Entretien inédit | Ballast
Il en va en musique comme en politique : les avancées ne se font pas sans leur lot d’expérimentations, certaines dissonances peuvent donner lieu aux plus belles harmonies, et les résultats les plus féconds sont souvent le fruit de conversations. Stefan Christoff, multi-instrumentiste montréalais, en a fait son leitmotiv. Multipliant depuis des années les collaborations musicales et militantes, comme avec le oudiste Sam Shalabi, le compositeur d’ambient Nick Schofield, le collectif Artistes contre l’apartheid, ou encore au sein du projet Musiciens pour la Palestine, il n’a de cesse de défendre une pratique révolutionnaire de la musique. Nous en avons discuté à l’occasion d’une tournée en Europe, entre Amsterdam, Londres, Bruxelles, Sofia, Berlin, Skopje, Paris et jusqu’à Toulouse.
Votre pratique musicale se fait dans un double mouvement : élargir le spectre politique par le biais de la musique tout en étendant le spectre esthétique des mouvements politiques.
Je n’avance pas avec un but structuré. Je suis autant adepte de l’expérimentation musicale que de l’expérimentation sociale. Je chemine et fais les choses comme je sais les faire. Je n’ai jamais décidé d’être militant. J’étais révolté par le racisme et par le traitement des personnes migrantes, notamment après le 11-Septembre. Peut-être faut-il y voir un lien avec le fait que mon père est originaire des Balkans, et que j’ai toujours compris la difficulté de l’expérience de la migration, même si je ne suis pas moi-même une personne racisée ayant migré. L’exclusion et les expulsions de différentes communautés au Canada après les attentats m’ont rappelé l’histoire de mes oncles, de mon père et de ses collègues, ces vieux conducteurs de taxis que je côtoyais enfant. Le militantisme et la musique, c’est ma vie. Il n’y a là aucun objectif précis. J’aime l’idée développée par les zapatistes sur l’importance du processus, sur le caractère central des conversations. La musique expérimentale est une conversation. Et sans conversation, on ne parvient jamais à trouver de solution politique. En ce sens, je me sens évidemment très proche des mouvements anarchistes, car ils posent les questions essentielles et rappellent que nous ne possédons pas de solutions. Celles-ci sont contenues dans le processus d’organisation. Or, pour que tout cela fonctionne, nous avons besoin d’une qualité relationnelle et d’espaces pour discuter sur le temps long, ce à quoi la musique peut participer en préservant notre santé mentale et en nous permettant d’être à l’écoute.
Vous êtes actuellement en tournée sur le sol européen, avec un procédé peu courant : chacun de vos concerts est l’occasion d’aller à la rencontre d’activistes locaux.
Oui, absolument. Les tournées, au-delà du plaisir évident et immédiat qu’il y a à présenter ma musique, sont l’occasion de renforcer un réseau international situé à côté du pouvoir et en dehors des institutions culturelles. Ce réseau est un espace de possibilités où nous pouvons créer un autre monde dans l’action. Une tournée offre une chance de comprendre certaines réalités, certaines luttes locales. Visiter les lieux, discuter avec des gens est autrement plus efficace que d’essayer de saisir un contexte à distance. Dans les luttes sociales qui s’attaquent frontalement aux politiques menées main dans la main par les États et les multinationales, dans les luttes qui défendent l’environnement et s’opposent aux injustices économiques, il est absolument nécessaire de construire des espaces de réflexion, et c’est ça, à mon sens, que permet la musique. Je suis né en 1981 et j’ai passé toute ma vie adulte dans les mouvements militants de gauche, j’ai participé à des luttes intenses et toujours ressenti la nécessité d’avoir des espaces de repli qui permettent de se reconnecter aux objectifs des luttes. Je ne peux survivre dans ces luttes si je ne fais pas de musique. Et la musique instrumentale est une forme idéale pour construire cet espace-ressource.
Au-delà des tournées, une grande part de votre travail artistique pourrait être définie comme l’application directe d’une forme d’internationalisme politique.
« La musique expérimentale est une conversation. Et sans conversation, on ne parvient jamais à trouver de solution politique. »
Le dialogue avec des musiciens dans le monde entier est une façon d’ouvrir des portes pour aborder des sujets politiques d’importance, comme la Palestine. Les discours politiques avec des revendications claires sont primordiaux, et parvenir à les formuler requiert un travail colossal. Pour autant, je crois à la nécessité d’entretenir par ailleurs des connexions émotionnelles, ce que j’essaye de faire par les « relations créatives » entre musiciens. À ce titre, je travaille en ce moment en étroite collaboration avec la radio Al Hara à Bethléem, en Palestine. Tout au long de l’attaque contre Gaza menée par le gouvernement israélien, nous avons créé avec des artistes sonores et des musiciens qui soutiennent la Palestine, des mixes qui, sur un long format, présentent les sons des manifestations qui se tiennent partout dans le monde. Le jour de fête nationale de la Palestine, le 15 novembre, j’ai coordonné une émission de douze heures qui a été diffusée sur radio Al Hara et dans plusieurs villes du monde — il est d’ailleurs toujours possible de l’écouter en ligne.
