Texte inédit pour le site de Ballast
La gloire est une méprise. Un plan rapproché sur l’un des pans d’une œuvre plurielle ; un regard prononcé sur ce qui mérite sans doute le moins d’attention. Célébrer, c’est tronquer : le devant de la scène se plaît à raboter rugosités et coulisses. Jack London est connu de par le monde entier et nous avons été nombreux à grandir avec Croc-Blanc ou L’Appel de la forêt. London est souvent perçu comme un auteur de jeunesse, un romancier des chevets d’adolescence — ce n’est nullement un mal mais cela peut le devenir lorsque l’on omet l’écrivain sans âge et sans public ciblé, la plume sociale, le candidat et militant révolutionnaire. Sait-on assez que, par-delà les adaptations produites par Walt Disney, London fut l’une des dernières lectures de Lénine, agonisant auprès de sa femme ? que Trotsky, en exil, fit état de la « vive impression1 » que l’un de ses ouvrages lui procura ? que Che Guevara songea, se voyant mourir, blessé lors de la prise de Cuba, à l’une de ses nouvelles ? Sait-on assez que le régime fasciste de Mussolini fit interdire les éditions populaires des écrits révolutionnaires de l’Américain ? Sait-on assez que l’un de ses succès de librairie conduisit à la fin des camisoles pour les prisonniers de droit commun ? ☰ Par Émile Carme
Dans son article « How I became a Socialist » (« Comment je suis devenu socialiste »), paru en 1903, London raconte qu’il a d’abord, jeune, été un adversaire de cette tradition philosophique et politique. Il était un individualiste féroce, nietzschéen en diable, self-made-man adepte du quand-on-veut-on-peut, partisan zélé de la loi du plus fort dans cette jungle qu’est notre monde. Puis, bien que d’origine déjà modeste, il eut à connaître la mendicité, le froid des trains que l’on prend sans billet, les jardins publics et la prison. C’est ainsi, pas à pas, qu’il entra en contact avec des socialistes de chair et d’os, qui lui apprirent ce qu’était cette doctrine, et avec d’autres, de papier cette fois, qu’il dévora de bibliothèques en librairies. Dans son célèbre roman Martin Eden, dont le caractère partiellement autobiographique n’est pas un secret, London fait dire à son héros qu’il entendit pour la première fois parler de socialisme et d’anarchisme lors de débats publics improvisés dans les allées de City Hall Park.
Curieux et désireux d’accéder à ce savoir dont le privaient ses origines sociales, son alter ego lut alors Marx, Ricardo, Smith, Mill — à bride abattue, écourtant ses nuits et sans forcément tout saisir… Si « la solidarité de classe était une seconde nature chez lui », note-t-il à propos de Martin Eden, il n’en demeurait pas moins un ennemi déterminé de l’ordre grégaire : son affection pour les belles « bêtes blondes », puissantes, gorgées d’élans, son attrait pour les surhommes tout droit sortis des pages enfiévrées d’Ainsi parlait Zarathoustra l’empêchaient d’adhérer au projet révolutionnaire. Mais Martin n’est pas tout à fait Jack et le second chasse l’aristocratisme du premier pour survivre — Eden le grand brûlé meurt pour que vive London, l’animal social bien résolu à œuvrer pour ce que Nietzsche récusait avec tant de mépris : l’égalité entre les hommes.
Dans la biographie Jack London, Jennifer Lesieur fait savoir que le natif de San Francisco se mit à lire Marx au contact de jeunes soldats sans le sou qui devisaient au coin du feu. « Ouvriers de tous les pays, unissez-vous ! », telle fut la devise qu’il ne tarda pas à clamer. Il prit sa carte au Socialist Labor Party d’Oakland en 1896, à l’âge de vingt ans. « Militant actif, écrit-elle, il participe aux débats avec fougue, dénonçant la dégradation du pays, appelant à la révolution, encourageant le peuple à reprendre le pouvoir à un gouvernement corrompu2. » Il discourt en public sur une caisse de savon — louant les mérites et les vertus de la pensée socialiste : en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme —, rejoint le Socialist Party of America en 1901, devient l’un de ses candidats à deux reprises et le quitte au cours de la Première Guerre mondiale, déçu, officiellement, par son tournant réformiste.
