Hendrik Davi : « Dessiner un horizon écosocialiste » [1/2]


Entretien inédit | Ballast

Lorsque nous l’avons ren­con­tré à Marseille en mai der­nier, Hendrik Davi était dépu­té de la cin­quième cir­cons­crip­tion des Bouches-du-Rhône sous l’étiquette La France insou­mise. Forts de la lec­ture de son pre­mier essai publié aux édi­tions Hors d’Atteinte, Le Capital, c’est nous, nous sou­hai­tions dis­cu­ter les pro­po­si­tions théo­riques et pra­tiques de l’auteur, direc­teur de recherche en éco­lo­gie fores­tière, mili­tant dans dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions poli­tiques et syn­di­cales — CGT, LCR, NPA, LFI — depuis près de trois décen­nies. Au moment de publier cet échange, l’intéressé a été réélu dans sa cir­cons­crip­tion et siège désor­mais dans le groupe éco­lo­giste à l’Assemblée natio­nale. Premier volet de notre entre­tien avec le cher­cheur écosocialiste.


L’écologie est une fois de plus la grande per­dante de la ges­tion court-ter­miste de crises, notam­ment agri­coles, qui ne sont pas prêtes de s’atténuer. « Créer un hori­zon éco­so­cia­liste », écri­viez-vous dans Le Capital c’est nous. Dans ce contexte, com­ment s’y prend-on ?

Mon point de départ a été de com­prendre ce qui per­met d’agir ensemble, de se sen­tir concer­né, d’allumer une flamme, une moti­va­tion com­mune. On ne fait rien sans mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment les masses. Il faut donc pen­ser le pas­sage à l’action, à par­tir des moti­va­tions de chaque indi­vi­du. Or, pour être moti­vé il faut savoir où aller : d’où la notion d’horizon. C’est ce qui nous manque en grande par­tie aujourd’hui. Marx, lui, avait réus­si à faire les deux. Le Capital apporte une ana­lyse rigou­reuse de la socié­té capi­ta­liste, et son petit ouvrage de com­mande de l’Internationale — le Manifeste du par­ti com­mu­niste — donne à voir un hori­zon : le com­mu­nisme. Avec une ambi­guï­té tout de même : l’émancipation des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes, ce qui signi­fie une impos­si­bi­li­té de des­si­ner la socié­té com­mu­niste sans les tra­vailleurs, donc de la pré­dé­fi­nir pour eux. L’horizon n’est défi­ni qu’en creux, à par­tir des contra­dic­tions de la socié­té capi­ta­liste et avec comme étape inter­mé­diaire le socia­lisme. Un pro­blème demeure tout de même chez Marx, c’est son posi­ti­visme. Il pense que les contra­dic­tions du capi­ta­lisme abou­tissent iné­luc­ta­ble­ment à la socié­té com­mu­niste. L’économiste Isaac Joshua l’a bien for­mu­lé, cette vision élude le poli­tique. Si c’est iné­luc­table, il n’y a plus besoin de réflé­chir à la socié­té vou­lue, puisqu’elle advien­dra auto­ma­ti­que­ment. Lénine comme d’autres, Gramsci notam­ment, ont com­bat­tu une vision méca­nique de l’Histoire, d’où l’importance de la stra­té­gie, de la tac­tique, etc. Néanmoins, ils ont conser­vé les uns comme les autres l’idée que le com­mu­nisme était en germe dans l’évolution du capitalisme.

Vous insis­tez sur la néces­si­té de créer une éthique, un ensemble de valeurs morales posé comme fon­de­ment ou pre­mière pierre d’une archi­tec­ture politique.

