Témoignage inédit | Ballast
Dans les rues de Paris, « toute l’extrême droite, zemmourienne et lepéniste, s’est donnée rendez-vous » en novembre dernier. Une commémoration pétainiste ? Un rassemblement anti-immigration ? Non. Une marche contre l’antisémitisme, qui a piteusement divisé la gauche et accéléré le grand ravalement de façade qu’opère l’extrême droite. Avec l’aide, précieuse, de « l’extrême centre » macroniste qui, comme l’écrit l’historien Johann Chapoutot, sème tranquillement des « petits cailloux fachos » sur son chemin. Face à cette conjoncture, il est utile de se rappeler le témoignage de Jean Courcier, condamné par Vichy à deux ans et demi de prison pour faits de résistance dès 1940, puis livré aux Allemands à la fin de sa peine et déporté au camp de concentration de Mauthausen. Nous l’avions rencontré à Rennes fin avril 2007. Il nous avait alors montré son uniforme de déporté : cousu sur la poitrine, le triangle rouge qui l’identifiait comme communiste ; sur le cœur et au milieu du dos, comme une cible, un disque de la même couleur le signalait comme forte tête. Témoigner lui était vital, pour que ne se reproduisent pas les horreurs qu’il avait vécues. Jean s’est éteint le 8 janvier 2020 à 98 ans. Que vive sa mémoire. ☰ Par Loez
Entrer en résistance
J’étais et je suis toujours de gauche. À l’époque, j’étais un jeune homme de vingt ans, je travaillais à la SNCF à Rennes. J’ai été embauché en 1937. En 1936, il y avait eu les grandes grèves et tous les acquis sociaux du Front populaire. J’appartenais aux Jeunesses communistes, un groupe assez important. La CGT était puissante à la SNCF — d’ailleurs elle l’est toujours. Quand j’avais 18 ans, on aidait les républicains espagnols prisonniers dans « le camp de Verdun » comme on l’appelait, avec la CGT-SNCF. On voyait des Espagnols qui avaient la permission de sortir de leur camp, ils venaient nous voir et nous disaient : « Voyez ce qui se passe. »
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Sur une photo prise en 1938, Jean pose, un peu crâneur, au milieu d’un groupe de jeunes ouvriers des ateliers SNCF. Plusieurs entreront en résistance avec lui. Sous une épaisse tignasse blonde soigneusement peignée en arrière, son regard fixe l’objectif. Il ne sourit pas. Il est en tenue de travail, le buste vêtu d’un maillot de corps sans manches. Ses bras nus laissent apparaître des muscles saillants.
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L’arrivée des Allemands à Rennes le 18 juin 1940 a été précédée, le jour d’avant, par un terrible bombardement. À l’époque, tout était mobilisé par la « drôle de guerre ». Les ateliers de réparation avaient été transformés en fabrique de grenades, avec de vieilles machines de l’arsenal. On fabriquait des vieux modèles de grenade de la guerre de 14 — j’en ai d’ailleurs retrouvée une plus tard chez un brocanteur. La gare était pleine de réfugiés venus de partout lors du bombardement. Et, au milieu de tout ça, il y avait un train bourré d’explosifs. Il y a eu des milliers de morts, certains parlent de 2 000. Après le bombardement du 17 juin 1940 je suis reparti à Dol-de-Bretagne à vélo chez ma mère. Les Allemands sont entrés dans Rennes le 18 juin, le jour de l’appel du général De Gaulle, que d’ailleurs personne n’a pu écouter à l’époque. Tout le monde était trop occupé pour ça. Huit jours après, on m’a rappelé pour participer à la reconstruction de la gare, qui était complètement détruite. On a rebâti la gare de triage à partir des décombres du bombardement.
« Le peuple français était trompé par Pétain, le soi-disant vainqueur de Verdun. En fait c’était le chef de la collaboration. Les gens le suivaient, ils étaient déboussolés. »
Après avoir reconstruit la gare, on a réparé les wagons. On voyait les trains bourrés de marchandises partir pour l’Allemagne : c’étaient les signes du pillage nazi. Il n’y avait plus rien à manger pour nous par contre. C’est là qu’on a commencé à prendre conscience de ce qui se passait. Fin 40, début 41, notre résistance a commencé. Enfin on l’appelait pas comme ça à l’époque, ça n’avait pas de nom d’ailleurs. Il n’y avait rien d’organisé au début : on refusait la situation, et on se révoltait. Les Jeunesses communistes avaient leurs responsables à Rennes : Le Herpeux et Bannetel, étudiants en médecine. J’étais responsable des tracts. On allait les chercher à Paris. J’allais à un métro, avec Ouest-Éclair sous le bras et une moitié de papier déchirée. Mon contact devait avoir la deuxième moitié. J’y suis allé deux fois : la première, je suis revenu avec une valise bourrée de tracts et de journaux, la deuxième je n’ai trouvé personne. Il y avait La Vie Ouvrière, l’Huma, La Vie des Cheminots… On collait des papillons sur les murs, on distribuait les tracts… Il y avait La Relève, le tract des étudiants communistes de France, à l’origine parisienne. J’ai imprimé la première Relève rennaise avec des moyens bricolés : une plaque de verre, un rouleur en caoutchouc et du stencil. Aussi, on déchirait les étiquettes de destination des wagons, ce qui fichait un sacré bazar ! On mettait de la potée d’émeri1 dans les essieux.