Il me semble que les musiques expérimentales sont le terrain idéal pour ce genre de collaborations. Historiquement, elles sont reliées aux positions antiracistes et anticoloniales, car, au fond, elles sont très proches des musiques du Sud global, ou de celles des Balkans. Dans les musiques égyptiennes, palestiniennes, indiennes ou autochtones d’Amérique du Nord, les jams durent des heures, les musiciens entrent, sortent, participent un temps seulement. On a souvent tendance à réduire ces musiques à leur dimension spirituelle, alors même que ce sont aussi des espaces où peut être mobilisé le pouvoir émotionnel dans le cadre de luttes sociales. À l’image des musiques égyptiennes des années 1960 et des luttes anticoloniales. Des artistes comme Sheikh Imam étaient intimement liés aux luttes palestiniennes pour la liberté. Son appui au peuple palestinien était une façon de soutenir un mouvement plus large contre le colonialisme dans le monde. Les longues chansons écrites par Sheikh Imam, le mélange de musique et de poésie, tout cela illustre une orientation culturelle différente des standards occidentaux. Ces musiques sont aussi une forme de résistance, ne serait-ce que par leur refus du modèle néolibéral de la pop music, avec ses chansons de trois minutes et trente secondes. En y opposant un modèle coopératif, les musiques du Sud global ne se laissent pas enfermer dans une boîte consumériste.
Comment mettez-vous en œuvre, dans votre pratique musicale, cette résistance collaborative ?
Je m’attelle à des projets très concrets, dans lesquels je ne suis pas toujours sur scène, mais en étant là comme organisateur. Cela peut prendre la forme de luttes ouvertes, d’actions, de spectacles, ou d’un mélange de tout ça. Dernièrement, j’ai mis sur pied un regroupement d’artistes, Artistes ensemble contre la loi 21, qui visait à dénoncer une loi raciste votée au Québec — inspirée par celles qui sont promulguées en France d’ailleurs —, qui interdit aux professeurs de porter le hijab1. Ou bien un autre, Artistes ensemble contre le projet de loi 31, qui s’oppose à la volonté du gouvernement provincial d’abroger la possibilité légale pour un locataire de céder son bail à un proche au même prix, sans que le propriétaire ne puisse s’y opposer. C’est l’un des freins à l’augmentation par ailleurs galopante du prix des loyers. Afin de participer à la pression mise pour que cette loi n’aboutisse pas, plusieurs événement se sont tenus à Montréal, dont certains en occupant l’espace public. Pour un concert, sont venus le musicien expérimental iranien Saeed Kamjoo, qui joue du kamancheh, et le poète Zibz Black Current du Kalmunity Vibe Collective, qui raconte l’expérience noire.
À mon sens, le rôle de la musique et du travail culturel est d’ouvrir l’espace de participation. On considère en général que la gauche radicale est bien placée pour remettre en cause le pouvoir d’État et pour tacler l’aveuglement de la gauche institutionnelle qui ne se donne pas les moyens de briser le mur du dialogue respectable, mais l’un des enjeux essentiels reste, je crois, de connaître l’implication réelle dans les luttes des communautés marginalisées. Autrement dit, avoir conscience de la façon dont les gens qui perdent pied, et toutes celles et ceux qui subissent au quotidien et de plein fouet les violences systémiques, y réagissent. Ces événement n’existent pas pour dire quoi faire aux Blancs anarchistes, mais pour offrir la possibilité d’écouter d’autres expériences et créer des ponts. Dans le cadre d’Artistes ensemble contre le projet de loi 31, inviter un musicien iranien, une militante turque, un groupe de travailleuses et de travailleurs du sexe avait pour but de montrer combien cette attaque contre le droit au logement affectait toutes les communautés.
Comment avez-vous commencé à vous investir sur la question palestinienne ?