Au nom de quoi doit-on défendre une socié­té éga­li­taire ? Quel est le cri­tère valable ? À la fin, on retombe sur la ques­tion éthique. J’ai bien conscience du carac­tère périlleux de l’entreprise. Mon tra­vail a sur­tout consis­té à sou­le­ver le voile sur un non-dit. Car le mar­xisme, à y regar­der de plus près, se fonde sur des valeurs proches du chris­tia­nisme. Il pos­sède ce carac­tère soté­rio­lo­gique [l’étude des dif­fé­rentes doc­trines reli­gieuses du salut de l’âme, ndlr]. Dans le mar­xisme et la poli­tique en géné­ral, il y a quelque chose de l’ordre du reli­gieux, de l’ordre du pari pas­ca­lien — quitte à miser sur l’existence de Dieu ou non, autant prendre le pari et le par­ti pris de la pos­si­bi­li­té de son exis­tence. Cela me fait pen­ser à Ma nuit chez Maud où Trintignant explique pour­quoi il est com­mu­niste à par­tir d’une démons­tra­tion sur l’espérance du pari pas­ca­lien. La pro­ba­bi­li­té que le com­mu­nisme advienne est faible, mais l’espoir qu’ouvre cette pers­pec­tive est infi­ni. Le pro­duit des deux, l’espérance mathé­ma­tique, est donc infi­ni. J’ai lu dans ma jeu­nesse Sade, Nietzsche… Il est agréable de cas­ser les valeurs morales domi­nantes, mais on s’aperçoit qu’en les cas­sant, on se fonde tou­jours sur des valeurs morales. Nietzsche, ce sera la volon­té de puis­sance ; Sade, la volon­té de domi­na­tion. Notre République se fonde sur une devise com­mu­né­ment admise : liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té. Ce n’est pas si mal.

Pas si mal, mais pas suf­fi­sant ?

« La pro­ba­bi­li­té que le com­mu­nisme advienne est faible, mais l’espoir qu’ouvre cette pers­pec­tive est infini. »

J’ai essayé de voir le poten­tiel révo­lu­tion­naire de cha­cune des valeurs que je mets en avant — à savoir le prin­cipe Gaïa ou de la règle verte ins­pi­ré de Lovelock, l’égalité, la soli­da­ri­té et l’émancipation. J’examine aus­si dans quelle mesure elles sont déjà par­ta­gées par le plus grand nombre. Certaines sont proches des valeurs de la devise répu­bli­caine — liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té — que cha­cun a inté­rio­ri­sée depuis son enfance. Je garde l’égalité, mais rem­place fra­ter­ni­té par soli­da­ri­té. Concernant la liber­té, je ne suis pas fan de cette valeur, car c’est un concept phi­lo­so­phique qui me semble vide. La liber­té de faire quoi ? avec qui ? com­ment ? au détri­ment de qui ou de quoi ? Je pré­fère le concept d’émancipation qui me paraît plus riche : ce sont les condi­tions per­met­tant de pou­voir être libres de nos choix et non le fait d’être libres en soi. C’est ici un pro­ces­sus d’émancipation vis-à-vis des oppres­sions et de leurs propres méca­nismes de domi­na­tion. D’où la ques­tion du fémi­nisme, de la lutte contre le patriar­cat, de la lutte contre le racisme, qui devraient être ins­crits dans la vie de cha­cun et cha­cune. La qua­trième valeur morale, c’est évi­dem­ment la pré­ser­va­tion de l’environnement, le prin­cipe que je nomme Gaïa, de ne pas prendre à la nature plus que ce qu’elle est capable de reprendre. C’est la règle verte que nous avions à LFI, qui est pré­sente dans pas mal de socié­tés et qu’ont per­due les socié­tés capi­ta­listes. Ce qua­drip­tyque de valeurs entre en contra­dic­tion assez fron­tale avec la dyna­mique d’accumulation du capi­tal et consti­tue donc un socle éthique révo­lu­tion­naire à par­tir duquel j’essaye de des­si­ner un hori­zon éco­so­cia­liste. Cependant, je ne me leurre pas : d’autres per­sonnes auront d’autres formes de valeurs, ne par­ta­ge­ront pas ce qua­drip­tyque. Certains pour­ront se recon­naître dans la notion d’égalité et en même temps adhé­rer au trip­tyque d’extrême droite : tra­vail, famille, patrie. Essayer de convaincre des per­sonnes que nos valeurs sont meilleures, plus justes, est un tra­vail qua­si­ment théologique. 

Un terme revient fré­quem­ment dans votre ouvrage, celui de boussole.