En 41, le peuple français était trompé par Pétain, le soi-disant vainqueur de Verdun, qui a plutôt fait fusiller des soldats français pendant 14–18. En fait c’était le chef de la collaboration. Les gens le suivaient, ils étaient déboussolés. Une anecdote, pour vous dire l’état d’esprit de certaines personnes à l’époque : en 42, quatorze cheminots ont été fusillés avec d’autres à La Maltière, près de Rennes, certains simplement pour avoir distribué des tracts. La fille d’un fusillé m’a raconté qu’avec sa mère, elles étaient allées voir l’assistance sociale de la SNCF et qu’elle les avait foutues à la porte ! Tout le monde n’était pas comme ça, heureusement, mais on n’était pas beaucoup. Les Allemands étaient aimables, payaient cher, ils avaient mis de « beaux mâles » pour faire la circulation, alors au début les gens se sont laissé abuser. Mais ils ont vite commencé à changer d’avis, en subissant le pillage économique organisé par les Allemands, alors que personne n’avait rien dans son assiette. Encore qu’à la campagne, en Bretagne, on était mieux lotis qu’ailleurs.
En mai 41, a été créé le Front national. Le vrai, à ne pas confondre avec la chose d’aujourd’hui. C’était le regroupement de plusieurs mouvements de Résistance, le PCF, Lucie Aubrac, etc. Mais les flics de Pétain étaient là. On a été huit à être arrêtés le 4 août 1941. Ils ont perquisitionné, mais rien trouvé pour moi ; j’avais tout caché chez ma mère à Dol. On a été enfermés à la prison militaire, là où il y a aujourd’hui la maison de la Culture, la même prison où Dreyfus avait été emprisonné. J’avais d’ailleurs fait un croquis de notre cellule, qui aujourd’hui est au Musée de Bretagne — le directeur était intéressé vu que c’était la même cellule que Dreyfus. Pétain avait formé une juridiction spéciale en août 41, le service de police anti-communiste (SPAC), pour juger plus rapidement les communistes. Il faut se rappeler que le Parti communiste avait été déclaré illégal depuis le pacte germano-soviétique. On a eu droit à des interrogatoires, pas poussés pour moi. Puis le tribunal spécial : j’ai écopé de deux ans et demi de prison. Pétain a fait plus que ce que les Allemands demandaient. Ils ont même dû refuser les exécutions en place publique, que Vichy voulait rétablir. Il y a eu aussi la rétroactivité des peines pour les communistes jugés avant la création de la juridiction spéciale. Certains, condamnés à quelques mois de prison, ont fini fusillés. Il y a 33 Français qui ont été guillotinés par les cours spéciales. À Rennes, elle était au Parlement. D’ailleurs, bien plus tard, lors d’une visite, la guide semblait vouloir oublier ce « détail ». Le juge qui m’a condamné était le même qui jugeait les collabos après la guerre.
La prison
On a été envoyés en prison : un mois au Mans, puis à la centrale de Poissy, mélangés avec les truands. C’était un endroit terrible. Le directeur voulait la peau des communistes. Les prisons françaises étaient des réserves d’otages : beaucoup de détenus partaient pour être fusillés ; bien souvent on choisissait des communistes. Par exemple, pour un attentat à Romorantin, près de Blois, huit copains de Blois ont été fusillés. Malgré tout la Résistance continuait dehors. Nous étions beaucoup de communistes et nous étions visés, c’est nous qu’on fusillait. On essayait de s’organiser quand même. Les conditions de détention étaient horribles, on était dans des cages à poule, avec juste un lit et des toilettes, en tenue de bagnard. La plupart des fusillés l’étaient par des Allemands, mais j’ai appris aussi qu’à la Santé, des prisonniers étaient guillotinés par des Français. Puis j’ai été transféré à Melun. J’y ai fait mes deux ans et demi de prison jour pour jour, heure pour heure. On y a été emmenés dans des trains, on a gueulé pendant tout le trajet. On est arrivés en chantant l’Internationale. On avait réussi à se regrouper malgré la volonté du directeur. On était plein, avec des sommités, comme Artur London par exemple. Ça a duré un mois, où on a réfléchi à un plan d’évasion. Et puis on a réussi à s’organiser avec un gardien. Mais ça a foiré, on a été arrêtés dans les murs de ronde. On n’a pas été punis tout de suite.
