Entretien inédit pour Ballast
Longtemps, Yannick Le Marec a officié comme strict historien : saisir une grève ouvrière, les luttes paysannes ou la ville de Nantes. Depuis 2021, il est l’auteur de deux récits empreints de littérature et d’histoire, tous deux parus aux éditions Arléa. Constellation du tigre partait d’un « fait divers » — un fauve abattu dans Paris quelques années auparavant — et, chemin faisant, interrogeait la répression des animaux sauvages à l’aune de la colonisation européenne. Puis, avec Le Grand pillage, celui qui se présente à nous comme un faiseur d’« enquête » a poursuivi son travail de réflexion sur la question impériale à travers, cette fois, les objets pillés et l’existence croisée de deux écrivains français, Pierre Loti et Victor Segalen. Nous nous sommes entretenus avec lui.
Dans Le Grand pillage, vous évoquez « cette manie du monde occidental de toujours vouloir s’accaparer quitte à détruire, à n’emporter qu’un morceau, un trophée, un souvenir ». Statues, stèles, trésors, mobilier, peaux de bêtes et têtes naturalisées : les objets sont-ils un bon point de départ pour aborder l’histoire de la colonisation et ce qui perdure aujourd’hui de celle-ci ?
L’histoire des objets est aujourd’hui bien étudiée — la parution en 2020 du Magasin du monde, de Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre en est un bon exemple. Elle peut fournir le fond contextuel d’études particulières s’attachant à des objets précis et constituer matière à récits. Ceux qui m’intéressent dans Constellation du tigre et Le Grand pillage, ce sont les objets prélevés, captés, pillés, le plus souvent dans des situations de violence. C’est pourquoi à cette notion d’objets, je préfère celle de trophées : elle permet d’y inscrire les animaux, dont les reliques sous la forme entière, naturalisée, ou partielle, telles les peaux, têtes et ossements, inscrivent totalement leur captation dans un cycle de violences et de souffrances, qui est celui de la colonisation. Je ne parle donc pas des situations de chasses traditionnelles et rurales des pays colonisés, mais de la capacité des colonisateurs à dépasser dans l’action les raisons alimentaires ou défensives, à modifier radicalement les rapports entre les vivants.
Vous vous êtes intéressé tout particulièrement au tigre.
En 1861, les colons français, à peine le pied posé sur la terre asiatique, décrètent qu’il est un animal nuisible, donc destructible, apte à être chassé en masse — comme dans certaines circonstances la déshumanisation de l’adversaire permet de l’éliminer —, sans tenir compte, comme l’explique très tôt Élisée Reclus, du fait que ce fauve est aussi un régulateur des ongulés dévastateurs des rizières et, à ce titre, allié du paysan du Bas-Mékong. Ces chasses multiplient l’usage des trophées, auxquels on peut ajouter les animaux vivants ramenés encagés en métropole, exposés au public, pour servir la gloire de la colonisation. Ces mutations de sens valent aussi pour les objets-trophées arrachés à leur quotidien pour ce qu’on va nommer leur intérêt scientifique ou la collection artistique inspiratrice des modernes, puis leur valeur marchande qui relance sans cesse les pillages. Il me semble donc intéressant de décrire ces pratiques de prélèvement à partir des récits des acteurs eux-mêmes, pour y déceler les modalités de basculement du sens de l’objet extrait de son contexte ordinaire. C’est parce qu’il y a dès le départ une grande aptitude des colonisateurs, chasseurs ou pillards, à ignorer, nier, gommer le sens premier de ces objets qu’il est possible au prince d’Orléans de construire des récits sur la virilité de la chasse au fauve ou à Pierre Loti de décrire la grande farce du pillage, la féérie destructrice qui l’amusait tant. C’est parce que sa vision de l’exotisme ne laisse aucune place aux Chinois que Segalen s’autorise à voler une tête de Bouddha dans une pagode chinoise. Leurs récits sont la partie enfouie d’un imaginaire qui a façonné la place de ces trophées et, par voie de conséquence, de l’animal sauvage ou de l’œuvre d’art exotique dans notre société contemporaine.
Vous entrelacez justement les figures de Pierre Loti et Victor Segalen. Que vous a permis leur confrontation ?
