Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier
Nous inaugurons aujourd’hui une nouvelle rubrique : Relier. Elle donnera, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, les médias « indépendants » ou « alternatifs » : autant de sites ou de revues qui nourrissent, au quotidien, la pensée-pratique. Si les divergences sont à l’évidence nombreuses, entre tous, n’en demeure pas moins un même désir d’endiguer les fameuses « eaux glacées du calcul égoïste » — partons de là. Et ouvrons le bal avec Hors-Série : le collectif, pluraliste et fondé en juin 2014 dans le giron d’Arrêts sur Images, propose des entretiens filmés avec « de la vraie critique dedans ». Plus de 5 000 abonnés et 150 émissions, évoquant tour à tour l’Union européenne et le jazz, le marxisme noir et Daech, la pornographie et le salaire à vie, l’écologie politique et la peur du peuple. Alors que les débats télévisés nous assomment de ricaneries et d’applaudissements, de paroles tronquées et de pages de publicité, Hors-Série opte pour la sobriété et la durée : on écoute ou on regarde, en une ou plusieurs fois, on passe le balai ou prend des notes en même temps.
Il reste encore des gens pour s’offusquer que vous fassiez payer vos contenus afin de rémunérer votre équipe : comment comprendre ce débat récurrent ?
Judith Bernard : On ne peut pas à la fois déplorer que les travailleurs soient maltraités par le capitalisme et réclamer de ses collaborateurs qu’ils travaillent gratuitement ! Ce que nous faisons à Hors-Série produit de la valeur, et comme toute production de valeur, cela doit être rémunéré : c’est une question de cohérence politique. Ceux qui s’offusquent du modèle payant sur Internet sont victimes de l’illusion de la gratuité ; rien n’est gratuit, sur Internet, et si ce n’est pas l’usager qui paie, c’est l’annonceur (qui n’a pas du tout les mêmes intérêts que l’usager), ou bien l’usager lui-même, « en nature », par la capture de ses données qui sont revendues au plus offrant, ou en monnaie sonnante et trébuchante, lorsqu’on sollicite son aumône à intervalles réguliers… Nous avons préféré formaliser le modèle économique en amont, de manière transparente : notre seule ressource, ce sont les abonnements — il faut que les usagers s’habituent à rémunérer le travail qui produit une valeur conforme à leurs désirs —, évidemment à un tarif à la portée de toutes les bourses (3 € par mois, sans obligation de renouvellement ni de durée, ce n’est pas inabordable : il n’y a que la barrière psychologique à surmonter). C’est la garantie de pouvoir durer dans le temps : lorsqu’un site repose sur le bénévolat, il y a fort à parier que, tôt ou tard, les nécessités matérielles contraindront ses auteurs à renoncer à leur activité militante pour chercher leurs ressources sur le marché de l’emploi…
Hors-Série est une émanation d’Arrêt sur Images mais vous veillez, on l’imagine, à votre indépendance. Entre nous : existe-t-il néanmoins des bornes ?
« Ceux qui s’offusquent du modèle payant sur Internet sont victimes de l’illusion de la gratuité ; rien n’est gratuit, sur Internet. »
Judith Bernard : L’indépendance éditoriale est totale ; c’était la condition de départ, et elle était désirée de part et d’autre : nous voulions disposer d’une liberté absolue dans le choix de nos invités et de nos formats, et Daniel Schneidermann voulait la paix (ne pas être responsable juridiquement de nos contenus). Il n’y a donc jamais eu la moindre censure ou autocensure. Et quand il est arrivé que l’une ou l’autre de nos émissions déplaise au « vaisseau amiral », il produisait de son côté des articles ou un plateau critique sur notre travail : le désaccord était public, transparent, et soumis à l’appréciation de nos abonnés communs. Ce n’est arrivé qu’une fois, si ma mémoire est bonne.
Il n’est pas simple de définir votre ligne, mais sans doute est-ce à dessein ! « Critique », dites-vous, mais cela ne dit finalement pas grand-chose puisque la droite et l’extrême droite avancent elles aussi sur le terrain « critique ». Quel est le dénominateur commun entre Amselle et Bouteldja, Rouillan et Delaume, Hazan et Bernier ?
