Texte paru dans le n° 7 de la revue papier Ballast (janvier 2019)
Hauts-de-Seine, banlieue parisienne. Voici plus de vingt-cinq ans qu’Issa balaie les rues de sa ville. Il observe les évolutions à l’œil nu, écoute la radio en travaillant et suit les affaires politiques du moment. Il est né au Mali et prendra bientôt sa retraite. Mais ce jour-là, il se pose. Et raconte sa vie de « déraciné« . ☰ Par Anne Feffer
Avant même de le voir, on l’entend : un éclat de rire au coin de la rue. Issa discute avec une vieille dame, un groupe d’ados, la gardienne de l’école ou une mère de famille. Un soleil dans la grisaille, impossible à manquer, avec le citron et l’orange fluo de sa tenue de travail. Mais, le plus souvent, c’est lui qui vous a vu venir. Et de loin : plus d’un quart de siècle à balayer les rues d’un quartier, ça vous forge un œil. Il ôte son casque — il écoute la radio en travaillant — pour vous saluer : « Mais t’étais passée où ? Ça fait longtemps je ne t’ai pas vue ! »
Issa est né en 1955. À Kayes, près de la frontière avec le Sénégal, quand le Mali était encore une colonie française. Il eut la nationalité d’office. « Après, c’était l’indépendance. Enfin, on dit indépendant mais c’est sur le papier. Financièrement, ils ne sont pas indépendants, non ? Et la France, elle n’est pas sortie de l’Afrique… » Des trente ans passés au Mali, il ne dira rien, ou presque : qu’il a perdu très jeune sa mère, une Peule au teint clair (il a oublié le peul mais parle toujours le bambara), et qu’il n’a pas connu son père, parti au Sénégal afin de fuir un « mariage de famille » (un mariage forcé, s’entend, avec une cousine). Il a été élevé par un oncle et une tante avec leurs deux filles. En 1976, sa tante est venue rejoindre son mari en France, il travaillait chez Alcatel. Elle lui a offert le billet. « Je suis venu pensant passer des vacances, et je ne suis jamais reparti ! » Il rit. « Je suis arrivé le 1er février 1980, ça m’est resté, cette date. Toute la journée, je l’ai passée devant la fenêtre à regarder la neige tomber. Toute la journée ! Je n’avais jamais vu la neige… » Il habitait à Bagneux chez sa tante ; il y attrapa la tuberculose. « Pendant trois ans, ils n’ont rien trouvé à l’hôpital Pasteur où j’étais suivi. Puis ils ont fini par faire une radio, et là, j’ai été envoyé direct en sanatorium. Je suis tombé sur un médecin magnifique qui m’a très bien soigné. Il ne voulait pas me laisser partir ! Depuis, je n’ai rien eu. »
« Plus d’un quart de siècle à balayer les rues d’un quartier, ça vous forge un œil. Il ôte son casque — il écoute la radio en travaillant. »
Trente-cinq ans qu’Issa écume Malakoff, cette ancienne ville industrielle de la banlieue rouge, dans les Hauts-de-Seine, communiste depuis 1925, qui connaît une gentrification galopante depuis une vingtaine d’années. Il vient tout juste de débarquer du Mali quand il se fait embaucher dans une imprimerie. Il y restera neuf ans. « Je n’ai pas choisi. Quand tu arrives d’Afrique, tu prends le premier travail que tu trouves. J’avais déjà 30 ans. Au début c’était une petite entreprise familiale, le patron, sa femme et leurs deux fils. J’étais le seul Noir là-dedans. Ça se passait bien. On avait du travail à cette époque-là. On faisait des brochures, des cartes de visite, j’assemblais, je faisais des palettes… un peu de tout. » Petit à petit, les travaux d’imprimerie ont subi la concurrence du numérique et l’entreprise a commencé à licencier les plus âgés, la cinquantaine passée. « Les patrons m’ont donné le boulot de ceux qui avaient été licenciés. J’ai rien dit, mais je me suis mis à envoyer des courriers pour chercher autre chose. »
Depuis lors, il est employé comme agent de propreté de la municipalité. « J’ai la responsabilité d’un secteur qui va de la gare de Vanves-Malakoff à Châtillon, toute la rue Paul Vaillant-Couturier, le boulevard Camelinat, la rue Arblade, à côté de l’école privée : ce périmètre et tout ce qu’il y a dedans, la maternelle, l’école primaire et le collège, les petites villas, les villas Sabot, les villas Adnot, Bourgeois… » Nous calculons : ce doit faire 4 ou 5 kilomètres à arpenter pas à pas tous les jours, et par tous les temps. « Tout ce qui est papiers, bouteilles cassées, les crottes de chien que tu dois ramasser, si des voitures perdent de l’huile, tu dois t’en occuper. S’il y a des encombrants, il faut le signaler. Pareil pour les gravats. Si tu trouves des clés, ou un portefeuille, tu les ramènes. » Issa connaît tous les habitants de son secteur et, par leur prénom, bon nombre d’enfants de l’école. « Maintenant, c’est devenu bobo. J’ai vraiment vu le changement en vingt ans. La population avant était plus conviviale. Maintenant, les gens qui viennent de Paris craignent les gens. Certains ne te disent pas bonjour : ils ne te voient pas. »
Il raconte qu’un jour quelqu’un lui a dit : « Vous nettoyez surtout devant chez moi, hein ? » Et, lors des dernières élections : « Je parlais avec une dame qui s’étonnait parce qu’elle ne m’avait pas vu depuis longtemps — j’étais en arrêt de travail pendant un mois, je m’étais fait opérer de la main. Un monsieur est arrivé, il venait du métro. Il m’a dit : Au lieu de discuter, vous feriez mieux de faire votre boulot !