« Les voyages et l’exotisme ne m’intéressent que dans leurs rapports avec notre monde actuel. »
Je ne souhaitais pas faire une biographie. Je ne suis pas un voyageur comme l’est, par exemple, Patrick Deville. Les voyages et l’exotisme ne m’intéressent que dans leurs rapports avec notre monde actuel. Je veux comprendre comment ils nous ont façonnés, comment l’héritage de notre passé colonial a construit notre regard collectif sur l’« ailleurs ». J’avais les œuvres complètes de Segalen puis je me suis procuré sa correspondance. Je l’ai lue dans l’ordre. J’y ai découvert les origines de son envie de Chine et les fondements de son regard sur le monde. Et, parallèlement, j’ai noté ce qu’a dit l’historienne Danièle Voldman sur un Segalen voyageant dans les profondeurs de l’imaginaire, imperméable aux mouvements sociaux qui bouleversent la Chine. Alors, dans mes lectures sur le contexte, quelques expressions sonnent pour moi comme des fulgurances à exploiter : « en situation coloniale la violence est débordante », écrit Daniel Foliard, tandis que Romain Bertrand, lui, souligne « la polyphonie morale des sociétés impériales ». Enfin, il y a ces jugements de Segalen sur Pierre Loti qui m’ont arrêté, cette détestation du jeune pour son aîné. J’ai donc imaginé confronter leurs deux récits du contact avec la réalité coloniale. Ils sont à la fois très différents et en même temps teintés du même esprit de leur juste place, d’une normalité des actes, autant dans la brutalité que dans l’ordinaire du voyage. J’ai donc construit un fil conducteur pour les suivre de conserve, ces histoires de têtes que l’on coupe, que l’on dérobe, images de la violence réelle ou symbolique de notre société de la Belle-Époque.
Loti et Segalen voyagent tous les deux grâce à leur métier ou à des fonctions qu’on leur attribue. L’un est officier de marine, l’autre est médecin. Pourtant, comme si l’un et l’autre n’avaient pas les deux pieds dans leur temps, il vous faut sans cesse rappeler le contexte historique, colonial, de leur parcours. Ils semblent absents de leur époque, alors qu’elle leur permet de réaliser leurs œuvres…
Je ne crois pas qu’ils furent absents de leur époque. Loti nous a donné des écrits, des chroniques de ses voyages qu’il envoyait aux journaux. Elles révèlent cette violence ordinaire de la colonisation — les canonnades, les exécutions, les pillages. Chez Segalen, ce n’est évidemment pas aussi fort mais on néglige souvent le fait qu’il a été un militaire, donc au service du destin impérial de la France. Il voyage en Chine avec l’esprit de la conquête. Le monde semblait appartenir à ces hommes. Je ne peux pas les lire sans avoir en tête cette idée fondamentale. On peut évidemment la tenir éloignée et ne considérer que leurs œuvres littéraires, comme suspendues au-dessus de leur vie réelle. Mais, alors, je crois qu’on n’y comprend rien. Loti dévoile dans ses écrits publics et son journal personnel les dessous de ses voyages à l’île de Pâques, au Tonkin, en Chine pendant la guerre des Boxers. Pour Segalen, c’est plus compliqué. Mais je voulais comprendre l’ordinaire de son voyage, et même l’infra-ordinaire comme dit Perec, ce qui n’intéresse jamais ses biographes, notamment comment il parle des Chinois qu’il croise ou qui l’accompagnent dans son périple. Proust, dans un de ses carnets, fait la liste des valets des aristocrates qui composent le monde de La Recherche ; je m’intéresse donc aux valets chinois de Segalen, comme à ce qu’il voit, ce qu’il semble comprendre de la Chine qu’il traverse — à son outillage mental. J’étais sidéré de la manière dont il parlait d’Élisée Reclus et du fait qu’il méconnaissait les hommes de son temps, ceux qui réfléchissaient dans plusieurs domaines de la pensée qui pouvait l’intéresser, un savant comme l’anthropologue Marcel Mauss notamment. Étonné aussi de le voir si ignorant en sinologie. Il n’a pas lu son représentant de l’époque, Édouard Chavannes, et ne s’intéresse à lui que pour financer son second voyage en Chine. Pour moi, c’est aussi ça, cette forme de dévoilement qui permet de comprendre l’homme qu’était ce grand poète.
