Texte inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »
« Quand tu vas sur une ligne de production, c’est pour ton pays, c’est pour la magie », a déclaré il y a deux ans une ministre macroniste au cours du « plus grand rassemblement business de France ». Écoutons plutôt le regretté Joseph Ponthus, auteur d’À la ligne : on ne va pas à l’usine pour rêver « mais pour des sous ». Et, parfois, on se défait de son travail quotidien sur des bouts de papier. Ponthus notait aussi : « Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire s’incruste tenace comme une arrête dans la gorge. » C’est ce même besoin qui, une décennie durant, a animé l’auteur de ce récit que nous publions. Ouvrier dans l’agro-industrie depuis une vingtaine d’années, Louis Aubert s’attache non seulement à relater tout ce temps passé dans des frigos mais aussi à décomposer ce qu’implique pour lui ce geste-là. « J’écris pour me joindre au cortège des récits ouvriers, aux récits de ces corps qui vont chaque matin vers les fatigues prochaines, trébuchent, résistent, flanchent, trichent, désertent. » Premier texte d’une série en six volets tout entière consacrée à la littérature du travail.
La Parole
À qui tu la prends
À qui tu la dois,
À qui tu la donnes,
À qui tu la rends,
À qui tu la laisses
« Se souvenir qu’un journal est une unité de mesure.
C’est la superficie qu’un ouvrier agricole peut labourer en une journée »
Espèces d’espaces, Georges Perec
« Les journaux sont imprimés, les ouvriers sont déprimés »
« Il est cinq heures, Paris s’éveille », Jacques Dutronc/Jacques Lanzmann
Je suis ouvrier, à peu près militant, et du coup j’écris des trucs.
Voilà comment je pourrais résumer tout ce que j’ai pu composer depuis plus de dix ans sur mon expérience d’ouvrier, la fatigue, l’ennui, la lassitude et ma colère. Et pourtant, là, je n’écris plus. Depuis que j’ai été muté sur un nouveau site, à un nouveau poste, hors de toutes mes routines familières, j’ai interrompu mon journal.
Plus d’un an après, je sais encore par quels gestes, quelles habitudes je le composais. Arriver près d’une heure avant l’embauche à la salle de pause en espérant qu’elle soit vide. Me poser à chaque fois à la même table, embusquée à côté de la fenêtre qui donne sur cette grande cour séparant les deux bâtiments de production et où les poids lourds se déploient nuit et jour pour venir chercher leur marchandise, la chaise positionnée contre cette cloison, dernier souvenir de ce temps où l’on séparait espaces fumeurs et non-fumeurs. Composer en quelques lignes ce résumé de la journée précédente, peut-être parfois m’accorder une remarque, un soupir, feuilleter ce journal pour découvrir que je me répète, voir l’horloge qui tourne et partir au travail.
J’étais alors affecté aux frigos.
Cinq frigos, alignés entre le bridage et les ateliers du conditionnement et de la découpe, pouvant ensemble contenir jusqu’à 40 000 poulets entiers dûment abattus, égorgés, vidés, déplumés et bridés et dans lesquels il fallait faire rentrer jusqu’à plus de 50 000 poulets dûment abattus, égorgés, vidés, déplumés et bridés. Quand j’avais passé l’entretien de bilan professionnel, j’avais expliqué à la responsable des ressources humaines, que la formule n’a même pas impressionnée, que j’optimisais les flux.
J’arrivais à 4 heures du matin dans des ateliers encore vides, pour vider les frigos de tous les poulets qui restaient de la veille. J’en envoyais une partie dans un autre atelier, je rangeais le reste par calibre et par date dans cette grande salle où les conducteurs de ligne viendraient se servir, et puis je commençais ce compte à rebours.
À 5 heures, le bridage commençait à remplir les frigos et il fallait, vaille que vaille, coûte que coûte, que je parvienne à ce que tout tienne. Je connaissais mes frigos. Je savais dans lequel je devais à telle heure passer pour retourner telles palettes face à ces énormes ventilos pour que les poulets refroidissent plus vite, je savais lesquels pouvaient être remplis complètement.
