Histoire, littérature et enquêtes : une discussion avec Yannick Le Marec


Entretien inédit pour Ballast

Longtemps, Yannick Le Marec a offi­cié comme strict his­to­rien : sai­sir une grève ouvrière, les luttes pay­sannes ou la ville de Nantes. Depuis 2021, il est l’auteur de deux récits empreints de lit­té­ra­ture et d’histoire, tous deux parus aux édi­tions Arléa. Constellation du tigre par­tait d’un « fait divers » — un fauve abat­tu dans Paris quelques années aupa­ra­vant — et, che­min fai­sant, inter­ro­geait la répres­sion des ani­maux sau­vages à l’aune de la colo­ni­sa­tion euro­péenne. Puis, avec Le Grand pillage, celui qui se pré­sente à nous comme un fai­seur d’« enquête » a pour­sui­vi son tra­vail de réflexion sur la ques­tion impé­riale à tra­vers, cette fois, les objets pillés et l’existence croi­sée de deux écri­vains fran­çais, Pierre Loti et Victor Segalen. Nous nous sommes entre­te­nus avec lui.


Dans Le Grand pillage, vous évo­quez « cette manie du monde occi­den­tal de tou­jours vou­loir s’accaparer quitte à détruire, à n’emporter qu’un mor­ceau, un tro­phée, un sou­ve­nir ». Statues, stèles, tré­sors, mobi­lier, peaux de bêtes et têtes natu­ra­li­sées : les objets sont-ils un bon point de départ pour abor­der l’histoire de la colo­ni­sa­tion et ce qui per­dure aujourd’hui de celle-ci ?

L’histoire des objets est aujourd’hui bien étu­diée — la paru­tion en 2020 du Magasin du monde, de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre en est un bon exemple. Elle peut four­nir le fond contex­tuel d’études par­ti­cu­lières s’attachant à des objets pré­cis et consti­tuer matière à récits. Ceux qui m’intéressent dans Constellation du tigre et Le Grand pillage, ce sont les objets pré­le­vés, cap­tés, pillés, le plus sou­vent dans des situa­tions de vio­lence. C’est pour­quoi à cette notion d’objets, je pré­fère celle de tro­phées : elle per­met d’y ins­crire les ani­maux, dont les reliques sous la forme entière, natu­ra­li­sée, ou par­tielle, telles les peaux, têtes et osse­ments, ins­crivent tota­le­ment leur cap­ta­tion dans un cycle de vio­lences et de souf­frances, qui est celui de la colo­ni­sa­tion. Je ne parle donc pas des situa­tions de chasses tra­di­tion­nelles et rurales des pays colo­ni­sés, mais de la capa­ci­té des colo­ni­sa­teurs à dépas­ser dans l’action les rai­sons ali­men­taires ou défen­sives, à modi­fier radi­ca­le­ment les rap­ports entre les vivants.

Vous vous êtes inté­res­sé tout par­ti­cu­liè­re­ment au tigre.

