Hors-Série : « Il y a une vraie demande de longs formats »

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Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier

Nous inau­gu­rons aujourd’hui une nou­velle rubrique : Relier. Elle don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites ou de revues qui nour­rissent, au quo­ti­dien, la pen­sée-pra­tique. Si les diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, entre tous, n’en demeure pas moins un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » — par­tons de là. Et ouvrons le bal avec Hors-Série : le col­lec­tif, plu­ra­liste et fon­dé en juin 2014 dans le giron d’Arrêts sur Images, pro­pose des entre­tiens fil­més avec « de la vraie cri­tique dedans ». Plus de 5 000 abon­nés et 150 émis­sions, évo­quant tour à tour l’Union euro­péenne et le jazz, le mar­xisme noir et Daech, la por­no­gra­phie et le salaire à vie, l’écologie poli­tique et la peur du peuple. Alors que les débats télé­vi­sés nous assomment de rica­ne­ries et d’applaudissements, de paroles tron­quées et de pages de publi­ci­té, Hors-Série opte pour la sobrié­té et la durée : on écoute ou on regarde, en une ou plu­sieurs fois, on passe le balai ou prend des notes en même temps.


Il reste encore des gens pour s’offusquer que vous fas­siez payer vos conte­nus afin de rému­né­rer votre équipe : com­ment com­prendre ce débat récurrent ?

Judith Bernard : On ne peut pas à la fois déplo­rer que les tra­vailleurs soient mal­trai­tés par le capi­ta­lisme et récla­mer de ses col­la­bo­ra­teurs qu’ils tra­vaillent gra­tui­te­ment ! Ce que nous fai­sons à Hors-Série pro­duit de la valeur, et comme toute pro­duc­tion de valeur, cela doit être rému­né­ré : c’est une ques­tion de cohé­rence poli­tique. Ceux qui s’offusquent du modèle payant sur Internet sont vic­times de l’illusion de la gra­tui­té ; rien n’est gra­tuit, sur Internet, et si ce n’est pas l’usager qui paie, c’est l’annonceur (qui n’a pas du tout les mêmes inté­rêts que l’usager), ou bien l’usager lui-même, « en nature », par la cap­ture de ses don­nées qui sont reven­dues au plus offrant, ou en mon­naie son­nante et tré­bu­chante, lorsqu’on sol­li­cite son aumône à inter­valles régu­liers… Nous avons pré­fé­ré for­ma­li­ser le modèle éco­no­mique en amont, de manière trans­pa­rente : notre seule res­source, ce sont les abon­ne­ments — il faut que les usa­gers s’habituent à rému­né­rer le tra­vail qui pro­duit une valeur conforme à leurs dési­rs —, évi­dem­ment à un tarif à la por­tée de toutes les bourses (3 € par mois, sans obli­ga­tion de renou­vel­le­ment ni de durée, ce n’est pas inabor­dable : il n’y a que la bar­rière psy­cho­lo­gique à sur­mon­ter). C’est la garan­tie de pou­voir durer dans le temps : lorsqu’un site repose sur le béné­vo­lat, il y a fort à parier que, tôt ou tard, les néces­si­tés maté­rielles contrain­dront ses auteurs à renon­cer à leur acti­vi­té mili­tante pour cher­cher leurs res­sources sur le mar­ché de l’emploi…

Hors-Série est une éma­na­tion d’Arrêt sur Images mais vous veillez, on l’imagine, à votre indé­pen­dance. Entre nous : existe-t-il néan­moins des bornes ?