« Un matin de bonne heure un gardien est venu me chercher. J’ai eu un coup de sang, j’ai engueulé le gardien, je croyais que j’allais être fusillé. J’ai commencé en vitesse une lettre à ma mère, que je n’ai pas eu le temps de terminer. »
Mes deux ans et demi finis, j’ai été renvoyé aux administratifs. Ils m’ont rendu mes habits civils que j’avais lors de mon incarcération, puis enfermé dans une autre petite cellule à la prison départementale, réservée aux otages. Autant dire que là, j’avais peur. Un matin de bonne heure un gardien est venu me chercher : « Courcier, debout. Dépêchez-vous, les Allemands vous attendent en bas. » J’ai eu un coup de sang, j’ai engueulé le gardien, je croyais que j’allais être fusillé. J’ai commencé en vitesse une lettre à ma mère, que je n’ai pas eu le temps de terminer. C’est mon copain Belin, qui partageait la cellule avec moi, qui l’a finie et expédiée. Je n’ai appris que bien des années plus tard, en lisant un bouquin, qu’il avait été fusillé. Il avait fabriqué une bombe qui n’avait pas explosé. J’ai vu deux Allemands en bas qui fumaient et rigolaient. Ça m’a un peu rassuré. J’ai traversé Paris dans une traction avant. Il y avait aussi une femme, qui travaillait « à l’horizontale » avec les Allemands. Elle n’y croyait pas, que je venais de passer deux ans et demi en prison. Elle m’a donné de l’argent. J’ai ensuite passé une journée à la prison de Fontainebleau. Là-bas non plus personne ne croyait que j’avais déjà fait deux ans et demi de prison. Ensuite, on a été emmenés au camp de Compiègne, non sans une halte rue des Saussaies2, là où on torturait des gens. Heureusement je n’ai rien eu. Dans le camion pour Compiègne, j’ai pu laisser tomber un mot qu’un « français patriote » a recopié et expédié à ma mère. Le camp était plus agréable que la prison. J’ai retrouvé les copains de Poissy, qui avaient suivi d’autres chemins. Un mois après, j’ai été mis dans un convoi de 1 400 détenus. On est partis pour on ne savait pas où le 6 avril 1944. Je pensais que c’était pour les mines de sel de Weimar, en Silésie — c’est ce que j’ai écrit à ma mère d’ailleurs. À la gare de Compiègne, j’ai lui ai écrit une nouvelle lettre, que j’ai glissée à travers la porte du wagon et qu’un cheminot a réexpédiée.
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La lettre est rédigée sur un papier petit carreau, qui a jauni avec le temps. En haut, Jean a inscrit et souligné le lieu, la date et l’heure — 8 heures. Puis, en dessous, à l’encre noire, une ligne sur deux, il consigne les mots qui suivent.
Aux besoins d’un Français patriote — Leparoux avec moi.
Mme Guillas
16, avenue A. Briand
Dol (Ille-et-Vilaine)
Pour un prisonnier politique déporté en Allemagne, si possible mettre enveloppe. Merci.
Chère maman — grand-mère
Sommes dans des wagons à bestiaux, 90 détenus, ce n’est pas tout ce qu’il y a de confortable. Avant de partir nous avons touché 10 cm de saucisson et 1 boule de pain. Pour combien de jours ? Nous en savons rien. D’après certains bruits nous allons à Weimar. Je suis avec des copains communistes et le moral est fameux. J’écris sur une vieille planche comme je peux et ai ma grande couverture avec moi. Comme vêtement, je les ai toujours sur moi. Ai expédié colis, regardez dans ma musette blanche — et ma valise va me suivre. Donc chers parents ne vous en faites pas pour moi. Je pense que vous pensez à moi et attendez avec patience la fin de la guerre. Vous n’avez pas de nouvelles de Jeannot et Jean et de tous les amis de Paris que j’espère revoir bientôt. Avec mes plus affectueux baisers chère maman et grand-mère et Raymond je vous quitte plein d’espoir bientôt parmi vous au grand air.
Bonjour à tous les amis de Dol.
Mille baisers
Jeannot.