Dans Constellation du tigre, le traitement réservé aux animaux de ménageries par le passé, de zoos aujourd’hui, occupe de nombreuses pages. S’agissait-il d’exprimer une forme d’indignation ou bien souhaitiez-vous aller plus loin, et ajouter une pierre à la critique du rapport que nous entretenons avec les animaux sauvages ?
J’ai cherché à comprendre d’où vient ce rapport à partir de la découverte du lointain et la colonisation, car la violence faite aux hommes de l’« ailleurs » dont on reconnaît à peine l’humanité s’applique aussi aux animaux exotiques. On voit nettement la différence s’accentuer entre la place faite à l’animal dans nos pays, la proximité, la domesticité, la vie commune, et parfois la même destinée face aux calamités, guerres et famines, et celle accordée aux animaux importés des contrées lointaines, aux fauves particulièrement. La violence qu’on leur fait subir par leur enfermement dans des conditions insupportables entraine une mortalité importante et un turn-over dans les présentations, quand, en parallèle, on éradique nos derniers grands animaux sauvages, comme le loup et l’ours. La colonisation est à l’origine de la condition dramatique actuelle des animaux exotiques et de l’imaginaire qui s’est construit autour de leur prétendue férocité, de l’habitude de les voir enfermés, encagés, abrutis de lassitude, soumis à l’arbitraire, sinon à la terreur du domptage, du spectacle. Il me semblait important de montrer que l’art, la peinture notamment, avait habitué l’opinion à cette attitude d’indifférence ou de peur au moment où ces animaux arrivaient chez nous. Alors bien sûr qu’il faut commencer par s’indigner mais je ne souhaitais pas rester dans une posture morale ou émotionnelle (légitimes par ailleurs) et je voulais, en sous-texte — et c’est passé plutôt inaperçu — en montrer l’ampleur en reliant cette tragédie à d’autres, d’où la référence à Austerlitz, le personnage, la gare, le camp… Toutefois, mes livres n’apportent pas de réponses définitives. Comme le conteur de Benjamin, les récits s’enchaînent, avec des ouvertures voire des digressions qui, je crois, en font l’épaisseur, sans donner de leçons ni de conseils.
Pourquoi ?
Car ce n’est pas l’espace de la littérature.
Vous passez, dans ce même livre, de l’histoire d’un fauve échappé puis abattu à Paris, en 2017, à celle d’une tigresse poursuivie dans l’Inde coloniale. « La littérature abolit les distances entre les temporalités en octroyant du sens à la coïncidence », écrivez-vous à la suite de la poète et chercheuse Muriel Pic. La coïncidence : est-ce que ça peut constituer une méthode historienne comme littéraire ?
Dans cette histoire, le passage de Mévy la tigresse, abattue à Paris le 24 novembre 2017, à l’histoire de la tigresse tuée le 27 mars 1888 se réalise par la juxtaposition d’éléments épars, des archives sur la présence de l’animal au Jardin des Plantes de Paris à sa représentation dans la peinture, de notre situation contemporaine au passé, à rebrousse-poil. Cette cascade d’images m’amène par rapprochements successifs aux récits de chasse et au rôle de la colonisation dans l’apparition du fauve à Paris. La littérature peut se permettre les rapprochements les plus hasardeux. Elle peut pointer les coïncidences et même les provoquer parce que depuis des décennies on se méfie de la linéarité chronologique et des explications mono-causales. Les historiens sont aujourd’hui sensibles à la concordance des temps et même à l’anachronisme, dont Nicole Loraux faisait l’éloge dans sa capacité à produire du sens. Carlo Ginzburg écrit souvent par rapprochements de textes, reconstituant des généalogies invisibles, traquant dans la longue durée l’émergence, la coïncidence des idées. Dans Faire profession d’historien, Patrick Boucheron dit s’inspirer du travail de Walter Benjamin, un amoncellement de fragments (« pollen d’autres pensées », comme il le dit joliment), et envisage l’histoire comme un art de l’approche et du rapprochement : « on s’approche des traces, même fugaces, même modestes, apparemment insignifiantes » pour les mettre en contact, « par montage, en un geste volontaire et souverain ».
