Texte inédit pour le site de Ballast
La Révolution russe a dévoré son content d’idéalistes qui croyaient en elle : marquée par la révolte écrasée de Kronstadt, en 1921, journaliste proche de la dissidence anarchiste, femme d’un poète déchiré entre sa fidélité léniniste et sa lucidité, gravement accidentée à 20 ans (elle perd ses deux pieds) mais considérant que c’est « chose sans importance » au regard de l’essentiel — la vie, l’amour, la rue —, Evguénia Isaakovna Iaroslavskaïa-Markon s’invente un destin fait de perdition volontaire et d’engagement farouche. Devenue voleuse et diseuse de bonne aventure, elle est arrêtée en organisant l’évasion de son mari puis fusillée aux îles Solovki en 1931. Désespérément rétive mais incurablement romantique, elle resurgit entre les pages d’une bouleversante autobiographie rédigée quelques semaines avant son exécution. ☰ Par Adeline Baldacchino
Il est des destins qui vous agrippent par la main sans que vous l’ayez prévu ni préparé. Il fallait peut-être se trouver assis à la terrasse d’un café de Grenade, sous l’Alhambra, par une belle journée de printemps. Recevoir sur son téléphone une simple photo en noir et blanc : le profil d’une jeune femme très brune et très fière, posant pour l’un de ces portraits anthropométriques qui précèdent l’entrée en prison. Quelques mots font office de légende : « Evguénia Iaroslavskaïa-Manron, née en 1906, poétesse, journaliste, fusillée au camp des Solovki en 1931. » Rien de plus. Rien de moins. Tout ce qu’il reste d’une femme qui savait dire non. Se prendre au jeu. Faire quelques recherches entre la maison de Lorca et les grottes de gitans. Se transporter par la pensée d’Andalousie en Sibérie. S’apercevoir qu’Evguenia est inconnue au bataillon des poètes disparus de l’Internet, qu’elle ne bénéfice que de quelques rares mentions sur un site d’archives anarchistes et d’une page en russe, dont l’automatique traduction par Google laisse à désirer. Noter qu’elle fut mariée à un tenant de la « poétique biocosmiste », mouvement d’avant-garde futuriste et furieusement technophile. Qu’elle aurait pourtant laissé une « autobiographie » d’une quarantaine de pages en forme d’aveux offerts à la Guépéou, la police d’État soviétique. Pages qui n’existent pas en français. Nulle part. Vouloir à tout prix se souvenir de ce dont nul ne se souvient.
« Les destins approximatifs nous intriguent encore plus que les autres. Creuser, donc. Jouer avec les sables mouvants, la poussière que déplacent le vent et le temps. »
Les destins approximatifs nous intriguent encore plus que les autres. Creuser, donc. Jouer avec les sables mouvants, la poussière que déplacent le vent et le temps. Découvrir qu’il s’agit de « Markon » (et non « Manron »), née en 1902 (et non 1906). Contacter Veronica Shapovalov, professeure associée de russe à l’université de San Diego aux États-Unis, à cause d’une note de bas de page sur un site. Recevoir un message improbable de l’autre bout du monde qui le confirme : elle a traduit du russe, en anglais, la fameuse autobiographie. Forcément, se procurer l’ouvrage qu’elle a consacré aux femmes russes passées par le Goulag. Se souvenir quand même. Qu’on y mourait en masse, de froid, de faim, de maladie ou fusillé par un peloton d’exécution, même à 28 ans, même pour n’avoir pas cru au Grand Soir, même pour avoir voulu écrire de la poésie biocosmiste, même pour avoir trop aimé. Le système concentrationnaire soviétique, par lequel passèrent plus de 18 millions de personnes au total, compta jusqu’à 2,5 millions de détenus simultanément, à l’apogée du système stalinien. Il faisait quelques dizaines de milliers de morts chaque année — quelques centaines de milliers les années fastes… Les femmes, comme souvent, ont moins intéressé les historiens : Remembering the Darkness, Women in Soviet prisons est le premier à leur rendre justice en faisant la part belle aux témoignages et aux casiers judiciaires exhumés des archives. Laisser longtemps le livre reposer sur une pile, entre les Mémoires de Victor Serge et les souvenirs de Boris Souvarine. Un jour, s’en ressaisir presque par hasard. En lire le premier chapitre, consacré à Evguenia. Y déchiffrer la traduction de son « autobiographie » — cri de guerre et testament mêlés.
