Traduction d’un article paru dans Tribune | Ballast
Le 7 octobre, le Hamas a lancé une offensive armée sans précédent. L’organisation islamiste, qui a pris le pouvoir dans la bande de Gaza en 2007 après l’écrasement meurtrier du Fatah, revendique l’attaque d’une vingtaine de cibles infrastructurelles militaires. Mais elle a également commis plusieurs massacres inqualifiables à l’encontre de nombreux civils israéliens. Depuis, le gouvernement d’extrême droite d’Israël bombarde à nouveau la bande de Gaza : on compte pour le moment plus de 2 200 meurtres, dont plus de 700 enfants. L’horreur, encore et toujours. Des diplomates européens évoquent un « nettoyage ethnique massif ». Le journaliste irlandais Ronan Burtenshaw revient, dans la revue socialiste Tribune, sur les évènements en cours. L’unique façon de sortir de cette trop longue impasse est de mettre un terme à la colonisation et au régime d’apartheid institué en Palestine. Nous le traduisons.
Les choses ne pouvaient rester en l’état — et c’est ce qui s’est passé. Au terme de près d’un an d’escalade, largement ignorée par les médias internationaux malgré des morts presque chaque jour, Israël et les territoires palestiniens sont entrés dans une guerre brutale et dévastatrice. La toile de fond politique de cette dernière est sombre. Après avoir prétendu pendant plus de cinquante ans que les Palestiniens seraient autorisés à avoir un État dans les frontières de 1967, l’occupation la plus longue du monde s’est transformée en un processus formel d’annexion. Cette évolution a été à peine remarquée par nombre de ceux qui couvrent aujourd’hui les violences. Il s’agit pourtant du facteur le plus important pour comprendre la guerre : un tournant historique reconnu par toutes les factions politiques israélienne et palestinienne.
Sans contexte, aucun progrès n’est possible. Le contexte ne justifie pas l’assassinat de civils durant un festival ou de familles dans leurs maisons — rien ne le justifie. Mais le contexte nous rappelle que chaque atrocité, chaque mort et chaque acte de vengeance a un pouvoir et une histoire derrière lui. Ceux qui traitent les violences récentes comme si elles surgissaient du néant n’apporteront rien à la recherche de la paix. Après de nombreuses années à tenter d’obtenir le statut d’État, par des moyens juridiques et politiques non violents, le mouvement palestinien majoritaire est arrivé au bout du chemin. Le monde voit aujourd’hui les conséquences de cette réalité. Ainsi que l’a écrit le journal israélien Haaretz dans son éditorial : « Le Premier ministre n’a pas su identifier les dangers vers lesquels il menait consciemment Israël, en établissant un gouvernement d’annexion et de dépossession… tout en adoptant une politique étrangère qui ignorait ouvertement les droits et l’existence des Palestiniens. » C’est là une perspective charitable. Benjamin Netanyahu et son gouvernement étaient sans doute conscients que c’était, justement, un des résultats probables de leurs politiques.
« Ceux qui traitent les violences récentes comme si elles surgissaient du néant n’apporteront rien à la recherche de la paix. »
Ces politiques font qu’il n’existe aujourd’hui qu’un seul État entre le Jourdain et la mer Méditerranée : il gouverne deux peuples, qui vivent selon des règles différentes. Les Juifs, qui bénéficient des normes les plus élevées en matière de droits humains, de droits civiques et de droits économiques — même lorsque ces droits sont contraires au droit international ; les Palestiniens, qui ne peuvent prétendre à une citoyenneté égale dans aucune partie de leur patrie historique et qui, au lieu de cela, vivent sous divers degrés d’oppression. À Gaza, cela s’est traduit par un blocus de seize ans. Il régit presque tous les aspects de ce qui entre et sort du territoire, entraînant des pénuries régulières de produits essentiels, de l’électricité à l’eau en passant par les médicaments, la nourriture et les matériaux de construction. Deux millions de personnes vivent dans la bande de Gaza, dont près de la moitié sont des enfants ; plus de la moitié vivent dans la pauvreté et tous ont subi six guerres depuis le début du blocus.
Dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, les Palestiniens sont divisés en 224 ghettos, privés du droit de circuler ou de s’associer librement du fait de centaines de barrages routiers et militaires. Ils sont soumis à des détentions arbitraires et prolongées (1 260 sont actuellement internés sans inculpation ni jugement), régulièrement expulsés de force et tués — au premier semestre 2023 : à un rythme de près d’un par jour. En Israël même, ils sont également des citoyens de seconde zone : ils se voient refuser le droit d’occuper jusqu’à 80 % des terres d’un pays qui, depuis 2018, est exclusivement considéré comme « État-nation du peuple juif ». Les principales organisations mondiales de défense des droits humains, d’Amnesty International à Human Rights Watch, qualifient cette situation d’apartheid. Il en va de même pour le mouvement sud-africain qui a vécu sous ce système, et l’a combattu. Les Palestiniens ont le droit de résister à l’apartheid. Ceux qui sont choqués par la violence doivent se confronter au fait indiscutable que toutes les voies légales et politiques pour une telle résistance ont été systématiquement fermées par le gouvernement israélien.
Il y a trente ans, lors des accords d’Oslo, le principal courant du mouvement palestinien s’était engagé à ne pas recourir à la violence afin d’obtenir la création d’un État. Il a reconnu l’État d’Israël et a même signé un accord qui admettait le contrôle temporaire d’Israël sur la majeure partie de la Cisjordanie. Pour quel résultat ? Au cours des années qui ont suivi, le nombre de colons israéliens en Cisjordanie a quadruplé, excluant pratiquement la perspective d’un État palestinien dans les frontières internationalement reconnues de 1967. L’échec du processus d’Oslo a été suivi par la seconde Intifada. Mais, une fois celle-ci terminée, la perspective d’une solution non violente est revenue sur le tapis. En 2005, la société civile palestinienne a lancé le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) : il visait à exercer une pression internationale sur Israël afin qu’il mette un terme à l’occupation. En réponse, Israël a rendu ces boycotts illégaux, a menacé les dirigeants du mouvement d’« éliminations civiles ciblées », a harcelé ses militants et a lancé une campagne internationale en vue de criminaliser cette tactique.
Puis, il y a tout juste cinq ans, les Palestiniens de Gaza ont entamé la Grande marche du retour : une manifestation de masse contre le blocus et l’occupation généralisée. Israël a réagi en abattant plus de 200 manifestants et en en blessant plus de 9 000 alors qu’ils s’approchaient de la clôture qui les maintenait enfermés dans ce qui est largement décrit comme « la plus grande prison à ciel ouvert du monde ». Quel est le bilan des progrès réalisés par ces initiatives non violentes ? Qu’ont apporté des décennies d’engagement du principal mouvement palestinien en faveur de moyens politiques et juridiques visant à lutter contre l’apartheid et l’occupation ? Quel résultat l’appel à la conscience de la « communauté internationale », à l’autorité du droit international ou à la sympathie des organisations de défense des droits humains a‑t-il eu pour les Palestiniens ? La violence exercée contre eux s’est poursuivie sans relâche.
« Si c’est vraiment le meurtre de civils qui nous préoccupe, n’est-il pas juste de se demander pourquoi ce n’est que maintenant que les politiciens et les médias occidentaux s’y intéressent ? »
De 2008 à cette dernière guerre, les statistiques des Nations unies montrent que les Palestiniens représentent 95 % des morts et 96 % des blessés de ce qui est décrit à tort comme un « conflit ». Le terme « conflit » implique un certain degré de symétrie. Or, depuis des années, une seule partie meurt en masse, perd sa patrie historique et subit une misère généralisée. Il n’y a tout simplement pas de comparaison possible. Ultime injure à ceux qui prônent la non-violence : la longue occupation israélienne du territoire palestinien s’est transformée en annexion totale. Cela a commencé avec le Likoud, le parti au pouvoir du Premier ministre Benjamin Netanyahu, qui a officiellement approuvé l’annexion de certaines parties de la Cisjordanie en 2017, devenant ainsi un pilier essentiel des campagnes électorales du parti en 2019. En 2020, ce plan est devenu une politique gouvernementale et, en 2022, Israël a élu un gouvernement d’extrême droite attaché au « droit exclusif du peuple juif sur l’ensemble de la Terre d’Israël ».
