Entretien inédit | Ballast
Lorsque nous l’avons rencontré à Marseille en mai dernier, Hendrik Davi était député de la cinquième circonscription des Bouches-du-Rhône sous l’étiquette La France insoumise. Forts de la lecture de son premier essai publié aux éditions Hors d’Atteinte, Le Capital, c’est nous, nous souhaitions discuter les propositions théoriques et pratiques de l’auteur, directeur de recherche en écologie forestière, militant dans différentes organisations politiques et syndicales — CGT, LCR, NPA, LFI — depuis près de trois décennies. Au moment de publier cet échange, l’intéressé a été réélu dans sa circonscription et siège désormais dans le groupe écologiste à l’Assemblée nationale. Premier volet de notre entretien avec le chercheur écosocialiste.
L’écologie est une fois de plus la grande perdante de la gestion court-termiste de crises, notamment agricoles, qui ne sont pas prêtes de s’atténuer. « Créer un horizon écosocialiste », écriviez-vous dans Le Capital c’est nous. Dans ce contexte, comment s’y prend-on ?
Mon point de départ a été de comprendre ce qui permet d’agir ensemble, de se sentir concerné, d’allumer une flamme, une motivation commune. On ne fait rien sans mobiliser collectivement les masses. Il faut donc penser le passage à l’action, à partir des motivations de chaque individu. Or, pour être motivé il faut savoir où aller : d’où la notion d’horizon. C’est ce qui nous manque en grande partie aujourd’hui. Marx, lui, avait réussi à faire les deux. Le Capital apporte une analyse rigoureuse de la société capitaliste, et son petit ouvrage de commande de l’Internationale — le Manifeste du parti communiste — donne à voir un horizon : le communisme. Avec une ambiguïté tout de même : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ce qui signifie une impossibilité de dessiner la société communiste sans les travailleurs, donc de la prédéfinir pour eux. L’horizon n’est défini qu’en creux, à partir des contradictions de la société capitaliste et avec comme étape intermédiaire le socialisme. Un problème demeure tout de même chez Marx, c’est son positivisme. Il pense que les contradictions du capitalisme aboutissent inéluctablement à la société communiste. L’économiste Isaac Joshua l’a bien formulé, cette vision élude le politique. Si c’est inéluctable, il n’y a plus besoin de réfléchir à la société voulue, puisqu’elle adviendra automatiquement. Lénine comme d’autres, Gramsci notamment, ont combattu une vision mécanique de l’Histoire, d’où l’importance de la stratégie, de la tactique, etc. Néanmoins, ils ont conservé les uns comme les autres l’idée que le communisme était en germe dans l’évolution du capitalisme.
Vous insistez sur la nécessité de créer une éthique, un ensemble de valeurs morales posé comme fondement ou première pierre d’une architecture politique.
Au nom de quoi doit-on défendre une société égalitaire ? Quel est le critère valable ? À la fin, on retombe sur la question éthique. J’ai bien conscience du caractère périlleux de l’entreprise. Mon travail a surtout consisté à soulever le voile sur un non-dit. Car le marxisme, à y regarder de plus près, se fonde sur des valeurs proches du christianisme. Il possède ce caractère sotériologique [l’étude des différentes doctrines religieuses du salut de l’âme, ndlr]. Dans le marxisme et la politique en général, il y a quelque chose de l’ordre du religieux, de l’ordre du pari pascalien — quitte à miser sur l’existence de Dieu ou non, autant prendre le pari et le parti pris de la possibilité de son existence. Cela me fait penser à Ma nuit chez Maud où Trintignant explique pourquoi il est communiste à partir d’une démonstration sur l’espérance du pari pascalien. La probabilité que le communisme advienne est faible, mais l’espoir qu’ouvre cette perspective est infini. Le produit des deux, l’espérance mathématique, est donc infini. J’ai lu dans ma jeunesse Sade, Nietzsche… Il est agréable de casser les valeurs morales dominantes, mais on s’aperçoit qu’en les cassant, on se fonde toujours sur des valeurs morales. Nietzsche, ce sera la volonté de puissance ; Sade, la volonté de domination. Notre République se fonde sur une devise communément admise : liberté, égalité, fraternité. Ce n’est pas si mal.
Pas si mal, mais pas suffisant ?
