Traduction d’un article de Tribune pour Ballast
Le 15 avril dernier, les forces armées israéliennes ont pris d’assaut la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem, troisième « lieu saint » de la religion musulmane. Bilan : environ 150 blessés et 500 arrestations. « Crise », « regain », « escalade », « retour » : le champ lexical de l’irruption, largement mobilisé pour couvrir l’actualité du « conflit israélo-palestinien », brouille pourtant la vue d’ensemble. Amnesty International rappelait ainsi, deux mois plus tôt, que « les autorités israéliennes ont progressivement créé un système d’apartheid à l’encontre du peuple palestinien dans son ensemble ». Et un rapporteur spécial de l’ONU d’entériner peu de temps après. Dans ce texte que nous traduisons, paru il y a trois jours dans le média Tribune, Ryvka Barnard, directrice adjointe palestino-britannique de l’organisation Palestine Solidarity Campaign, replace l’évènement dans son « contexte général ».
escalades
mais nous ne savons pas où s’achève l’une et où commence la suivante. » Si l’évolution de la situation actuelle est incertaine, il est essentiel de garder à l’esprit le contexte général, et ce quelle que soit la tournure des évènements.
Israël prend régulièrement pour cible les sites religieux et culturels palestiniens
Les attaques d’Israël menées dans l’enceinte d’al-Aqsa la semaine passée ont été particulièrement dévastatrices, d’autant qu’elles ont eu lieu durant le Ramadan, suscitant un grand désarroi. Mais il faut appréhender la situation actuelle dans un cadre plus large : les assauts israéliens contre les sites et les pratiques palestiniennes, qu’elles soient religieuses, culturelles et nationales, sont permanents. L’accès des Palestiniens à al-Aqsa est régulièrement bloqué par les forces israéliennes, par le biais de fermetures autour du complexe lui-même et, plus largement, par des restrictions à la circulation des Palestiniens. Mais ces mesures ont également un impact sur les chrétiens palestiniens qui habitent dans la bande de Gaza et qui se voient refuser l’accès à Jérusalem et à Bethléem pour Noël, ou encore pour la Pâque orthodoxe de ce week-end, les autorités israéliennes ayant l’intention de limiter l’accès aux lieux saints. Ces dernières années, le gouvernement israélien a inondé la presse internationale de récits sur la façon dont il accordait « généreusement » des permis aux Palestiniens afin qu’ils puissent se rendre à Jérusalem pour les fêtes. Or, ce qui est important, c’est qu’Israël bloque les déplacements des Palestiniens : pourquoi devraient-ils avoir besoin d’un permis pour accéder à leurs propres sites religieux et culturels, dans leur propre patrie ?
« Pourquoi les Palestiniens devraient-ils avoir besoin d’un permis pour accéder à leurs propres sites religieux et culturels, dans leur propre patrie ? »
Sami Abu Shehadeh, un homme politique palestinien, l’a très justement dit cette semaine : « Nous possédons nos mosquées et nos églises, nous possédons chaque pierre que nous avons héritée de nos ancêtres et nous continuerons à célébrer nos traditions — quels que soient les projets de ceux qui soutiennent un régime d’apartheid déployé de la rivière à la mer. » Car Israël ne limite pas seulement la circulation des Palestiniens à l’intérieur de ses frontières. La majorité du peuple palestinien vit en exil, en tant que réfugiés, et se voit refuser tout accès à sa terre. Les Palestiniens en exil, toutes confessions confondues, sont tenus à l’écart de leur patrie alors que des milliers de touristes étrangers affluent dans le pays pour y passer des vacances — un atout financier certain pour l’industrie touristique israélienne. Les nombreux lieux saints de Palestine ne sont pas seulement destinés à la pratique religieuse : ils font partie du patrimoine national de la Palestine. Le poète palestinien Mohammed El-Kurd l’évoquait récemment lors d’un entretien, se remémorant le temps qu’il passa dans la cour d’al-Aqsa à réviser ses examens scolaires.
Les attaques contre les sites religieux palestiniens font partie de l’assaut colonial contre l’espace public et l’identité nationale palestiniens, de la même manière qu’Israël cible les musées et les théâtres palestiniens via des fermetures et des attaques. Ces actions relèvent d’une tentative de séparer les Palestiniens de leur patrimoine et de leur histoire, afin de faire en sorte que même leur participation à la vie culturelle publique relève d’une lutte.
[Jérusalem, 22 avril 2022 | Ahmad Gharabli | AFP | Getty Images]
Le colonialisme de peuplement s’approfondit
L’un des aspects les plus terrifiants de l’attaque du printemps dernier contre les Palestiniens a été la façon dont les colons sont descendus dans les rues de la Palestine historique en vue d’une démonstration de force. Des « Marches des drapeaux » organisées par l’extrême droite à Jérusalem jusqu’aux foules descendant dans des villes dites mixtes comme Akka et Yafa, on ne peut que constater que les colons israéliens sont de plus en plus organisés et décomplexés. Et qu’est-ce qui les arrête ? Au mieux, et dans presque tous les cas, la police et l’armée israéliennes tendent l’autre joue pendant que les colons brûlent des arbres et des champs palestiniens, attaquent des villages ou défilent dans les quartiers palestiniens en scandant « Mort aux Arabes ». Dans certains cas, la police et l’armée accompagnent même activement les marches des colons et leur permettent d’accéder aux zones palestiniennes. Au cours de l’année passée, les attaques de colons contre des Palestiniens sont devenues si fréquentes qu’il est difficile d’en suivre la trace. L’expansion des colonies se poursuit, du Naqab à Naplouse en passant par Jérusalem. Cette expansion ne se borne pas à construire de nouvelles maisons pour les colons ; elle commence souvent par des attaques violentes contre les communautés palestiniennes qui tentent de les empêcher d’accéder à leurs terres agricoles, ou par la démolition de maisons et de propriétés palestiniennes au moyen de bulldozers (certains fabriqués par la société britannique JCB) escortés de soldats ou de policiers armés.