Effectivement. Il y a quelque chose de l’ordre du topo­gra­phique, de l’orientation dans l’espace, de points de repères à avoir car nous sommes un peu per­dus. L’héritage posi­ti­viste de Marx, c’est-à-dire vou­loir pen­ser que le che­min qui mène du capi­ta­lisme au com­mu­nisme était scien­ti­fi­que­ment voire méca­ni­que­ment déter­mi­né, pose pro­blème ici. Il n’y aurait qu’un seul che­min pos­sible. Ceux qui ne sont pas d’accord seront du coup consi­dé­rés comme des sociaux-traîtres, voire des fas­cistes, alors même que plu­sieurs che­mins mènent à cet hori­zon et qu’il faut au contraire faire en sorte que cha­cun y concoure à sa manière, à par­tir du lieu où il vit et où il tra­vaille. Nous devons réus­sir à faire conver­ger les che­mins et les luttes dans cette même direc­tion, vers ce même « Nord ». Je me suis inté­res­sé à la notion de « bous­sole » avec la lec­ture des livres du mar­xiste Érik Olin Wright qui a inter­ro­gé à de nom­breuses reprises cette notion dans la sphère socia­liste. Certains en ont fait un réfor­miste — ce qui n’est pas faux au regard de cer­tains de ses écrits. Pour autant, j’ai trou­vé que cette notion était tout de même per­ti­nente. Raisonner en termes de che­min, de bous­sole, ouvre des pers­pec­tives. Que pointe cette bous­sole ? Tout d’abord, la néces­si­té révo­lu­tion­naire, qui naît de la contra­dic­tion entre sys­tème capi­ta­liste et contraintes éco­lo­giques, de l’impossibilité struc­tu­relle de conci­lier les deux. Un autre point, qui doit nous orien­ter, est le fait que le bloc bour­geois ne lâche­ra rien, et ne vou­dra jamais rien lâcher, car il est com­po­sé de ceux qui jouissent de ce sys­tème. Les convaincre demeure inutile, car ils ont construit une éthique et une morale qui jus­ti­fient leur posi­tion de domi­na­tion. C’est ce point qui fait vrai­ment la dif­fé­rence entre réfor­mistes et révolutionnaires.

[Roberto Burle Marx, Untitled, 1989]

En quoi ?

Les réfor­mistes ont une cer­taine naï­ve­té voire une com­plai­sance vis-à-vis du bloc bour­geois, pen­sant pou­voir les convaincre ou les contraindre. Ce fut le cas pour un Tsipras par exemple. Finalement, nous avons pu consta­ter qu’il n’était tout sim­ple­ment pas prêt à affron­ter véri­ta­ble­ment le bloc bour­geois et la Troïka1. Et mal­heu­reu­se­ment, le réfor­miste tra­hit plu­tôt que de s’affronter à ce bloc. Par contre, un révo­lu­tion­naire comme Chavez a su le faire — mais évi­dem­ment ce ne sont pas les mêmes cir­cons­tances et condi­tions. Donc, cette bous­sole nous indique la néces­si­té d’une révo­lu­tion et le carac­tère iné­luc­table de cette confron­ta­tion. La notion de bous­sole implique un der­nier élé­ment impor­tant : la mul­ti­pli­ci­té des champs stra­té­giques. Chacun doit prendre sa part à son rythme, à son endroit, pour créer et pro­mou­voir d’autres valeurs, des valeurs qui pointent dans la direc­tion indi­quée. Et ces stra­té­gies dif­fèrent selon les fronts de cette bataille qui, selon moi, se joue sur deux plans : une guerre idéo­lo­gique, c’est à dire une bataille idéelle et cultu­relle, et une autre qui se déroule sur le plan maté­riel, dans le théâtre de nos dif­fé­rentes institutions.

Lesquelles ?