« La probabilité que le communisme advienne est faible, mais l’espoir qu’ouvre cette perspective est infini. »
J’ai essayé de voir le potentiel révolutionnaire de chacune des valeurs que je mets en avant — à savoir le principe Gaïa ou de la règle verte inspiré de Lovelock, l’égalité, la solidarité et l’émancipation. J’examine aussi dans quelle mesure elles sont déjà partagées par le plus grand nombre. Certaines sont proches des valeurs de la devise républicaine — liberté, égalité, fraternité — que chacun a intériorisée depuis son enfance. Je garde l’égalité, mais remplace fraternité par solidarité. Concernant la liberté, je ne suis pas fan de cette valeur, car c’est un concept philosophique qui me semble vide. La liberté de faire quoi ? avec qui ? comment ? au détriment de qui ou de quoi ? Je préfère le concept d’émancipation qui me paraît plus riche : ce sont les conditions permettant de pouvoir être libres de nos choix et non le fait d’être libres en soi. C’est ici un processus d’émancipation vis-à-vis des oppressions et de leurs propres mécanismes de domination. D’où la question du féminisme, de la lutte contre le patriarcat, de la lutte contre le racisme, qui devraient être inscrits dans la vie de chacun et chacune. La quatrième valeur morale, c’est évidemment la préservation de l’environnement, le principe que je nomme Gaïa, de ne pas prendre à la nature plus que ce qu’elle est capable de reprendre. C’est la règle verte que nous avions à LFI, qui est présente dans pas mal de sociétés et qu’ont perdue les sociétés capitalistes. Ce quadriptyque de valeurs entre en contradiction assez frontale avec la dynamique d’accumulation du capital et constitue donc un socle éthique révolutionnaire à partir duquel j’essaye de dessiner un horizon écosocialiste. Cependant, je ne me leurre pas : d’autres personnes auront d’autres formes de valeurs, ne partageront pas ce quadriptyque. Certains pourront se reconnaître dans la notion d’égalité et en même temps adhérer au triptyque d’extrême droite : travail, famille, patrie. Essayer de convaincre des personnes que nos valeurs sont meilleures, plus justes, est un travail quasiment théologique.
Un terme revient fréquemment dans votre ouvrage, celui de boussole.
Effectivement. Il y a quelque chose de l’ordre du topographique, de l’orientation dans l’espace, de points de repères à avoir car nous sommes un peu perdus. L’héritage positiviste de Marx, c’est-à-dire vouloir penser que le chemin qui mène du capitalisme au communisme était scientifiquement voire mécaniquement déterminé, pose problème ici. Il n’y aurait qu’un seul chemin possible. Ceux qui ne sont pas d’accord seront du coup considérés comme des sociaux-traîtres, voire des fascistes, alors même que plusieurs chemins mènent à cet horizon et qu’il faut au contraire faire en sorte que chacun y concoure à sa manière, à partir du lieu où il vit et où il travaille. Nous devons réussir à faire converger les chemins et les luttes dans cette même direction, vers ce même « Nord ». Je me suis intéressé à la notion de « boussole » avec la lecture des livres du marxiste Érik Olin Wright qui a interrogé à de nombreuses reprises cette notion dans la sphère socialiste. Certains en ont fait un réformiste — ce qui n’est pas faux au regard de certains de ses écrits. Pour autant, j’ai trouvé que cette notion était tout de même pertinente. Raisonner en termes de chemin, de boussole, ouvre des perspectives. Que pointe cette boussole ? Tout d’abord, la nécessité révolutionnaire, qui naît de la contradiction entre système capitaliste et contraintes écologiques, de l’impossibilité structurelle de concilier les deux. Un autre point, qui doit nous orienter, est le fait que le bloc bourgeois ne lâchera rien, et ne voudra jamais rien lâcher, car il est composé de ceux qui jouissent de ce système. Les convaincre demeure inutile, car ils ont construit une éthique et une morale qui justifient leur position de domination. C’est ce point qui fait vraiment la différence entre réformistes et révolutionnaires.
En quoi ?