Texte d’écrivain. D’écrivaine assassinée. « Dans mon enfance, je me suis toujours dit que ce serait bien si les êtres humains étaient transparents, comme si nous étions faits de verre. À travers la vitre, on pourrait apercevoir toutes nos pensées, nos souhaits, nos véritables motifs. Chacun serait vu par les autres très exactement comme il se perçoit lui-même. » Texte de poète. De poétesse assassinée. « Je n’ai rien à perdre en disant toute la vérité, sans ornements. » Elle n’avait rien à perdre en effet, car elle savait qu’il était trop tard. À la fin du même chapitre, trouver les mots du gardien de prison, ancien Russe blanc reconverti, qui fut témoin de la mise à mort. Se dire que les poètes ont de drôles de manières de se survivre. Et qu’il faut raconter cette histoire, ne serait-ce que pour rendre un instant à Evguenia sa voix perdue, sa voix volée, sa voix de colère et d’amour, de passionnée rebelle et d’amante affolée, de journaliste lucide et de voleuse impénitente. Car celle qui mourut pour avoir tenté d’arranger l’évasion d’un homme qu’elle aimait fut d’abord une étrange anarchiste.
Lire ne suffit pas
Reprenons donc au commencement. Le 14 mai 1902, Evguenia voit le jour rue Bolshaia Polianka à Saint-Pétersbourg. Elle est la fille unique d’un philologue spécialiste des récits de voyage médiévaux, pilier de la communauté juive russe — qui lui survivra, ayant fui en Allemagne puis en Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle dit tenir de lui le goût de la science et de la psychologie humaine ainsi qu’une propension certaine à l’ironie et au scepticisme. La famille de sa mère, plutôt aisée, fait partie de l’intelligentsia révolutionnaire de 1905 — activistes « dévoués à leurs principes jusqu’à la stupidité, à leurs idées jusqu’à la myopie ». Sous leur influence, la petite fille se sent écartelée entre les idéaux égalitaires qu’on lui inculque et la réalité confortable d’une vie quotidienne surprotégée. Elle a honte de ne manquer de rien. Sa gouvernante allemande lui vante les paysages du Rhin et le romantisme de Heine. Evguenia ne sort jamais seule avant l’âge de 14 ans mais rêve déjà de fuir sa famille et son milieu social pour rejoindre le monde des travailleurs et accomplir sa vocation — devenir une vraie révolutionnaire. Sa vision du monde est furieusement romantique et littéraire avant même d’être sociale et construite. C’est à travers les livres qu’elle imagine la misère, la violence et l’injustice.
« Elle vient de découvrir le peuple, le vrai, celui qu’elle a tant fantasmé. Un immense sentiment de liberté l’envahit. »
À défaut de pouvoir vivre immédiatement sur les barricades, l’enfant affirme très tôt son dégoût pour l’élégance bourgeoise et les bonnes manières. Elle dévore les livres de la bibliothèque de son père, se forge des convictions pour la vie. À 28 ans, elle se souvient d’avoir découvert entre 6 et 12 ans les principes auxquels l’adulte qu’elle est devenue restera toujours fidèle : le végétarisme (elle n’élabore pas sur ce qui lui apparaît comme une évidence), l’individualisme (elle est persuadée, la lecture de Stirner la confortera plus tard dans cette idée, que le sacrifice et l’altruisme ne sont que des manières de poursuivre son propre bien-être) et l’inexistence du péché (sa version du déterminisme social : l’homme est innocent, la société le corrompt). Pour elle, les voyous et les criminels le sont devenus en vertu de leur enfance malchanceuse, qu’on ne peut leur reprocher : « La page qui sort de l’imprimeur avec des défauts n’est pas à blâmer pour ces défauts. » Morale dont elle tire une tendresse presque illimitée pour le genre humain — à l’exception des « tchékistes », les policiers de la Tchéka (prélude à la Guépéou).