Il y a la socié­té civile, qui est doré­na­vant bien plus dense et com­plexe — c’est une des dif­fé­rences notables par rap­port à la Russie de 1917 — ce que sou­lève très bien Gramsci. À Marseille, par exemple, il y a un grand nombre d’associations avec une dyna­mique hal­lu­ci­nante et cha­cune avec des rôles et des buts très dif­fé­rents. Ensuite, il y a le monde du tra­vail : là, les syn­di­cats ont un rôle struc­tu­rel pré­pon­dé­rant. Le lieu de tra­vail est encore une ins­ti­tu­tion spé­ci­fique, bien qu’il ait subi de nou­velles trans­for­ma­tions, voire soit en cours de des­truc­tion par l’irruption du numé­rique. En tout cas, pour le moment, le lieu de tra­vail existe encore et les syn­di­cats ont donc toute leur rai­son d’être. Il y a enfin les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques bour­geoises, que sont les mai­ries, les dépar­te­ments, les régions et in fine l’État, évi­dem­ment. Dans ce champ, les acteurs sont his­to­ri­que­ment les par­tis poli­tiques. Ce sont eux qui règlent le fonc­tion­ne­ment de ces institutions.

« La notion de bous­sole implique un élé­ment impor­tant : la mul­ti­pli­ci­té des champs stratégiques. »

Mon intime convic­tion, un peu à contre-cou­rant, est nous avons besoin d’investir, en tant que révo­lu­tion­naires, toutes ces ins­ti­tu­tions, tout en res­pec­tant l’autorité et la place de cha­cune d’entre elles. Cette notion d’indépendance est un héri­tage de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire (LCR) ins­crit pro­fon­dé­ment en moi. Cette logique se voit à l’œuvre dans la pra­tique du syn­di­ca­lisme. Dans un syn­di­cat qui fonc­tionne nor­ma­le­ment, les actions peuvent être dis­cu­tées avec et par tous les cama­rades de tous bords poli­tiques. À aucun moment il ne doit y avoir une logique frac­tion­nelle liée au champ poli­tique au sein du champ syn­di­cal. C’est ce qui a fait qu’à la LCR, des mili­tants étaient à Solidaires, d’autres de la CGT, par­fois dans une même entre­prise. Malgré nos dif­fé­rents bords poli­tiques, nous pou­vions dis­cu­ter ensemble et trou­ver des consen­sus concer­nant nos acti­vi­tés syn­di­cales. Ce qu’il faut sou­li­gner, c’est qu’à aucun moment le par­ti n’interfère.

Ce prin­cipe de sépa­ra­tion est déjà pré­sent dans la charte d’Amiens, fon­da­trice du syn­di­ca­lisme fran­çais, qui tente de dis­tin­guer l’action poli­tique de l’action syn­di­cale. Pour autant, est-ce qu’il ne serait pas plus effi­cace aujourd’hui de faire bloc, de réus­sir à arti­cu­ler, coor­don­ner l’ensemble des champs dans cette bataille poli­tique et éco­no­mique ? Dit autre­ment, cette sépa­ra­tion n’est-elle pas aus­si division ?

Chaque champ doit se construire en indé­pen­dance des autres, mais cela n’empêche en rien de faire front com­mun. C’est la notion de front unique chez Trotski : créer un même front com­po­sé de ces dif­fé­rents champs, tels les syn­di­cats, les par­tis poli­tiques, les asso­cia­tions et col­lec­tifs. Front où cha­cun décline à sa manière et à par­tir d’où il milite un com­bat sur une reven­di­ca­tion par­ta­gée par tout le monde. Mais on ne peut pas construire pro­pre­ment un front unique s’il n’y pas un res­pect de ses par­te­naires, et si ce front est construit sans démo­cra­tie en interne. Sinon ça dys­fonc­tionne. Prenons le cas récent de « Plus jamais ça » (renom­mé Alliance éco­lo­gique et sociale) qui, à gros traits, a mis des syn­di­cats, Greenpeace et des par­tis poli­tiques ensemble pour créer à la sor­tie du Covid un pro­gramme com­mun à la fois éco­lo­gique et social. Ça a dys­fonc­tion­né au point que la CGT s’en est reti­rée lors de son der­nier congrès. Pourquoi dans un syn­di­cat comme la CGT per­sonne n’a vrai­ment adhé­ré à ce front com­mun incluant des asso­cia­tions envi­ron­ne­men­ta­listes ? À la CGT-INRA, où je suis adhé­rent et qui est pour­tant consti­tuée de cher­cheurs, de tech­ni­ciens qui tra­vaillent sur les ques­tions envi­ron­ne­men­tales, il y aurait pu y avoir un engoue­ment à tra­vailler avec des orga­ni­sa­tions comme Greenpeace. Mais dans les faits, pas du tout, car per­sonne n’a eu l’occasion de s’approprier cette ques­tion. Elle n’a pas été débat­tue en interne. Cet accord a été une signa­ture impo­sée d’en haut et ça n’a par consé­quent pas fonc­tion­né, en dépit du fait que c’est une ques­tion qui est immen­sé­ment importante.

