Les faits sont connus : le 5 juin 2013, Clément Méric, 18 ans, meurt dans une rue parisienne suite aux coups portés par un militant d’extrême droite, membre du groupuscule néofasciste Troisième Voie. C’était il y a tout juste dix ans. Clément faisait alors partie de l’Action antifasciste Paris-Banlieue et militait au sein de Solidaires Étudiant·es. Il s’était installé dans la capitale quelques mois plus tôt, après une enfance passée à Brest. Dans l’ouvrage collectif Clément Méric. Une vie, des luttes, publié aux éditions Libertalia, ses proches reviennent sur le parcours intellectuel et militant du jeune homme, d’une incontestable précocité, avant de faire le récit d’une journée tragique et de ses conséquences judiciaires, médiatiques, politiques. Et de rappeler ensemble : se souvenir de la mort de Clément Méric, c’est poursuivre le combat antifasciste auquel il a pris part. Restons vigilants : l’extrême droite a tué et continue de le faire. En guise d’hommage, nous publions les premières pages de ce livre.
« En regardant mon affiche pour le débat sur les crimes racistes et sécuritaires, et l’en-tête il y a 26 ans, Malik Oussekine
, je trouvais qu’il y avait une certaine hypocrisie à commémorer des meurtres comme celui de Malik Oussekine juste à cause des circonstances1, alors que la plupart des morts ne nous font ni chaud ni froid, enfin, qu’on fasse semblant de regretter la personne lors des commémorations alors qu’on ne s’intéresse qu’aux causes, à juste titre. »
Le 1er juin 2013, Clément Méric, jeune étudiant de 18 ans engagé radicalement à gauche, adressait ce message à son amie. Le 5 juin, il mourait sous les coups de skinheads néonazis en plein cœur de Paris. Lui et ses camarades avaient été agressés de façon extrêmement brutale par des membres d’un groupuscule d’extrême droite, Troisième Voie. Cruel miroir renvoyant ce questionnement d’un jeune militant à tous ceux — très nombreux — qui allaient brandir son image et scander son prénom en signe de protestation… Et à nous qui, aujourd’hui, osons proposer de parler encore de lui.
« Les grands enjeux collectifs s’expriment aussi à travers des histoires particulières. »
Dans l’esprit du jeune homme qu’il était, en dehors des liens personnels, les causes seules méritaient intérêt. Clément, soucieux de discrétion individuelle et attaché au caractère collectif de l’action, n’aurait sans doute pas apprécié de devenir le sujet principal d’un livre. Et il est vrai que tout autre militant aurait pu être à sa place et tomber sous les coups haineux, tout autre militant aurait mérité une évocation de son parcours, de ses espoirs, de ses rêves… Il se trouve que, cette fois-là, c’est Clément qui est mort.
Nous, ses proches, qui l’avons bien connu et aimé, pensons qu’il est utile de raconter.
De raconter de façon sensible, incarnée, parce que les grands enjeux collectifs s’expriment aussi à travers des histoires particulières. Et pour rendre hommage à une belle vie prématurément et brutalement interrompue, comme le sont tant d’autres vies volées. De raconter de façon rigoureuse tout autant, car il s’agit, hélas, de choses graves. L’affaire a été abondamment documentée, commentée, mais elle l’a été de façon souvent polémique. La fachosphère s’en est emparée ad nauseam. Tout et n’importe quoi a été dit et écrit. Les sources sérieuses sont éparses, le dossier de l’enquête judiciaire n’est pas directement accessible.
Le temps passe et les drames d’aujourd’hui effacent ceux d’hier dans la mémoire collective. Même dans les milieux militants auxquels appartenait Clément, et malgré les efforts faits pour rappeler ce qui s’est passé, l’oubli guette. Il est important de fixer la mémoire et de mettre à disposition de ceux qui s’interrogent un outil fiable et accessible.
C’est un collectif qui signe ces lignes. Clément était notre camarade, notre ami, notre fils. Sa mort nous a soudé·es par-delà les différences de lien avec lui, de sensibilité politique, de rapport à l’action militante, d’âge. Chacun·e d’entre nous a pourtant un regard personnel, et nos voix s’expriment ici le plus souvent de façon distincte. Nul ne s’étonnera de possibles dissonances.