« Ceux qui s’offusquent du modèle payant sur Internet sont vic­times de l’illusion de la gra­tui­té ; rien n’est gra­tuit, sur Internet. »

Judith Bernard : L’indépendance édi­to­riale est totale ; c’était la condi­tion de départ, et elle était dési­rée de part et d’autre : nous vou­lions dis­po­ser d’une liber­té abso­lue dans le choix de nos invi­tés et de nos for­mats, et Daniel Schneidermann vou­lait la paix (ne pas être res­pon­sable juri­di­que­ment de nos conte­nus). Il n’y a donc jamais eu la moindre cen­sure ou auto­cen­sure. Et quand il est arri­vé que l’une ou l’autre de nos émis­sions déplaise au « vais­seau ami­ral », il pro­dui­sait de son côté des articles ou un pla­teau cri­tique sur notre tra­vail : le désac­cord était public, trans­pa­rent, et sou­mis à l’appréciation de nos abon­nés com­muns. Ce n’est arri­vé qu’une fois, si ma mémoire est bonne.

Il n’est pas simple de défi­nir votre ligne, mais sans doute est-ce à des­sein ! « Critique », dites-vous, mais cela ne dit fina­le­ment pas grand-chose puisque la droite et l’extrême droite avancent elles aus­si sur le ter­rain « cri­tique ». Quel est le déno­mi­na­teur com­mun entre Amselle et Bouteldja, Rouillan et Delaume, Hazan et Bernier ?

Judith Bernard : Moi, je décri­rais Hors-Série comme un média d’émancipation anti­ca­pi­ta­liste — mais c’est une des­crip­tion qui ne convien­dra pas for­cé­ment à l’ensemble de l’équipe. Il y a de l’éclectisme dans cette équipe, et il me semble que c’est une ver­tu : ça res­pire, il y a des cou­rants d’air, on échappe au confi­ne­ment d’une exces­sive homo­gé­néï­té idéologique.

Manuel Cervera-Marzal : Il y a bien sûr une ligne, comme par­tout, mais elle n’est pas expli­ci­te­ment défi­nie. Elle se trace d’émission en émis­sion, à mesure qu’on avance, comme le mar­cheur d’Antonio Machado1.

Laura Raim : C’est évident que nous sommes tous « de gauche », dans le sens de « à gauche du PS ». On a envie de don­ner la parole et de faire dia­lo­guer indi­rec­te­ment les repré­sen­tants des dif­fé­rents cou­rants qui coexistent plus ou moins paci­fi­que­ment dans le champ de la gauche radi­cale — un peu comme ce que fait Ballast, fina­le­ment. Cette diver­si­té reflète aus­si nos propres dépla­ce­ments, explo­ra­tions idéo­lo­giques et théo­riques. Par exemple, en ce qui me concerne, mais j’ai l’impression que la remarque pour­rait s’appliquer à Judith aus­si, je suis plus sen­sible qu’avant à la ques­tion raciale et post­co­lo­niale ; je me rends compte que c’était un point aveugle de ma poli­ti­sa­tion, qui s’était sur­tout éla­bo­rée autour de la cri­tique du néo­li­bé­ra­lisme, de la construc­tion euro­péenne et de la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie.

Comment conce­vez-vous le débat d’idées ? Vous avez récem­ment don­né la parole à Marcel Gauchet, tenu en géné­ral pour un adver­saire de la gauche radi­cale, dans le cadre d’un échange vou­lu comme contra­dic­toire. Il y eut aus­si Jean Bricmont, sou­tien de l’UPR, et deux ou trois remous… Nombre de mili­tants estiment que tendre un micro, c’est ratifier…

Judith Bernard : Tendre un micro, ce n’est « rati­fier » que si l’intervieweur s’interdit toute forme de cri­tique. Le prin­cipe, quand on reçoit quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord, c’est de lui oppo­ser de la contra­dic­tion — mais l’exercice est redou­ta­ble­ment dif­fi­cile, parce que le dis­po­si­tif de l’invitation inter­dit d’aller trop loin dans l’opposition (on ne reçoit pas quelqu’un pour lui en mettre plein la figure ; les règles de la cor­rec­tion obligent l’intervieweur à ne pas trop relan­cer un point de désac­cord une fois qu’un pre­mier set a été joué…). Bref : tout ceci m’amène à consi­dé­rer désor­mais que le débat d’idées est une forme très ris­quée, que je sou­haite raré­fier sur Hors-Série. Mais, là encore, nous ne sommes pas tous sur la même ligne.