[Roberto Burle Marx, Guaratiba, 1989]

Ce sou­ci per­dure lorsque le champ poli­tique uti­lise le syn­di­ca­lisme pour ses inté­rêts. Ce fut le cas pen­dant un siècle, où l’espace du syn­di­ca­lisme était deve­nu le lieu d’affrontement offi­cieux du champ poli­tique. Et on ne peut pas com­prendre un cer­tain nombre de désordres et de pro­blèmes au sein de la CGT si on ne prend pas en compte que des frac­tions— soit entre les trots­kistes et les com­mu­nistes, soit entre les frac­tions du PC entre elles — s’affrontent au sein des syn­di­cats. Un jour, j’ai deman­dé à un cégé­tiste du Vaucluse ce qui se jouait à l’UD-CGT du Vaucluse et que je ne com­pre­nais pas. Il m’a dit : « Et bien, tu ne peux rien y com­prendre si tu ne sais pas qu’il y a là-bas trois frac­tions du PC qui se font la guerre ». Ça crée des désastres. D’autant que de nom­breux adhé­rents de la CGT ne sont pas encar­tés au PCF, ni à aucun par­ti. En revanche, les diri­geants sont pour la plu­part poli­ti­sés et his­to­ri­que­ment affi­liés au PCF. Pendant des années, cette confu­sion a été pro­fon­dé­ment délétère.

Autre exemple, en cas de vic­toire de la gauche cette fois. S’il n’y a pas d’indépendance ins­ti­tu­tion­nelle, les autres champs, comme les syn­di­cats, la presse ou les asso­cia­tions se retrou­ve­ront tota­le­ment para­ly­sés. Et c’est aus­si une catas­trophe. Rappelons-nous les années Hollande et l’attentisme de la CGT à cette époque, ou encore Syriza, qui s’est construit en Grèce autour d’un front glo­bal. Il y avait beau­coup de mili­tants qui venaient de dif­fé­rents champs. Une par­tie des grands diri­geants étaient des diri­geants syn­di­caux. Quand Syriza est arri­vé au pou­voir puis a com­men­cé à tra­hir ses pro­messes, il y a eu une mobi­li­sa­tion des Grecs contre le gou­ver­ne­ment, mais elle n’a pas été pas à la hau­teur car une par­tie des direc­tions syn­di­cales avaient été coop­tées, voire cor­rom­pues dans leur fonc­tion, fra­gi­li­sant le syn­di­ca­lisme en tant qu’institution.

« Comment rendre dési­rable l’accueil des étran­gers, com­ment rendre dési­rable le fait de vivre sobre­ment ? Il nous manque encore des œuvres pour le sentir. »

Donc cette sépa­ra­tion des champs, dans la lutte des classes, est extrê­me­ment impor­tante. Ça ne veut pas dire que le mili­tant ne peut pas cir­cu­ler d’un champ à un autre et que cela nous empêche de conver­ger pour évi­ter le mor­cel­le­ment des luttes, mais il faut le garde-fou d’un mini­mum d’indépendance. Prenons trois grands moments his­to­riques de conver­gence pour mon­trer son impor­tance et son effi­ca­ci­té. Les grands mou­ve­ments sociaux, avec occu­pa­tion d’usines et grèves en 1936, en 1968 et en 1995, sont des moments d’ultra-politisation, où il y a eu cette conver­gence — avec la socié­té civile et le champ asso­cia­tif. Autre moment de conver­gence : les élec­tions avec la néces­si­té de la créa­tion d’un programme.