La gamine privilégiée s’éprend de l’idée révolutionnaire à 13 ans, exactement comme on tombe en amour avec un garçon : de manière obsédante et instinctive, rougissant quand on lui parle révolution, suant quand on ne lui en parle pas, tremblant au son des chants révolutionnaires, lisant goulûment les théoriciens du marxisme. Au lycée, elle se révèle particulièrement douée en géographie, sciences naturelles, langues et histoire. C’est aussi une élève intenable, qui met un point d’honneur à se comporter de manière impertinente. Dans un raccourci un peu rapide qu’elle-même condamnera plus tard, elle explique avoir sans cesse agi comme si les enseignants représentaient les oppresseurs à combattre, tandis que les écolières incarnaient le peuple en révolte — sauf que, dans le lycée privé qu’elle fréquentait, c’était bien plutôt l’inverse, les professeurs étant de modestes intellectuels et les élèves des enfants de la grande bourgeoisie… Elle se trompe de combat, mais c’est qu’elle a trop besoin de combattre. Elle se retrouve expulsée de son établissement à 15 ans. On est en novembre 1917 : en février, l’insurrection populaire a éclaté, en mars le tsar a abdiqué, en avril Lénine est rentré en Russie, en octobre enfin les bolcheviks ont pris le pouvoir, écartant définitivement le gouvernement provisoire social-démocrate. La jeune fille s’échappe pour la première fois de chez elle en profitant de la confusion ambiante et réalise son premier fait d’armes : au pied du château de Litovskii, qui est une prison à demi-abandonnée, les détenus de droit commun encore enfermés la supplient de trouver un moyen de leur ouvrir les portes ; elle file chercher des soldats et pénètre avec eux dans les cellules noires et puantes.
Un prisonnier la serre contre son cœur en sanglotant de joie. Elle vient de découvrir le peuple, le vrai, celui qu’elle a tant fantasmé. Un immense sentiment de liberté l’envahit. Une pasionaria est née. Elle passe ses examens en candidat libre et rejoint temporairement à Moscou le parti ouvrier social-démocrate, ancêtre du parti communiste, au sein duquel s’affrontent déjà durement les deux principales factions : les bolcheviks (« majoritaires ») de Lénine et les mencheviks (« minoritaires »), moins autocratiques, partisans d’un socialisme par étapes et décentralisé, fédéraliste, autogestionnaire, qui seront écrasés à Kronstadt avec les anarchistes en 1921. Le cœur d’Evguenia battra toujours du côté des vaincus…
Écrire ne suffit pas non plus
« Ils sont déchirés entre leur fidélité au rêve communiste et la réalité qu’ils ne peuvent pas taire et qu’ils voudraient changer. »
Agée de 20 ans, elle s’affame littéralement pendant quelques mois pour comprendre dans sa chair ce que signifie la faim, étudie la philosophie à l’université, se passionne pour la logique, la cuisine et la poésie, mais brûle de se battre à Kronstadt et participe avec enthousiasme aux réunions des dissidents. Elle considère que les bolcheviks parvenus au pouvoir représentent désormais l’autorité, l’immobilisme, bref, le conservatisme et la contre-révolution. Elle oscille entre fureur et désabusement. Ce qui était vrai hier ne peut plus l’être demain puisque les opprimés s’ingénient à devenir oppresseurs : « Le communisme aujourd’hui est révolutionnaire partout ailleurs dans le monde, sauf en URSS. […] Chaque révolution est juste parce qu’elle vise à rendre justice aux opprimés. Mais la justice ne sera jamais rendue ; le pendule va simplement se renverser de l’autre côté. Le monde est dialectique : le négatif et le positif ne sont que les deux parties d’un même système. De la même manière, la révolution et l’État ne sont que deux moitiés d’un même système. Les deux ont raison, sont inévitables, nécessaires. » Il y aura toujours des fonctionnaires, policiers, procureurs, que renverseront toujours les hommes du peuple, et à leur tête ceux qui n’ont vraiment rien à perdre : les petits criminels et les artistes, la bohème et les véritables anarchistes. Car quel est ce « peuple » qui fait la révolution ? Elle le définit très simplement comme celui qui ne peut jamais espérer accéder au pouvoir qui s’exerce sur lui. Mais que se passe-t-il quand il a renversé un régime pour en instaurer un autre ? Tous ceux qui y trouvent leur intérêt reforment une caste dirigeante, bureaucratique et militaire, qui à son tour sera un jour mise à mal par les laissés-pour-compte… Éternel retour dialectique du maître et de l’esclave. On ne sait pas si elle a lu Hegel, mais elle ne croit pas beaucoup aux synthèses.