J’ai dit : Qu’est-ce qui se passe, monsieur, vous avez un problème ?
Et je l’ai suivi. Si vous avez un problème, on peut discuter !
Vous rentrez chez vous comme un voleur, vous fermez la porte…
J’étais calme. Il a eu peur. Il croyait que j’allais le laisser partir comme ça ! Et il a claqué sa porte en disant : Vous savez je suis français, moi !
J’ai répondu : Et le dessert, c’est pour quand ?
» Il en rit encore. « Mais pour me casser, il faut se lever de bonne heure. Depuis, quand il me croise, il passe comme un voleur. Je ne dis rien. Mais je ne vois pas pourquoi on agresse les gens comme ça. Et ça, c’est nouveau : c’est la première fois que je vois ça au bout de vingt-six ans. »
A-t-il vécu d’autres manifestations de racisme ? Lorsqu’il cherchait un logement, répond-il. « J’avais trouvé, et envoyé un chèque. Quand ils ont vu le chèque, ils m’ont dit Le propriétaire ne loge pas les Noirs. J’ai dit Il fallait le dire plus tôt, je n’aurais pas envoyé d’argent ! » Il trouve encore le moyen d’en rire. « Il faut subir des choses, tu sais… » Tout en travaillant (de 7 h 15 à 16 heures, avec une pause d’une heure), il écoute la radio. « Je n’avais pas le droit de l’écouter. Je le faisais quand même ! Maintenant quand le chef passe, il ne me dit plus rien. » France Inter le matin. Et RFI, qu’il adore. « Pour avoir des nouvelles de l’Afrique et du monde. Et depuis que je suis tout petit, en Afrique, on écoutait RFI. » Issa suit de très près l’actualité des pays. Nous avions parlé ensemble, à l’époque, de l’intervention de la France au Mali, en 2013. Plutôt que les réseaux sociaux et Internet, Issa n’en démord pas : RFI. Comme s’il avait un pied ici, un autre là-bas. Écoute-t-il de la musique du pays en question ? « Rarement. Je suis un déraciné, moi ! Vous le voyez pas comme ça, mais je suis très déraciné. Ceux qui me considèrent, mes collègues, cinq ou six sont sénégalais, ils disent que je vis à l’européenne. »
« Je suis un déraciné, moi ! Vous le voyez pas comme ça, mais je suis très déraciné.«
Il n’est pas retourné au Mali depuis au moins quinze ans. « J’en ai envie… mais je ne saurais pas où aller. Je n’ai pas de pied-à-terre. J’ai bien une jeune demi-sœur là-bas, mais je n’ai de ses nouvelles que lorsque ma tante me demande de lui envoyer de l’argent — pour aller à l’hôpital par exemple. Je lui en envoie de temps en temps. Elle ne me dit jamais si elle l’a reçu… En plus, ma sœur, elle n’est pas à Kayes, elle vit dans la brousse. Moi je n’y ai jamais mis les pieds, dans la brousse ! », fait-il. Il a toujours vécu en ville. « Alors j’irais où ? »
Nous reprenons chacun à boire. « Même là-bas, je ne faisais pas le ramadan. Je ne fais pas les prières non plus. Ceux qui m’ont élevé, mon oncle, ne m’ont jamais forcé. Ma tante me faisait à manger pour moi tout seul. Mais ici, c’est un problème. Et depuis toujours. Ce n’est pas mes collègues qui vont m’imposer quelque chose ! Je leur dis : C’est comme ça : non !