Horizon ou bous­sole, ce qui est défi­ni comme sou­hai­table ne peut adve­nir s’il n’y a pas de désir pour l’accompagner. Ce point, cen­tral, est absent de votre ouvrage.

Oui, j’en ai conscience. Il me semble que la culture a un rôle très impor­tant, car les ima­gi­naires ne sont jamais don­nés, ils sont en per­pé­tuelle construc­tion. Que regar­dons-nous ? Des séries où les héros sont les riches, ou des poli­ciers. La mon­tée des idées d’extrême droite vient aus­si de la construc­tion de ces ima­gi­naires. Et les lieux qui construisent nos ima­gi­naires sont les livres, les séries, les films, la musique… Alors, com­ment rendre dési­rable l’accueil des étran­gers, com­ment rendre dési­rable le fait de vivre sobre­ment ? Il nous manque encore des œuvres pour le sen­tir. Je pense à des gens qui essaient, comme Alain Damasio. Il y a aus­si ceux qui nous ont pré­cé­dés, Gramsci, Beauvoir, Sartre… Mais il y a clai­re­ment un manque. Le capi­ta­lisme, lui, a su conqué­rir cet espace de l’imaginaire en met­tant la consom­ma­tion au centre. Nous sommes façon­nés par elle, au point où l’avoir rem­place l’être. C’est un méca­nisme bien rodé qui est extrê­me­ment puis­sant. Par ce biais, le capi­tal a su ache­ter la paix sociale.

[Roberto Burle Marx, Abstract, 1991]

Le fait de pos­sé­der le der­nier iPhone per­met de com­bler le vide de l’existence pro­duit par notre dépos­ses­sion du tra­vail, à la fois concer­nant les objec­tifs de la pro­duc­tion, mais aus­si ses pro­ces­sus concrets. Nous sommes dépos­sé­dés du fruit de notre tra­vail, mais aus­si de com­ment on tra­vaille. La consom­ma­tion devient notre der­nier acte de liber­té. Le rap est un bon exemple quant au pou­voir de sub­ver­sion du capi­ta­lisme. Il a quand même réus­si à faire d’une contre-culture qua­si­ment révo­lu­tion­naire une publi­ci­té du bling­bling capi­ta­liste ! Alors com­ment cas­ser ça ? Cette ques­tion de la dési­ra­bi­li­té est dis­cu­tée dans notre camp, par des per­sonnes comme Clémentine Autain, qui a débat­tu de la notion d’écosocialisme avec Paul Magnette, auteur d’un livre dont tout un cha­pitre est consa­cré à ce sujet. Mais ce sujet n’est pas le mien et un livre ne peut répondre à tout !

Les organi­sa­tions syn­di­cales ou par­ti­sanes ont une place à occu­per sur ce point. Les organes de presse leur appar­te­nant, qui étaient aupa­ra­vant centraux dans la lutte syn­di­cale et poli­tique, semblent avoir été tota­le­ment abandonnés.

Les par­tis et les syn­di­cats tentent d’avoir leurs outils de pro­pa­gande, mais il faut éga­le­ment des médias indé­pen­dants qui puissent les cri­ti­quer — ce que fait admi­ra­ble­ment bien Mediapart. Les syn­di­cats fran­çais sont en retard sur cet aspect. À LFI, cette ques­tion n’est pas absente de nos pré­oc­cu­pa­tions, c’est même un des apports de la géné­ra­tion « Jean-Luc Mélenchon ». Ils ont fait un énorme tra­vail sur les réseaux sociaux, afin de par­ta­ger nos idées. Regardez le nombre d’abonnés TikTok de Louis Boyard ou de Sébastien Delogu ! Leurs vidéos font plu­sieurs mil­lions de vues et ont un véri­table impact dans la jeu­nesse. Mais nous avons besoin de quelque chose de plus foi­son­nant et de plus riche, de plus solide et rési­lient aus­si, ce qui implique une myriade d’acteurs cultu­rels qui s’entraident — et à l’heure actuelle nous n’y sommes pas, nous sommes extrê­me­ment faibles face à la force de frappe du capi­tal. À part quelques réus­sites comme Mediapart, notre éco­sys­tème est extrê­me­ment fragile.