Judith Bernard : Moi, je décrirais Hors-Série comme un média d’émancipation anticapitaliste — mais c’est une description qui ne conviendra pas forcément à l’ensemble de l’équipe. Il y a de l’éclectisme dans cette équipe, et il me semble que c’est une vertu : ça respire, il y a des courants d’air, on échappe au confinement d’une excessive homogénéïté idéologique.
Manuel Cervera-Marzal : Il y a bien sûr une ligne, comme partout, mais elle n’est pas explicitement définie. Elle se trace d’émission en émission, à mesure qu’on avance, comme le marcheur d’Antonio Machado1.
Laura Raim : C’est évident que nous sommes tous « de gauche », dans le sens de « à gauche du PS ». On a envie de donner la parole et de faire dialoguer indirectement les représentants des différents courants qui coexistent plus ou moins pacifiquement dans le champ de la gauche radicale — un peu comme ce que fait Ballast, finalement. Cette diversité reflète aussi nos propres déplacements, explorations idéologiques et théoriques. Par exemple, en ce qui me concerne, mais j’ai l’impression que la remarque pourrait s’appliquer à Judith aussi, je suis plus sensible qu’avant à la question raciale et postcoloniale ; je me rends compte que c’était un point aveugle de ma politisation, qui s’était surtout élaborée autour de la critique du néolibéralisme, de la construction européenne et de la financiarisation de l’économie.
Comment concevez-vous le débat d’idées ? Vous avez récemment donné la parole à Marcel Gauchet, tenu en général pour un adversaire de la gauche radicale, dans le cadre d’un échange voulu comme contradictoire. Il y eut aussi Jean Bricmont, soutien de l’UPR, et deux ou trois remous… Nombre de militants estiment que tendre un micro, c’est ratifier…
Judith Bernard : Tendre un micro, ce n’est « ratifier » que si l’intervieweur s’interdit toute forme de critique. Le principe, quand on reçoit quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord, c’est de lui opposer de la contradiction — mais l’exercice est redoutablement difficile, parce que le dispositif de l’invitation interdit d’aller trop loin dans l’opposition (on ne reçoit pas quelqu’un pour lui en mettre plein la figure ; les règles de la correction obligent l’intervieweur à ne pas trop relancer un point de désaccord une fois qu’un premier set a été joué…). Bref : tout ceci m’amène à considérer désormais que le débat d’idées est une forme très risquée, que je souhaite raréfier sur Hors-Série. Mais, là encore, nous ne sommes pas tous sur la même ligne.
Manuel Cervera-Marzal : L’émission avec Marcel Gauchet n’était peut-être pas un franc succès. Mais, à mes yeux, il était important d’essayer. Dans neuf cas sur dix, les gauchistes sont en terrain hostile : on les invite sur des plateaux (radio ou télé) où ils sont minoritaires, malmenés, interrompus, caricaturés, pressés par le temps et verbalement agressés. J’ai pensé qu’il était intéressant d’inverser la donne, au moins une fois, à titre expérimental : invitons chez nous un éminent représentant de la pensée dominante. Et recevons-le avec le respect auquel ont rarement droit les gauchistes qui se rendent dans les grands médias. Respecter une personne ne signifie pas adhérer à ses idées. Mon intention n’était évidemment pas de ratifier la pensée de Marcel Gauchet ; d’ailleurs, personne ne m’a accusé de cela. Le principal reproche est que l’émission était peu stimulante intellectuellement. La règle de bienséance m’a empêché d’aller aussi loin que je l’aurais voulu dans la critique de mon invité. La prochaine fois — si prochaine fois il y a ! — que j’invite un « adversaire », comme vous dites, j’inviterai aussi un « ami ». Ainsi, nous serons trois sur le plateau, et je n’aurai pas à assumer deux rôles contradictoires : celui d’hôte et celui de critique.
D’aucuns ont pu, par le passé, vous reprocher le manque de femmes parmi vos invités. C’est un problème récurrent, auquel il nous arrive d’ailleurs de faire face : pesanteurs sociales et éditoriales obligent, il s’avère parfois difficile de trouver des voix non-masculines sur les sujets que nous abordons. Comment, aujourd’hui, gérez-vous cette question ?
