosexuelle. Pour elles aussi, pathologisation et déni médical vont de pair. Notre système de soin est classiste. Tant l’histoire que les théories, l’enseignement et les pratiques médicales multiplient les exemples de racisme. De nombreux travaux montrent comment les dysfonctionnements de la médecine reposent sur les conceptions normatives étroites et sur le mépris trop fréquent de la parole des patient·es. Ce que les mouvements féministes contemporains redécouvrent, d’autres groupes le savent dans leur chair depuis longtemps : il s’agit ici d’un problème structurel de la médecine occidentale contemporaine qui concerne tous les groupes dominés de la société : les femmes n’en sont qu’une catégorie parmi d’autres. L’exceptionnalisation gynécologique des violences médicales est une invisibilisation des autres groupes subissant des violences médicales structurelles — la lutte serait plus efficace si elle était menée de concert, en bénéficiant des expériences décennales de l’antivalidisme.
À la recherche de l’autonomie sexuelle
Les corps handicapés sont désexualisés : de jeunes handicapés interprètent l’acceptation fréquente par leurs familles de leur coming-out lesbien ou transgenre sans aucune question comme un signe de la désexualisation de leurs corps. Les femmes handies sont pensées comme non désirables, leur sexualité serait inexistante et leur reproduction impensable. En même temps, la féminité handie est fétichisée par le regard (masculin) valide. Les violences de genre touchent les femmes handicapées de façon plus fréquente que les femmes valides, depuis le harcèlement de rue jusqu’aux agressions sexuelles et violences domestiques. Il n’existe pas à notre connaissance de données spécifiques pour les personnes LGBTIQA handi·es en France. Par ailleurs, les violences domestiques sont particulièrement complexes à résoudre pour les personnes à mobilité réduite à cause de la rareté des logements accessibles (rareté croissante, organisée par la loi Elan de 2018). Le calcul de l’allocation adulte handicapé, octroyée à celles et ceux dont le marché du travail ne veut pas, est basé sur les revenus des couples, privant de nombreux·ses handi·es d’un revenu garantissant leur autonomie quotidienne, y compris leur accès aux soins 3.
« Les femmes handies sont pensées comme non désirables, leur sexualité serait inexistante et leur reproduction impensable. »
L’autonomie sexuelle est donc un enjeu handiféministe majeur. Elle nécessite la possibilité d’une vie sociale indépendante, au sein de laquelle flirts, rencontres, sexualité, conjugalité et/ou parentalité peuvent prendre forme. Le choix du lieu de vie et des cohabitant·es ainsi que le recours à des assistant·es de vie sont fondamentaux — le maintien en institution rend cette autonomie sexuelle impossible. Le tabou de la sexualité handicapée conduit à une surveillance des personnes en institution auxquelles le droit à une vie sexuelle autonome et consentie est dénié. Les femmes sont particulièrement surveillées pour éviter à tout prix les grossesses. Aussi, de nombreuses handiféministes s’opposent à la formalisation de « l’assistance sexuelle » telle qu’elle est revendiquée par des hommes hétérosexuels, cis et handicapés, au nom d’un « droit à la sexualité » que la société (ou ses institutions) aurait pour devoir d’assurer envers des individu·es. L’enjeu n’est pas la légalisation ou l’interdiction du travail du sexe. Il est double : d’une part l’affirmation féministe qu’il n’y a pas de « droit à la sexualité », même au nom du handicap, d’autre part le constat que cette société et ses institutions n’assurent pas de véritable autonomie des handi·es.
Normalisation d’une « race valide »
Nos sociétés ont une longue histoire de stérilisations forcées, d’avortements contraints et de retraits d’enfants aux handi·es (qui rappelle l’histoire des femmes noires), considérées comme incapables de ce travail de reproduction-là, car ayant elles-mêmes besoin d’assistance humaine — ce qui est démenti par les nombreux parents handis ayant recours à l’assistance humaine. La question du diagnostic prénatal brûle de malentendus entre handiféministes et féministes — alors qu’elle est pourtant cruciale. Est-il normal que selon les diagnostics posés sur un fœtus, l’accès à l’avortement soit facilité et encouragé pour certaines grossesses ou bien compliqué et plein d’embûches pour les autres ? Les handiféministes ne remettent pas en cause le droit à l’avortement, elles militent pour l’extension des délais (elles aussi avortent !), tout comme elles militent pour que les familles handies existent et soient assistées à la hauteur de leurs besoins. Elles s’opposent par contre à la récupération de cette question par les mouvements anti-choix, car leur lutte à eux n’est pas antivalidiste, mais bien sexiste.
Nous vous attendons
En conclusion, on ne peut qu’espérer que le féminisme qui fait le projet d’une intersectionnalité intègre pleinement les questions posées par le validisme et s’attelle à dissiper les malentendus avec les mouvements handiféministes et vienne à leurs côtés. On ne peut aussi qu’espérer que la recherche en France s’empare de la question du validisme et fasse une place plus importante aux chercheur·ses handicapé·es. Au fil du temps, les Critical Disability Studies ont évolué : le modèle social s’est complexifié et diversifié (voir Dan Goodley en Grande-Bretagne). Alison Kafer propose par exemple un modèle relationnel dans son ouvrage Feminist, Queer, Crip (2013) tout en montrant comment les pensées féministes, lesbiennes ou queers aux États-Unis peuvent être validistes. En Allemagne, un ouvrage collectif intitulé Gendering Disability fut publié en 2010, il y a déjà dix ans4.
En France, le bilan universitaire est maigre mais prometteur : les travaux très récents de Charlotte Puiseux et Noémie Aulombard-Arnaud ainsi que la création d’un tout nouveau Réseau d’études handies-féministes (REHF) sont en ce sens fondamentaux — il reste à voir la place que la forteresse académique française peut faire à des chercheur·ses qui ont besoin d’accessibilité tout en portant des recherches critiques du statu quo des rapports de pouvoir.
Illustrations de bannière et de vignette : Joaquim Rodrigo
- ONU, rapport de la rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées, A/HRC/40/54/Add.1, 8 janvier 2019.[↩]
- Voir la tribune « Nous, handi(e)s, nous voulons vivre ».[↩]
- Voir la tribune « Découpler l’allocation aux adultes handicapés des revenus du conjoint », Libération, 5 février 2021.[↩]
- La traduction via le Québec des réflexions anglophones est toujours d’actualité (voir Laurence Parent « Ableism/disablism, on dit ça comment en français ? » publié dans le Canadian Journal of Disability Studies en 2017.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Pour une lutte de classes intersectionnelle », Michael Beyea Reagan, octobre 2021
☰ Lire notre témoignage « Lisa Çalan — le cinéma est un devoir », juillet 2021
☰ Lire notre entretien « Les accidents du travail ne sont pas des faits divers », juin 2021
☰ Lire notre échange « Les Pontonnier face à la Justice : pot de terre contre pot de fer », janvier 2021
☰ Voir notre portfolio « Accéder à la Cité », Maxence Emery, janvier 2019