En 1861, les colons fran­çais, à peine le pied posé sur la terre asia­tique, décrètent qu’il est un ani­mal nui­sible, donc des­truc­tible, apte à être chas­sé en masse — comme dans cer­taines cir­cons­tances la déshu­ma­ni­sa­tion de l’adversaire per­met de l’éliminer —, sans tenir compte, comme l’explique très tôt Élisée Reclus, du fait que ce fauve est aus­si un régu­la­teur des ongu­lés dévas­ta­teurs des rizières et, à ce titre, allié du pay­san du Bas-Mékong. Ces chasses mul­ti­plient l’usage des tro­phées, aux­quels on peut ajou­ter les ani­maux vivants rame­nés enca­gés en métro­pole, expo­sés au public, pour ser­vir la gloire de la colo­ni­sa­tion. Ces muta­tions de sens valent aus­si pour les objets-tro­phées arra­chés à leur quo­ti­dien pour ce qu’on va nom­mer leur inté­rêt scien­ti­fique ou la col­lec­tion artis­tique ins­pi­ra­trice des modernes, puis leur valeur mar­chande qui relance sans cesse les pillages. Il me semble donc inté­res­sant de décrire ces pra­tiques de pré­lè­ve­ment à par­tir des récits des acteurs eux-mêmes, pour y déce­ler les moda­li­tés de bas­cu­le­ment du sens de l’objet extrait de son contexte ordi­naire. C’est parce qu’il y a dès le départ une grande apti­tude des colo­ni­sa­teurs, chas­seurs ou pillards, à igno­rer, nier, gom­mer le sens pre­mier de ces objets qu’il est pos­sible au prince d’Orléans de construire des récits sur la viri­li­té de la chasse au fauve ou à Pierre Loti de décrire la grande farce du pillage, la féé­rie des­truc­trice qui l’amusait tant. C’est parce que sa vision de l’exotisme ne laisse aucune place aux Chinois que Segalen s’autorise à voler une tête de Bouddha dans une pagode chi­noise. Leurs récits sont la par­tie enfouie d’un ima­gi­naire qui a façon­né la place de ces tro­phées et, par voie de consé­quence, de l’animal sau­vage ou de l’œuvre d’art exo­tique dans notre socié­té contemporaine.

Vous entre­la­cez jus­te­ment les figures de Pierre Loti et Victor Segalen. Que vous a per­mis leur confrontation ?

« Les voyages et l’exotisme ne m’intéressent que dans leurs rap­ports avec notre monde actuel. »

Je ne sou­hai­tais pas faire une bio­gra­phie. Je ne suis pas un voya­geur comme l’est, par exemple, Patrick Deville. Les voyages et l’exotisme ne m’intéressent que dans leurs rap­ports avec notre monde actuel. Je veux com­prendre com­ment ils nous ont façon­nés, com­ment l’héritage de notre pas­sé colo­nial a construit notre regard col­lec­tif sur l’« ailleurs ». J’avais les œuvres com­plètes de Segalen puis je me suis pro­cu­ré sa cor­res­pon­dance. Je l’ai lue dans l’ordre. J’y ai décou­vert les ori­gines de son envie de Chine et les fon­de­ments de son regard sur le monde. Et, paral­lè­le­ment, j’ai noté ce qu’a dit l’historienne Danièle Voldman sur un Segalen voya­geant dans les pro­fon­deurs de l’imaginaire, imper­méable aux mou­ve­ments sociaux qui bou­le­versent la Chine. Alors, dans mes lec­tures sur le contexte, quelques expres­sions sonnent pour moi comme des ful­gu­rances à exploi­ter : « en situa­tion colo­niale la vio­lence est débor­dante », écrit Daniel Foliard, tan­dis que Romain Bertrand, lui, sou­ligne « la poly­pho­nie morale des socié­tés impé­riales ». Enfin, il y a ces juge­ments de Segalen sur Pierre Loti qui m’ont arrê­té, cette détes­ta­tion du jeune pour son aîné. J’ai donc ima­gi­né confron­ter leurs deux récits du contact avec la réa­li­té colo­niale. Ils sont à la fois très dif­fé­rents et en même temps tein­tés du même esprit de leur juste place, d’une nor­ma­li­té des actes, autant dans la bru­ta­li­té que dans l’ordinaire du voyage. J’ai donc construit un fil conduc­teur pour les suivre de conserve, ces his­toires de têtes que l’on coupe, que l’on dérobe, images de la vio­lence réelle ou sym­bo­lique de notre socié­té de la Belle-Époque.