« J’ai toujours considéré que nous n’étions pas que des présentatrices qui servaient sur un plateau la pensée de l’invité. »
Judith Bernard : Avec toujours le même embarras : 90 % des livres que nous recevons et lisons sont écrits par des hommes, et stimulent notre gourmandise et notre appétit de les recevoir. Recevoir des femmes suppose un volontarisme très déterminé : il faut nager à contre-courant des structures de la production théorique et artistique. Cela suppose plus de temps et d’énergie, lesquels ne sont pas une ressource infinie. Mais on sait qu’on ne doit pas lâcher sur cette vigilance-là, et qu’il faut encore qu’on s’améliore.
Manuel Cervera-Marzal : On ne fera jamais assez d’efforts en ce sens. Et les causes structurelles, que chacun connaît et comprend, ne doivent en aucun cas nous décharger de notre responsabilité individuelle. En plus de ce que mentionne Judith, je suis confronté à une autre difficulté : tous les hommes que j’ai invités ont répondu par l’affirmative, alors que la moitié des femmes que je contacte déclinent l’invitation à Hors-Série.
Murielle Joudet : Je suis très exposée à cette question, car le milieu du cinéma et de la critique est finalement très masculin. Il serait de mauvaise foi de dire qu’il n’y a pas de critiques ou de cinéastes femmes ; mais une autre question entre en collision avec celle de la parité : celle de mes goûts. Il y a beaucoup de cinéastes, femmes et hommes, que je n’invite pas parce que je n’aime pas assez leur travail. Et, évidemment, cela réduit encore un peu plus le nombre de femmes que je pourrais inviter. Concernant l’édition cinéma, très peu d’essais sont écrits par des femmes — un peu plus du côté des publications universitaires. Par ailleurs, j’ai toujours considéré que nous n’étions pas que des présentatrices qui servaient sur un plateau la pensée de l’invité : les émissions parlent d’elles-mêmes. Il y a toujours de notre côté de la pensée, de la contradiction, et énormément de travail. Je pense sincèrement que Hors-Série règle en partie le problème en donnant autant de consistance aux termes de présentatrice et de présentateur. Ceci dit, je suis très consciente qu’on pourrait certainement en faire plus, moi la première. Comme Manuel, je suis aussi confrontée au problème des désistements de la part de certaines femmes… Un exemple parmi d’autres : une universitaire me disait qu’elle avait besoin de « réviser » son livre avant d’accepter, puis elle n’a plus donné de nouvelles. Ça ne m’est jamais arrivé avec les hommes, qui viennent volontiers parler de livres qu’ils ont écrits il y a des années. Comme si cette invitée se sentait incapable d’avoir une conversation sur un sujet sur lequel elle est pourtant experte. C’est un problème global, qui prend des formes très subtiles et intériorisées. Moi-même, j’ai d’abord refusé de présenter « Dans le film » : je ne m’en sentais absolument pas capable, mais Judith et Raphaël ont été très convaincants, et je les en remercie.
Vous êtes sept, dans l’équipe, avec différents « postes », différentes rubriques. Chacun·e est-il autonome ou vous concertez-vous régulièrement afin de prendre les décisions en commun ?
Manuel Cervera-Marzal : On se voit tous les deux mois en équipe. C’est l’occasion de faire le point sur les émissions passées, de réfléchir aux prochaines, de confronter nos envies et nos idées — et surtout de se retrouver autour d’un bon dîner !
Judith Bernard : Le contrat de départ, c’est de s’en remettre au désir de chaque intervieweur pour cheminer vers les invitations qui l’inspirent — il m’importait beaucoup de m’appuyer sur le désir des membres de l’équipe pour construire un média où chacun puisse s’épanouir. Mais il faut évidemment de la concertation, car certaines invitations sont susceptibles de déplaire à une partie de l’équipe : de mon côté, j’étais très défavorable à ce qu’on reçoive Marcel Gauchet, par exemple, parce que je me méfiais d’un dispositif contraignant où une contradiction forte serait impossible. Dans ces cas-là, on discute en équipe (à l’occasion d’un de ces rendez-vous évoqués par Manuel), et c’est la majorité qui s’impose. Et, dans tous les cas, il faut que le désir d’invitation soit partagé par le réalisateur (Raphaël) : à chaque fois, c’est lui va passer sa semaine à monter, mixer, post-produire toute l’émission ; le désir du seul intervieweur ne peut suffire, et chacun est donc amené à proposer à Raphaël ses projets d’invitation en amont, pour s’assurer que le désir soit partagé. Il arrive aussi que les désirs d’invitation émanent de Raphaël, qui les soumet aux membres de l’équipe jusqu’à ce qu’ils trouvent preneur… ou pas.