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Et nous voilà partis dans les wagons à bestiaux. Aucune idée de la destination. On nous avait dit de prendre un maximum d’affaires, mais on ne les a jamais revues. À la frontière en Alsace, on nous a tous fait descendre et mettre à poil sur le quai de la gare. Il y avait eu des évadés. Des rafales de mitraillettes ont été tirées dans un wagon. Puis ils ont flanqué tous nos vêtements dans un wagon, nous ont fait remonter à poil, et on a traversé l’Autriche.
La déportation
On est arrivé le 8 avril à Mauthausen, on se demandait où on était. Sur le quai, on a dû se rhabiller en vitesse, en prenant n’importe quel vêtement sur le tas. En reconnaissant mon cuir sur le dos d’un autre, j’ai du insister pour le récupérer, surtout qu’il y avait de l’argent dedans. Ensuite on est montés au camp. Ça gueulait, il y avait des chiens, on recevait des coups de crosse… On est enfin arrivés devant la forteresse de Mauthausen. Tout le camp avait été construit à partir d’une carrière, entre autres par des républicains espagnols. Ils étaient 8 000 à Mauthausen. Du bas de la carrière il y avait 186 marches raides à monter, en portant de lourdes charges, et il ne fallait pas fléchir.
À Mauthausen, on a dû de nouveau se mettre à poil, puis il y a eu les douches, et une sélection. Une des deux files ne devait jamais revenir. Les flics français avaient signalé mes tentatives d’évasion : j’ai eu droit à une cible rouge cousue sur ma tenue, dans le dos et au niveau du cœur. Mauthausen était le camp central, mais il y avait 71 camps disséminés dans l’Autriche. J’étais à Güsen II, un des plus horribles. Je travaillais avec 30 Russes sur une butte de sable. On voyait les fermiers autrichiens dans leurs champs. Un jour, une fermière m’a appelé et m’a donné une brioche. Mais c’était exceptionnel. Je l’ai revue bien après la guerre, elle m’a invité chez elle avec ma famille. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu trois millions de soldats russes assassinés dans les camps ; ils n’avaient pas droit aux camps de prisonniers comme les autres armées vaincues. Quand 500 Russes se sont évadés du camp, il n’y a eu que onze rescapés. Les autres ont été repris par les paysans autrichiens, qui partaient en famille à « la chasse au lièvre ». Pour chaque évadé capturé, ils touchaient des cigarettes, de la nourriture. T’as vu comme l’humain peut être horrible ? Plus tard, j’ai aussi retrouvé les lettres d’une fermière qui demandait qu’on lui cache les horreurs qu’elle voyait, c’est à dire nous, qu’on forçait à travailler. Qu’on lui cache, pas qu’on arrête ! Aujourd’hui encore, les vieux ne veulent pas reparler de cette période, ce sont les jeunes qui font des recherches.
« J’ai retrouvé les lettres d’une fermière qui demandait qu’on lui cache les horreurs qu’elle voyait, c’est à dire nous, qu’on forçait à travailler. Qu’on lui cache, pas qu’on arrête ! »
On couchait à trois par châlit. Un jour on se chamaillait et le kapo qui passait par là nous a foutu une bonne dérouillée, surtout à moi avec mon insigne rouge. « Demain tu resteras là, tu n’iras pas au travail. » J’étais salement esquinté, j’ai été emmené à « l’infirmerie ». J’avais peur, car plus qu’une infirmerie, c’était un lieu d’extermination. J’ai tout de même été soigné, et je suis retourné en quarantaine. Là, on couchait par terre en sardines. J’ai ensuite été expédié à Hinterbrühl, à 200 kilomètres de Mauthausen, dans des wagons de voyageurs, avec des habits propres. On y travaillait sous terre, à la construction d’un avion à réaction. Au moins on était au chaud. La solidarité fonctionnait bien entre les détenus, comme avant d’ailleurs. On en a profité pour continuer la Résistance, timidement bien sûr vu les risques, en freinant la fabrication de l’avion.
Ça a duré de décembre jusqu’au 1er avril. Tout à coup, « Arbeit fertig » : le travail s’arrête. On entendait les canons russes. Les Allemands posaient du plastic partout, on a cru qu’ils allaient nous faire sauter. Mais on est partis à pied pour rejoindre Mauthausen, à 200 kilomètres de là. Marche sanglante, où 200 camarades sont morts. Tous les malades avaient été assassinés par les « infirmiers », qu’un médecin avait dû conseiller sur la manière de faire la moins douloureuse possible. À Mauthausen, il y a eu de nouveau une sélection, la douche, et nous avons dormi en sardines à même le sol. Jusqu’au 5 mai 1945, date de la libération du camp.