Loti et Segalen voyagent tous les deux grâce à leur métier ou à des fonc­tions qu’on leur attri­bue. L’un est offi­cier de marine, l’autre est méde­cin. Pourtant, comme si l’un et l’autre n’avaient pas les deux pieds dans leur temps, il vous faut sans cesse rap­pe­ler le contexte his­to­rique, colo­nial, de leur par­cours. Ils semblent absents de leur époque, alors qu’elle leur per­met de réa­li­ser leurs œuvres…

Je ne crois pas qu’ils furent absents de leur époque. Loti nous a don­né des écrits, des chro­niques de ses voyages qu’il envoyait aux jour­naux. Elles révèlent cette vio­lence ordi­naire de la colo­ni­sa­tion — les canon­nades, les exé­cu­tions, les pillages. Chez Segalen, ce n’est évi­dem­ment pas aus­si fort mais on néglige sou­vent le fait qu’il a été un mili­taire, donc au ser­vice du des­tin impé­rial de la France. Il voyage en Chine avec l’esprit de la conquête. Le monde sem­blait appar­te­nir à ces hommes. Je ne peux pas les lire sans avoir en tête cette idée fon­da­men­tale. On peut évi­dem­ment la tenir éloi­gnée et ne consi­dé­rer que leurs œuvres lit­té­raires, comme sus­pen­dues au-des­sus de leur vie réelle. Mais, alors, je crois qu’on n’y com­prend rien. Loti dévoile dans ses écrits publics et son jour­nal per­son­nel les des­sous de ses voyages à l’île de Pâques, au Tonkin, en Chine pen­dant la guerre des Boxers. Pour Segalen, c’est plus com­pli­qué. Mais je vou­lais com­prendre l’ordinaire de son voyage, et même l’infra-ordinaire comme dit Perec, ce qui n’intéresse jamais ses bio­graphes, notam­ment com­ment il parle des Chinois qu’il croise ou qui l’accompagnent dans son périple. Proust, dans un de ses car­nets, fait la liste des valets des aris­to­crates qui com­posent le monde de La Recherche ; je m’intéresse donc aux valets chi­nois de Segalen, comme à ce qu’il voit, ce qu’il semble com­prendre de la Chine qu’il tra­verse — à son outillage men­tal. J’étais sidé­ré de la manière dont il par­lait d’Élisée Reclus et du fait qu’il mécon­nais­sait les hommes de son temps, ceux qui réflé­chis­saient dans plu­sieurs domaines de la pen­sée qui pou­vait l’intéresser, un savant comme l’anthropologue Marcel Mauss notam­ment. Étonné aus­si de le voir si igno­rant en sino­lo­gie. Il n’a pas lu son repré­sen­tant de l’époque, Édouard Chavannes, et ne s’intéresse à lui que pour finan­cer son second voyage en Chine. Pour moi, c’est aus­si ça, cette forme de dévoi­le­ment qui per­met de com­prendre l’homme qu’était ce grand poète.

[Pieter Breugel]

Dans Constellation du tigre, le trai­te­ment réser­vé aux ani­maux de ména­ge­ries par le pas­sé, de zoos aujourd’hui, occupe de nom­breuses pages. S’agissait-il d’exprimer une forme d’indignation ou bien sou­hai­tiez-vous aller plus loin, et ajou­ter une pierre à la cri­tique du rap­port que nous entre­te­nons avec les ani­maux sauvages ?