Manuel Cervera-Marzal : L’émission avec Marcel Gauchet n’était peut-être pas un franc suc­cès. Mais, à mes yeux, il était impor­tant d’essayer. Dans neuf cas sur dix, les gau­chistes sont en ter­rain hos­tile : on les invite sur des pla­teaux (radio ou télé) où ils sont mino­ri­taires, mal­me­nés, inter­rom­pus, cari­ca­tu­rés, pres­sés par le temps et ver­ba­le­ment agres­sés. J’ai pen­sé qu’il était inté­res­sant d’inverser la donne, au moins une fois, à titre expé­ri­men­tal : invi­tons chez nous un émi­nent repré­sen­tant de la pen­sée domi­nante. Et rece­vons-le avec le res­pect auquel ont rare­ment droit les gau­chistes qui se rendent dans les grands médias. Respecter une per­sonne ne signi­fie pas adhé­rer à ses idées. Mon inten­tion n’était évi­dem­ment pas de rati­fier la pen­sée de Marcel Gauchet ; d’ailleurs, per­sonne ne m’a accu­sé de cela. Le prin­ci­pal reproche est que l’émission était peu sti­mu­lante intel­lec­tuel­le­ment. La règle de bien­séance m’a empê­ché d’aller aus­si loin que je l’aurais vou­lu dans la cri­tique de mon invi­té. La pro­chaine fois — si pro­chaine fois il y a ! — que j’invite un « adver­saire », comme vous dites, j’inviterai aus­si un « ami ». Ainsi, nous serons trois sur le pla­teau, et je n’aurai pas à assu­mer deux rôles contra­dic­toires : celui d’hôte et celui de critique.

D’aucuns ont pu, par le pas­sé, vous repro­cher le manque de femmes par­mi vos invi­tés. C’est un pro­blème récur­rent, auquel il nous arrive d’ailleurs de faire face : pesan­teurs sociales et édi­to­riales obligent, il s’avère par­fois dif­fi­cile de trou­ver des voix non-mas­cu­lines sur les sujets que nous abor­dons. Comment, aujourd’hui, gérez-vous cette question ?

« J’ai tou­jours consi­dé­ré que nous n’étions pas que des pré­sen­ta­trices qui ser­vaient sur un pla­teau la pen­sée de l’invité. »

Judith Bernard : Avec tou­jours le même embar­ras : 90 % des livres que nous rece­vons et lisons sont écrits par des hommes, et sti­mulent notre gour­man­dise et notre appé­tit de les rece­voir. Recevoir des femmes sup­pose un volon­ta­risme très déter­mi­né : il faut nager à contre-cou­rant des struc­tures de la pro­duc­tion théo­rique et artis­tique. Cela sup­pose plus de temps et d’énergie, les­quels ne sont pas une res­source infi­nie. Mais on sait qu’on ne doit pas lâcher sur cette vigi­lance-là, et qu’il faut encore qu’on s’améliore.

Manuel Cervera-Marzal : On ne fera jamais assez d’efforts en ce sens. Et les causes struc­tu­relles, que cha­cun connaît et com­prend, ne doivent en aucun cas nous déchar­ger de notre res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. En plus de ce que men­tionne Judith, je suis confron­té à une autre dif­fi­cul­té : tous les hommes que j’ai invi­tés ont répon­du par l’affirmative, alors que la moi­tié des femmes que je contacte déclinent l’invitation à Hors-Série.