Ceux d’en bas contre ceux d’en haut
En 1905, London commet l’article « Revolution », tiré de diverses conférences données sur le sol nord-américain. Il estime à sept millions le nombre de socialistes de par le monde : un phénomène unique, selon lui, un tournant dans l’histoire des hommes. Par-delà les frontières nationales, des « camarades » liés ensemble au nom d’une cause, d’un idéal, « pour en faire des frères » derrière « la bannière rouge de la révolte ». La plume ne chevrote pas ; elle perce et poinçonne : il s’agit là d’une armée, d’une puissance de combat engagée sur un champ de bataille, d’une guerre. « Je suis révolutionnaire », assène-t-il. Deux classes se font face, blocs que rien ne peut réconcilier : les travailleurs contre les capitalistes. Les seconds sont décrits comme des rapaces aveugles et ignobles qui ne font, en dépit des atouts et des privilèges dont ils disposent, qu’accumuler les échecs. Les capitalistes ne songent qu’au profit ; les révolutionnaires, assure London, « proposent tout ce qui est propre, noble, vivant » — le service, l’altruisme et le sens du sacrifice pour le bien de la collectivité. Et l’auteur d’avertir : « La révolution est là, à présent. Arrêtez-la si vous pouvez. » Douze ans plus tard, le peuple russe renversera le tsar.
En 1906 paraît « What Life means to me » (« Ce que la vie signifie pour moi ») dans les colonnes du magazine Cosmopolitan. London y rappelle ses origines : la classe ouvrière. Un monde dur, âpre, rugueux. Le bas de la société — qu’il compare à un immeuble (le « Peuple des abîmes », pour reprendre le titre de l’un de ses livres, logeant dans la cave). Il a grandi « dans les abattoirs et le charnier de notre civilisation », avant de parvenir à s’en extraire, au fil de son parcours et du succès obtenu grâce à ses écrits. « J’ai été exploité sans merci par d’autres capitalistes. » Il n’en garde pas moins intacte, écrit-il, cette appartenance, charnelle et intellectuelle, aux humbles, aux invisibles, aux dépossédés. Les étudiants radicaux l’ennuient et les universitaires l’indisposent : tous ceux-là glosent et bavardent sur un peuple qu’ils ne connaissent que dans les notes de bas de page sur lesquelles ils se querellent. Et London de conclure cet article d’un ton prophétique : « Un jour, lorsque nous aurons pour travailler quelques mains et quelques leviers de plus, nous le renverserons, en même temps que tous ces vivants pourris et ces morts sans sépulture, son égoïsme monstrueux et son matérialisme sordide. Alors, nous nettoierons la cave et nous construirons une nouvelle habitation pour l’humanité, dans laquelle il n’y aura pas d’étage de salon, où toutes les pièces seront claires et aérées, et où l’air qu’on respire sera propre, noble et vivant. » À l’avidité marchande, l’écrivain bourlingueur oppose derechef la solidarité et le partage. « En dernier lieu, ma confiance va à la classe ouvrière. »
Dans son ouvrage The War of the Classes (Guerre des classes), London assume, et même revendique, la « dangerosité » du socialisme révolutionnaire : oui, à l’évidence, pareil projet est une menace pour les structures bourgeoises. Son mot d’ordre ? La lutte des classes, c’est-à-dire, in fine, la démocratie réelle — et non plus représentative —, la justice et l’égalité. Sa forme ? L’unité de toutes les tendances : communistes, collectivistes, idéalistes, utopistes3. Notons ses liens plus distants avec la tradition anarchiste, pourtant elle aussi socialiste : en 1895, London l’accuse d’être antisociale, en ce qu’elle promeut l’individu pur (monadique, déconnecté), et irréalisable, en ce qu’elle nécessite l’existence d’humains parfaits, accomplis, entièrement affranchis de toute aliénation (d’humains non-humains, en somme). Quelques années plus tard, après avoir voyagé en Europe, il reviendra quelque peu sur ce jugement : voir tant de misère l’amènera à mieux saisir l’intransigeance anarchiste4. En 1911, il adressera une lettre ouverte aux partisans de la révolution mexicaine au nom d’un vaste et singulier collectif : « Nous autres socialistes, anarchistes, vagabonds, dévaliseurs de poulaillers, hors-la-loi, citoyens indésirables des États-Unis5 ».