Laura Raim : On a la chance d’avoir une directrice de la publication — Judith — qui s’efforce de vraiment appliquer les principes démocratiques et égalitaires qui sous-tendent son engagement politique par ailleurs (ateliers constituants, tirage au sort…). Bien qu’elle soit juridiquement en position d’imposer ses préférences ou de mettre son veto à tel ou tel invité qui lui déplaît, elle nous laisse toujours suivre notre désir dans nos rubriques respectives, sans se priver d’exprimer ses réserves quand elle en a, bien sûr. C’est exceptionnel d’avoir une telle liberté. Ceci ne signifie pas pour autant que toutes les décisions soient prises de manière « horizontaliste » et collective. Du fait que Judith et Raphaël sont à l’origine du projet, et du fait aussi que Hors-Série représente le travail principal de Raphaël, en pratique ce sont eux qui dirigent le site et prennent les grandes décisions stratégiques : créer une nouvelle émission ou un nouveau format, recruter une nouvelle journaliste, etc.
On vous sent tiraillés entre désir de pédagogie et exigence théorique : comment construire cette voie, comment s’adresser à tous quand tous n’ont pas les clés ?
« Les vérités les plus profondes se laissent énoncer de façon assez simple, presque banale. »
Manuel Cervera-Marzal : En pratique, je suis rarement confronté à ce tiraillement. Les vérités les plus profondes se laissent énoncer de façon assez simple, presque banale. Qu’une idée soit complexe n’empêche pas de l’exprimer avec clarté. Les enseignants qui ont le plus marqué mon parcours étaient tous de fins pédagogues et de puissants théoriciens.
Judith Bernard : De mon côté, je mise beaucoup sur la passion pour embarquer des internautes pas forcément aguerris aux enjeux théoriques : le fait de témoigner de manière vivante du plaisir qu’on a pris à lire un ouvrage, d’exprimer d’une manière assez explicite les effets que le livre a pu produire sur soi, me paraît un gage de vulgarisation. C’était le pari que j’avais fait, il y a plusieurs années maintenant, en recevant Frédéric Lordon pour un ouvrage qui n’avait absolument pas vocation à toucher un public large (Capitalisme, désir et servitude — Marx et Spinoza). J’ai « mis en scène », pendant l’entretien, ce que ce texte me faisait ; ce dont il parlait, je l’ai mimé, sur moi — (je me revois mimant l’angle Alpha sur mon propre corps, avec un geste désignant mes entrailles). Et c’est le « Dans le texte » qui a été le plus copieusement piraté, le plus massivement vu — avec des gens qui m’abordent encore pour me dire que cette émission ou ce texte a « changé leur vie ». De ce point de vue, j’estime que la subjectivité et la sincérité de l’intervieweur constituent une passerelle décisive pour emmener les internautes vers des expériences théoriques qu’ils ne feraient peut-être pas sans ce travail d’intermédiation.
Laura Raim : Je suis bien obligée de constater que je n’arrive pas toujours à rendre accessibles certaines pensées, que certaines émissions sont tout simplement plus « grand public » que d’autres, et que toutes mes émissions ne plaisent pas aux mêmes abonnés.
Murielle Joudet : C’est une question qui se rejoue à chaque émission : est-ce qu’on a réussi à faire passer quelque chose ? Surtout que, la plupart du temps, on ne sait pas si notre invité sera à l’aise à l’oral, s’il sera lui-même clair, généreux et pédagogique. C’est très stressant de débarquer sur le plateau sans savoir cela à l’avance. Surtout que la grammaire télévisuelle ne sera pas là pour lisser, polir, hachurer la parole de cet invité. Évidemment, nos questions et le travail de montage sont essentiels, mais ils ne peuvent pas tout. En cinéma, il y a beaucoup d’exigences, de reproches, parce que le cinéma est quelque chose qu’on partage tous de façon très évidente ; tout le monde parle de cinéma, tout le monde a un avis sur les films et c’est très beau, mais, du coup, une parole experte peut apparaître comme agressive.
Une des critiques faite aux médias mainstream est que l’on y voit toujours les mêmes têtes. Faut-il, au sein d’un média alternatif, tout faire — c’est-à-dire chercher les inconnus, les oubliés, les amateurs, les associatifs, les universitaires sans exposition — pour sortir de cette ornière ou, au contraire, tisser des liens afin de se renforcer, de faire communauté, quitte à inviter les « bons clients » déjà partout invités ?