J’ai cher­ché à com­prendre d’où vient ce rap­port à par­tir de la décou­verte du loin­tain et la colo­ni­sa­tion, car la vio­lence faite aux hommes de l’« ailleurs » dont on recon­naît à peine l’humanité s’applique aus­si aux ani­maux exo­tiques. On voit net­te­ment la dif­fé­rence s’accentuer entre la place faite à l’animal dans nos pays, la proxi­mi­té, la domes­ti­ci­té, la vie com­mune, et par­fois la même des­ti­née face aux cala­mi­tés, guerres et famines, et celle accor­dée aux ani­maux impor­tés des contrées loin­taines, aux fauves par­ti­cu­liè­re­ment. La vio­lence qu’on leur fait subir par leur enfer­me­ment dans des condi­tions insup­por­tables entraine une mor­ta­li­té impor­tante et un turn-over dans les pré­sen­ta­tions, quand, en paral­lèle, on éra­dique nos der­niers grands ani­maux sau­vages, comme le loup et l’ours. La colo­ni­sa­tion est à l’origine de la condi­tion dra­ma­tique actuelle des ani­maux exo­tiques et de l’imaginaire qui s’est construit autour de leur pré­ten­due féro­ci­té, de l’habitude de les voir enfer­més, enca­gés, abru­tis de las­si­tude, sou­mis à l’arbitraire, sinon à la ter­reur du domp­tage, du spec­tacle. Il me sem­blait impor­tant de mon­trer que l’art, la pein­ture notam­ment, avait habi­tué l’opinion à cette atti­tude d’indifférence ou de peur au moment où ces ani­maux arri­vaient chez nous. Alors bien sûr qu’il faut com­men­cer par s’indigner mais je ne sou­hai­tais pas res­ter dans une pos­ture morale ou émo­tion­nelle (légi­times par ailleurs) et je vou­lais, en sous-texte — et c’est pas­sé plu­tôt inaper­çu — en mon­trer l’ampleur en reliant cette tra­gé­die à d’autres, d’où la réfé­rence à Austerlitz, le per­son­nage, la gare, le camp… Toutefois, mes livres n’apportent pas de réponses défi­ni­tives. Comme le conteur de Benjamin, les récits s’enchaînent, avec des ouver­tures voire des digres­sions qui, je crois, en font l’épaisseur, sans don­ner de leçons ni de conseils.

Pourquoi ?

Car ce n’est pas l’espace de la littérature.

Vous pas­sez, dans ce même livre, de l’histoire d’un fauve échap­pé puis abat­tu à Paris, en 2017, à celle d’une tigresse pour­sui­vie dans l’Inde colo­niale. « La lit­té­ra­ture abo­lit les dis­tances entre les tem­po­ra­li­tés en octroyant du sens à la coïn­ci­dence », écri­vez-vous à la suite de la poète et cher­cheuse Muriel Pic. La coïn­ci­dence : est-ce que ça peut consti­tuer une méthode his­to­rienne comme littéraire ?

Dans cette his­toire, le pas­sage de Mévy la tigresse, abat­tue à Paris le 24 novembre 2017, à l’histoire de la tigresse tuée le 27 mars 1888 se réa­lise par la jux­ta­po­si­tion d’éléments épars, des archives sur la pré­sence de l’animal au Jardin des Plantes de Paris à sa repré­sen­ta­tion dans la pein­ture, de notre situa­tion contem­po­raine au pas­sé, à rebrousse-poil. Cette cas­cade d’images m’amène par rap­pro­che­ments suc­ces­sifs aux récits de chasse et au rôle de la colo­ni­sa­tion dans l’apparition du fauve à Paris. La lit­té­ra­ture peut se per­mettre les rap­pro­che­ments les plus hasar­deux. Elle peut poin­ter les coïn­ci­dences et même les pro­vo­quer parce que depuis des décen­nies on se méfie de la linéa­ri­té chro­no­lo­gique et des expli­ca­tions mono-cau­sales. Les his­to­riens sont aujourd’hui sen­sibles à la concor­dance des temps et même à l’anachronisme, dont Nicole Loraux fai­sait l’éloge dans sa capa­ci­té à pro­duire du sens. Carlo Ginzburg écrit sou­vent par rap­pro­che­ments de textes, recons­ti­tuant des généa­lo­gies invi­sibles, tra­quant dans la longue durée l’émergence, la coïn­ci­dence des idées. Dans Faire pro­fes­sion d’historien, Patrick Boucheron dit s’inspirer du tra­vail de Walter Benjamin, un amon­cel­le­ment de frag­ments (« pol­len d’autres pen­sées », comme il le dit joli­ment), et envi­sage l’histoire comme un art de l’approche et du rap­pro­che­ment : « on s’approche des traces, même fugaces, même modestes, appa­rem­ment insi­gni­fiantes » pour les mettre en contact, « par mon­tage, en un geste volon­taire et sou­ve­rain ».