« Nos valeurs ne sont pas dépas­sées ou has been. Mais essayons de manière lucide de voir où nous avons per­du et où nous avons gagné. »

Pour autant, je suis plus opti­miste quant à l’état des lieux de la bataille idéo­lo­gique. Nos valeurs ne sont pas dépas­sées ou has been. Mais essayons de manière lucide de voir où nous avons per­du et où nous avons gagné. Sur les ques­tions éco­lo­giques, nous pou­vons dire que la bataille idéo­lo­gique est en par­tie gagnée. Ces thèmes ont réus­si à péné­trer de manière assez pro­fonde dans la socié­té. Cela prouve que ce mou­ve­ment, com­po­sé d’acteurs aus­si divers que Greenpeace ou les Soulèvements de la terre, a réus­si, notam­ment par les actions de déso­béis­sance civile, à chan­ger une part des ima­gi­naires. Par contre, nous avons per­du sur le mythe du self-made man : deve­nir mil­liar­daire, deve­nir riche reste dési­rable. Nous avons per­du aus­si sur les ques­tions de sécu­ri­té et d’immigration. La peur de l’étranger, le sen­ti­ment d’insécurité demeurent ter­ri­ble­ment ancrés dans la société.

Mais les syn­di­cats et par­tis ne sont pas les seuls res­pon­sables. Se pose aus­si ici la ques­tion de la construc­tion de nos médias publics. Typiquement, en France, nous avons encore une télé­vi­sion et une radio publiques. Historiquement, nous avons eu l’ORTF tota­le­ment aux mains du poli­tique. Mais nous avons ensuite eu une petite page d’ouverture avec les années Mitterrand, où glo­ba­le­ment les médias étaient plu­tôt libres. France Culture, ou RFI, pen­dant un cer­tain temps, ont été pour beau­coup d’entre nous un espace où des choses dif­fé­rentes étaient dites. Les médias publics devraient être les fers de lance d’une édu­ca­tion popu­laire et cri­tique. Malheureusement ça n’est clai­re­ment plus le cas, car le champ du poli­tique inter­fère avec le champ média­tique. Ce qui prouve que, lorsqu’on construit une ins­ti­tu­tion, il faut pen­ser à orga­ni­ser son indé­pen­dance vis-à-vis des dif­fé­rentes formes de pou­voir, et sur­tout du pou­voir poli­tique. Pour que ces ins­ti­tu­tions soient effi­caces et pérennes, il nous faut créer des garde-fous pour les pro­té­ger tant de la gauche que de la droite.

[Roberto Burle Marx, Untitled, 1989]

Comment ?

Il faut inven­ter de nou­velles ins­ti­tu­tions, avec de nou­velles orga­ni­sa­tions et de nou­veaux modes de finan­ce­ment qui garan­tissent leur indé­pen­dance. Il faut aus­si don­ner de nou­veaux droits aux acteurs de la culture, notam­ment aux tra­vailleurs sou­vent inter­mit­tents. Nous avons déjà des bases d’institutions qui existent, le Centre natio­nal de la musique (CNM), le Centre natio­nal du ciné­ma (CNC)… L’enjeu se situe dans la redis­tri­bu­tion des sub­ven­tions et la réap­pro­pria­tion de ces ins­ti­tu­tions pour qu’elles soient in fine auto­ges­tion­naires, plus éga­li­taires et pro­té­gées de la pré­da­tion poli­tique. Aujourd’hui, les médias sont soit tota­le­ment pri­vés, donc aux mains du capi­tal comme ceux du groupe Bolloré, soit publics, avec le risque de tom­ber aux mains du pou­voir politique.

Quels leviers poli­tiques peut-on acti­ver pour cela ?