Murielle Joudet : Je suis très expo­sée à cette ques­tion, car le milieu du ciné­ma et de la cri­tique est fina­le­ment très mas­cu­lin. Il serait de mau­vaise foi de dire qu’il n’y a pas de cri­tiques ou de cinéastes femmes ; mais une autre ques­tion entre en col­li­sion avec celle de la pari­té : celle de mes goûts. Il y a beau­coup de cinéastes, femmes et hommes, que je n’invite pas parce que je n’aime pas assez leur tra­vail. Et, évi­dem­ment, cela réduit encore un peu plus le nombre de femmes que je pour­rais invi­ter. Concernant l’édition ciné­ma, très peu d’essais sont écrits par des femmes — un peu plus du côté des publi­ca­tions uni­ver­si­taires. Par ailleurs, j’ai tou­jours consi­dé­ré que nous n’étions pas que des pré­sen­ta­trices qui ser­vaient sur un pla­teau la pen­sée de l’invité : les émis­sions parlent d’elles-mêmes. Il y a tou­jours de notre côté de la pen­sée, de la contra­dic­tion, et énor­mé­ment de tra­vail. Je pense sin­cè­re­ment que Hors-Série règle en par­tie le pro­blème en don­nant autant de consis­tance aux termes de pré­sen­ta­trice et de pré­sen­ta­teur. Ceci dit, je suis très consciente qu’on pour­rait cer­tai­ne­ment en faire plus, moi la pre­mière. Comme Manuel, je suis aus­si confron­tée au pro­blème des désis­te­ments de la part de cer­taines femmes… Un exemple par­mi d’autres : une uni­ver­si­taire me disait qu’elle avait besoin de « révi­ser » son livre avant d’accepter, puis elle n’a plus don­né de nou­velles. Ça ne m’est jamais arri­vé avec les hommes, qui viennent volon­tiers par­ler de livres qu’ils ont écrits il y a des années. Comme si cette invi­tée se sen­tait inca­pable d’avoir une conver­sa­tion sur un sujet sur lequel elle est pour­tant experte. C’est un pro­blème glo­bal, qui prend des formes très sub­tiles et inté­rio­ri­sées. Moi-même, j’ai d’abord refu­sé de pré­sen­ter « Dans le film » : je ne m’en sen­tais abso­lu­ment pas capable, mais Judith et Raphaël ont été très convain­cants, et je les en remercie.

Visuel de Hors-Série à l’occasion de leurs 5 000 abonnés (2017)

Vous êtes sept, dans l’équipe, avec dif­fé­rents « postes », dif­fé­rentes rubriques. Chacun·e est-il auto­nome ou vous concer­tez-vous régu­liè­re­ment afin de prendre les déci­sions en commun ?

Manuel Cervera-Marzal : On se voit tous les deux mois en équipe. C’est l’occasion de faire le point sur les émis­sions pas­sées, de réflé­chir aux pro­chaines, de confron­ter nos envies et nos idées — et sur­tout de se retrou­ver autour d’un bon dîner !

Judith Bernard : Le contrat de départ, c’est de s’en remettre au désir de chaque inter­vie­weur pour che­mi­ner vers les invi­ta­tions qui l’inspirent — il m’importait beau­coup de m’appuyer sur le désir des membres de l’équipe pour construire un média où cha­cun puisse s’épanouir. Mais il faut évi­dem­ment de la concer­ta­tion, car cer­taines invi­ta­tions sont sus­cep­tibles de déplaire à une par­tie de l’équipe : de mon côté, j’étais très défa­vo­rable à ce qu’on reçoive Marcel Gauchet, par exemple, parce que je me méfiais d’un dis­po­si­tif contrai­gnant où une contra­dic­tion forte serait impos­sible. Dans ces cas-là, on dis­cute en équipe (à l’occasion d’un de ces ren­dez-vous évo­qués par Manuel), et c’est la majo­ri­té qui s’impose. Et, dans tous les cas, il faut que le désir d’invitation soit par­ta­gé par le réa­li­sa­teur (Raphaël) : à chaque fois, c’est lui va pas­ser sa semaine à mon­ter, mixer, post-pro­duire toute l’émission ; le désir du seul inter­vie­weur ne peut suf­fire, et cha­cun est donc ame­né à pro­po­ser à Raphaël ses pro­jets d’invitation en amont, pour s’assurer que le désir soit par­ta­gé. Il arrive aus­si que les dési­rs d’invitation émanent de Raphaël, qui les sou­met aux membres de l’équipe jusqu’à ce qu’ils trouvent pre­neur… ou pas.