Une année, un chef, un nouveau, de passage dans notre atelier, qui ne comprenait pas mes manèges, m’avait déclaré en agitant les bras qu’il allait m’expliquer le brassage de l’air. À cette époque-là, avant de parvenir au bridage les poulets passaient trois quarts d’heure dans un ressuage à tourner pour parvenir à une température de 10 degrés dans les frigos. Il ne manquait plus que 2 ou 3 heures pour les faire descendre en dessous des 4 degrés fatidiques. Et puis, une année, la direction décida soudain de faire sauter ce ressuage. Les poulets arriveraient à plus de 20 degrés et il faudrait au moins 4 heures, parfois plus, pour franchir le cap. Mais au lieu de deux équipes qui abattaient chacune 30 000 poulets par jour en 14 heures, il n’y en avait plus qu’une seule qui en passait dans les 50 000 en 7 heures de peine. Et à chaque fois j’arrivais à 4 heures pour vider mes frigos, je rangeais les palettes, tempêtais parfois contre les mecs du bridage à grand renfort de gestes pour faire comprendre à des collègues roumains qui ne parlaient pas tous français comment ranger leurs palettes, pour qu’à 9 heures au mieux, 10 heures le plus souvent, je puisse sortir les premières palettes, de nouveau ranger les suivantes.
Et recommencer le lendemain.
Je pourrais ici développer la façon que j’avais de composer avec mes chefs qui pouvaient, pris d’une inspiration soudaine, prendre des décisions qui rompaient mon bel ordonnancement, comme cette cheffe qui décida de mettre dans les mêmes frigos poulets bridés et poulets de découpe pour gagner du temps. Mais il faudrait alors se livrer à toute une archéologie dans ces cahiers accumulés en plus de dix ans de carrière à ce poste. Il se trouve que j’ai assez peu envie de retrouver ce fond d’aigreur que j’y ai trop souvent cultivé. Je préfère repenser à ce binôme que j’avais eu ma dernière année. C’était un étudiant qui découvrait, le temps d’un contrat saisonnier, le salariat et ses contraintes, dont celle de se lever à des horaires dont il n’avait pas soupçonné l’existence, et cultivait la conviction que si tout travail mérite salaire, l’inverse n’a jamais été établi. Devant cet ensemble de règles, de consignes, d’explications confuses sur le comment du pourquoi, suivies parfois d’injonctions contradictoires, il me déclara un jour : Mais comment tu fais, toi, pour garder ton sang-froid ? Sachant que l’essentiel de mon travail se situait dans des frigos, je m’étais un peu moqué. Maintenant, au poste où je suis arrivé, il m’arrive moi aussi de me demander : comment je fais pour garder mon sang-froid ?
J’ai été, après le rachat de notre entreprise par un concurrent, muté, comme d’autres collègues, sur un autre site, à un autre poste. Ce site s’occupe d’élaboration des viandes. Il reçoit de l’extérieur de la barbaque de volailles (essentiellement poulets et dindes) qui sont ensuite découpées, transformées en lardons, en émincés ou autres, et mises en barquettes dans une salle blanche puis rangées dans des cartons, étiquetées avec le code de l’article précisant s’il s’agit d’émincés de poulets ou de lardons de dinde, et le numéro de lot de la viande. Ces colis sont ensuite placés sur un tapis qui les convoie au bout d’un long couloir pour parvenir à mon poste, la palettisation, où je les range sur des palettes pour les envoyer à la douane. Celle-ci les enregistre avant de les charger sur des camions qui les transportent jusqu’à la plateforme, qui les dispatchera avec d’autres palettes dans les chargements destinés aux grandes et moyennes surfaces.
À mon arrivée sur le site, un chef m’avait dit, en tirant distraitement sur ses chaussettes, que mon poste était assez dynamique. Le binôme du matin démarre en même temps que la première ligne de production, de 4 heures à 7 heures selon le volume à produire. Il finira entre 11 heures à 14 heures. Le binôme de l’après-midi peut commencer entre 12 heures et 14 heures pour finir vers les 21 heures, selon le volume et les éventuelles pannes, absences ou autres contretemps (21 heures 30 dernier carat). Généralement, quand tu commences, il y a une seule ligne de production qui envoie des colis sur le tapis. Une à deux heures plus tard, l’autre ligne démarre.
C’est à ce moment que les difficultés commencent.