Les réformistes ont une certaine naïveté voire une complaisance vis-à-vis du bloc bourgeois, pensant pouvoir les convaincre ou les contraindre. Ce fut le cas pour un Tsipras par exemple. Finalement, nous avons pu constater qu’il n’était tout simplement pas prêt à affronter véritablement le bloc bourgeois et la Troïka1. Et malheureusement, le réformiste trahit plutôt que de s’affronter à ce bloc. Par contre, un révolutionnaire comme Chavez a su le faire — mais évidemment ce ne sont pas les mêmes circonstances et conditions. Donc, cette boussole nous indique la nécessité d’une révolution et le caractère inéluctable de cette confrontation. La notion de boussole implique un dernier élément important : la multiplicité des champs stratégiques. Chacun doit prendre sa part à son rythme, à son endroit, pour créer et promouvoir d’autres valeurs, des valeurs qui pointent dans la direction indiquée. Et ces stratégies diffèrent selon les fronts de cette bataille qui, selon moi, se joue sur deux plans : une guerre idéologique, c’est à dire une bataille idéelle et culturelle, et une autre qui se déroule sur le plan matériel, dans le théâtre de nos différentes institutions.
Lesquelles ?
Il y a la société civile, qui est dorénavant bien plus dense et complexe — c’est une des différences notables par rapport à la Russie de 1917 — ce que soulève très bien Gramsci. À Marseille, par exemple, il y a un grand nombre d’associations avec une dynamique hallucinante et chacune avec des rôles et des buts très différents. Ensuite, il y a le monde du travail : là, les syndicats ont un rôle structurel prépondérant. Le lieu de travail est encore une institution spécifique, bien qu’il ait subi de nouvelles transformations, voire soit en cours de destruction par l’irruption du numérique. En tout cas, pour le moment, le lieu de travail existe encore et les syndicats ont donc toute leur raison d’être. Il y a enfin les institutions démocratiques bourgeoises, que sont les mairies, les départements, les régions et in fine l’État, évidemment. Dans ce champ, les acteurs sont historiquement les partis politiques. Ce sont eux qui règlent le fonctionnement de ces institutions.
« La notion de boussole implique un élément important : la multiplicité des champs stratégiques. »
Mon intime conviction, un peu à contre-courant, est nous avons besoin d’investir, en tant que révolutionnaires, toutes ces institutions, tout en respectant l’autorité et la place de chacune d’entre elles. Cette notion d’indépendance est un héritage de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) inscrit profondément en moi. Cette logique se voit à l’œuvre dans la pratique du syndicalisme. Dans un syndicat qui fonctionne normalement, les actions peuvent être discutées avec et par tous les camarades de tous bords politiques. À aucun moment il ne doit y avoir une logique fractionnelle liée au champ politique au sein du champ syndical. C’est ce qui a fait qu’à la LCR, des militants étaient à Solidaires, d’autres de la CGT, parfois dans une même entreprise. Malgré nos différents bords politiques, nous pouvions discuter ensemble et trouver des consensus concernant nos activités syndicales. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’à aucun moment le parti n’interfère.
Ce principe de séparation est déjà présent dans la charte d’Amiens, fondatrice du syndicalisme français, qui tente de distinguer l’action politique de l’action syndicale. Pour autant, est-ce qu’il ne serait pas plus efficace aujourd’hui de faire bloc, de réussir à articuler, coordonner l’ensemble des champs dans cette bataille politique et économique ? Dit autrement, cette séparation n’est-elle pas aussi division ?
Chaque champ doit se construire en indépendance des autres, mais cela n’empêche en rien de faire front commun. C’est la notion de front unique chez Trotski : créer un même front composé de ces différents champs, tels les syndicats, les partis politiques, les associations et collectifs. Front où chacun décline à sa manière et à partir d’où il milite un combat sur une revendication partagée par tout le monde. Mais on ne peut pas construire proprement un front unique s’il n’y pas un respect de ses partenaires, et si ce front est construit sans démocratie en interne. Sinon ça dysfonctionne. Prenons le cas récent de « Plus jamais ça » (renommé Alliance écologique et sociale) qui, à gros traits, a mis des syndicats, Greenpeace et des partis politiques ensemble pour créer à la sortie du Covid un programme commun à la fois écologique et social. Ça a dysfonctionné au point que la CGT s’en est retirée lors de son dernier congrès. Pourquoi dans un syndicat comme la CGT personne n’a vraiment adhéré à ce front commun incluant des associations environnementalistes ? À la CGT-INRA, où je suis adhérent et qui est pourtant constituée de chercheurs, de techniciens qui travaillent sur les questions environnementales, il y aurait pu y avoir un engouement à travailler avec des organisations comme Greenpeace. Mais dans les faits, pas du tout, car personne n’a eu l’occasion de s’approprier cette question. Elle n’a pas été débattue en interne. Cet accord a été une signature imposée d’en haut et ça n’a par conséquent pas fonctionné, en dépit du fait que c’est une question qui est immensément importante.