Laura Raim : On a la chance d’avoir une direc­trice de la publi­ca­tion — Judith — qui s’efforce de vrai­ment appli­quer les prin­cipes démo­cra­tiques et éga­li­taires qui sous-tendent son enga­ge­ment poli­tique par ailleurs (ate­liers consti­tuants, tirage au sort…). Bien qu’elle soit juri­di­que­ment en posi­tion d’imposer ses pré­fé­rences ou de mettre son veto à tel ou tel invi­té qui lui déplaît, elle nous laisse tou­jours suivre notre désir dans nos rubriques res­pec­tives, sans se pri­ver d’exprimer ses réserves quand elle en a, bien sûr. C’est excep­tion­nel d’avoir une telle liber­té. Ceci ne signi­fie pas pour autant que toutes les déci­sions soient prises de manière « hori­zon­ta­liste » et col­lec­tive. Du fait que Judith et Raphaël sont à l’origine du pro­jet, et du fait aus­si que Hors-Série repré­sente le tra­vail prin­ci­pal de Raphaël, en pra­tique ce sont eux qui dirigent le site et prennent les grandes déci­sions stra­té­giques : créer une nou­velle émis­sion ou un nou­veau for­mat, recru­ter une nou­velle jour­na­liste, etc.

On vous sent tiraillés entre désir de péda­go­gie et exi­gence théo­rique : com­ment construire cette voie, com­ment s’adresser à tous quand tous n’ont pas les clés ?

« Les véri­tés les plus pro­fondes se laissent énon­cer de façon assez simple, presque banale. »

Manuel Cervera-Marzal : En pra­tique, je suis rare­ment confron­té à ce tiraille­ment. Les véri­tés les plus pro­fondes se laissent énon­cer de façon assez simple, presque banale. Qu’une idée soit com­plexe n’empêche pas de l’exprimer avec clar­té. Les ensei­gnants qui ont le plus mar­qué mon par­cours étaient tous de fins péda­gogues et de puis­sants théoriciens.

Judith Bernard : De mon côté, je mise beau­coup sur la pas­sion pour embar­quer des inter­nautes pas for­cé­ment aguer­ris aux enjeux théo­riques : le fait de témoi­gner de manière vivante du plai­sir qu’on a pris à lire un ouvrage, d’exprimer d’une manière assez expli­cite les effets que le livre a pu pro­duire sur soi, me paraît un gage de vul­ga­ri­sa­tion. C’était le pari que j’avais fait, il y a plu­sieurs années main­te­nant, en rece­vant Frédéric Lordon pour un ouvrage qui n’avait abso­lu­ment pas voca­tion à tou­cher un public large (Capitalisme, désir et ser­vi­tude — Marx et Spinoza). J’ai « mis en scène », pen­dant l’entretien, ce que ce texte me fai­sait ; ce dont il par­lait, je l’ai mimé, sur moi — (je me revois mimant l’angle Alpha sur mon propre corps, avec un geste dési­gnant mes entrailles). Et c’est le « Dans le texte » qui a été le plus copieu­se­ment pira­té, le plus mas­si­ve­ment vu — avec des gens qui m’abordent encore pour me dire que cette émis­sion ou ce texte a « chan­gé leur vie ». De ce point de vue, j’estime que la sub­jec­ti­vi­té et la sin­cé­ri­té de l’intervieweur consti­tuent une pas­se­relle déci­sive pour emme­ner les inter­nautes vers des expé­riences théo­riques qu’ils ne feraient peut-être pas sans ce tra­vail d’intermédiation.

Laura Raim : Je suis bien obli­gée de consta­ter que je n’arrive pas tou­jours à rendre acces­sibles cer­taines pen­sées, que cer­taines émis­sions sont tout sim­ple­ment plus « grand public » que d’autres, et que toutes mes émis­sions ne plaisent pas aux mêmes abonnés.