Manuel Cervera-Marzal : La majorité de mes invités sont habitués à prendre la parole en public ou face à une caméra. En un sens, ils sont « connus » (dans les milieux militants et/ou académiques), et pourtant ils sont globalement peu connus du grand public. Mon but est de donner à entendre des idées inaudibles, plus que de donner à voir des visages inconnus. Ceci dit, quand je peux concilier les deux, je ne m’en prive pas ! Et quand on invite un bon client, il est certain que nous respectons une règle du champ médiatique. Mais cette règle n’est ni la seule ni la principale raison qui nous pousse à inviter la personne en question. La pertinence de son propos compte autant que sa notoriété.
Judith Bernard : Si j’invite Lordon et Friot, ce n’est pas parce qu’ils sont « bons clients » ! Ce sont des penseurs majeurs de notre époque ; ils forment les piliers de l’appareil théorique de l’alternative — il serait absurde de se priver d’eux alors qu’ils structurent ma manière de comprendre le monde et d’en penser un autre ! Qu’ils soient, par ailleurs, de bons clients représente un atout considérable : pour la diffusion de leur pensée, évidemment, et pour la viabilité du site, qui enregistre de belles rentrées d’abonnements à l’occasion de leurs passages — de tels succès permettent de s’offrir régulièrement le risque d’entretiens plus confidentiels, avec des personnalités moins repérées. C’est un équilibre très précieux.
Laura Raim : La logique du « bon client » joue particulièrement dans le format du long entretien filmé. Autant, dans un entretien écrit, c’est possible et courant de laisser l’interviewé répondre par mail et donc prendre le temps de trouver la bonne formulation, autant on ne peut pas « tricher » face à la caméra. Parler une heure de manière vivante, précise et percutante est extrêmement difficile. Ceux qui y arrivent le mieux sont souvent des supers profs qui ont l’habitude de tenir une classe en haleine. De fait, on reçoit aussi des penseurs qui sont moins à l’aise. On mise alors sur la bonne volonté des abonnés qui sauront apprécier l’intérêt intellectuel de l’invité ; et aussi, parfois, sur les compétences de monteur de Raphaël si certains passages sont vraiment trop confus — mais c’est rare.
Un nouveau média, Le Média, est en train de voir le jour afin, disent-ils, de porter une voix journalistique engagée et accessible, dans les cercles plus ou moins proches de la France insoumise. Comment l’appréhendez-vous ?
« Vouloir à tout prix devenir un média de masse, c’est courir le risque d’en rabattre beaucoup sur la puissance subversive des discours qu’on pourra porter… »
Manuel Cervera-Marzal : La tribune parue dans Le Monde, qui fait office de manifeste, a beaucoup pour plaire (indépendance financière, gouvernance participative, refus de la fausse neutralité, engagement féministe et écologiste revendiqué, etc). Mais il est difficile de juger, alors que l’aventure ne commencera qu’en janvier prochain. J’ai parfois le sentiment que, dans notre camp, certains applaudissent la création de ce média tout en espérant secrètement son échec. Je trouve cela dommage. L’espace des médias alternatifs n’est pas un espace clos dans lequel nous devrions nous battre pour arracher une parcelle à notre voisin. C’est un espace qui a vocation à s’élargir, surtout aujourd’hui. En tant que membre de Hors-Série, je suis ravi qu’existent Ballast, Regards, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur Images, Contretemps, Révolution permanente, Terrains de Luttes, Lundi matin, Radio Parleur, mille autres que j’oublie (désolé !), et bientôt Le Média. Voir des initiatives fleurir me ravit. Je le dis d’autant plus franchement que je ne suis pas un Insoumis.