La militante libertaire Emma Goldman connut d’ailleurs Jack London. Dans ses Mémoires, Living my life, elle conta ainsi leur entrevue : « Il était la jeunesse et l’exubérance ; il était rempli de vie. Vous voyiez le bon camarade, plein d’attention et d’affection. Il se pliait en quatre pour faire de notre visite un magnifique moment de vacances. Nous avons débattu de nos divergences politiques, bien évidemment, mais il n’y avait pas dans Jack cette rancœur que j’ai pu trouver, souvent, chez les socialistes avec qui j’ai pu discuter. À l’évidence, Jack London était avant tout un artiste, un esprit créatif pour qui la liberté est l’essence même de la vie. En tant qu’artiste, d’ailleurs, il ne manquait pas de percevoir de la beauté dans l’anarchisme, même s’il tenait à dire que la société devrait passer par le socialisme avant de pouvoir atteindre le stade supérieur que représentait l’anarchisme. Quoi qu’il en soit, ce n’étaient pas les opinions politiques de Jack London qui m’intéressaient : c’était son humanité, sa compréhension de la complexité du cœur humain et sa capacité à le ressentir. Comment aurait-il pu créer son merveilleux Martin Eden s’il n’avait pas possédé en son for intérieur les éléments qui ont participé au combat métaphysique et à la destruction de son héros ? C’était ce Jack London, et non celui qui se dévouait à quelque credo mécaniste, qui avait rempli de joie et de sens ma visite à Glen Ellen6. »
Pour Francis Lacassin, auteur de Jack London, ou l’écriture vécue, le socialiste n’était pas un théoricien mais un vulgarisateur, un relais, un passeur : il traduisit les doctrines socialistes dans un langage accessible afin de sensibiliser les gens du commun. London se décrivait toutefois comme « un produit évolué du socialisme7 » : celui qui se présentait comme un « moniste matérialiste8 » avait lu (ou parcouru) Marx et Nietzsche, Darwin et Spencer ; il prétendait dès lors connaître l’humanité et ses fêlures, l’idéal et le réel que le premier tend à omettre.
La roue de l’Histoire
En 1908, il publie The Iron Heel (Le Talon de fer). Un roman d’anticipation qui prédit l’imminence d’une révolution socialiste. Le peuple-esclave contre l’oligarchie ; le Travail contre le Capital. La révolution n’est pas une chimère, quelque hasardeux plan sur la comète, mais une certitude : « Je vous ai démontré mathématiquement l’inévitable rupture du système capitaliste. Quand chaque pays se trouvera excédé d’une réserve inconsommable et invendable, l’échafaudage ploutocratique cédera sous l’effroyable amoncellement de bénéfices érigé par lui-même », assure même le personnage principal, au détour du neuvième chapitre. Dans un texte moins littéraire, « What Socialism Is », London jure que ce dernier est « l’étape future, inéluctable, évidente9 ». Dans un autre article, consacré aux inégalités10, il avance que les grandes fortunes auront disparu trois générations après l’abolition du capitalisme et que les enfants naîtront réellement égaux.
London croit en l’avenir — il ne doute point des dons du futur. Il a lu le philosophe français Auguste Comte, père du positivisme, et entend bien penser le temps par « états », étapes, stades, ceux qui conduisent l’homme théologique et féodal à l’être enfin rationnel. En plus de s’être nourri de la pensée marxiste (dont on connaît l’approche philosophique et historique parfois mécaniste et déterministe), London est passionné par les lois de l’évolution, sur le terrain biologique, et par la science de façon plus générale : dans « What Life means to me », il évoque avec entrain « l’escalier du temps11 », celui des marches du Progrès : le passé est sombre et le présent un brouillon vers un horizon de délivrance — ce que, plus tard, Pasolini dénoncera comme « l’illusion du temps » chère à « la praxis marxiste12 » et, paradoxalement, bourgeoise ; ce que, plus tard encore, le philosophe communiste Daniel Bensaïd qualifiera de « berceuses du progrès13 ».
Une foi en l’avenir ébranlée, pour partie, à la fin de sa courte vie : l’écrivain américain meurt en 1916, à l’âge de quarante ans, alcoolique et insomniaque. Il n’aura pas connu la révolution tant espérée : la Russie se soulèvera l’année suivante. À ceux qui lui reprochent son embourgeoisement et son ranch des plus confortables, London répond qu’il ne croit plus à l’écroulement prochain du système capitaliste et qu’il continue de vivre, faute de mieux, c’est-à-dire du soulèvement mondial. Il projette de rédiger un essai de théorie marxiste mais la rage n’y est plus : malade, endetté, détruit par la boisson et l’opium, démoralisé, instable, London, écrit sa biographe Jennifer Lesieur, « a perdu son illusion la plus tenace, celle qui avait autrefois constitué le sens de sa vie : la lutte et le peuple14. » Il estime alors avoir donné vingt-cinq années de sa vie au mouvement révolutionnaire et sait qu’il n’en verra pas les fruits : les masses ne se libéreront pas de son vivant. Il meurt d’une overdose de morphine — la piste du suicide sera avancée, sans que nul ne puisse l’accréditer ou non.
