Entretien inédit | Ballast
Une quinzaine de lycées sont actuellement bloqués, en soutien à Théo L., agressé sexuellement au moyen d’une matraque de police le 2 février dernier, à la cité des 3 000 à Aulnay-sous-Bois. L’IGPN — la police des polices — jure dans son récent rapport que « l’élément intentionnel pouvant caractériser le viol n’était pas établi » : il s’agit d’une « estocade »… On se souvient du rassemblement du samedi 11 février devant le tribunal de Bobigny, où nous étions présents : forte surveillance policière, non moins forte implication populaire. Ses organisateurs — un binôme d’étudiants — l’avaient voulu « pacifique » ; on sait la suite, saturant les médias de masse, et se rappelle de la candidate du Front national, au micro d’Europe 1, dénonçant une « haine de la France, de l’État de droit et des forces de police ». Nous nous sommes entretenus avec l’un des deux pour en savoir plus : Issa Bidard, 18 ans, habitant à Bobigny.
Pourquoi avez-vous été surpris par le succès de la mobilisation ?
L’agression de Théo a eu lieu un jeudi ; on en a discuté le lendemain, avec mon ami Yanis. L’idée de faire un rassemblement est venue comme ça. On a envoyé quelques messages sur Twitter et Snapchat : ça a pris aussitôt. On a été étonnés par l’ampleur et, le jour du rassemblement, par la diversité des manifestants — des jeunes, des vieux, des gens qui n’habitent pas à Bobigny et ne vivent pas ensemble le reste du temps. On s’attendait à être entre nous. Les gens sont davantage concernés… Ceux qui vivent dans les quartiers ont toujours connu ces abus, pas les Parisiens. Avant, il n’y avait pas de portables, pas de vidéos. Aujourd’hui, tout le monde peut voir ce qu’il se passe — comme cette image du lycéen qui, l’année dernière, a reçu une patate d’un policier : ça a fait du bruit, et ça serait passé inaperçu il y a dix ans. Plein de gens ne savent pas ce que c’est d’être contrôlé en allant à l’école, en allant manger avec des amis, ne savent pas ce que c’est d’être fouillé en bas de chez soi avec sa maman qui regarde par la fenêtre. C’est pour ça que les hommes politiques en parlent si peu : ils ne le vivent pas.
Vous avez décrit cette action comme « politique » mais pas « partisane » : quelle est la différence ?
On lutte pour une cause, on ne soutient pas un parti ni un candidat. Il y avait des gens de la CGT, des communistes, du PS, des personnes qui ne votent pas ou n’ont jamais suivi la politique. Je ne milite pour aucune organisation.
Tout le monde n’a pas de conscience politique à 18 ans : comment arrive-t-elle ?
« Ce n’est pas normal qu’une partie de la population ait peur de la police alors qu’elle est censée les protéger. »
Je ne saurais pas trop vous dire… On en parlait beaucoup, à la maison. Je me suis déjà fait contrôler. Des fouilles qui ne se passaient pas très bien, des fouilles appuyées. Mon père a déjà été en garde à vue pour avoir contesté des policiers qui tapaient un jeune. Ça te marque. Petit, comme tout le monde, je les voyais comme des sortes de héros ! Puis tu grandis et ils en viennent à te contrôler, à te manquer de respect devant des gens. Ce n’est pas normal qu’une partie de la population ait peur de la police alors qu’elle est censée les protéger. J’avais 7 ans quand Zyed et Bouna sont morts : je me souviens seulement des images des hélicoptères et des voitures brûlées. Mais quand le jugement a été rendu — à Bobigny, d’ailleurs — et que j’ai vu que les policiers ont été acquittés, ça ne laisse pas indifférent.
Vous avez « dialogué » avec les forces de l’ordre en amont de ce rassemblement, n’est-ce pas ?
On s’était rendus la veille au commissariat pour leur dire qu’on serait plus nombreux que prévu. On ne pensait pas être nombreux, au moment de la déclaration en préfecture. J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient pas vraiment échanger avec nous : ils nous ont réorientés vers un commissaire qui devait nous appeler pour fixer un rendez-vous, mais ne l’a jamais fait. On est revenus les voir, le matin du rassemblement : ils nous ont parlé une minute. On voulait faire ça bien. Sans débordements.
Pourquoi un tel souci de la loi ?
On voulait une action pacifique. D’où l’encadrement, la déclaration. Personne n’est protégé en cas de rassemblement illégal. Si la police charge, on ne peut plus rien faire après…
Vous étiez en lien avec la famille de Théo ?