Judith Bernard : On attend de voir, bien sûr. Ma préoccupation du moment porte sur plusieurs aspects : je m’inquiète un peu de l’opacité et du déni entretenus autour de la nature réelle du projet. À l’évidence, c’est un média qui s’appuie — à l’heure actuelle — sur les réseaux et les ressources de la France insoumise (ce qui n’a rien de répréhensible en soi). Mais alors pourquoi ne pas l’assumer ? La manière dont Sophia Chikirou s’évertue à clamer partout que « Non, ce n’est pas le média de Mélenchon » (sachant qu’elle-même a été la chargée de communication de Mélenchon), en se targuant d’avoir obtenu les signatures d’un Poutou ou d’une Filipetti pour prouver que, décidément, « Ce n’est pas le média de la France insoumise », me paraît relever d’une stratégie de communication un peu trop déclamatoire pour être transparente. Le déni sur les médias alternatifs qui ont préparé la voie à ce type de projet est également préoccupant : Rossigneux affirmant que sur ce créneau (humaniste, progressiste, féministe, antiraciste, écologiste), il n’y a « Rien » (aucun média) — avant de rectifier « Il n’y a rien d’audiovisuel » (c’est toujours aussi faux) —, révèle des formes d’ignorance (dans les deux sens du terme) assez préjudiciables à la qualité de leur projet. Il n’y a certes pas de média de masse. Mais alors c’est un autre type de préoccupation qui me vient : vouloir à tout prix devenir un média de masse, c’est courir le risque d’en rabattre beaucoup sur la puissance subversive des discours qu’on pourra porter… Il est bien de vouloir massifier son audience ; mais si c’est au prix d’y perdre toute puissance critique, il n’est pas certain qu’une alternative sérieuse pourra s’y élaborer.
Laura Raim : J’attends de voir avant de juger. Je n’ai rien contre le principe d’un média associé à la France insoumise ; au contraire, ça peut être une démarche très positive. Mais je ne comprends pas toutes les contorsions actuelles pour nier les liens avec le mouvement de Mélenchon.
La mode des vidéos YouTube, même liées aux sciences humaines ou dures, est au découpage effréné, aux « cuts », aux inserts « décalés » et aux vannes : vous assumez la durée, la sobriété et les plans longs, le fait de ne pas couper la parole…
Manuel Cervera-Marzal : Les vidéos YouTube courtes ne sont pas notre créneau. Pas parce que nous y sommes opposés, mais simplement parce que nous ne pouvons pas tout faire. Il y a un partage des tâches. Usul et Osons Causer sont brillants dans leur domaine, et je suis ravi de voir leurs visages sur mon mur Facebook plutôt que celui de Norman ou de Dieudonné. Quant à nous, ce qu’on sait faire et ce qu’on aime faire, ce sont des émissions longues, où on écoute l’invité, on prend le temps de discuter, on laisse la pensée s’égarer et digresser.
Judith Bernard : Le désir de Hors-Série nous est venu de nos propres frustrations vis-à-vis des formats télévisuels, et de l’habitude que nous avions prise de visionner des conférences qui traînaient sur Internet : de longs formats, avec une qualité d’image parfois désastreuse, mais un propos assez captivant pour que nous restions scotchés devant l’ordi. Il y a une vraie demande de longs formats, même si elle est moins massive que la demande pour les petits formats « buzzants » (que nous utilisons aussi en faisant circuler de brefs extraits de nos entretiens). Le fait que, dans le registre de l’écrit, ce soit aujourd’hui Le Monde diplomatique qui affiche une santé insolente, avec des ventes qui vont augmentant depuis des années, est un indicateur intéressant : là aussi, ce sont des longs formats, des articles très fouillés, et porteurs d’une vision du monde clairement située à gauche. Nous sommes manifestement un certain nombre d’usagers des médias à avoir envie qu’on nous traite autrement qu’en voulant nous décérébrer !
ENGRENAGES — « dispositif de transmission d’un mouvement généralement circulaire formé par plusieurs pièces qui s’engrènent », en mécanique. Cette rubrique donnera, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indépendants » ou « alternatifs » : autant de sites, de revues et de maisons d’édition qui nourrissent la pensée-pratique. Si leurs divergences sont à l’évidence nombreuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux glacées du calcul égoïste » : partons de là.
- « Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant »[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Judith Bernard : « Armer le spectateur d’une pensée en mouvement », novembre 2016
☰ Lire noter entretien avec Frédéric Lordon : « L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la contagion », juillet 2016
☰ Lire notre entretien avec Osons Causer : « On est à la fin de la vague néolibérale », mai 2016
☰ Lire notre entretien avec Manuel Cervera-Marzal : « Travail manuel et réflexion vont de pair », mars 2016
☰ Lire notre entretien avec Usul : « Réinventer le militantisme », février 2016
☰ Lire noter entretien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire », septembre 2015