*
Aventurier, révolutionnaire et conteur populaire, Jack London fut bien tout cela. Mais la légende se fissure au contact de l’homme. La chair peine à porter les plus dignes desseins. London fut partisan du socialisme, oui, mais il en fut également l’ennemi le plus intime : s’il se félicitait, dans plusieurs de ses textes, de l’abolition des préjugés raciaux portée par les espaces révolutionnaires, il ne s’en montra pas moins explicitement raciste. Dangereux de le nier ; vain de ne le réduire qu’à cela. London tint donc des propos inqualifiables. Tour à tour sujet de son temps et acteur convaincu de sa pensée : hiérarchie entre les races, éloge de la grandeur ethnique anglo-saxonne, essentialismes forcenés (« Le Coréen est le type parfait de l’inefficience15 » ; « L’Indien semble incapable d’assimiler qu’il ne pourra jamais faire mieux que l’homme blanc16 » ; « Les nègres étaient des créatures bipèdes inférieures17 », etc.). Des propos parfois en tension avec les nombreuses critiques qu’il formula à l’encontre de l’impérialisme blanc et des ravages occidentaux sur bien des peuples — Jeanne Campbell Reesman a analysé avec force précision le rapport de London à la question raciale dans son ouvrage Jack London’s Racial Lives : A Critical Biography (introuvable en langue française).
Dans ses « Souvenirs sur Jack London », le journaliste communiste italien Edmondo Peluso rapporta cette phrase, glaçante, prononcée par le romancier américain : « Je suis un homme blanc avant d’être un socialiste18 ! » L’une des filles de Jack London, Joan, fit savoir que jamais son père ne parvint à prendre la mesure de cette contradiction flagrante. George Orwell estima pour sa part que l’exaltation vitaliste de London (la force brute, la santé du corps, la puissance et l’énergie), articulée à son fervent combat social, n’était pas sans rappeler certains aspects du fascisme.
L’œuvre-vie de Jack London confirme seulement une chose : c’est en entrelaçant les luttes que l’on parvient à penser, pour la rendre effective et concrète, une véritable politique de libération ; c’est en articulant les différents flux d’oppression (de classe, de race et de sexe) que l’on permet la cohérence du seul projet collectif émancipateur qui soit : le socialisme — entendu dans son acception la plus large, c’est-à-dire coalisant les territoires communistes et libertaires.
NOTES
1. L. Trotsky, « Lettre à Joan London », Coyoacan, 16 octobre 1937.
2. J. Lesieur, Jack London, Libretto, 2012, pp. 85–86.
3. Voir J. London, « What Socialism Is », San Francisco Examiner, 25 décembre 1895.
4. Lettre à Anna Strunsky, 15 octobre 1902.
5. Publiée dans J. London, Épisodes de la lutte quotidienne, Robert Laffont, 1990.
6. Nous traduisons.
7. Cité par J. Lesieur, Jack London, op.cit., p. 163.
8. Ibid., p. 202.
9. J. London, « What Socialism Is », San Francisco Examiner, 25 décembre 1895.
10. « Un problème : l’inégalité », The Amateur Bohemian, mars 1896.
11. J. London, Révolution, « Ce que la vie signifie pour moi », Libretto, 2008, p. 227.
12. Cité par Z. Siciliano, Pasolini, une vie, Éditions de la Différence, 1984, p. 412.
13. D. Bensaïd, Une lente impatience, Stock, 2004, p. 460.
14. J. Lesieur, Jack London, op.cit., p. 393.
15. J. London, Révolution, op. cit., « Le péril jaune », p. 203.
16. Cité par J. Lesieur, Jack London, op.cit., pp. 128–129.
17. J. London, Jerry, chien des îles, Robert Laffont, 2010.
18. E. Peluso, « Souvenirs sur Jack London », Revue Commune n° 15, novembre 1934.