Lorsque les Palestiniens protestent — inévitablement et à juste titre —, ils sont la cible de violences et d’arrestations. Cela concerne les manifestants actifs, mais aussi les journalistes, les médecins et, bien souvent, les enfants, dont un grand nombre en détention militaire israélienne est originaire de villages proches de sites coloniaux en expansion. L’arrestation des enfants est l’une des tactiques utilisées depuis longtemps par Israël afin d’effrayer les communautés palestiniennes et de les empêcher de protester encore davantage.
La violence armée est au cœur du régime d’apartheid israélien
« Au cours de l’année passée, les attaques de colons contre des Palestiniens sont devenues si fréquentes qu’il est difficile d’en suivre la trace. »
Comme dans d’autres situations coloniales, la violence armée se trouve au cœur de cet ensemble oppressif — qu’il s’agisse de soldats attaquant des fidèles à al-Aqsa, de l’invasion violente de Jénine ce mois-ci ou encore du bombardement de la bande de Gaza assiégée. Mais la violence armée ne se limite pas aux périodes « d’escalade ». Les pêcheurs palestiniens au large de la côte de Gaza sont régulièrement attaqués par des canonnières israéliennes. En Cisjordanie occupée, les forces militaires lancent des raids sur les villages, les villes et les camps de réfugiés palestiniens, provoquant un flux incessant de blessés et de funérailles. Les Palestiniens disposant de la citoyenneté israélienne ne sont pas à l’abri de violentes attaques de la police israélienne, pas plus que la présence d’une poignée de députés palestiniens à la Knesset israélienne ne les protège (ainsi que les apologues de l’apartheid aiment à le prétendre). La puissance militaire d’Israël n’est pas hors-sol. L’industrie israélienne de l’armement est prolifique, faisant du pays l’un des principaux exportateurs de technologie militaire au monde. Les ventes de technologie militaire israélienne (y compris les logiciels d’espionnage sophistiqués) sont stimulées par le circuit entre l’armée israélienne, les industries militaires et le secteur de la haute technologie, lequel fournit aux entreprises d’armement israéliennes un argument de vente tout prêt pour leurs armes « éprouvées au combat » (en clair : elles ont été testées sur des Palestiniens sous occupation).
Par ailleurs, l’industrie de l’armement et les forces militaires israéliennes sont soutenues par l’importation d’armes d’autres puissances militaires, dont la Grande-Bretagne. Depuis 2016, le gouvernement britannique a approuvé pour plus de 400 millions de livres sterling d’exportations d’armes vers Israël : des matériels tels que des drones, des missiles, des pièces d’avions militaires, des fusils d’assaut, des lance-grenades, des mitrailleuses et des munitions pour armes légères. La semaine dernière, les responsables britanniques ont appelé au « calme et à la retenue » tout en continuant à fournir des armes à un État qui maintient une occupation militaire brutale, une violence généralisée et une répression armée. Le Royaume-Uni n’est pas un spectateur innocent lorsqu’il appelle au calme — si de tels appels avaient ne serait-ce qu’une once de sincérité, la première étape serait d’arrêter le commerce des armes avec Israël.
[Jérusalem, 15 avril 2022 | Ammar Awad | Reuters]
La résistance palestinienne n’a pas faibli, notre solidarité non plus
Malgré cette violence systémique et profondément enracinée, la résistance palestinienne au colonialisme, à l’occupation et à l’apartheid n’a pas faibli : des mobilisations de masse contre les démolitions de maisons dans le Naqab à la plantation d’arbres communautaires dans les zones menacées par l’accaparement des terres par les colons, en passant par la désobéissance des jeunes (et des anciens) qui refusent de céder l’espace aux colons et à la police à Jérusalem. Au moment où j’écris ces lignes, des centaines de prisonniers politiques palestiniens entreprennent une action de masse historique pour protester contre la détention arbitraire, pièce maîtresse du régime colonial d’incarcération israélien. Contre vents et marées, les Palestiniens continuent de réclamer la liberté et l’autodétermination, lançant un appel à la solidarité aux gens de conscience du monde entier.
Nous devons descendre dans la rue en nombre pour soutenir la lutte des Palestiniens contre l’apartheid et exiger de notre gouvernement qu’il mette fin à sa complicité. C’est ce que nous ferons le vendredi 22 avril, lors d’une manifestation d’urgence devant l’ambassade d’Israël à Londres, et à nouveau le 14 mai (jour de la Nakba), en lançant l’appel à mettre fin à l’apartheid pour une Palestine libre. Face au flot apparemment ininterrompu de lois de notre gouvernement limitant notre droit de manifester, de demander des comptes et de montrer notre solidarité, nous devons démontrer que rien ne peut nous faire taire lorsqu’il s’agit de la libération de la Palestine.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Ryvka Barnard, « Israel’s Violence Is the Rule, Not the Exception », Tribune, 22 avril 2022
Photographie de bannière : près du village Bait A’wa (Cisjordanie), 13 octobre 2021 | AFP
Photographie de vignette : : Menahem Kahana | AFP
REBONDS
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