En février 2023, cette annexion a franchi son étape la plus importante. Durant des décennies, l’occupation a été traitée par Israël comme une affaire militaire, supervisée par le ministre de la Défense. Mais au début de cette même année, Israël a officiellement transféré les pouvoirs sur le territoire à son gouvernement civil. Qui plus est, il les a confiés à un « fasciste » — comme il se décrit lui-même —, Bezalel Smotrich. Ainsi que l’a écrit Foreign Policy, « cette décision a effectivement nommé Smotrich gouverneur de facto de la Cisjordanie ». Tout cela n’enlève rien à la tragédie de ces derniers jours. Cela n’induit pas non plus le caractère moral ou l’efficacité de la violence politique. Elle ne peut justifier l’assassinat de civils israéliens par des Palestiniens — d’autant qu’elle a conduit le gouvernement israélien à tuer à son tour des civils à Gaza, et ailleurs. Le ciblage délibéré de civils, où qu’il ait lieu, est un crime odieux. Mais si c’est vraiment le meurtre de civils qui nous préoccupe, n’est-il pas juste de se demander pourquoi ce n’est que maintenant que les politiciens et les médias occidentaux s’y intéressent ? Lorsque des civils palestiniens ont été tués au rythme de près d’un par jour pendant des mois au début de l’année, pourquoi cela n’a-t-il pas suscité d’indignation ?
La dure conclusion qui s’impose est la suivante : pour l’Occident, le lent effacement de la Palestine, avec toutes les injustices que cela implique, était finalement acceptable. Ceux qui ont passé des années à prôner des alternatives non violentes au bain de sang actuel ont été trahis par cette même « communauté internationale » qui condamne aujourd’hui de manière unilatérale — mais qui ne s’est pas suffisamment souciée d’agir de manière décisive en faveur de la paix lorsqu’elle était possible. Dans les prochains jours, Israël accélérera ses efforts pour effacer la Palestine en rasant de grandes parties de Gaza. Il le fera avec l’une des armées les plus puissantes que le monde ait connues ; il le fera en tant que mise en œuvre d’un projet politique, son ministre de la Défense décrivant les Palestiniens comme des « animaux humains » et les porte-parole de l’armée affirmant que « notre objectif est de [causer] des dommages, pas de faire preuve de précision ». Il le fera avec la complicité de l’Occident, dont les gouvernements arborent ses drapeaux sur leurs bâtiments officiels. Il le fera au nom de « l’élimination du Hamas ».
Mais le Hamas, dont les atrocités méritent d’être amèrement condamnées, est le produit de l’aliénation, du désespoir et de la dépossession. Des millions de Palestiniens considèrent le mouvement comme faisant partie d’une résistance à la hauteur de la destruction aveugle qu’Israël déchaîne actuellement sur une population sans défense. Si Israël voulait vraiment « effacer le Hamas de la surface de la Terre », comme le dit son ministre de la Défense, il s’attaquerait aux conditions qui les ont créées : bien entendu, il n’en a pas l’intention. Lorsque l’on replace la situation en Palestine dans son contexte, il devient évident que la seule voie vers la paix est la fin du système d’apartheid. Pourtant, quiconque défend ce point de vue peut s’attendre à être diabolisé dans les jours et les semaines à venir. Le consensus établi est que la « normalité » qui prévalait il y a encore quelques jours doit être rétablie — même s’il est tout à fait clair que cette normalité nous a précisément conduits au désastre d’aujourd’hui.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Ronan Burtenshaw, « Ending Apartheid Is the Only Path to Peace », Tribune, 12 octobre 2023
Illustrations de bannière et de vignette : Sliman Mansour
REBONDS
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