Et pour la littérature ?

« La colo­ni­sa­tion est à l’origine de la condi­tion dra­ma­tique actuelle des ani­maux exo­tiques et de l’imaginaire qui s’est construit autour de leur pré­ten­due féro­ci­té, de l’habitude de les voir enfermés. »

L’auteur qui m’a le plus mar­qué est sans aucun doute Sebald, un écri­vain qui se méfie de l’Histoire et accorde plus de place à la mémoire invo­lon­taire, à l’insolite, aux signes et traces d’un pas­sé sur­gis­sant sans qu’on ne l’attende et construi­sant ses récits sous la forme de digres­sions récur­rentes. C’est une lit­té­ra­ture de mon­tage par­se­mant ses livres de petites pho­to­gra­phies posées au fil du texte, autant preuves qu’énigmes pour le lec­teur qui s’interroge sur leur valeur. Christian Garcin1 a rele­vé l’importance des coïn­ci­dences dans Vertiges, les dates, les noms, des indices dis­sé­mi­nés qu’il faut ras­sem­bler, les bizar­re­ries — stra­no, stra­no, répé­tait la sou­brette de l’hôtel Sole au bord du lac de Garde à pro­pos de la dis­pa­ri­tion du pas­se­port de Sebald — parce que, comme l’écrivain alle­mand le note, mal­gré l’infinie com­plexi­té de notre monde, « d’infimes détails qui échappent à notre per­cep­tion vont déci­der de tout ». Alors dans mon tra­vail je porte une atten­tion extrême aux maté­riaux que j’utilise, les pho­to­gra­phies ou les textes, récits de voyage, cor­res­pon­dances, dans les­quelles je cherche les détails pas­sés inaper­çus dans les études parce qu’ils n’entrent pas dans les caté­go­ries ordi­naires de la lec­ture. Le texte final doit rendre compte de ces rap­pro­che­ments, de la quête de ces traces épar­pillées, comme autant d’obstacles sur le che­min de la connaissance.

L’écrivain Bruno Remaury nous avait dit, dans un entre­tien, que Sebald était, avec quelques autres, un écri­vain « de la chro­nique ». C’est une expres­sion qui vous parle ?

C’est bien que vous me par­liez de Remaury, un auteur que j’ai décou­vert l’an der­nier grâce à un ami et dont je viens de ter­mi­ner le très beau Pays des jouets. Serait-il, comme Sebald, un écri­vain de la chro­nique ? Si on se réfère, comme Remaury, à Walter Benjamin et à la chro­nique comme une suite de nar­ra­tions se pas­sant d’explications, peut-être. Mais si on retient la défi­ni­tion du mot, c’est-à-dire un recueil de faits his­to­riques rap­por­tés dans leur suc­ces­sion, il me semble que cela ne suf­fit pas à carac­té­ri­ser leurs livres. Dans un entre­tien, Sebald raconte la manière dont lui est venue la matière des Anneaux de Saturne : il avait un plan et puis, au fil de la marche dit-il, sur­viennent des choses, des choses inat­ten­dues, quelque part un petit musée, puis une bro­chure introu­vable à Londres et le récit s’embarque dans des tra­vers, des digres­sions qui en font toute la saveur. Remaury nous pro­mène dans le temps et l’espace de la lit­té­ra­ture et de la poli­tique ; il joue des dis­con­ti­nui­tés et des coïn­ci­dences. Pierre Michon, par contre, est un écri­vain de la chro­nique. Les Vies minus­cules évi­dem­ment, mais voyez aus­si La Grande Beune ou bien Abbés. Ce der­nier com­mence d’ailleurs par ces mots « Je tiens de chro­niques de seconde main… ». On pour­rait par­ler aus­si de Jean Echenoz dans 14 : « Anthime est par­ti faire un tour à vélo après avoir déjeu­né… » Je serais davan­tage comme Sebald, atten­tif à l’étrangeté qui appa­raît dans mes lec­tures et qui devient tout à coup la trace d’un évé­ne­ment enfoui dans le pas­sé dont l’effacement iné­luc­table du sou­ve­nir doit être inter­rom­pu. Je pense davan­tage mes livres comme des enquêtes qui mettent à jour des frag­ments du réel, sans cher­cher à refon­der sa tota­li­té, parce que c’est impos­sible. C’est ce qui fait, me semble-t-il que mes livres res­tent ouverts, sans réponses définitives.

