Texte inédit pour le site de Ballast
Sur le fond comme sur la forme, Jean-Luc Mélenchon ne laisse personne indifférent et n’en finit pas d’alimenter, au fil de ses prises de position, les débats qui traversent le vaste camp de l’émancipation : espoir d’une présidentielle dissidente pour les uns, notable réformiste pour les autres — et chacun de s’accrocher sur la Syrie, le traité de Maastricht, Poutine, la stratégie populiste, le foulard à l’école ou son fidèle soutien à Mitterrand. On sait son verbe haut et son parcours, d’ancien sénateur socialiste au candidat autonome de la France insoumise : n’y revenons pas. Cet article s’attarde sur l’évolution du discours de Jean-Luc Mélenchon en matière d’immigration, entre le Front de gauche de 2012 et l’actuelle campagne. Ces derniers mois, ce « glissement » lui valut, à gauche, de fortes critiques — qu’il rejeta : « une poignée de gauchistes et de gens malveillants ». Jusqu’où peut-on parler de changement dans son propos ? Quelles pourraient en être les conséquences politiques et électorales ? L’auteur du présent article apporte ses réponses. ☰ Par Pablo Castaño Tierno
Le 13 avril 2012, à Marseille, devant une foule de plus de 100 000 personnes, Jean-Luc Mélenchon soutient que le métissage est une « chance » pour la France et refuse « absolument l’idée morbide et paranoïaque du choc des civilisations », provoquant les applaudissements enthousiastes du public. Cette célébration de la diversité culturelle et de l’immigration figure dans le programme « L’humain d’abord », où l’on peut lire : « La présence des immigrés en France n’est pas un problème », ou encore : « L’immigration zéro est un mythe qui divise et affaiblit notre pays ». Quant à l’accueil des personnes réfugiées, le programme affirme : « Nous respecterons scrupuleusement le droit d’asile qui sera déconnecté des politiques migratoires. » Cinq ans plus tard, dans le programme de La France insoumise, « L’avenir en commun », le sujet de la migration n’est plus abordé depuis la perspective des droits et des problèmes soufferts par les migrants et réfugiés ; la priorité consiste désormais à « lutter contre les causes des migrations » — titre de la section dédiée à la politique migratoire. Si le programme inclut l’amélioration des moyens civils de sauvetage en mer Méditerranée et le respect du droit d’asile, on n’y trouve plus de mesures précises pour le garantir, ni pour faciliter l’accès à un titre de séjour ou à la nationalité française. Pourtant, des propositions existaient dans le programme de 2012. Plus surprenant, le programme de La France insoumise n’inclut pas la fermeture des centres de rétention d’étrangers.
« Jean-Luc Mélenchon lançait au Parlement européen : “C’est une Europe de la violence sociale, comme nous le voyons dans chaque pays chaque fois qu’arrive un travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place.” »
Ces derniers mois, certaines des interventions publiques de Jean-Luc Mélenchon sur ces questions ont soulevé, à gauche, de vives critiques. Commentant la décision du gouvernement allemand d’accueillir 800 000 réfugiés en un an, le candidat de la France insoumise assure que « nous devons les accueillir pour la raison qu’il n’y a aucune autre solution rationnelle », mais prend soin d’ajouter : « Nous ne pouvons pas faire face à la situation avec de telles méthodes. Il faut donc dissuader les gens de partir en leur donnant des raisons de rester ». Au lieu de louer le fait que le gouvernement allemand accueille un grand nombre de réfugiés, Mélenchon estime donc que ce n’est pas la bonne « méthode ». Et tandis qu’il appelle à répartir les migrants de la jungle de Calais sur l’ensemble du territoire — qu’il qualifie comme étant « une charge qui devrait revenir à la patrie toute entière » —, Mélenchon plaide pour une régularisation des travailleurs sans-papiers en déclarant : « Je n’ai jamais été pour la liberté d’installation et je ne vais pas commencer aujourd’hui. Est-ce que, s’il venait 10 000 médecins s’installer en France, ce serait une chance ? Oui ». Deux mois après, le 15 novembre, il se rétracte et concède avoir dit « une bêtise ».