Ce souci perdure lorsque le champ politique utilise le syndicalisme pour ses intérêts. Ce fut le cas pendant un siècle, où l’espace du syndicalisme était devenu le lieu d’affrontement officieux du champ politique. Et on ne peut pas comprendre un certain nombre de désordres et de problèmes au sein de la CGT si on ne prend pas en compte que des fractions— soit entre les trotskistes et les communistes, soit entre les fractions du PC entre elles — s’affrontent au sein des syndicats. Un jour, j’ai demandé à un cégétiste du Vaucluse ce qui se jouait à l’UD-CGT du Vaucluse et que je ne comprenais pas. Il m’a dit : « Et bien, tu ne peux rien y comprendre si tu ne sais pas qu’il y a là-bas trois fractions du PC qui se font la guerre ». Ça crée des désastres. D’autant que de nombreux adhérents de la CGT ne sont pas encartés au PCF, ni à aucun parti. En revanche, les dirigeants sont pour la plupart politisés et historiquement affiliés au PCF. Pendant des années, cette confusion a été profondément délétère.
Autre exemple, en cas de victoire de la gauche cette fois. S’il n’y a pas d’indépendance institutionnelle, les autres champs, comme les syndicats, la presse ou les associations se retrouveront totalement paralysés. Et c’est aussi une catastrophe. Rappelons-nous les années Hollande et l’attentisme de la CGT à cette époque, ou encore Syriza, qui s’est construit en Grèce autour d’un front global. Il y avait beaucoup de militants qui venaient de différents champs. Une partie des grands dirigeants étaient des dirigeants syndicaux. Quand Syriza est arrivé au pouvoir puis a commencé à trahir ses promesses, il y a eu une mobilisation des Grecs contre le gouvernement, mais elle n’a pas été pas à la hauteur car une partie des directions syndicales avaient été cooptées, voire corrompues dans leur fonction, fragilisant le syndicalisme en tant qu’institution.
« Comment rendre désirable l’accueil des étrangers, comment rendre désirable le fait de vivre sobrement ? Il nous manque encore des œuvres pour le sentir. »
Donc cette séparation des champs, dans la lutte des classes, est extrêmement importante. Ça ne veut pas dire que le militant ne peut pas circuler d’un champ à un autre et que cela nous empêche de converger pour éviter le morcellement des luttes, mais il faut le garde-fou d’un minimum d’indépendance. Prenons trois grands moments historiques de convergence pour montrer son importance et son efficacité. Les grands mouvements sociaux, avec occupation d’usines et grèves en 1936, en 1968 et en 1995, sont des moments d’ultra-politisation, où il y a eu cette convergence — avec la société civile et le champ associatif. Autre moment de convergence : les élections avec la nécessité de la création d’un programme.
Horizon ou boussole, ce qui est défini comme souhaitable ne peut advenir s’il n’y a pas de désir pour l’accompagner. Ce point, central, est absent de votre ouvrage.
Oui, j’en ai conscience. Il me semble que la culture a un rôle très important, car les imaginaires ne sont jamais donnés, ils sont en perpétuelle construction. Que regardons-nous ? Des séries où les héros sont les riches, ou des policiers. La montée des idées d’extrême droite vient aussi de la construction de ces imaginaires. Et les lieux qui construisent nos imaginaires sont les livres, les séries, les films, la musique… Alors, comment rendre désirable l’accueil des étrangers, comment rendre désirable le fait de vivre sobrement ? Il nous manque encore des œuvres pour le sentir. Je pense à des gens qui essaient, comme Alain Damasio. Il y a aussi ceux qui nous ont précédés, Gramsci, Beauvoir, Sartre… Mais il y a clairement un manque. Le capitalisme, lui, a su conquérir cet espace de l’imaginaire en mettant la consommation au centre. Nous sommes façonnés par elle, au point où l’avoir remplace l’être. C’est un mécanisme bien rodé qui est extrêmement puissant. Par ce biais, le capital a su acheter la paix sociale.
