La rubrique MEMENTO publie des textes introuvables sur Internet
Le nom d’Henri Curiel est ressorti publiquement ces derniers jours, suite à la parution du Roman vrai d’un fasciste, signé par Christian Rol. On y apprend que René Resciniti de Says, parachutiste, instructeur militaire et membre de l’Action française décédé en 2012, aurait, selon ses propres dires, assassiné le militant communiste anticolonialiste le 4 mai 1978, au pied d’un ascenseur. En guise de portrait, nous publions un extrait de l’ouvrage de Gilles Perrault, Un homme à part, paru en 1984. La scène se déroule à la prison de Fresnes, après son arrestation, en 1960, pour sa participation au réseau Jeanson lors de la Guerre d’Algérie.
Drôle d’oiseau quand même, ce Curiel. On croit le connaître et il surprend encore. D’ordinaire, c’est en changeant que les gens étonnent ; lui, c’est par son inaltérabilité. Il a un côté Fenouillard : immuable sous toutes les latitudes, imperturbable dans toutes les circonstances. Une capacité sidérante à reproduire les conduites identiques quand bien même l’expérience à montré qu’il lui en cuira. « Quel militant ! » s’exclament les uns, qui ne l’aiment pas toujours. « Quel emmerdeur ! » soupirent les autres, qui souvent l’affectionnent. […] À Fresnes, son formulaire d’écrou avait été vite rempli : nationalité : sans ; religion : sans ; profession : sans ; domicile : sans. On l’enferma avec Jehan de Wangen dans une cellule où croupissaient des détenus de droit commun. Quelques heures plus tard, la porte s’était entrouverte et une main leur avait tendu deux paquets de cigarettes « de la part du FLN ». Le lendemain, ils étaient transférés dans la détention algérienne. La deuxième division de Fresnes regroupait sur ses cinq étages un millier et demi de militants algériens. Au terme d’une grève de la faim qui avait conduit plusieurs dizaines d’entre eux aux approches de la mort, ils avaient obtenu un statut très voisin du régime politique.
[…] Ses compagnons français le considéraient d’un œil rond. Ils étaient jeunes, dynamiques, supportaient mal la privation de liberté et rêvaient d’évasion. Or, le Vieux s’installait à Fresnes avec la béatitude d’un voyageur de commerce retrouvant ses pantoufles. « Il était en prison comme si c’était normal, s’étonne encore Simon Blumenthal. Il faut dire qu’il n’avait pas de besoins, c’était un type très austère. Sa cellule était l’une des plus vides. Simplement des bouquins. Beaucoup de bouquins, de tous genres. » […] Étienne Bolo : « Rencontrer Henri Curiel sous les verrous, c’était tout un poème. Il vous recevait dans sa cellule comme dans un salon, vous offrait le café, aussi souriant, aussi courtois que si rien ne s’était passé. Henri s’était appliqué à supprimer tout ce qu’il y a de traumatisant dans cet univers. Tout était organisé, les tâches réparties. On voyait Curiel cheminer dans les coursives, un volume à la main, un peu voûté, fragile, avec son éternel sourire. Il allait donner son enseignement dans une cellule comme s’il l’aurait fait à la Sorbonne. »
« Apatride et paria. Il ne le ressent pas comme un échec. L’échec n’existe pas en politique. Toute action laisse sa trace, enfouit ses graines. »
Il commença par enseigner l’histoire aux détenus algériens. Brûlant peut-être quelques étapes, il arriva assez vite à 1848 et mentionna la publication du Manifeste communiste. Surpris de constater que les élèves ignoraient son existence, il leur en analysa le contenu dans un souci pédagogique. La hiérarchie FLN, alertée, supprima l’enseignement de l’histoire. […] La marginalité est son lot. Il y est assigné à résidence. Expulsé d’Égypte et d’Italie, clandestin en France, puis résident sursitaire. C’est peu de chose. La marginalité est son destin politique. Rejeté par les partis communistes, y compris celui qu’il contribua à créer, refusé par la gauche française. Apatride et paria. Il ne le ressent pas comme un échec. L’échec n’existe pas en politique. Toute action laisse sa trace, enfouit ses graines. Et il n’est pas homme à ruminer le passé. Mais dans sa cellule de Fresnes, il lui faut bien, pour penser l’avenir, tirer les leçons du passé. Il s’est investi deux fois dans le champ politique classique. Le mouvement communiste égyptien l’a exclu parce qu’il était l’Europe. La gauche française du soutien, au-delà des bonnes ou mauvaises raisons circonstancielles, a récusé en lui une image trop peu exaltante du tiers-monde.
Métis de deux sociétés, il a trop pris de chacune pour être acceptable à aucune. Contradiction apparemment insoluble. Il va la résoudre en fabriquant du plus avec du moins, en transformant ses handicaps en atouts. Opération possible à condition de se situer à un niveau d’extraordinaire modestie. Car s’il a rêvé jadis – nous n’en savons rien – d’être le Lénine de l’Égypte, ou plus récemment de s’insérer dans le jeu politique français à un niveau de direction – c’est peu probable –, ces ambitions sont désormais obsolètes. Il sera homme charnière.
« Il sait ce qu’est le tiers-monde : il y est né. Il n’a pas appris sa détresse à travers des chiffres mais dans la puanteur de la maladie et de la mort. »
Il sait ce qu’est le tiers-monde : il y est né. Il n’a pas appris sa détresse à travers des chiffres mais dans la puanteur de la maladie et de la mort. (Hazan : « Ne jamais oublier que c’est la misère du peuple égyptien qui l’a conduit à la politique. ») Il a découvert la violence du sentiment national dans une prison où d’honorables patriotes égyptiens souhaitaient la victoire de Hitler sur Churchill. Il sait les pesanteurs et les lenteurs de l’Histoire, et ses détours. Il a éprouvé la difficulté de construire une organisation politique illégale à partir du néant, avec des militants riches d’enthousiasme, démunis d’expérience. La part faite aux spécificités exotiques, son vécu lui ouvre le dialogue avec n’importe quel militant du tiers-monde ; sa pratique l’introduit de plain-pied dans la difficulté d’être d’un mouvement de libération nationale d’Afrique ou d’Amérique latine.
Il est aussi, par sa formation intellectuelle et grâce à ses immenses lectures, le dépositaire de l’expérience révolutionnaire accumulée en Europe, singulièrement en France. Il côtoie depuis dix ans des hommes et des femmes qui ont appris la clandestinité sous l’occupation nazie. Il est à Fresnes avec des jeunes rôdés à la militance illégale. Il a pu apprécier à quel point l’aide technique du réseau avait multiplié l’efficacité du FLN. De là l’idée de créer une organisation procurant aux mouvements de libération du tiers-monde les moyens et techniques accumulés en Europe. […] Elle s’appellera Solidarité.