Sur la question de l’islamophobie, cette fois-ci, le candidat écrit dans un tweet daté du 24 août 2016 : « Dans notre pays, on a persécuté les juifs, puis les protestants et aujourd’hui les musulmans. La solution, c’est la laïcité. » Il s’éloignera de cette ligne lorsque le journaliste Jean-Jacques Bourdin l’interrogera sur cette déclaration, lors de la polémique sur le burkini, en rétorquant aux pratiquants : « Foutez-nous la paix avec vos histoires de religion ! ». Le tweet du 24 août est alors évincé au profit d’un discours résumant l’affaire du burkini à une « histoire de religion », esquivant la question de la violation des libertés fondamentales et du racisme institutionnel. Le 5 juillet 2016, Jean-Luc Mélenchon lançait au Parlement européen : « Je crois que l’Europe qui a été construite, c’est une Europe de la violence sociale, comme nous le voyons dans chaque pays chaque fois qu’arrive un travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place. » D’après Libération, il regrettera ces mots en privé. Mais le 9 octobre, il confie au « Grand Jury » de RTL que « plus un travailleur détaché n’entrera dans notre pays », s’il est élu, puis publie cette phrase sur son compte Twitter. Au lieu d’accuser les patrons qui pratiquent le dumping social via le travail détaché, le député européen use d’une rhétorique équivoque : ces travailleurs semblent être coupables de la situation, alors qu’ils en sont les premières victimes. Du reste, ainsi que le souligne un syndicaliste bien au fait de la question du travail détaché, il s’avère surprenant d’entendre à ce point parler de cette forme de dumping social mais beaucoup moins de « la sous-traitance franco-française » — ce contrat par lequel une entreprise demande à une autre de réaliser une partie de sa production, détériorant bien souvent les conditions de travail des salariés.
On pourrait accumuler les citations. La conclusion s’impose néanmoins : la position du candidat vis-à-vis de l’immigration est aujourd’hui bien plus ambiguë qu’en 2012. Mélenchon paraît volontiers sur la défensive, n’osant pas défier le discours dominant en matière de migration et de droit d’asile, imposé par l’extrême droite et relayé par Les Républicains comme par toute une frange du Parti Socialiste. Ce changement, nous l’avons dit, lui valut de fortes critiques à gauche — et certains des porte-paroles de La France insoumise de choisir la stratégie de la réduction à l’absurde afin d’y répondre. Ainsi, Raquel Garrido a avancé : « On ne nous fera pas passer pour des racistes » ; de même, un autre « proche de Mélenchon » : « Ce monde devient fou, on tente de faire croire que nous sommes devenus racistes, c’est ça ? ». Jean-Luc Mélenchon a quant à lui attribué le « harcèlement » dont il souffre sur ces questions à « une poignée de gauchistes et de gens malveillants ». Ces déclarations suggèrent qu’il n’y aurait que deux positions possibles face aux positions de Jean-Luc Mélenchon : être entièrement d’accord ou le tenir pour raciste. La réduction à l’absurde, stratégie bien maladroite en vue d’esquiver la discussion, consiste ici à faire passer une critique légitime pour une insulte, tout en mettant au même niveau les adversaires politiques de La France insoumise et celles et ceux qui soutiennent, quoique de façon critique, sa candidature. Dans quelle mesure l’ambiguïté de l’ancien sénateur vis-à-vis de l’immigration constitue-t-elle à la fois une erreur politique et une erreur de stratégie électorale ?