Murielle Joudet : C’est une ques­tion qui se rejoue à chaque émis­sion : est-ce qu’on a réus­si à faire pas­ser quelque chose ? Surtout que, la plu­part du temps, on ne sait pas si notre invi­té sera à l’aise à l’oral, s’il sera lui-même clair, géné­reux et péda­go­gique. C’est très stres­sant de débar­quer sur le pla­teau sans savoir cela à l’avance. Surtout que la gram­maire télé­vi­suelle ne sera pas là pour lis­ser, polir, hachu­rer la parole de cet invi­té. Évidemment, nos ques­tions et le tra­vail de mon­tage sont essen­tiels, mais ils ne peuvent pas tout. En ciné­ma, il y a beau­coup d’exigences, de reproches, parce que le ciné­ma est quelque chose qu’on par­tage tous de façon très évi­dente ; tout le monde parle de ciné­ma, tout le monde a un avis sur les films et c’est très beau, mais, du coup, une parole experte peut appa­raître comme agressive.

Michelle Zancarini-Fournel et Manuel Cervera-Marzal, avril 2017

Une des cri­tiques faite aux médias mains­tream est que l’on y voit tou­jours les mêmes têtes. Faut-il, au sein d’un média alter­na­tif, tout faire — c’est-à-dire cher­cher les incon­nus, les oubliés, les ama­teurs, les asso­cia­tifs, les uni­ver­si­taires sans expo­si­tion — pour sor­tir de cette ornière ou, au contraire, tis­ser des liens afin de se ren­for­cer, de faire com­mu­nau­té, quitte à invi­ter les « bons clients » déjà par­tout invités ? 

Manuel Cervera-Marzal : La majo­ri­té de mes invi­tés sont habi­tués à prendre la parole en public ou face à une camé­ra. En un sens, ils sont « connus » (dans les milieux mili­tants et/ou aca­dé­miques), et pour­tant ils sont glo­ba­le­ment peu connus du grand public. Mon but est de don­ner à entendre des idées inau­dibles, plus que de don­ner à voir des visages incon­nus. Ceci dit, quand je peux conci­lier les deux, je ne m’en prive pas ! Et quand on invite un bon client, il est cer­tain que nous res­pec­tons une règle du champ média­tique. Mais cette règle n’est ni la seule ni la prin­ci­pale rai­son qui nous pousse à invi­ter la per­sonne en ques­tion. La per­ti­nence de son pro­pos compte autant que sa notoriété.

Judith Bernard : Si j’invite Lordon et Friot, ce n’est pas parce qu’ils sont « bons clients » ! Ce sont des pen­seurs majeurs de notre époque ; ils forment les piliers de l’appareil théo­rique de l’alternative — il serait absurde de se pri­ver d’eux alors qu’ils struc­turent ma manière de com­prendre le monde et d’en pen­ser un autre ! Qu’ils soient, par ailleurs, de bons clients repré­sente un atout consi­dé­rable : pour la dif­fu­sion de leur pen­sée, évi­dem­ment, et pour la via­bi­li­té du site, qui enre­gistre de belles ren­trées d’abonnements à l’occasion de leurs pas­sages — de tels suc­cès per­mettent de s’offrir régu­liè­re­ment le risque d’entretiens plus confi­den­tiels, avec des per­son­na­li­tés moins repé­rées. C’est un équi­libre très précieux.

Laura Raim : La logique du « bon client » joue par­ti­cu­liè­re­ment dans le for­mat du long entre­tien fil­mé. Autant, dans un entre­tien écrit, c’est pos­sible et cou­rant de lais­ser l’interviewé répondre par mail et donc prendre le temps de trou­ver la bonne for­mu­la­tion, autant on ne peut pas « tri­cher » face à la camé­ra. Parler une heure de manière vivante, pré­cise et per­cu­tante est extrê­me­ment dif­fi­cile. Ceux qui y arrivent le mieux sont sou­vent des supers profs qui ont l’habitude de tenir une classe en haleine. De fait, on reçoit aus­si des pen­seurs qui sont moins à l’aise. On mise alors sur la bonne volon­té des abon­nés qui sau­ront appré­cier l’intérêt intel­lec­tuel de l’invité ; et aus­si, par­fois, sur les com­pé­tences de mon­teur de Raphaël si cer­tains pas­sages sont vrai­ment trop confus — mais c’est rare.