Alors, elle écoute ses entrailles et son intuition. Le seul moyen de ne pas exploiter son prochain, c’est d’être aux côtés de ceux qui sont toujours de l’autre côté du pouvoir : du côté des sans-pouvoir, même et surtout dans un régime qui se dit révolutionnaire. Ceux-là sont dans la rue, n’ont pas de toit, pas de famille, pas d’amis, pas d’attaches, pas d’avenir. Elle veut les connaître. Elle sait déjà qu’un jour elle les rejoindra. Mais elle veut tout, Evguenia. À 20 ans, on veut tout, même l’amour. La jeune bourgeoise trop lucide sait que la politique et le cynisme sont trop souvent indémêlables. Elle aspire toujours à la passion, mais voudrait bien la trouver dans un être qui l’incarne sans compromission. C’est ainsi qu’elle rencontre par hasard, lors d’une lecture de poésie du petit cercle des « biocosmistes », Alexandre Iaroslavski. Le mouvement d’avant-garde qu’il anime est plein d’illuminés lyriques, persuadés que la science permettra d’abolir la mort. Leur manifeste promet la réalisation prochaine de trois missions : le vol spatial, l’immortalité personnelle et la résurrection physique. Farouchement athées, passionnés par les progrès de la médecine et de la physique, très matérialistes mais parfaitement utopiques, sortes de précurseurs mystico-rationnels des transhumanistes de nos jours, les biocosmistes sont des exaltés qui croient à la justice éternelle et aux forces naturelles, parient sur la réussite des soviets et la colonisation de l’espace, visent le communisme universel et la fraternité intergalactique.
Evguenia admire Alexandre, son génie de la curiosité, son absence totale d’hypocrisie, son mépris de l’opinion générale, sa tendance à n’aimer que les pauvres mal habillés, sa folle imagination — il est l’auteur de textes de science-fiction (Les Argonautes de l’univers) aussi bien que de poèmes. Ils s’aiment, dit-elle, comme deux enfants, comme deux amis qui n’ont aucun secret l’un pour l’autre, avant de s’aimer en amants. Ils emménagent ensemble à compter de 1923 et deviennent si complices qu’ils ne peuvent plus imaginer une vie sans l’autre, font des tournées de lectures et de conférences à travers la Russie puis l’Europe, sont violemment antireligieux, plus idéalistes que jamais mais bien trop libres pour s’accommoder du dogme bolchevik ; écrivent ensemble la nuit, critiquent de plus en plus ouvertement la censure qui pèse sur la littérature et les idées, sont déchirés entre leur fidélité au rêve communiste et la réalité qu’ils ne peuvent pas taire et qu’ils voudraient changer.
« C’est l’époque où Staline prend les rênes du Parti, écarte un à un tous les opposants qui seront bientôt massacrés. »
C’est exactement l’époque à laquelle Panaït Istrati, invité en 1927 à célébrer les dix ans de la Révolution, entreprend un tour d’URSS dont il reviendra avec un livre fulgurant, journal d’une déception et plaidoyer pour un rêve perdu : Vers l’autre flamme dénonce la trahison bolchevik de l’utopie rouge. Nul ne lui pardonnera cet acte de courage, dans cette Europe qui l’encensait quelques années plus tôt comme le « Gorki des Balkans ». Même pas Gorki qui se tait maintenant, même pas Romain Rolland, son maître et ami, l’homme qui se prévaut de sa liberté, converti lui aussi au stalinisme, recommandant à Panaït de se taire pour sauver l’idéal, à défaut de sauver le réel qui n’est pas à sa hauteur. Boris Souvarine, exclu à son tour des instances dirigeantes pour dissidence, racontera l’ahurissante lettre de Rolland à Istrati qui le consultait : « Ces pages [de critique du régime soviétique] sont sacrées ! Elles doivent être conservées dans les archives de la Révolution éternelle. Dans son livre d’or. Nous vous aimons encore plus de les avoir écrites. Mais ne les publiez pas ! » La vérité est trop décevante pour être dite, avoue donc le grand homme de lettres au conteur de génie, qui s’effondre devant la duplicité humaine.