« Ils ont été repérés comme des
rougespar leurs agresseurs. »
La mort de Clément a fait grand bruit à l’époque. Un nom venait s’ajouter à la très longue liste des victimes de l’extrême droite. Pour la seule Europe, une centaine de personnes tuées entre 2008 et 2018 — sans compter tous les traumatismes causés à des personnes blessées, physiquement ou psychiquement2. Et en France, de 1986 à 2020, 48 homicides3, la plupart du temps à mobile raciste. Certains noms continuent d’être le symbole de ces violences : Ibrahim Ali, 17 ans, tué en 1995 par un colleur d’affiches du Front national (FN) à Marseille ; Brahim Bouarram, jeune Marocain jeté dans la Seine le 1er mai de la même année, pour des motifs racistes et homophobes, par des participants au défilé du Front national en l’honneur de Jeanne d’Arc. D’autres sont quasi oubliés par la mémoire collective : Jacques Leparoux, victime en 2000 d’un attentat au colis piégé par un militant du FN et du Groupe union défense (GUD) à La Baule ; Mohammed Madsini, Marocain tué par balle en 2001 par un néonazi en Alsace4…
En 2013, il y avait plusieurs années que l’extrême droite n’avait pas tué en France, même si elle s’était rendue coupable de nombreuses violences, en grande majorité contre des personnes racisées. Clément, lui, n’a pas été victime d’une violence raciste ou homophobe, mais d’une violence orientée vers un adversaire politique : lui et ses camarades sont des militants antifascistes et syndicalistes à Solidaires étudiants. Ils ont été repérés comme des « rouges » par leurs agresseurs : ils leur avaient signifié que les messages nazis affichés sur leurs vêtements étaient inacceptables. Et, en plein jour, en plein Paris, dans une rue commerçante très fréquentée, l’impensable advient. Comment est-ce possible ? s’interroge-t-on.
En 2012–2013, les mois qui viennent de s’écouler ont été marqués par le débat sur le projet de loi Taubira ouvrant le mariage aux couples de même sexe et la forte opposition qui s’est exprimée à travers la Manif pour tous. On voit défiler dans les rues toute la droite réactionnaire. Ce contexte libère la parole, et le geste. Il galvanise des groupuscules violents, certains d’entre eux prenant l’habitude de venir faire de la provocation en marge des manifestations. Des analystes emploient, au sujet de ces groupuscules, le qualificatif d’« ultradroite » pour les distinguer de l’extrême droite électoraliste. Ce terme est contestable, en ce qu’il laisserait penser que l’extrême droite électoraliste, elle, exclurait la violence, ce qui n’est pas le cas5.
La mort de Clément oriente spécialement les regards vers le groupuscule Troisième Voie auquel adhèrent les agresseurs, et vers leur leader, Serge Ayoub. Leur idéologie néonazie et leurs pratiques sont ainsi exposées au grand jour. L’attention se porte aussi sur la victime, sur le milieu militant syndicaliste et surtout antifasciste auquel elle appartenait. Clément était, depuis la rentrée 2012, étudiant à Sciences Po. Il militait au sein de la section Sud devenue Solidaires étudiant·es de cet établissement. Il était aussi membre de l’Action antifasciste Paris-Banlieue (AFA-PB) dont l’objet principal est de faire barrage à l’extrême droite, groupe jusqu’alors assez méconnu du grand public.
« La violence d’extrême droite continue de tuer, dans une indifférence de plus en plus grande. »
Pour un temps, les antifas s’attirent un capital de sympathie, sans doute fondé sur un malentendu quant à la réalité de leur positionnement politique : on ignore leur défiance radicale vis-à-vis des institutions étatiques et leur attachement à l’autodéfense populaire. Le malentendu levé, cette sympathie ne va pas durer.
L’image de Clément, jeune étudiant de 18 ans au visage encore juvénile, très engagé politiquement, était devenue iconique. Comme en retour de balancier, l’acharnement de certains à cracher sur son visage a cassé l’élan d’indignation, à la mesure de l’adhésion qu’il avait d’abord emportée. Ce qui est pour nous la mort d’un proche devient, dans l’opinion, « l’affaire Clément Méric ». Comme toujours, l’émotion du moment avait conduit à clamer dans une belle unanimité : « Plus jamais ça ! » Mais la politique des gouvernants reste ce qu’elle était, et l’extrême droite électoraliste continue de progresser dans les urnes et dans les têtes. Quant aux groupuscules des droites radicales, ils se jouent des dissolutions qui se sont multipliées.