Je l’ai eue au téléphone, pendant les préparatifs. La famille d’Adama Traoré aussi — un des frères est venu. On voulait soutenir Théo, bien sûr, mais parler surtout de l’ensemble des victimes des violences policières. L’affaire Théo a fait du bruit, et c’est bien, mais il ne faudrait pas se dire qu’il s’agit d’un incident isolé. À Drancy, en ce moment, un policier municipal est jugé pour les mêmes accusations : un jeune du nom d’Alexandre a reçu une matraque dans les fesses. Le tribunal correctionnel a demandé la reclassification en viol mais le parquet vient de refuser. Il ne faudrait pas oublier, derrière ces « affaires », les discriminations au quotidien et les abus de pouvoir. À Aulnay, la ville où Théo s’est fait violer, un autre jeune s’est fait taper par la même brigade et un père de famille, qui allait chercher ses enfants à l’école, a subi un étranglement de la BAC et une clé de bras. Il s’est ensuite rendu dans trois commissariats différents et tous ont refusé de prendre sa plainte. Ça fait trop longtemps que ça dure. Avant ma naissance, Malik Oussekine a été tué ; quand j’étais petit, Zyed et Bouna ; on en est juste à se demander qui sera le prochain : moi ? mes amis ?
Le terme de « bavure » est-il pertinent, dans ce cas ?
Il est utilisé trop facilement. Certains ont dénoncé les « amalgames » qu’auraient faits certains manifestants avec leurs pancartes « La police tue, la police viole » : je ne suis pas d’accord. Si la police, comme institution, protège les tueurs et les violeurs qui font partie d’elle, alors la police tue et viole. Si les policiers étaient à chaque fois condamnés comme la loi le prévoit, c’est-à-dire s’ils faisaient de la prison ferme, on ne pourrait pas écrire ce genre de slogan. Malheureusement, ils sont justifiés. J’ai entendu le ministre de l’Intérieur déclarer qu’il ne pouvait pas mettre en place le récépissé pour lutter contre les contrôles au faciès, car ça coûte trop cher ! Donc on nous dit qu’il n’y a pas, en France, d’égalité des droits pour une certaine partie de la population car ça coûte trop cher. C’est scandaleux.
Le récépissé serait l’une des premières mesures à instaurer ?
« Avant ma naissance, Malik Oussekine a été tué ; quand j’étais petit, Zyed et Bouna ; on en est juste à se demander qui sera le prochain : moi ? mes amis ? »
Oui. Ça réduirait le nombre de contrôles et ça augmenterait leur efficacité — c’est déjà en pratique ailleurs. Il faudrait remettre en place une police de proximité. La BAC et la BST ont comme seul but de faire mal : il y a des unités qui sont là pour casser du jeune, de manière systématique. La police doit faire respecter la loi : elle doit donc être la première à la respecter. Si un jeune de Bobigny frappe un agent, c’est comparution immédiate et mandat de dépôt tout de suite ; les policiers se cachent derrière leur écusson : circulez ! On attend la prochaine « bavure ».
Sur le plateau de l’Émission politique de France 2, le 23 février dernier, Mélenchon a appelé à dissoudre entièrement la BAC…
… Il était face à un patron de la BAC, justement. Qui expliquait que c’était n’importe quoi, qu’il n’avait, lui, jamais rencontré de « cow-boys ». C’est bizarre : ça fait trente-huit ans qu’il est policier et il n’en a jamais vu, alors que je me fais contrôler depuis quatre ou cinq ans maintenant et que j’en ai croisé plusieurs. Il ment, ou il a de la chance ! (rires)
Vous assumez clairement votre démarche non-violente. Vous auriez pu opter pour une confrontation ouverte avec les forces de l’État : pourquoi ce choix ?
Je comprends la violence de certains au cours des manifestations. Mais nous pensons, nous, que ce n’est pas en étant violents avec la police qu’on va changer cette relation. Les médias ne prendront jamais notre parti : si on revendique la violence, on finira perdants et il y a aura davantage de morts de notre côté. La presse va toujours préférer montrer une voiture qui brûle que des milliers de jeunes déterminés mais pacifiques. Et quand les caméras des journalistes partent, il n’y a plus personne pour filmer ce qui se passe, ensuite, chez nous… J’ai des amis qui ont été placés en cellule, tabassés, aspergés de lacrymogène.
Vous posez la question des médias. Faut-il participer aux médias mainstream ou créer des espaces indépendants pour diffuser ses revendications ?
Il faut prendre la parole dès qu’on nous la donne. Et ne pas parler seulement de « bavures », comme le fait SOS Racisme. Il faut aller dans les médias, dire ce qu’on a à dire sans avoir l’espoir d’être réinvité la semaine prochaine. Nous sommes tellement peu souvent sur les plateaux qu’il faut s’y rendre et livrer notre message, quitte à déplaire aux journalistes. Les rares qui disent parler pour nous ne nous représentent pas. Quand un syndicaliste policier dit publiquement que « bamboula » est un terme « à peu près convenable » et que Malek Boutih raconte qu’il faut arrêter de dire que la police est raciste, il ne parle pas pour la banlieue. Sa parole est contre-productive. On ne parle jamais des nombreuses initiatives qui existent, seulement des quelques-uns qui se comportent mal : en agissant comme ça, les grands médias incitent à la violence puisqu’ils ne laissent pas la majorité s’exprimer et donnent de l’écho à la minorité violente. C’est quoi leur objectif, en fait ?