Sauf mon collègue Cissé, qui est pourtant à fond là-dedans, il est même allé à La Mecque : il ne me dit rien, ne pose pas de questions, il me respecte comme je suis — et moi aussi comme il est. » Exposé par un travail au vu et au su de tous dans l’espace public, il préserve soigneusement sa vie personnelle. « J’aime bien parler avec les gens. Ou je m’arrête ou c’est eux qui s’arrêtent. J’ai toujours des mots pour les faire rire. Même ceux qui sont en colère, je les calme, je les fais rigoler ! Il y en a qui me disent Toi, tu es toujours en train de rire, tu n’as pas de soucis
. Mais si, j’ai des soucis, mais je les garde pour moi. À quoi ça sert d’en parler ? À rien. »
Depuis peu, la municipalité a discrètement mis à disposition un hébergement accueillant une cinquantaine de réfugiés — afghans, somaliens, éthiopiens, soudanais. « J’ai entendu des habitants protester contre ça. Quand c’est comme ça, je fais comme si de rien n’était, du coup ils ne continuent pas. Ça ne sert à rien de discuter, il faut être au-dessus de tout ça. Moi je sais que s’ils sont là, ce n’est pas pour rien : on ne quitte pas son pays pour rien. Ceux qui ne comprennent pas ça, que c’est la guerre qui fait fuir les gens, ce n’est pas la peine de discuter avec eux. Ils n’ont pas conscience. Tu peux leur expliquer mais ça ne rentre pas. Ils répètent ce que disent les médias, ou ce que d’autres gens disent, donc dans leur tête, c’est comme ça. Même des balayeurs comme nous ont voté Front national. Ceux qui me le disent, je les écoute d’une oreille et l’autre dit laisse tomber. »
Issa a toujours voté à gauche, sauf une fois, pour Chirac — pour faire barrage au Front national, bien sûr. Il était socialiste dans les années 1980 mais déplore le fait qu’il n’y ait plus, ou si peu, de socialistes aujourd’hui. Aux dernières législatives, c’est une députée En marche qui a été élue dans la circonscription Bagneux-Montrouge-Malakoff — une première dans la longue histoire communiste de Malakoff. « Ils n’ont plus du tout d’élus, pour la première fois, et c’est passé comme une lettre à la poste ! Personne n’en a parlé. Les gens ne se rendent pas compte que Malakoff perd du terrain, mais… mais ils verront bien. » Et la retraite ? « Oh là ! Il me reste encore trois ou quatre ans. C’est trop ! J’ai 62 ans, quand même… Je vais essayer d’aller jusqu’à 65. Sinon, je vais avoir quoi, si je veux vivre ici en France ? Ce n’est pas avec 900 euros… La dernière fois que j’ai fait une simulation à la mairie, on m’a dit 900 euros. J’ai dit : Quoi ?!
»
« Je vais essayer d’aller jusqu’à 65. Sinon, je vais avoir quoi, si je veux vivre ici en France ? Ce n’est pas avec 900 euros…«
Où vivrait-il s’il avait le choix ? « Si j’avais le choix… Idéalement, j’aimerais bien retourner vivre en Afrique. Mais bon, je n’ai pas le choix. Mais si j’avais encore mes parents, ou si j’étais marié avec des enfants là-bas… » Il devient grave. « J’ai été marié au Mali pendant deux ou trois ans mais ça s’est mal passé. Là aussi, c’était un mariage de famille. Mon oncle, celui qui m’a élevé, m’avait donné sa fille. D’office. Je n’ai pas voulu. Enfin si, j’ai voulu, parce que je n’avais pas le choix. Mais dès que je suis arrivé ici, j’ai rebroussé chemin… Après réflexion j’ai dit non et j’ai rompu. Mon oncle m’avait dit On vous a élevés tous les deux ensemble et vous allez vous marier tous les deux. Depuis qu’elle est petite elle est pour toi. C’est comme ça.
»
Malakoff Infos, le journal municipal distribué dans chaque boîte aux lettres et lu par tous les habitants, a consacré le dossier d’un numéro à la propreté de la ville. À la une : « Propreté, l’affaire de tous ». À l’intérieur, une photo couleurs pleine page d’Issa en tenue de travail, posant en train de ratisser les feuilles dans le caniveau, le regard à l’abri sous la visière de sa casquette. « Le chef m’a appelé. Aucun des collègues ne voulaient être pris en photo. Il m’a dit : Est-ce que tu peux me sauver ?
Moi, ça ne me dérangeait pas et je l’ai fait. » On cherche en vain une légende à cette photo. Son nom n’est mentionné nulle part. « Bof, tu sais moi… Comme je suis tellement habitué… On a subi, j’ai subi pas mal de choses. Pour moi c’est pas grave. C’est comme ça, voilà. »
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
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