[Pieter Breugel]

L’historien Enzo Traverso a récem­ment abor­dé, dans Passés sin­gu­liers, cette démarche lit­té­raire d’enquête appli­quée à l’écriture de l’Histoire. Au dos de vos livres, vous êtes décrit comme « his­to­rien et écri­vain » : pas de pré­di­lec­tion entre les deux, donc ?

Je suis his­to­rien de for­ma­tion et c’est mon ancien métier. J’en ai conser­vé cer­tains carac­tères, en par­ti­cu­lier l’envie de suivre l’historiographie des sujets que je tra­vaille dans mes livres récents. Mais pour répondre à votre ques­tion il me faut faire un pas de côté et, plu­tôt que d’histoire et de lit­té­ra­ture, je pré­fère par­ler de « champ lit­té­raire », au sens que lui a don­né Pierre Bourdieu, et de « champ his­to­rio­gra­phique ». Alors il devient pos­sible de com­prendre les luttes, d’abord dans les champs sur la concep­tion de l’histoire ou de la lit­té­ra­ture et leurs méthodes res­pec­tives et, ensuite, de part et d’autre des fron­tières entre ces champs. Enzo Traverso exa­mine les fran­chis­se­ments de fron­tières et les pro­blèmes que ça pose, pour lui essen­tiel­le­ment du côté du champ his­to­rio­gra­phique. Mais il montre aus­si l’incongruité de cer­taines cri­tiques comme celles adres­sées par l’historien Robert O. Paxton à l’écrivain Éric Vuillard à pro­pos de ses élé­ments fic­tion­nels dans L’Ordre du jour. Il n’est pas pos­sible de reprendre ici toute son argu­men­ta­tion mais j’en retiens la conclu­sion qui répond en quelque sorte à votre ques­tion : l’histoire est un dis­cours cri­tique sur le pas­sé que la lit­té­ra­ture trans­forme en fic­tion en sai­sis­sant les cou­leurs, les formes, les voix, s’attardant sur des détails appa­rem­ment insi­gni­fiants, mais qui révèlent un monde men­tal, des cultures, les rap­ports sociaux d’une époque. C’est pour­quoi la com­pré­hen­sion du pas­sé a besoin des deux.

Sans doute pour cer­tains, il est plus grave d’avoir été his­to­rien avant de péné­trer le champ lit­té­raire, davan­tage qu’avoir été jar­di­nier ou haut fonc­tion­naire, mais on ne peut com­prendre cette posi­tion qu’au regard des débats exis­tants dans les deux champs depuis le milieu du XIXe siècle. Là, l’histoire cherche à s’émanciper de la lit­té­ra­ture. Patrick Boucheron a mon­tré avec Léonard et Machiavel les limites pos­sibles au-delà des­quelles le pas­sage de fron­tière est irré­ver­sible et trans­forme la nature du tra­vail. Le pas­sage est d’ailleurs un gué tant cer­tains moyens comme l’enquête et l’usage des archives sont deve­nus com­muns. L’ayant fran­chi, mais tou­jours relié comme à une ligne de vie aux réfé­rences que sont pour moi Carlo Ginzburg, Patrick Boucheron ou Romain Bertrand, je me situe désor­mais aux côtés de ceux que j’admire en lit­té­ra­ture contem­po­raine, les Éric Vuillard, Joseph Andras ou Bruno Remaury, autant pour leur écri­ture, les usages du pas­sé que les valeurs mises en avant dans leurs livres.