Vous avez pris la parole, au moment des premiers « débordements » …
… J’ai appelé au calme. J’ai dit qu’on ne devait pas s’afficher comme ça. Mais, malgré les violences, on a réussi à faire passer notre message. On reste très contents et fiers.
« Il y a des territoires abandonnés par la République, mais pas perdus. Partout où il y a de la pauvreté, il y a de la délinquance : c’est juste logique. »
Quand Marine Le Pen appelle, après le rassemblement, à un « réarmement matériel » de la police, ça vous inspire quoi ?
Elle n’est plus crédible : elle soutient la police, sauf quand elle est convoquée par elle. Marion Maréchal-Le Pen et Florian Philippot ont dit que nous étions des « bandes de racailles » qui voulaient « casser du flic » : je réponds que c’était un rassemblement qu’on voulait pacifique. Des policiers ont provoqué, également, en regardant la foule et en faisant des gestes obscènes avec leur matraque.
Vous aviez en tête certaines luttes historiques ou figures politiques ?
J’admire Martin Luther King et Malcolm X — même s’ils avaient des regards différents. Nous, c’est une autre échelle ; nous ne sommes pas aux États-Unis, ni dans les années 1960. Mais on était obligé de réagir.
Vous percevez cette question des violences policières comme une lutte à part entière ou comme partie d’un ensemble plus vaste ?
On compte créer une association qui luttera contre ces violences, mais pas seulement. Le chômage et la discrimination font partie des problèmes des quartiers populaires. Le racisme ne concerne pas seulement la police : à notre époque, un policier peut donc dire « bamboula » à la télévision et une ministre des Familles parler de « nègres » à la radio ! C’est permis, de taper sur les Arabes et les Noirs. Le chômage en France ? c’est nous — alors que personne n’a envie de rester chez lui à ne rien faire. L’école ? On n’a pas les mêmes moyens — il manque des professeurs (et la droite veut supprimer des milliers de fonctionnaires !). J’ai fait trois ans de lycée dans le 93, je n’ai jamais entendu parler d’un élève levant la main sur un prof. Je connais des profs qui refusent même d’être mutés à Paris. Si on écoute Marine Le Pen ou Bernard de la Villardière, c’est normal qu’on ait peur de nous ! Ils deviennent des arguments d’autorité et on repeint nos quartiers comme des lieux « dangereux ». Il y a des territoires abandonnés par la République, mais pas perdus. Partout où il y a de la pauvreté, il y a de la délinquance : c’est juste logique. C’est une folie de dire, comme Zemmour, que Grigny n’est plus la France. Toutes ces paroles font du tort à la France ! On est pour la plupart nés en France, on est français, on est chez nous : on ne partira pas. L’Histoire a fait que c’est autant notre pays que celui de ces gens. La langue française est parlée partout dans le monde : on ne peut pas être un petit pays renfermé…
Comment rassembler des gens qui ne se ressemblent a priori pas autour d’une même cause ?
Tous ceux qui sont d’accord sur un sujet — on parle, là, des violences policières, du racisme — doivent s’unir. On est ensemble, dans le même bateau. On ne va pas commencer à se tirer des balles dans le pied : la logique d’enfermement des Indigènes de la République ou de la Brigade anti-négrophobie n’est pas la mienne. Ce n’est pas « les Noirs et les Arabes contre la police » ! C’est bien plus large. On n’a pas grandi entre juifs, musulmans, chrétiens, Algériens ou Chinois : on ne savait même pas vraiment ce que ça voulait dire…
Une quinzaine de lycées sont bloqués en ce moment pour protester contre les violences policières. Vous avez fait savoir qu’il ne fallait pas « lâcher ». Quelle sera la suite ?
Une manifestation est organisée en mars, par d’autres : on y sera. Il y a actuellement des AG dans des universités. Il faut mobiliser toujours plus. On va tout faire pour pousser les candidats pour 2017 à se prononcer, à dire ce qu’ils pensent sur ce sujet. Nous, dans les quartiers, on sait ce qu’il faut faire, on a les solutions. Des artistes nous soutiennent aussi — comme Fianso, à Bobigny. Ça fait plaisir. Mais c’est dommage qu’ils soient presque tous… des rappeurs ! C’est-à-dire des gens qui ont le même vécu que nous : on aimerait voir Johnny, Renaud ou Patrick Bruel à nos côtés ! (rires) On devrait tous se sentir concernés. Personne ne devrait pouvoir dire : « Les violences policières, ce n’est pas mon problème. » Une phrase magnifique a circulé sur les réseaux sociaux : « Théo et Adama te rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient. » Ça veut tout dire. Un jeune de Neuilly ne va jamais courir s’il est contrôlé, lui.
Photographies de vignette et de bannière : Maya Mihindou
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