Un nou­veau média, Le Média, est en train de voir le jour afin, disent-ils, de por­ter une voix jour­na­lis­tique enga­gée et acces­sible, dans les cercles plus ou moins proches de la France insou­mise. Comment l’appréhendez-vous ?

« Vouloir à tout prix deve­nir un média de masse, c’est cou­rir le risque d’en rabattre beau­coup sur la puis­sance sub­ver­sive des dis­cours qu’on pour­ra porter… »

Manuel Cervera-Marzal : La tri­bune parue dans Le Monde, qui fait office de mani­feste, a beau­coup pour plaire (indé­pen­dance finan­cière, gou­ver­nance par­ti­ci­pa­tive, refus de la fausse neu­tra­li­té, enga­ge­ment fémi­niste et éco­lo­giste reven­di­qué, etc). Mais il est dif­fi­cile de juger, alors que l’aventure ne com­men­ce­ra qu’en jan­vier pro­chain. J’ai par­fois le sen­ti­ment que, dans notre camp, cer­tains applau­dissent la créa­tion de ce média tout en espé­rant secrè­te­ment son échec. Je trouve cela dom­mage. L’espace des médias alter­na­tifs n’est pas un espace clos dans lequel nous devrions nous battre pour arra­cher une par­celle à notre voi­sin. C’est un espace qui a voca­tion à s’élargir, sur­tout aujourd’hui. En tant que membre de Hors-Série, je suis ravi qu’existent Ballast, Regards, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur Images, Contretemps, Révolution per­ma­nente, Terrains de Luttes, Lundi matin, Radio Parleur, mille autres que j’oublie (déso­lé !), et bien­tôt Le Média. Voir des ini­tia­tives fleu­rir me ravit. Je le dis d’autant plus fran­che­ment que je ne suis pas un Insoumis.

Judith Bernard : On attend de voir, bien sûr. Ma pré­oc­cu­pa­tion du moment porte sur plu­sieurs aspects : je m’inquiète un peu de l’opacité et du déni entre­te­nus autour de la nature réelle du pro­jet. À l’évidence, c’est un média qui s’appuie — à l’heure actuelle — sur les réseaux et les res­sources de la France insou­mise (ce qui n’a rien de répré­hen­sible en soi). Mais alors pour­quoi ne pas l’assumer ? La manière dont Sophia Chikirou s’évertue à cla­mer par­tout que « Non, ce n’est pas le média de Mélenchon » (sachant qu’elle-même a été la char­gée de com­mu­ni­ca­tion de Mélenchon), en se tar­guant d’avoir obte­nu les signa­tures d’un Poutou ou d’une Filipetti pour prou­ver que, déci­dé­ment, « Ce n’est pas le média de la France insou­mise », me paraît rele­ver d’une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion un peu trop décla­ma­toire pour être trans­pa­rente. Le déni sur les médias alter­na­tifs qui ont pré­pa­ré la voie à ce type de pro­jet est éga­le­ment pré­oc­cu­pant : Rossigneux affir­mant que sur ce cré­neau (huma­niste, pro­gres­siste, fémi­niste, anti­ra­ciste, éco­lo­giste), il n’y a « Rien » (aucun média) — avant de rec­ti­fier « Il n’y a rien d’audiovisuel » (c’est tou­jours aus­si faux) —, révèle des formes d’ignorance (dans les deux sens du terme) assez pré­ju­di­ciables à la qua­li­té de leur pro­jet. Il n’y a certes pas de média de masse. Mais alors c’est un autre type de pré­oc­cu­pa­tion qui me vient : vou­loir à tout prix deve­nir un média de masse, c’est cou­rir le risque d’en rabattre beau­coup sur la puis­sance sub­ver­sive des dis­cours qu’on pour­ra por­ter… Il est bien de vou­loir mas­si­fier son audience ; mais si c’est au prix d’y perdre toute puis­sance cri­tique, il n’est pas cer­tain qu’une alter­na­tive sérieuse pour­ra s’y élaborer.