Ce poste est noté à 1,5 salariés. Souvent trop de travail pour une seule personne, jamais assez, selon les chefs, pour mobiliser deux personnes toute une journée à ce poste. Avec une seule personne, celle-ci est débordée, à deux, l’autre s’ennuie. La solution qu’iels ont trouvé, c’est de rajouter une personne dite « de journée » qui pourra arriver à 9 heures quand tu commences à 4 heures pour te permettre de prendre ta pause de vingt minutes et t’aider jusqu’à la fin de ta journée, puis rester avec ton binôme de l’après-midi jusqu’à 16 heures. En dehors de ça, tu es seul à ton poste, sauf à aller demander de l’aide. Ce qui suppose alors que tu abandonnes ta ligne, où le retard va encore plus s’accumuler, pour chercher une aide, hypothétique. J’ai eu le privilège à mon arrivée à ce poste d’avoir droit à deux semaines en binôme avec une collègue pour découvrir le poste, comment ranger les colis sur les palettes, combien en mettre par palette selon l’article, comment les enregistrer. C’est seulement la semaine suivante que je me suis retrouvé seul. C’est à l’usage que j’ai fini par construire moi aussi ces routines familières. J’ai appris à ne filmer une palette qu’à moitié pour pouvoir la dégager dès qu’elle est achevée, préparer des fiches à l’avance, décaler des palettes qui se terminent, caler un colis sans étiquette au fond d’une palette pour ne pas devoir partir en chercher. Tu crois naïvement au début qu’elles te mettront à l’abri de ces moments de déferlement. Tu finis par comprendre que ceux-ci finiront toujours par survenir et que tu ne peux que les retarder, les surmonter et les réduire.
À ce poste nous sommes toujours les deux mêmes titulaires, en 2/7, une semaine le matin, une semaine l’après-midi. C’est la plupart du temps un intérimaire qui est de journée. Il peut changer du jour au lendemain ou rester quelques semaines avant de découvrir un jeudi sur le planning de la semaine suivante que son nom est accompagné de la mention Plus besoin. Il faut donc à chaque fois lui expliquer le fonctionnement, peser l’intérêt de lui expliquer les ruses, tout ceci pendant que les lignes tournent. Puis devoir recommencer le lendemain. L’agroalimentaire est un lieu où les salariés se succèdent à un rythme soutenu. Il m’est même arrivé de croiser une intérimaire qui venait bosser pour compléter sa retraite.
*
Je viens au travail en vélo.
Un vélo électrique que j’ai acheté quand j’ai appris ma mutation, et que mon nouveau boulot se situerait désormais à plus de dix bornes parsemées de côtes et de virages, parfois sous la pluie, de nuit quand je commence à des 4 ou 6 heures du matin ou que je finis à des 21 heures. Je ne compte pas le nombre de collègues qui m’ont recommandé de me mettre au covoiturage, de me prendre une voiturette (je n’ai pas le permis), un scooter ou même une trottinette. J’ai même eu parfois des mecs s’arrêtant sur la route pour me proposer de mettre ma monture dans leur véhicule pour me conduire au boulot parce qu’aller au boulot à vélo, à notre époque, mon bon monsieur. J’ai à chaque fois la même réponse : ces plus de dix kilomètres à vélo même sous la pluie et à la seule lueur de mon vélo constituent la meilleure part de ma journée. Parce que chaque coup de pédale, quel qu’en soit l’effort, se fait à mon seul profit, parce qu’il me suffit de rouler droit devant moi bercé en sourdine par la musique de « Eels », un titre de Léonard Cohen, un morceau de Sharon Van Etten ou de Nina Simone ou un podcast de Amaury Chardeau. Pas de surprise, une seule bataille et parfois même l’offrande d’un coucher de soleil sur tout le trajet du retour. Il y a bien quelques lignes de ce texte qui ont d’abord été bredouillées en mordant mes dents à grimper une côte.
Alors que si ce travail m’a appris quelque chose, c’est entre autres que ce chat qui s’installe parfois dans votre gorge est enfant du stress. J’avais bien des prédispositions en la matière, pour une quantité de raisons personnelles, bien avant mon entrée dans le monde merveilleux du travail. Mais je sais combien ce travail les a accentuées. C’est qu’à ce poste tout paraît imprévisible, précaire, mouvant. Je suis en 2/7, disais-je. Mais savoir le jeudi que le lundi suivant tu commenceras à 4 heures pour finir à 12 heures ne te donne aucune assurance que le lundi d’après tu commenceras à 13 heures pour finir à 21 heures. Ça pourra être 12 heures/21 heures, 13 heures/21 heures ou 14 heures/21 heures.
Selon le volume des commandes et les besoins.