Les pho­to­gra­phies tiennent une place à part par­mi vos sources, mais aucune n’apparaît dans vos deux récits comme elles peuvent appa­raître, par exemple, chez Sebald ou Olivier Rolin — au milieu d’une page, sans visée artis­tique, mais seule­ment docu­men­taire. Que peut appor­ter le texte en plus des images citées, à la place même de ces dernières ?

« Finalement, faire com­mu­nau­té ne serait-ce pas sim­ple­ment tis­ser des liens d’écriture, tran­quille­ment, sous les radars ? »

Je n’ai pas d’avis défi­ni­tif sur cette ques­tion mais j’ai adop­té dans ces livres une posi­tion iden­tique selon qu’il s’agit de ma docu­men­ta­tion pho­to­gra­phique ou des maté­riaux tex­tuels. Je pra­tique l’extrait. J’étais cer­tain d’une seule chose : je ne me voyais pas repro­duire la manière Sebald, en insé­rant des pho­to­gra­phies au fil du texte. Et je ne vou­lais pas de pho­to­gra­phies sim­ple­ment illus­tra­tives. J’ai sou­vent remar­qué la dif­fi­cul­té à gérer le rap­port texte et image. Avec le pho­to­graphe Thierry Girard, nous en avons lon­gue­ment dis­cu­té à l’occasion de l’élaboration d’un livre com­mun, Dans l’épaisseur du pay­sage. Soit il s’agit de pro­po­ser au lec­teur un docu­ment et lui lais­ser le soin de l’observer, quitte à ce qu’il s’arrête long­temps, inter­rom­pant le fil de sa lec­ture, l’auteur assu­mant ces pos­sibles rup­tures et fina­le­ment la pro­duc­tion d’un second che­min dans le livre. Soit on consi­dère que la pho­to­gra­phie, comme toute autre archive, ne vaut que par ce que l’auteur du livre sou­haite en dire, le détail qui doit être mis en valeur, le punc­tum qui l’a arrê­té au moment de sa décou­verte et ce n’est plus l’image elle-même qui compte mais l’extraction s’insérant dans la démons­tra­tion. Et la biblio­gra­phie donne au lec­teur la pos­si­bi­li­té d’aller explo­rer le corpus.

Vous mobi­li­sez de manière indif­fé­ren­ciée des maté­riaux aus­si divers que des récits de chasse du XIXe siècle, les écrits de Patrick Modiano ou de nom­breux his­to­riens, des com­men­taires ano­nymes d’Internet ou des annonces faites dans les trans­ports en com­mun. Peut-on don­ner le même sta­tut à cha­cune de ces informations ?

Mes enquêtes sur l’arrivée du tigre en France ou bien celle des pillages en Chine se situent selon moi aux lisières de la fic­tion et du réel, pour reprendre la for­mule du cri­tique lit­té­raire Laurent Demanze. J’y accu­mule des frag­ments récu­pé­rés au fil de mes recherches dans les­quelles l’Internet joue un rôle essen­tiel, comme pour cha­cun aujourd’hui, mais aus­si Gallica, le site de la BnF qui recèle des mil­liers de tré­sors, dont des atlas, des recueils de cor­res­pon­dance, des livres d’auteurs oubliés. Adepte du voyage immo­bile, je navigue long­temps dans ces espaces infi­nis. J’utilise des savoirs construits dans plu­sieurs dis­ci­plines lorsqu’elles me sont acces­sibles, l’histoire mais aus­si la socio­lo­gie, l’anthropologie, les études lit­té­raires. Dans la nuance de leurs pro­pos, ils viennent s’aboucher aux paroles vives recueillies, par­fois au hasard de mes navi­ga­tions. Les pre­miers sont des repères, des points de soli­di­té dans le récit, les secondes peuvent venir les ébran­ler. Je sou­haite que ces maté­riaux res­tent visibles, pierres appa­rentes d’un mon­tage qui per­mettent d’interroger les condi­tions de la fabrique. Les docu­ments sont hété­ro­gènes ? Je les garde ain­si. Ces bribes décrivent une part du pro­blème que je cherche à dévoi­ler en me per­met­tant de conser­ver une cer­taine dis­tance avec le sujet. Quant à l’existence de paroles d’écrivains, elles témoignent de l’importance pour moi de faire com­mu­nau­té, d’organiser la ren­contre entre mon écri­ture et celle des auteurs que j’apprécie.