Et la violence d’extrême droite continue de tuer, dans une indifférence de plus en plus grande : en mars 2022, à Paris, le rugbyman Federico Martin Aramburu, 42 ans, est abattu de plusieurs balles par un ancien membre du GUD, après une altercation. La victime avait dénoncé des propos racistes. Comme Clément et ses camarades, Aramburu n’avait pas baissé les yeux6. Son assassinat n’a pas déclenché de réactions à la hauteur du scandale qu’il constitue. On n’oubliera pas non plus la même année la fusillade devant un centre culturel kurde qui a fait trois victimes, Mîr Perwer, Abdurrahman Kizil et Emine Kara. Le mobile du tueur d’extrême droite était, cette fois encore, raciste.
Ce livre n’est pas un ouvrage sur la violence de l’extrême droite — des travaux très documentés et éclairants y sont consacrés7. Il se veut plutôt un témoignage collectif sur un épisode particulier de cette violence, que nous avons vécu de près.
« Il s’agit de rétablir des vérités et de dissiper la confusion dans l’opinion. »
C’est d’abord un témoignage sur la vie d’un jeune engagé radicalement à gauche, pour montrer à travers un portrait de Clément, plus juste qu’une icône, comment peut se construire un jeune militant du mouvement social, pour rendre compte des luttes auxquelles lui et ses camarades prenaient part et dire les idées, les espérances, les musiques qui les animaient.
C’est aussi un témoignage sur les circonstances de sa mort, sur la façon dont s’est déchaînée la violence des agresseurs. Il s’agit de rétablir des vérités et de dissiper la confusion dans l’opinion, le procès ayant clarifié les responsabilités et validé le récit des camarades de Clément.
C’est enfin un témoignage sur la façon dont nous avons vécu et vivons cet événement, sur l’impact qu’il a pu avoir sur nos vies et sur nos engagements. Sans ériger de culte à un héros qui n’en était pas un, à un martyr qui n’a pas donné sa vie mais à qui on l’a volée, nous devons évoquer ce que la mémoire de Clément peut apporter, parce que les luttes continuent.
Illustration de vignette : extrait de la couverture du livre collectif Clément Méric, une vie, des luttes, Libertalia, 2023
Photographie de bannière : Loez
- Malik Oussekine a été tué en 1986 par des policiers « voltigeurs » en marge du mouvement de contestation contre le projet de réforme universitaire Devaquet.[↩]
- Ortega Stéphane, « L’extrême droite a tué une centaine de personnes en Europe en dix ans », Rapports de force, 9 septembre 2018.[↩]
- Nicolas Lebourg dans l’ouvrage collectif de Sommier Isabelle (dir.), Violences politiques en France. De 1986 à nos jours, Les Presses de Sciences Po, 2021.[↩]
- La liste n’est, hélas, pas exhaustive.[↩]
- Lebourg Nicolas, « Les confusions sur le terme
ultradroite
peuvent exclure des gens dangereux des radars », Libération, 19 mars 2021.[↩] - Fœssel Michaël, « Clément Méric ou les colères françaises », Esprit, août-septembre 2013, p. 10–12.[↩]
- Voir notamment Violences politiques en France. De 1986 à nos jours, op. cit., et une présentation de cet ouvrage par Pierre Plottu et Maxime Macé dans Libération, « Au rapport. En France, une violence d’extrême droite fréquente, létale et protéiforme », 19 mars 2021 ; Stéphane François, « L’extrême droite et la violence politique. Retour sur la période 1962–2010 », Humanisme, 2016/4 (n° 313), p. 51–56. Pour des informations contemporaines, on pourra aussi consulter les sites lahorde.samizdat.net, streetpress.com et rapportsdeforce.fr et un article de Chavance Lily et Neboit Zoé, « Depuis janvier, l’extrême droite décomplexée », Politis, 10 mars 2023.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Les arts martiaux et l’extrême droite », Kurt Hollander, mai 2023
☰ Lire notre traduction « Aux origines antifascistes du foot féminin italien »,Miguel Ángel Ortiz Olivera, mars 2023
☰ Lire notre article « Se souvenir du massacre de Vitoria-Gazteiz », Arnaud Dolidier, septembre 2022
☰ Lire notre traduction « Souvenons-nous de la bataille antifasciste de Wood Green », Luke Savage, avril 2022
☰ Lire les bonnes feuilles « Contre le fascisme, construire le socialisme — par Daniel Guérin », octobre 2021