C’est l’époque où Victor Serge, à son tour menacé, dont le même Istrati a en vain tenté de prendre la défense, fait face aux pires calomnies et choisit l’exil pour ne pas mourir. C’est l’époque où Staline prend les rênes du Parti, écarte un à un tous les opposants qui seront bientôt massacrés. Dans ce monde, Evguenia et son poète de mari sont de plus en plus inquiets. Ils donnent des conférences dans des cafés allemands tenus par les mencheviks, publient (comme Istrati) des lettres ouvertes naïves adressées à la Guépéou et aux commissaires du peuple, parviennent à passer clandestinement la frontière française, trimballent toujours leur seule amie — la machine à écrire —, dans le sac à dos d’Alexandre, sont accueillis à bras ouverts par les émigrés russes dans la capitale française mais prennent grand soin de ne pas être récupérés par les ennemis de la Révolution. Car ils cherchent désespérément la voix des idéalistes honnêtes, les tenants de la « vraie flamme », le moyen de se prouver que la partie n’est pas perdue. Ils croisent alors la route de Voline, libertaire ukrainien qui a combattu les bolcheviks aux côtés de Nestor Makhno. Pour Evguenia, ce pourrait être le moment de vérité. Ce fut presque le grand tournant. Elle qui rêve depuis toujours de rejoindre les anarchistes a trouvé ses pairs.
Alexandre ne l’admettra pas. Le petit monde des biocosmistes reste sentimentalement attaché à l’amère patrie et au souvenir de Lénine. Il a, comme tant d’autres, peur d’offrir des armes aux ennemis du socialisme. Tout ce qui ne va pas, « on ne devrait le dire qu’à notre peuple, pas à ses ennemis. Les bolcheviks sont encore mon peuple. Ce sont des voyous, mais ce sont nos voyous ». L’aveuglement volontaire, au nom de la solidarité clanique, lui fait préférer le silence complice à la dénonciation lucide. Alexandre a choisi le chemin qui le mène à sa perte. Evguenia s’en doute, mais Evguenia a choisi d’accompagner Alexandre sur tous les chemins. Elle signale négligemment, en une ligne de son autobiographie, avoir perdu les deux pieds dans un accident en 1923 — elle serait tombée sous un train ! Ce qui a dû bouleverser son existence devient presque anecdotique sous sa plume. L’exaltation prend toujours le pas, chez elle, sur les contraintes matérielles. L’esprit ne bataille même plus contre le corps : il a déjà remporté la partie. « C’est un évènement qui a si peu d’importance que j’ai presque oublié de le mentionner. Mais qu’est-ce que la perte de ses pieds, comparée à celle d’un amour comme le nôtre, au bonheur aveuglant qui fut le nôtre ? » Lire, écrire, ce ne sont jamais que d’autres façons d’aimer, de dévorer. Mais les livres ne suffisent plus. Ils ne l’ont sauvée de rien, ni Alexandre. C’est au plus nu de l’humain qu’elle ira désormais. Elle entre dans le vif du sujet, dans le plus vif de la vie, sans les bibliothèques qui sont des barricades, sans les reliures qui sont des masques. Elle entre dans le livre. Elle devient le personnage.
C’est vivre qu’il faut
« S’inventer un nouvel art, un nouveau talent, ce sera mieux qu’écrire, ça s’apprend et ça ne s’invente pas : elle veut voler. »
Après seulement deux mois à Paris, la Russie manque trop à Alexandre. Il a beau savoir qu’il risque le peloton d’exécution, il ne s’en soucie plus. Il le devrait pourtant. À peine rentré, il est effectivement arrêté. Evguenia suit la pente de son destin. Elle qui en rêvait depuis l’enfance, il fallait qu’elle n’ait plus rien à perdre pour franchir enfin le pas. Celle qui rêve de soulever le petit peuple des rues, des tavernes et des escrocs veut commencer par vivre sa vie au plus près du réel. C’est en réalité une femme gravement handicapée, qui se déplace seule mais avec des prothèses, qui fait le choix de vivre dans la rue, de manger des pommes rôties sur des brochettes de vieille ferraille, de dormir dans les abris de tram ou dans de précaires cachettes. Elle renonce à tout. Fuit l’appartement confortable de sa tante. Distribue des journaux contre menue monnaie, vole pour vivre, mais avant tout vole par principe : parce qu’il n’est pas question pour elle de travailler dans un bureau, parce que le vol — des plus aisés, elle s’interdit de toucher aux pauvres — est une autre manière de rejoindre les vrais humiliés, les sans-grade, ceux qu’elle nomme « le sel de la terre ».