[Pieter Bruegel]

« Faire com­mu­nau­té », dites-vous. C’est par­fois ce à quoi les écri­vains semblent pou­voir se rac­cro­cher lorsqu’ils constatent que l’efficacité poli­tique de la lit­té­ra­ture s’étiole. « Il faut que la lit­té­ra­ture rede­vienne quelque chose d’un peu clan­des­tin », nous disait le roman­cier et tra­duc­teur Claro. Un avis que vous partagez ?

La lit­té­ra­ture a-t-elle eu un jour une effi­ca­ci­té poli­tique ? Je ne suis pas cer­tain de la réponse. Les prises de posi­tion actuelles d’Annie Ernaux, que je sou­tiens, ou de Russel Banks, voi­ci quelques années, ne sont que l’écume vola­tile du grand océan amorphe du monde lit­té­raire. Quand je parle de faire com­mu­nau­té, j’ai dans la tête les idées de Gérard Noiriel quand il ten­ta, sans suc­cès, de convaincre les his­to­riens de par­ler la même langue, sans s’affronter à coups de réfé­rences externes à la dis­ci­pline, d’arguments socio­lo­giques ou phi­lo­so­phiques. Ce fut vain parce que les frac­tures étaient et res­tent pro­fondes entre plu­sieurs concep­tions du métier. Je crois donc modes­te­ment que s’inscrire dans le champ lit­té­raire, c’est se situer par rap­port à d’autres écri­vains que vous res­pec­tez, qui vous ins­pirent, vous donnent des idées, vous aident à pro­gres­ser. C’est pour­quoi je trouve impor­tant de citer dans mes textes ces auteurs dont cer­tains sont morts, Flaubert, Proust, Perec ou Sebald, et d’autres vivants comme ceux que j’ai cités, aux­quels il fau­drait ajou­ter Pierre Michon et Patrick Modiano, Patrick Deville et les frères Rolin, Paul Auster et Arno Bertina… Une liste plu­tôt mas­cu­line, que je cor­rige de plus en plus en lisant Virginia Woolf, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Hélène Gaudy, Julia Deck ou Claudie Hunzinger, décou­verte avec Les Grands cerfs et lue avec admi­ra­tion cette année dans Un chien à ma table.

Faire com­mu­nau­té, c’est fabri­quer sa propre écri­ture en se reliant, de manière lit­té­raire et poli­tique, à d’autres auteurs dont vous pen­sez, les ayant lus, que vous par­ta­gez leurs pro­jets. Il me semble qu’il en va dans le champ lit­té­raire comme dans l’ensemble de la socié­té : il est cli­vé, cer­tains auteurs sont dans la lumière, d’autres dans l’obscurité. Claro pense que la lit­té­ra­ture doit rede­ve­nir clan­des­tine : elle l’a été for­mel­le­ment dans cer­taines périodes et a contri­bué à des renou­veaux cultu­rels. En est-on là ? Je ne le pense pas. Sans doute Claro a-t-il sur­tout des reproches qui concernent la vie édi­to­riale, et je suis d’accord avec lui. Finalement, faire com­mu­nau­té ne serait-ce pas sim­ple­ment tis­ser des liens d’écriture, tran­quille­ment, sous les radars ?


Illustration de ban­nière : Pieter Breugel


  1. « Sebald, coïn­ci­dences en miroir », dans Face à Sebald, Inculte, 2011.[]

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