« L’idée [de Musiciens pour la Palestine] était de construire un réseau horizontal de musiciens afin d’exprimer leur soutien au peuple palestinien qui vit une situation d’apartheid. »
Comme souvent dans mon histoire, ce sont des relations qui rendent concrets des enjeux politiques. Il y avait beaucoup de Palestiniens dans des luttes de sans-papiers, au début des années 2000. Notamment des travailleurs d’une chaîne de restaurants à Montréal qui proposait une cuisine libanaise, syrienne et palestinienne, et où un groupe de sans-papiers s’organisait contre les expulsions. Ils m’ont fait connaître plus en profondeur les luttes palestiniennes, d’autant que c’était à l’époque de la deuxième intifada (2000–2005), qui a donné lieu à de fortes mobilisations des communautés arabophone et musulmane en soutien. En tant qu’anarchiste, j’appuie les gens qui subissent une oppression profonde, il me semblait donc nécessaire d’exprimer au moins de la solidarité. J’ai commencé à organiser des spectacles pour la Palestine et lancé en 2007 un collectif, Artistes contre l’apartheid, qui diffusait de la propagande graphique et organisait des concerts en invitant des gens très divers. Je pense notamment aux Palestiniens Shadia Mansour et 47Soul, les membres de Godspeed You ! Black Emperor, Lhasa, ou bien Rebecca qui jouait avec Silver Mt. Zion à cette époque, la violoniste d’Arcade Fire Sarah Neufeld, le New-Yorkais Shahzad Ismaily, ou encore le saxophoniste Colin Stetson. Le but de ces soirées était de générer des conversations, une fois de plus. Mais ça n’a pas toujours été facile, notamment quand j’ai dû faire face à la répression de l’État canadien. Les services secrets ont ouvert une enquête sur moi entre 2010 et 2012. Ils ont interrogé des amis, des collaborateurs, et cela a pu affecter des amis en attente de papiers. L’État canadien ne comprenait rien à ce que je faisais. « Mais c’est qui ce type ? » Membre d’aucune organisation, j’étais un artiste en lien avec les anarchistes et des membres de la communauté musulmane. Mais bon, moi aussi je me pose parfois la question : mais qu’est-ce que je fous ?
Et comment est né le projet Musiciens pour la Palestine ?
Ces 20 ans de mobilisation pour la Palestine ont préparé le terrain à Musiciens pour la Palestine. En 2021, lors de la crise à Gaza, il y a eu un élan de solidarité parmi les musiciens à Montréal. Comme j’entretenais des relations avec des musiciens d’ailleurs dans le monde, j’ai pensé qu’il était possible de faire quelque chose à un niveau plus global. J’ai donc contacté des musiciens et des musiciennes à Santiago, New York, Cape Town, Mexico, Beyrouth, au Caire, à Nairobi, Paris, etc., pour voir s’il existait dans leurs communautés respectives un élan de solidarité similaire qui pourrait déboucher sur une forme ou une autre de mobilisation. L’idée était de construire un réseau horizontal de musiciens afin d’exprimer leur soutien au peuple palestinien qui vit une situation d’apartheid, selon les termes d’Amnesty International et Human Rights Watch. Nous avons donc rédigé une première tribune. Le but était ainsi de rappeler aux artistes à quel point il n’était pas bienvenu, dans ce contexte, de jouer à l’extérieur ou à l’intérieur d’Israël avec le soutien de l’État israélien. À ce stade, il faut dire et redire que la question est toujours celle de l’État israélien. Les violations principales des droits des Palestiniens sont commises par les institutions de l’État israélien. Il en en va ainsi dans tous les contextes coloniaux — comme en France ou au Canada, par exemple. Tous les citoyens de ces pays ne soutiennent pas les actions de leurs États. C’est très simple : un peuple et un gouvernement, ce sont deux entités distinctes.
Après notre premier texte en 2021, nous en avons lancé un second en septembre 2022, qui a recueilli des signatures du monde entier. La seule obligation pour pouvoir signer, c’était d’être un musicien avec une pratique publique. Jouer un vendredi par mois dans un bar de quartier, c’est une pratique publique. Remplir des stades, c’est une pratique publique. Certains journalistes ont décidé de mettre en avant certains grands noms, mais c’était leur choix. Nous n’avons fait aucune hiérarchie, tous les noms étaient présentés de la même façon, triés par ordre alphabétique. J’ai donc participé à lancer cette plateforme, et aujourd’hui un nouveau comité a pris le relais. Et c’est une bonne chose. Il est important que des projets politiques dans le monde de l’art, comme celui-ci, ne tournent pas qu’autour d’une poignée de personnes et puissent être transmis. Mon travail de création musicale et de croisement des luttes continue par d’autres biais. Alors, qu’est-ce que je fous ? À ma manière, à mon échelle, avec mes moyens, j’essaie de combattre l’oppression et d’imaginer, dans ce processus de lutte, un autre monde.
Photographie de vignette : Nick Schofield
Illustration de bannière : Khosro Berahmandi, La lune échouée, 2015
- Loi adoptée en 2019 par le Parlement du Québec, dont le titre complet est « Loi sur la laïcité et l’État ». Elle interdit le port de signes religieux aux fonctionnaires en position d’autorité (policiers, juges, gardiens de prison) et aux enseignants du milieu scolaire public [ndlr].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Chroniques depuis l’enfer de Gaza », Mahmoud Mushtaha, novembre 2023
☰Lire notre traduction « Une lettre d’amour depuis le camp de Jabaliya », Tamer Ajrami, novembre 2023
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☰ Lire notre entretien avec Kate Tempest : « Pourtant on nous avait vendu du rêve », novembre 2019
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