Elle veut rejoindre le monde de la nuit, manque de se faire violer dans les parcs où elle dort, vend des fleurs et ne refuse que son corps. Elle insiste : pas de visée philanthropique ou pédagogique chez elle, surtout pas. Ce qu’elle veut, c’est comprendre, c’est vivre. Fidélité à l’enfance heureuse qui se promettait de connaître l’injustice pour mieux la combattre. « Je les ai rejoints pour comprendre leur vie, pour étudier leur éthique. Mon intention n’a jamais été de leur apporter quelque enseignement mais au contraire de retrouver et renforcer les vieilles lois des voleurs : la haine irréconciliable des flics et des rats, la camaraderie et l’aide mutuelle. » Il y a chez elle une sorte de désir effréné, vaguement masochiste, de compenser les heures trop privilégiées. Comment devenir l’héroïne des plus malheureux sans devenir d’abord l’une d’entre eux ? On soupçonne aussi quelque increvable romantisme, une fascination délétère pour le risque, la mise en danger de soi, le saut dans l’inconnu, les margelles sombres, les abîmes mal éclairés. Car c’est moins la misère ouvrière et laborieuse qui l’intéresse que celle des vrais déshérités, des petits criminels, des fous marginaux. Elle ne veut plus vivre que sur le fil. Marcher la nuit s’il faut dormir le jour. S’inventer un nouvel art, un nouveau talent, ce sera mieux qu’écrire, ça s’apprend et ça ne s’invente pas : elle veut voler.
Elle vole chez les dentistes, dans les salles d’attente. Elle vole le linge et les draps mis à sécher dans les cours ou sur les balcons. Elle vole des ustensiles dans les cuisines. Elle vole mal dans les poches, alors elle vole plutôt dans les gares, quand un passager tourne un instant le dos à son sac. Elle vole pour le plaisir aussi : quand elle peut s’emparer d’une valise, « Ah, quelle joie chaque bagage volé me procurait ! Je me sentais comme un enfant à qui l’on a offert une boule en chocolat avec une surprise au milieu. » On ne sait plus si la raison commence à osciller : est-elle toujours dans l’enquête sociologique ou déjà dans la cleptomanie maniaque ? C’est qu’elle ne théorise pas vraiment l’utilité révolutionnaire du vol, ne se pose pas en championne de la redistribution ou en virtuose du cambriolage des apparatchiks, à la manière de Marius Jacob, anarchiste de la Belle Époque. On aimerait, mais non, elle a toujours été franche, brutalement honnête, elle ne s’en cache pas : elle aime voler. Veut-elle tirer de cette expérience un livre de témoignage, comme le fera plus tard George Orwell (Dans la dèche à Paris et à Londres, en 1933) ?
« Protégée par son clan de voleurs, elle s’en sort plutôt bien, en lisant l’avenir contre un œuf ou un morceau de pain. »
On peut l’imaginer, mais il n’en reste pas trace. Dans son autobiographie, elle n’élabore pas sur le sens de ses actes : elle se consacre à la survie quotidienne, dans l’intensité brutale d’une misère qu’elle respecte et recherche. Comme un défi à l’ordre établi, fût-il soviétique et prétendument populaire. Comme un pied de nez à ces fumeux enquêteurs de la Guépéou. Comme la première et la dernière preuve qu’elle l’a enfin rejoint, ce peuple, le vrai, celui qui ne détient jamais d’autre pouvoir que celui de dire non, de prendre ce qu’on ne lui donnera pas, de rire quand il devrait crever. La voici voleuse, et fière de l’être, leur crie-t-elle à chaque ligne. Mais voleuse d’honneur et de principe, non de hasard et de bassesse. Quand elle tombe sur la sacoche d’un inspecteur des finances qui semble avoir quelques talents de peintre, elle subtilise l’appareil photo et un drap pour elle, offre le rasoir et les vêtements à des gamins et renvoie le reste à son propriétaire avec un petit message personnel : « Sachant combien chaque artiste tient à ses travaux comme à un trésor, je vous renvoie votre album avec ces croquis exquis et pleins de goût, ainsi que votre correspondance personnelle, qui n’a aucune valeur, pour nous pirates — La Voleuse. » Elle est respectée parmi les voyous : elle sait partager son butin, se défendre quand elle est arrêtée (y compris en assommant un gardien de prison). Elle commence d’ailleurs à envisager très sérieusement de diriger une brigade de criminels de droit commun et de rebelles politiques qui aurait pour but d’organiser l’évasion, d’abord des condamnés à mort, puis de tous les prisonniers. C’est qu’Alexandre est toujours en prison…