Il se peut même que sur une inspiration soudaine de la cheffité, tu te retrouves à commencer à 10 heures pour finir à 17 heures. Selon les personnels disponibles. Et il te faut encore croiser les doigts pour que le binôme que tu auras une partie de la journée connaisse le poste pour pouvoir te reposer sur lui. En admettant que tout ceci soit réuni, il faut encore ne pas te laisser surprendre par les deux lignes qui tournent. Chaque matin, ton poste reçoit le planning donnant pour chaque ligne la liste des articles qui défileront. Mais il est toujours possible que par manque de matière, de personnel, ou que sais-je encore, le ou la conductrice de ligne décide de rompre la partition et de bouleverser soudain ton bel ordonnancement, et tu te retrouves à courir au bout du tapis pour ne pas être tout à fait débordé. Et il y a parfois ces moments où tu galopes après tes deux lignes, où tu souffles à tes 110 kilos de viande triste et anxieuse les consignes qui font de toi un élément productif, que tu as accumulé du retard pour quantité de motifs, et qu’à force d’avoir le tapis qui se bloque en continu il finit par craquer, c’est-à-dire que les colis trop serrés les uns contre les autres se mettent à se chevaucher, les cartons explosent envoyant des barquettes un peu partout. Il ne te reste plus qu’à arrêter le tapis pour tout ramasser en attendant que du renfort te soit envoyé. Ces moments-là, tu peux les déceler juste en regardant ton planning, tu sais déjà qu’à tel moment de la journée tu vas être sur une corde raide mais que tu peux être sauvé juste par une panne, un retard, la sollicitude d’un collègue, le renfort d’un autre ou une nouvelle ruse. Au moins tu as intégré qu’il n’est pas question de courir plus vite. Juste de tenir l’orage. Ce qui compte c’est l’horloge. Parce que rien ne doit interrompre la ligne et qu’un rien peut la stopper.
Quand j’ai eu la dernière réunion avec la cheffe attestant que j’étais titularisé à mon nouveau poste au bout d’un mois de rodage elle me demanda si, sur mon poste précédent, j’étais cadencé.
Cadencé.
Comme ces choses, te demander une souplesse de gymnaste et une régularité de métronome, sont délicatement dites.
Je me relis et une part de moi-même me souffle que je noircis peut-être ici le tableau par manque de nuances. C’est qu’il peut bien arriver des journées, parfois même des semaines sans orages, parce que tu as reçu des renforts, qu’il y a moins de travail, que le planning ménage des équilibres entre les deux lignes, qu’il y a eu des pannes, voire un assemblement de tout cela. Il y a bien eu aussi cette séance de visite de sécurité où l’infirmière et la cheffité sont venues observer mon poste pour déterminer les améliorations à lui apporter, l’octroi d’un transpalette électrique avec une formation correspondante pour gagner du temps, l’affichage en matière de lutte contre les accidents du travail, ces séances d’ostéopathie payées par la boîte pour les volontaires et le fait que le masque reste encore obligatoire et fourni par l’entreprise. Mais au total la chaîne perdure et l’orage ou plutôt sa menace restera là, malgré les cosmétiques.
J’écrivais au tout début que j’avais arrêté mon journal. Dans quelle mesure tout ceci est-il maintenant un mensonge ? J’ai entamé ce texte sur mon ordinateur le 27 novembre en constatant que depuis ma mutation en janvier de la même année je n’y avais plus touché comme pour poser ce constat quelque part avant de me laisser happer par je ne sais quelle série sur Netflix ou du scrollage sur Twitter, voire les deux en même temps, plutôt que de devoir m’atteler à écrire. Quelques jours plus tard, arrivé en salle de pause bien avant l’embauche comme à mon habitude, je ressortais de mon sac, où il était toujours blotti, ce journal pour y noter date, heure, lieu, et cette formule Reconstituons les ligues dissoutes, répondant que je notais juste ma liste de courses à un collègue qui m’interrogeait.
J’ai donc presque repris mes routines. J’écris. J’écris pour me joindre au cortège des récits ouvriers, aux récits de ces corps qui vont chaque matin vers les fatigues prochaines, trébuchent, résistent, flanchent, trichent, désertent, ces corps qui ne savent pas toujours les éruptions qu’ils couvent. J’écris aussi en me répétant qu’il nous faut plus que la parole. Cela fait des mois maintenant que les mains calleuses ont quitté les rondes familières de la chaîne pour dire leur révolte par la grève, les manifs, les blocages, la lutte.
C’est bien là que les choses se passent.
« J’ai quitté les rondes paisibles
Calleuse est à présente ma main »
Michel Herassimov, 1889–1939 (traduction du russe de Katia Granoff)
[lire le deuxième volet | Quand la classe ouvrière écrit : deux historiens en discussion]
Illustration de bannière : L’en dehors, Louis Moreau, 1922
REBONDS
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