Pour opé­rer ces chan­ge­ments au sein de ces ins­ti­tu­tions média­tiques publiques comme France Télévisions, Arte, Radio France et autres, nous devons prendre le pou­voir. Pour autant, il peut y avoir des prises de pou­voir que je qua­li­fie­rais de « par­tielles ». Des gou­ver­ne­ments sociaux-démo­crates peuvent faire bou­ger les lignes. La loi sur la concen­tra­tion des médias semble avan­cer. Même cer­tains macro­nistes se posent des ques­tions, tant l’impact de CNews est poli­ti­que­ment catas­tro­phique. Il faut sai­sir ce moment où le modèle de ces ins­ti­tu­tions est ques­tion­né, pour faire un vrai tra­vail d’information et mobi­li­ser les autres champs, la socié­té civile et les syn­di­cats. Mais la bataille cultu­relle ne se résume pas aux médias. Il y a toute une réflexion à avoir sur le monde de l’édition, sur le ciné­ma, les jeux vidéo, le théâtre…

« Il faut réin­té­grer la notion d’autogestion au cœur du logi­ciel de la gauche. »

La solu­tion ne réside pas seule­ment dans la défense des ins­ti­tu­tions publiques, ce que fait tra­di­tion­nel­le­ment la gauche. Nous avons aus­si besoin de lais­ser les com­mu­nau­tés s’organiser comme elles le veulent et sim­ple­ment les accom­pa­gner. Et ici, on voit bien qu’il faut réin­té­grer la notion d’autogestion au cœur du logi­ciel de la gauche. Ce point est au centre de ma vision poli­tique. Il faut que nous ayons comme phare le fait d’aider toutes celles et tous ceux qui construisent la culture au jour le jour et qui le font à l’échelle la plus fine pos­sible. Donc, il faut se battre pour des finan­ce­ments récur­rents et la sta­bi­li­sa­tion de ces petites struc­tures. Il nous faut abso­lu­ment réin­ves­tir ces champs qui par­ti­cipent à la bataille idéelle.

À ce titre, le Syndicat natio­nal des arts vivants (SYNAVI) m’a récem­ment expli­qué que le gou­ver­ne­ment sou­hai­tait conso­li­der les grandes ins­ti­tu­tions publiques au détri­ment des petites com­pa­gnies de théâtre. De nom­breuses com­pa­gnies, petits col­lec­tifs et pro­jets seraient étouf­fés dans l’œuf, alors qu’ils sont sources de richesse, sans être pour autant des acteurs ins­ti­tu­tion­nels. À Marseille, nous avons le cas de MontéVidéo, un lieu cultu­rel pri­vé, qui a dû arrê­ter ses acti­vi­tés et fer­mer alors qu’il fai­sait vivre des contre-dis­cours, ouvrait des pers­pec­tives, posait des ques­tions poli­tiques en par­tant de pra­tiques cultu­relles. Mais comme ce n’est pas le sec­teur public, la gauche consi­dère que ce n’est pas son pro­blème. Nous avons nous aus­si cette ten­dance à vou­loir concen­trer la culture dans de grandes ins­ti­tu­tions, les conser­va­toires, l’opéra. Alors qu’en réa­li­té, ce ne sont pas dans ces espaces que se situe la lutte des classes au sein de la bataille culturelle.


[lire le second volet : « Affronter le bloc bour­geois »]


Illustration de ban­nière : Roberto Burle Marx, Untitled, 1989
Photographie de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


  1. Avec l’instauration de la pré­si­dence tour­nante, pour six mois, du Conseil de l’Union euro­péenne par l’un de ses États membres, la Troïka désigne un groupe com­po­sé d’un repré­sen­tant de l’État qui pré­side, de l’État pré­dé­ces­seur à la pré­si­dence et de l’État suc­ces­seur à la pré­si­dence [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Paul Guillibert : « Vers un com­mu­nisme du vivant », mai 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Renaud Bécot : « Au croi­se­ment des luttes envi­ron­ne­men­tales et sociales », février 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Hugo Blanco, l’écosocialiste péru­vien », jan­vier 2021
☰ Lire notre tra­duc­tion « Vers la révo­lu­tion éco­so­cia­liste », Michael Löwy, jan­vier 2021
☰ Lire notre article « Écologie : socia­lisme ou bar­ba­rie — par Murray Bookchin », mars 2020
☰ Lire notre article « L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? », décembre 2016, Pierre-Louis Poyau


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