Elle ne reconnaît plus aucune légitimité au gouvernement soviétique qui organise pendant ce temps le procès de son mari, en grève de la faim, finalement condamné à cinq ans de prison au titre de l’article 58.4 du code criminel (« Assistance à la bourgeoisie internationale et conduite d’activités hostiles à l’URSS »). Il aura chèrement payé les quelques conférences qu’il regrettait pourtant d’avoir donné… Finalement, Alexandre est transféré aux îles Solovki : l’archipel du nord-ouest de la Russie, en pleine mer Blanche face au port d’Arkhangelsk, est devenu depuis 1920 un immense camp de travail à ciel ouvert. Evguenia se retrouve de son côté déportée, condamnée à trois ans d’exil en Sibérie pour de multiples petits larcins ! Loin de l’arrêter, cet épisode la renforce dans sa détermination. Assignée à résidence dans une sorte de veille bâtisse pour condamnés, elle devient la cheffe d’une bande de voleurs très organisée, tout en mettant à profit ses talents de conteuse : elle devient diseuse de bonne aventure. Les familles respectables du village l’invitent à leur table pour l’amadouer et s’assurer qu’on vole plutôt leurs voisins ! Sa petite bande cible l’administration, les propriétés publiques, les oppresseurs que sont pour eux les représentants locaux du bolchevisme central. Un temps, elle espère trouver dans les fermes collectives un renouveau de l’idéal initial : peine perdue, elle réalise que les déportés font office d’esclaves voués au travail forcé. Protégée par son clan de voleurs, elle s’en sort plutôt bien, en lisant l’avenir contre un œuf ou un morceau de pain. Elle parvient même à mettre un peu d’argent de côté. Tout juste de quoi louer un traîneau, s’évader en rejoignant un port, acheter de faux papiers, rallier Moscou puis les îles Solovki pour la dernière aventure : organiser l’évasion d’Alexandre.
Mais l’affaire rate. On n’en connaît pas les détails. Elle est arrêtée le 17 juillet 1930, internée à son tour dans les îles, condamnée à trois ans de prison. Dans le camp, elle frappe le camarade Nikolskii qui vient de lui lire l’ordre d’exécution de son mari (dont la peine de prison a été commutée en sentence de mort pour tentative d’évasion). Un autre jour, elle jette des pierres à la tête du camarade Uspenskii qui dirigeait le peloton. Elle appelle ses camarades à la grève et à la rébellion. Sur sa poitrine, elle tatoue en majuscules : « Mort aux Tchékistes ». Elle fait plusieurs tentatives de suicide : elle s’ouvre les veines avec un morceau de verre, tente de s’étrangler avec une serviette. On la sauve contre son gré. La rage de vivre ne suffit plus. La rage tout court la ronge. Les fichiers administratifs enregistrent ses déclarations de plus en plus violentes. Le « fichier d’enquête 507 », transmis au tribunal militaire qui va la condamner à mort à son tour, le note : « Elle affirme que le pouvoir soviétique est pourri de l’intérieur et s’effondrera bientôt. Elle cherchait à utiliser les criminels de droit commun pour organiser un soulèvement dans les camps et une évasion de masse des prisonniers. »
« Evguenia, la petite fille riche et érudite, la femme d’un seul, la vagabonde sans pieds, la rebelle qui s’est faite voleuse, l’écrivain qui n’écrivait plus, se dresse une dernière fois contre l’injustice. »
Non seulement elle ne nie pas, mais elle en rajoute. Elle explique, elle développe. Elle clame, elle déclame. Mise à l’isolement, elle rédige son autobiographie. Le 10 décembre 1930, Alexandre est exécuté. L’apprenant, elle laisse éclater sa fureur — elle jure de venger l’homme qu’elle a aimé, les poètes assassinés ou suicidés comme Essénine : « Je me vengerai de tous ces exécuteurs hypnotisés par vos mots hypocrites et pseudo-révolutionnaires, mercenaires ou assassins par insouciance, tous ceux qui ne savent pas ce qu’ils font. Je jure que je me vengerai par les mots et par le sang. Et je tiendrai ma parole, si cette autobiographie ne doit pas devenir ma nécrologie… » Se ment-elle encore à elle-même ? Le délire la rattrape-t-il dans le chagrin ? Croit-elle vraiment pouvoir échapper aux griffes de la Guépéou et fomenter un attentat de l’intérieur ? La gamine rêveuse a‑t-elle perdu de vue le réel ? Le roman de la vie la rattrape, en tout cas. Elle écrit ses dernières pages. Et c’est encore la littérature — sa littérature — qui l’arrache un instant de l’oubli. Sans elle, sans ces mots qui furent en effet sa condamnation, sa notice nécrologique et sa vengeance tout ensemble, on ne saurait plus rien d’elle. Et tandis que l’atroce Uspenskii s’enfonce dans l’ombre, je la tire un peu vers la lumière, au bout de cette perche qu’elle nous a tendue.