Laura Raim : J’attends de voir avant de juger. Je n’ai rien contre le prin­cipe d’un média asso­cié à la France insou­mise ; au contraire, ça peut être une démarche très posi­tive. Mais je ne com­prends pas toutes les contor­sions actuelles pour nier les liens avec le mou­ve­ment de Mélenchon.

Mathilde Larrère et Laura Raim, mai 2016

La mode des vidéos YouTube, même liées aux sciences humaines ou dures, est au décou­page effré­né, aux « cuts », aux inserts « déca­lés » et aux vannes : vous assu­mez la durée, la sobrié­té et les plans longs, le fait de ne pas cou­per la parole…

Manuel Cervera-Marzal : Les vidéos YouTube courtes ne sont pas notre cré­neau. Pas parce que nous y sommes oppo­sés, mais sim­ple­ment parce que nous ne pou­vons pas tout faire. Il y a un par­tage des tâches. Usul et Osons Causer sont brillants dans leur domaine, et je suis ravi de voir leurs visages sur mon mur Facebook plu­tôt que celui de Norman ou de Dieudonné. Quant à nous, ce qu’on sait faire et ce qu’on aime faire, ce sont des émis­sions longues, où on écoute l’invité, on prend le temps de dis­cu­ter, on laisse la pen­sée s’égarer et digresser.

Judith Bernard : Le désir de Hors-Série nous est venu de nos propres frus­tra­tions vis-à-vis des for­mats télé­vi­suels, et de l’habitude que nous avions prise de vision­ner des confé­rences qui traî­naient sur Internet : de longs for­mats, avec une qua­li­té d’image par­fois désas­treuse, mais un pro­pos assez cap­ti­vant pour que nous res­tions scot­chés devant l’ordi. Il y a une vraie demande de longs for­mats, même si elle est moins mas­sive que la demande pour les petits for­mats « buz­zants » (que nous uti­li­sons aus­si en fai­sant cir­cu­ler de brefs extraits de nos entre­tiens). Le fait que, dans le registre de l’écrit, ce soit aujourd’hui Le Monde diplo­ma­tique qui affiche une san­té inso­lente, avec des ventes qui vont aug­men­tant depuis des années, est un indi­ca­teur inté­res­sant : là aus­si, ce sont des longs for­mats, des articles très fouillés, et por­teurs d’une vision du monde clai­re­ment située à gauche. Nous sommes mani­fes­te­ment un cer­tain nombre d’usagers des médias à avoir envie qu’on nous traite autre­ment qu’en vou­lant nous décérébrer !


ENGRENAGES — « dis­po­si­tif de trans­mis­sion d’un mou­ve­ment géné­ra­le­ment cir­cu­laire for­mé par plu­sieurs pièces qui s’engrènent », en méca­nique. Cette rubrique don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites, de revues et de mai­sons d’édition qui nour­rissent la pen­sée-pra­tique. Si leurs diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » : par­tons de là.


  1. « Voyageur, le chemin
    C’est les traces de tes pas
    C’est tout ; voyageur,
    il n’y a pas de chemin,
    Le che­min se fait en mar­chant »[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Judith Bernard : « Armer le spec­ta­teur d’une pen­sée en mou­ve­ment », novembre 2016
☰ Lire noter entre­tien avec Frédéric Lordon : « L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la conta­gion », juillet 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Osons Causer : « On est à la fin de la vague néo­li­bé­rale », mai 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Manuel Cervera-Marzal : « Travail manuel et réflexion vont de pair », mars 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Usul : « Réinventer le mili­tan­tisme », février 2016
☰ Lire noter entre­tien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour pro­duire », sep­tembre 2015

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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