Et pour la littérature ?
« La colonisation est à l’origine de la condition dramatique actuelle des animaux exotiques et de l’imaginaire qui s’est construit autour de leur prétendue férocité, de l’habitude de les voir enfermés. »
L’auteur qui m’a le plus marqué est sans aucun doute Sebald, un écrivain qui se méfie de l’Histoire et accorde plus de place à la mémoire involontaire, à l’insolite, aux signes et traces d’un passé surgissant sans qu’on ne l’attende et construisant ses récits sous la forme de digressions récurrentes. C’est une littérature de montage parsemant ses livres de petites photographies posées au fil du texte, autant preuves qu’énigmes pour le lecteur qui s’interroge sur leur valeur. Christian Garcin1 a relevé l’importance des coïncidences dans Vertiges, les dates, les noms, des indices disséminés qu’il faut rassembler, les bizarreries — strano, strano, répétait la soubrette de l’hôtel Sole au bord du lac de Garde à propos de la disparition du passeport de Sebald — parce que, comme l’écrivain allemand le note, malgré l’infinie complexité de notre monde, « d’infimes détails qui échappent à notre perception vont décider de tout ». Alors dans mon travail je porte une attention extrême aux matériaux que j’utilise, les photographies ou les textes, récits de voyage, correspondances, dans lesquelles je cherche les détails passés inaperçus dans les études parce qu’ils n’entrent pas dans les catégories ordinaires de la lecture. Le texte final doit rendre compte de ces rapprochements, de la quête de ces traces éparpillées, comme autant d’obstacles sur le chemin de la connaissance.
L’écrivain Bruno Remaury nous avait dit, dans un entretien, que Sebald était, avec quelques autres, un écrivain « de la chronique ». C’est une expression qui vous parle ?
C’est bien que vous me parliez de Remaury, un auteur que j’ai découvert l’an dernier grâce à un ami et dont je viens de terminer le très beau Pays des jouets. Serait-il, comme Sebald, un écrivain de la chronique ? Si on se réfère, comme Remaury, à Walter Benjamin et à la chronique comme une suite de narrations se passant d’explications, peut-être. Mais si on retient la définition du mot, c’est-à-dire un recueil de faits historiques rapportés dans leur succession, il me semble que cela ne suffit pas à caractériser leurs livres. Dans un entretien, Sebald raconte la manière dont lui est venue la matière des Anneaux de Saturne : il avait un plan et puis, au fil de la marche dit-il, surviennent des choses, des choses inattendues, quelque part un petit musée, puis une brochure introuvable à Londres et le récit s’embarque dans des travers, des digressions qui en font toute la saveur. Remaury nous promène dans le temps et l’espace de la littérature et de la politique ; il joue des discontinuités et des coïncidences. Pierre Michon, par contre, est un écrivain de la chronique. Les Vies minuscules évidemment, mais voyez aussi La Grande Beune ou bien Abbés. Ce dernier commence d’ailleurs par ces mots « Je tiens de chroniques de seconde main… ». On pourrait parler aussi de Jean Echenoz dans 14 : « Anthime est parti faire un tour à vélo après avoir déjeuné… » Je serais davantage comme Sebald, attentif à l’étrangeté qui apparaît dans mes lectures et qui devient tout à coup la trace d’un événement enfoui dans le passé dont l’effacement inéluctable du souvenir doit être interrompu. Je pense davantage mes livres comme des enquêtes qui mettent à jour des fragments du réel, sans chercher à refonder sa totalité, parce que c’est impossible. C’est ce qui fait, me semble-t-il que mes livres restent ouverts, sans réponses définitives.
L’historien Enzo Traverso a récemment abordé, dans Passés singuliers, cette démarche littéraire d’enquête appliquée à l’écriture de l’Histoire. Au dos de vos livres, vous êtes décrit comme « historien et écrivain » : pas de prédilection entre les deux, donc ?