Puis, les coups de feu
Le 16 juin 1931, Akadii Ivanovich Myslitsin est à son poste à l’entrée de l’église de l’archange Saint-Michel et de l’Ascension, au sommet de la montagne Sekirnaia, au centre des îles Solovki. Les condamnés à mort y sont placés à l’isolement avant l’exécution. Ce jour-là, les paysans orthodoxes d’une secte qui se refuse définitivement à travailler pour « l’Antéchrist » soviétique attendent leur dernière heure, les mains attachées derrière le dos, silencieux, barbus, concentrés. Ils prient, ils pleurent, ils marmonnent. Akadii ne se sent pas très bien. Soudain, on jette une femme parmi eux. Elle s’évanouit, s’éveille quand le camarade Uspenskii arrive à la tête de son escouade de tueurs et la nargue : « Ainsi, tu vas suivre ton mari ! C’est avec ce même pistolet que j’ai mis une balle dans la stupide tête de ton Iaroslavskii ! » Akadii frémit. Il est habitué à la cruauté, mais il frémit quand même, cette fois. La jeune femme hurle, se débat, tente de foncer sur le camarade Uspenskii. Ses mains sont attachées. Elle ne pourra l’assommer. Sait qu’elle a perdu. Plus de mots. S’arrête un instant, se calme, respire, réalise son dernier fait d’armes. Cohérence avec le premier, quand elle libérait des prisonniers à 15 ans. Vise et puis lui crache à la figure — crache sa rage et son mépris, sa colère et sa peur.
Fidèle à l’enfance rebelle, jusqu’au bout. Evguenia, la petite fille riche et érudite, la femme d’un seul, la vagabonde sans pieds, la rebelle qui s’est faite voleuse, l’écrivain qui n’écrivait plus, se dresse une dernière fois contre l’injustice. « Ainsi [fut] ma vie, la vie d’une écolière-révolutionnaire, d’une étudiante-rêveuse, d’une amie du grand homme et poète Alexandre Iaroslavskii, d’une éternelle vagabonde, d’une conférencière antireligieuse itinérante, d’une feuilletoniste, d’une vendeuse de journaux de rue, d’une voleuse au long casier judiciaire, d’une bohémienne diseuse de bonne aventure. » L’affreux la frappe au visage avec la crosse de ce pistolet qui a tué l’homme qu’elle aimait. On lui arrache ses prothèses : les tueurs s’en vanteront devant les autres détenus, racontant combien « c’était amusant ». On la traîne dans la cour avec les autres. Tout près, devant la porte, la charrette attend déjà de récupérer les corps tout chauds qui rejoindront la fosse commune. Akadii se sent mal. Il entend tout juste l’un des paysans hurler : « Sois damné, Antéchrist ! » Puis, les coups de feu.
BIBLIOGRAPHIE
Remembering the Darkness, Women in Soviet prisons, edited and translated by Veronica Shapovalov, Rowman and Littlefiels Publishers 2001, (toutes traductions de l’anglais par Adeline Baldacchino). Ce recueil inclut « My autobiography », texte daté du 3 février 1931, dans la prison de Zaiachi Ostrova, l’une des plus strictement isolées de l’archipel des Solovki, ainsi que les fichiers judiciaires et le témoignage d’Arkadii Ivanovich Lyslitsyn, ancien Russe blanc reconverti en tchékiste et gardien à Solovki. En français ni en anglais, on ne trouve trace d’une quelconque traduction de la dizaine de recueils de poèmes d’Alexandre Iaroslavski (publiés entre 1918 et 1926, cf Ch1.note 2 de Remembering the darkness), ni des poèmes ou des vingt-quatre papiers d’Evguenia Iaroslavskaia Markon publiés en 1926 et 1927 dans le magazine Rul (« le gouvernail ») à Berlin, sous forme d’une série « autour des villes et des villages », sous un nom de plume (G. Svetlova), parmi lesquels « Entretien avec les pickpockets d’Astrakhan », « Tackhkent ou la Bagdad russe » – elle y démontre déjà un intérêt poussé pour le monde de la rue et des petits malfrats.
REBONDS
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