Le fait de posséder le dernier iPhone permet de combler le vide de l’existence produit par notre dépossession du travail, à la fois concernant les objectifs de la production, mais aussi ses processus concrets. Nous sommes dépossédés du fruit de notre travail, mais aussi de comment on travaille. La consommation devient notre dernier acte de liberté. Le rap est un bon exemple quant au pouvoir de subversion du capitalisme. Il a quand même réussi à faire d’une contre-culture quasiment révolutionnaire une publicité du blingbling capitaliste ! Alors comment casser ça ? Cette question de la désirabilité est discutée dans notre camp, par des personnes comme Clémentine Autain, qui a débattu de la notion d’écosocialisme avec Paul Magnette, auteur d’un livre dont tout un chapitre est consacré à ce sujet. Mais ce sujet n’est pas le mien et un livre ne peut répondre à tout !
Les organisations syndicales ou partisanes ont une place à occuper sur ce point. Les organes de presse leur appartenant, qui étaient auparavant centraux dans la lutte syndicale et politique, semblent avoir été totalement abandonnés.
Les partis et les syndicats tentent d’avoir leurs outils de propagande, mais il faut également des médias indépendants qui puissent les critiquer — ce que fait admirablement bien Mediapart. Les syndicats français sont en retard sur cet aspect. À LFI, cette question n’est pas absente de nos préoccupations, c’est même un des apports de la génération « Jean-Luc Mélenchon ». Ils ont fait un énorme travail sur les réseaux sociaux, afin de partager nos idées. Regardez le nombre d’abonnés TikTok de Louis Boyard ou de Sébastien Delogu ! Leurs vidéos font plusieurs millions de vues et ont un véritable impact dans la jeunesse. Mais nous avons besoin de quelque chose de plus foisonnant et de plus riche, de plus solide et résilient aussi, ce qui implique une myriade d’acteurs culturels qui s’entraident — et à l’heure actuelle nous n’y sommes pas, nous sommes extrêmement faibles face à la force de frappe du capital. À part quelques réussites comme Mediapart, notre écosystème est extrêmement fragile.
« Nos valeurs ne sont pas dépassées ou has been. Mais essayons de manière lucide de voir où nous avons perdu et où nous avons gagné. »
Pour autant, je suis plus optimiste quant à l’état des lieux de la bataille idéologique. Nos valeurs ne sont pas dépassées ou has been. Mais essayons de manière lucide de voir où nous avons perdu et où nous avons gagné. Sur les questions écologiques, nous pouvons dire que la bataille idéologique est en partie gagnée. Ces thèmes ont réussi à pénétrer de manière assez profonde dans la société. Cela prouve que ce mouvement, composé d’acteurs aussi divers que Greenpeace ou les Soulèvements de la terre, a réussi, notamment par les actions de désobéissance civile, à changer une part des imaginaires. Par contre, nous avons perdu sur le mythe du self-made man : devenir milliardaire, devenir riche reste désirable. Nous avons perdu aussi sur les questions de sécurité et d’immigration. La peur de l’étranger, le sentiment d’insécurité demeurent terriblement ancrés dans la société.
Mais les syndicats et partis ne sont pas les seuls responsables. Se pose aussi ici la question de la construction de nos médias publics. Typiquement, en France, nous avons encore une télévision et une radio publiques. Historiquement, nous avons eu l’ORTF totalement aux mains du politique. Mais nous avons ensuite eu une petite page d’ouverture avec les années Mitterrand, où globalement les médias étaient plutôt libres. France Culture, ou RFI, pendant un certain temps, ont été pour beaucoup d’entre nous un espace où des choses différentes étaient dites. Les médias publics devraient être les fers de lance d’une éducation populaire et critique. Malheureusement ça n’est clairement plus le cas, car le champ du politique interfère avec le champ médiatique. Ce qui prouve que, lorsqu’on construit une institution, il faut penser à organiser son indépendance vis-à-vis des différentes formes de pouvoir, et surtout du pouvoir politique. Pour que ces institutions soient efficaces et pérennes, il nous faut créer des garde-fous pour les protéger tant de la gauche que de la droite.