Je suis historien de formation et c’est mon ancien métier. J’en ai conservé certains caractères, en particulier l’envie de suivre l’historiographie des sujets que je travaille dans mes livres récents. Mais pour répondre à votre question il me faut faire un pas de côté et, plutôt que d’histoire et de littérature, je préfère parler de « champ littéraire », au sens que lui a donné Pierre Bourdieu, et de « champ historiographique ». Alors il devient possible de comprendre les luttes, d’abord dans les champs sur la conception de l’histoire ou de la littérature et leurs méthodes respectives et, ensuite, de part et d’autre des frontières entre ces champs. Enzo Traverso examine les franchissements de frontières et les problèmes que ça pose, pour lui essentiellement du côté du champ historiographique. Mais il montre aussi l’incongruité de certaines critiques comme celles adressées par l’historien Robert O. Paxton à l’écrivain Éric Vuillard à propos de ses éléments fictionnels dans L’Ordre du jour. Il n’est pas possible de reprendre ici toute son argumentation mais j’en retiens la conclusion qui répond en quelque sorte à votre question : l’histoire est un discours critique sur le passé que la littérature transforme en fiction en saisissant les couleurs, les formes, les voix, s’attardant sur des détails apparemment insignifiants, mais qui révèlent un monde mental, des cultures, les rapports sociaux d’une époque. C’est pourquoi la compréhension du passé a besoin des deux.
Sans doute pour certains, il est plus grave d’avoir été historien avant de pénétrer le champ littéraire, davantage qu’avoir été jardinier ou haut fonctionnaire, mais on ne peut comprendre cette position qu’au regard des débats existants dans les deux champs depuis le milieu du XIXe siècle. Là, l’histoire cherche à s’émanciper de la littérature. Patrick Boucheron a montré avec Léonard et Machiavel les limites possibles au-delà desquelles le passage de frontière est irréversible et transforme la nature du travail. Le passage est d’ailleurs un gué tant certains moyens comme l’enquête et l’usage des archives sont devenus communs. L’ayant franchi, mais toujours relié comme à une ligne de vie aux références que sont pour moi Carlo Ginzburg, Patrick Boucheron ou Romain Bertrand, je me situe désormais aux côtés de ceux que j’admire en littérature contemporaine, les Éric Vuillard, Joseph Andras ou Bruno Remaury, autant pour leur écriture, les usages du passé que les valeurs mises en avant dans leurs livres.
Les photographies tiennent une place à part parmi vos sources, mais aucune n’apparaît dans vos deux récits comme elles peuvent apparaître, par exemple, chez Sebald ou Olivier Rolin — au milieu d’une page, sans visée artistique, mais seulement documentaire. Que peut apporter le texte en plus des images citées, à la place même de ces dernières ?
« Finalement, faire communauté ne serait-ce pas simplement tisser des liens d’écriture, tranquillement, sous les radars ? »
Je n’ai pas d’avis définitif sur cette question mais j’ai adopté dans ces livres une position identique selon qu’il s’agit de ma documentation photographique ou des matériaux textuels. Je pratique l’extrait. J’étais certain d’une seule chose : je ne me voyais pas reproduire la manière Sebald, en insérant des photographies au fil du texte. Et je ne voulais pas de photographies simplement illustratives. J’ai souvent remarqué la difficulté à gérer le rapport texte et image. Avec le photographe Thierry Girard, nous en avons longuement discuté à l’occasion de l’élaboration d’un livre commun, Dans l’épaisseur du paysage. Soit il s’agit de proposer au lecteur un document et lui laisser le soin de l’observer, quitte à ce qu’il s’arrête longtemps, interrompant le fil de sa lecture, l’auteur assumant ces possibles ruptures et finalement la production d’un second chemin dans le livre. Soit on considère que la photographie, comme toute autre archive, ne vaut que par ce que l’auteur du livre souhaite en dire, le détail qui doit être mis en valeur, le punctum qui l’a arrêté au moment de sa découverte et ce n’est plus l’image elle-même qui compte mais l’extraction s’insérant dans la démonstration. Et la bibliographie donne au lecteur la possibilité d’aller explorer le corpus.
Vous mobilisez de manière indifférenciée des matériaux aussi divers que des récits de chasse du XIXe siècle, les écrits de Patrick Modiano ou de nombreux historiens, des commentaires anonymes d’Internet ou des annonces faites dans les transports en commun. Peut-on donner le même statut à chacune de ces informations ?