La libération et après
Après la libération, j’ai eu droit à un nouvel interrogatoire des flics en France. Nous étions logés à l’hôtel Lutetia, réquisitionné pour l’occasion. Tout le monde me regardait bizarrement. Certaines personnes pleuraient. J’avais des bouts de papier et de ficelle pour recouvrir mes furoncles. Les prisonniers de guerre qui rentraient étaient mieux que nous. Que voulais-tu que je dise en rentrant ? J’étais complètement décalé. Deux jours avant, je dormais près de la chambre à gaz. Qu’est-ce que tu veux raconter, alors ? Les gens me regardaient bizarrement, j’étais encore en costume de bagnard, on m’avait fauché mes habits et ma bouffe. Ma mère a touché « l’allocation aux indésirables ». Je pesais 34 kilos en rentrant. J’ai longtemps eu des séquelles, des troubles du sommeil. J’étais heureux de rentrer, j’allais me promener dans la campagne, je me roulais dans l’herbe des champs.
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Sur une photo prise en septembre 1945, Jean pose avec trois autres camarades. Ils sont appuyés sur une balustrade en métal. Derrière eux, la mer. Comme sur l’image de 1938, il est droit, et il redresse la tête, l’air fier et digne dans son veston sous lequel il porte une chemise blanche, sans cravate, ouverte sur le cou. Son visage est amaigri, mais ses cheveux ont repoussé. Cette fois, ses mains sont croisées sur son ventre, mais là encore, il ne sourit pas. Dans la fraction de seconde où l’obturateur a exposé le film argentique, ses yeux se sont fermés.
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« Que voulais-tu que je dise en rentrant ? J’étais complètement décalé. Deux jours avant, je dormais près de la chambre à gaz. Qu’est-ce que tu veux raconter, alors ? »
Au retour, on était soutenus par les syndicats. Certains arrivaient et trouvaient leur logement occupé par d’autres, ils devaient encore se battre pour le récupérer. Un an après être rentré, je suis retourné bosser à la SNCF. Le docteur m’avait mis six mois d’arrêt. Mais je voyais ça mal : j’avais peur de ne pas retrouver de travail. Il y avait un drôle d’état d’esprit. Par exemple, peu de temps après la Libération, sur la plaque commémorative des morts de la Seconde guerre, le maire de Dol a « oublié » les deux Juifs du village, dont d’ailleurs personne ne savait qu’ils l’étaient. Et je ne parle pas des horreurs, de toutes les choses horribles que j’ai vues. Les Juifs étaient encore moins bien traités que nous. J’en ai vus, dans la merde jusqu’à la taille, femme et enfant, à nettoyer les fosses d’aisance avec des seaux. Les punis les rejoignaient. Et les coups de matraque, le soir dans les dortoirs. Les morts de chaque nuit qu’on entassait dans les WC…
Quand je suis rentré des camps, j’ai me suis tu pendant des années. Qu’est-ce que tu voulais que je dise de toute façon ? J’ai commencé à parler quand les premiers négationnistes sont apparus. Aujourd’hui, je suis toujours dans la lutte. J’ai toujours manifesté, jamais loupé une grève. Pour les acquis sociaux, contre le racisme, le fascisme… Faut continuer la lutte, faut que les jeunes continuent pour ne pas perdre les acquis sociaux. C’est toujours contre la droite qu’on a lutté pour les avoir les acquis sociaux, faut pas l’oublier. J’ai encore l’espoir. On avait dit en 45, à la libération des camps, « plus jamais ça », mais on ne peut pas dire que ça a été le cas. L’Homme est capable de tout. On vire vite, les Français comme les autres.
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Sur le site Mémoire de guerre, Jean décrivait ainsi son devoir de mémoire : Il faut que notre triste expérience serve de leçon à notre jeunesse. Nous ne sommes pas aujourd’hui à l’abri d’une telle dérive où est tombé le peuple allemand, pourtant un grand peuple comme le nôtre. Si le monde d’aujourd’hui n’est pas le monde dont nous rêvions sur la place d’appel du Camp de Mauthausen, une fois libres, c’est la démonstration que la liberté, la démocratie et le respect des autres restent toujours à conquérir et à préserver. Puisse mon modeste témoignage, contribuer à lutter contre l’oubli qui serait la pire des choses.
Photographie de bannière : Loez
- Un mélange à base d’argile, de crottin de cheval et de bourre qui, en fonderie, entrait dans la fabrication des noyaux réfractaires placés à l’intérieur des moules [ndlr].[↩]
- Un des sièges de la Gestapo parisienne, actuel ministère de l’Intérieur [ndlr].[↩]
REBONDS
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