Comment ?
Il faut inventer de nouvelles institutions, avec de nouvelles organisations et de nouveaux modes de financement qui garantissent leur indépendance. Il faut aussi donner de nouveaux droits aux acteurs de la culture, notamment aux travailleurs souvent intermittents. Nous avons déjà des bases d’institutions qui existent, le Centre national de la musique (CNM), le Centre national du cinéma (CNC)… L’enjeu se situe dans la redistribution des subventions et la réappropriation de ces institutions pour qu’elles soient in fine autogestionnaires, plus égalitaires et protégées de la prédation politique. Aujourd’hui, les médias sont soit totalement privés, donc aux mains du capital comme ceux du groupe Bolloré, soit publics, avec le risque de tomber aux mains du pouvoir politique.
Quels leviers politiques peut-on activer pour cela ?
Pour opérer ces changements au sein de ces institutions médiatiques publiques comme France Télévisions, Arte, Radio France et autres, nous devons prendre le pouvoir. Pour autant, il peut y avoir des prises de pouvoir que je qualifierais de « partielles ». Des gouvernements sociaux-démocrates peuvent faire bouger les lignes. La loi sur la concentration des médias semble avancer. Même certains macronistes se posent des questions, tant l’impact de CNews est politiquement catastrophique. Il faut saisir ce moment où le modèle de ces institutions est questionné, pour faire un vrai travail d’information et mobiliser les autres champs, la société civile et les syndicats. Mais la bataille culturelle ne se résume pas aux médias. Il y a toute une réflexion à avoir sur le monde de l’édition, sur le cinéma, les jeux vidéo, le théâtre…
« Il faut réintégrer la notion d’autogestion au cœur du logiciel de la gauche. »
La solution ne réside pas seulement dans la défense des institutions publiques, ce que fait traditionnellement la gauche. Nous avons aussi besoin de laisser les communautés s’organiser comme elles le veulent et simplement les accompagner. Et ici, on voit bien qu’il faut réintégrer la notion d’autogestion au cœur du logiciel de la gauche. Ce point est au centre de ma vision politique. Il faut que nous ayons comme phare le fait d’aider toutes celles et tous ceux qui construisent la culture au jour le jour et qui le font à l’échelle la plus fine possible. Donc, il faut se battre pour des financements récurrents et la stabilisation de ces petites structures. Il nous faut absolument réinvestir ces champs qui participent à la bataille idéelle.
À ce titre, le Syndicat national des arts vivants (SYNAVI) m’a récemment expliqué que le gouvernement souhaitait consolider les grandes institutions publiques au détriment des petites compagnies de théâtre. De nombreuses compagnies, petits collectifs et projets seraient étouffés dans l’œuf, alors qu’ils sont sources de richesse, sans être pour autant des acteurs institutionnels. À Marseille, nous avons le cas de MontéVidéo, un lieu culturel privé, qui a dû arrêter ses activités et fermer alors qu’il faisait vivre des contre-discours, ouvrait des perspectives, posait des questions politiques en partant de pratiques culturelles. Mais comme ce n’est pas le secteur public, la gauche considère que ce n’est pas son problème. Nous avons nous aussi cette tendance à vouloir concentrer la culture dans de grandes institutions, les conservatoires, l’opéra. Alors qu’en réalité, ce ne sont pas dans ces espaces que se situe la lutte des classes au sein de la bataille culturelle.
[lire le second volet : « Affronter le bloc bourgeois »]
Illustration de bannière : Roberto Burle Marx, Untitled, 1989
Photographie de vignette : Cyrille Choupas | Ballast
- Avec l’instauration de la présidence tournante, pour six mois, du Conseil de l’Union européenne par l’un de ses États membres, la Troïka désigne un groupe composé d’un représentant de l’État qui préside, de l’État prédécesseur à la présidence et de l’État successeur à la présidence [ndlr].[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre traduction « Hugo Blanco, l’écosocialiste péruvien », janvier 2021
☰ Lire notre traduction « Vers la révolution écosocialiste », Michael Löwy, janvier 2021
☰ Lire notre article « Écologie : socialisme ou barbarie — par Murray Bookchin », mars 2020
☰ Lire notre article « L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? », décembre 2016, Pierre-Louis Poyau