Mes enquêtes sur l’arrivée du tigre en France ou bien celle des pillages en Chine se situent selon moi aux lisières de la fiction et du réel, pour reprendre la formule du critique littéraire Laurent Demanze. J’y accumule des fragments récupérés au fil de mes recherches dans lesquelles l’Internet joue un rôle essentiel, comme pour chacun aujourd’hui, mais aussi Gallica, le site de la BnF qui recèle des milliers de trésors, dont des atlas, des recueils de correspondance, des livres d’auteurs oubliés. Adepte du voyage immobile, je navigue longtemps dans ces espaces infinis. J’utilise des savoirs construits dans plusieurs disciplines lorsqu’elles me sont accessibles, l’histoire mais aussi la sociologie, l’anthropologie, les études littéraires. Dans la nuance de leurs propos, ils viennent s’aboucher aux paroles vives recueillies, parfois au hasard de mes navigations. Les premiers sont des repères, des points de solidité dans le récit, les secondes peuvent venir les ébranler. Je souhaite que ces matériaux restent visibles, pierres apparentes d’un montage qui permettent d’interroger les conditions de la fabrique. Les documents sont hétérogènes ? Je les garde ainsi. Ces bribes décrivent une part du problème que je cherche à dévoiler en me permettant de conserver une certaine distance avec le sujet. Quant à l’existence de paroles d’écrivains, elles témoignent de l’importance pour moi de faire communauté, d’organiser la rencontre entre mon écriture et celle des auteurs que j’apprécie.
« Faire communauté », dites-vous. C’est parfois ce à quoi les écrivains semblent pouvoir se raccrocher lorsqu’ils constatent que l’efficacité politique de la littérature s’étiole. « Il faut que la littérature redevienne quelque chose d’un peu clandestin », nous disait le romancier et traducteur Claro. Un avis que vous partagez ?
La littérature a-t-elle eu un jour une efficacité politique ? Je ne suis pas certain de la réponse. Les prises de position actuelles d’Annie Ernaux, que je soutiens, ou de Russel Banks, voici quelques années, ne sont que l’écume volatile du grand océan amorphe du monde littéraire. Quand je parle de faire communauté, j’ai dans la tête les idées de Gérard Noiriel quand il tenta, sans succès, de convaincre les historiens de parler la même langue, sans s’affronter à coups de références externes à la discipline, d’arguments sociologiques ou philosophiques. Ce fut vain parce que les fractures étaient et restent profondes entre plusieurs conceptions du métier. Je crois donc modestement que s’inscrire dans le champ littéraire, c’est se situer par rapport à d’autres écrivains que vous respectez, qui vous inspirent, vous donnent des idées, vous aident à progresser. C’est pourquoi je trouve important de citer dans mes textes ces auteurs dont certains sont morts, Flaubert, Proust, Perec ou Sebald, et d’autres vivants comme ceux que j’ai cités, auxquels il faudrait ajouter Pierre Michon et Patrick Modiano, Patrick Deville et les frères Rolin, Paul Auster et Arno Bertina… Une liste plutôt masculine, que je corrige de plus en plus en lisant Virginia Woolf, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Hélène Gaudy, Julia Deck ou Claudie Hunzinger, découverte avec Les Grands cerfs et lue avec admiration cette année dans Un chien à ma table.
Faire communauté, c’est fabriquer sa propre écriture en se reliant, de manière littéraire et politique, à d’autres auteurs dont vous pensez, les ayant lus, que vous partagez leurs projets. Il me semble qu’il en va dans le champ littéraire comme dans l’ensemble de la société : il est clivé, certains auteurs sont dans la lumière, d’autres dans l’obscurité. Claro pense que la littérature doit redevenir clandestine : elle l’a été formellement dans certaines périodes et a contribué à des renouveaux culturels. En est-on là ? Je ne le pense pas. Sans doute Claro a-t-il surtout des reproches qui concernent la vie éditoriale, et je suis d’accord avec lui. Finalement, faire communauté ne serait-ce pas simplement tisser des liens d’écriture, tranquillement, sous les radars ?
Illustration de bannière : Pieter Breugel
- « Sebald, coïncidences en miroir », dans Face à Sebald, Inculte, 2011.[↩]
REBONDS
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