Une erreur politique
« Ce discours confus pourrait d’ailleurs poser un grave problème si Jean-Luc Mélenchon parvenait au second tour de la présidentielle face à Marine Le Pen. »
Ces derniers mois, Jean-Luc Mélenchon a affirmé à plusieurs reprises le besoin de construire un populisme de gauche — et a reçu le soutien de Chantal Mouffe, théoricienne belge du populisme (aux côtés d’Ernesto Laclau). L’une des principales prémisses théoriques de la pensée de Mouffe-Laclau est que le discours constitue la réalité sociale1. Cette notion peut paraître abstraite, mais elle opère d’une manière douloureusement concrète sur le terrain de la xénophobie et du racisme. Au Royaume-Uni, le débat public, durant la campagne du référendum sur le Brexit, s’est vu submerger par une parole ouvertement xénophobe ; les agressions — dont un meurtre — contre les étrangers et les minorités ethniques se sont multipliées (principalement dans les jours qui ont suivi la victoire du « oui »). Le même phénomène s’est produit aux États-Unis à la suite de l’élection de Donald Trump. Dans les deux cas, les agressions homophobes et transphobes ont augmenté : lorsque la haine se manifeste, ce sont toujours les mêmes groupes qui en sont les victimes. En France, les agressions xénophobes et racistes — notamment islamophobes — sont en hausse. Lorsque Jean-Luc Mélenchon soutient sur Twitter que les musulmans sont persécutés en France, il devient le seul candidat présidentiel de premier plan à dénoncer ce grave problème ; mais en n’osant pas le répéter ni l’expliquer sur BFMTV, face à Jean-Jacques Bourdin, il laisse à nouveau tout l’espace du débat public à ceux qui nient la montée de l’islamophobie en France. L’idée que l’ambiguïté de Mélenchon soit un choix conscient a été avancée par Olivier Besancenot et ouvertement revendiquée par un cadre anonyme de La France insoumise, expliquant à un journaliste du Figaro : « Il faut être réaliste. Si nous adoptons la même ligne que les formations d’extrême gauche sur l’immigration, dans le contexte actuel, nous sommes morts politiquement. » Depuis la publication du livre-programme L’Avenir en commun, il ne fait plus aucun doute qu’il s’agisse d’une stratégie consciente.
Une erreur électorale
Semblable manque de courage — proposer un discours alternatif à ceux qui dominent sur ces sujets — n’est pas seulement une erreur politique et éthique, mais une erreur du strict point de vue électoral. Et ce pour plusieurs raisons. Il est inutile d’essayer de concurrencer LR et le FN sur leur terrain : Mélenchon n’est pas soupçonnable, à le lire ou l’écouter depuis des années, de racisme ni de xénophobie ; il paraît très improbable, dès lors, que des racistes convaincus s’en aillent voter pour lui. Le petit pourcentage d’électeurs pour lesquels l’immigration s’avère le principal problème de la France (11 %, d’après un sondage Cevipof) préférera toujours d’autres candidats, comme Marine Le Pen ou François Fillon. Pourquoi tenter d’attirer à soi ces 11 % plutôt que de se concentrer sur le reste de l’électorat, pour qui l’immigration n’est que le troisième problème du pays, bien loin derrière le chômage et la sécurité ?
L’ambivalence de Jean-Luc Mélenchon comporte pour lui le risque de se mettre à dos nombre d’électeurs de gauche et constitue une arme précieuse pour ses opposants politiques et médiatiques — comme l’a démontré le scandale suite à ses propos sur les travailleurs détachés. Il ne s’agit pas tant de s’offusquer de l’injustice des médias qui réagiraient davantage aux sorties de Mélenchon qu’à celles, clairement racistes, des autres candidats : la meilleure façon d’éviter le scandale serait de retrouver quelque clarté dans son message… Ce discours confus pourrait d’ailleurs poser un grave problème si Jean-Luc Mélenchon parvenait au second tour de la présidentielle face à Marine Le Pen. Que fera-t-il lorsque la candidate frontiste tempêtera sur les questions d’immigration et d’identité nationale ? S’il escompte mobiliser l’électorat sensible à son projet politique émancipateur, le candidat de La France insoumise aura besoin d’un discours diamétralement opposé à celui de Le Pen. Le 5 février dernier, en meeting à Lyon, Mélenchon s’est opposé de façon très nette au projet du FN visant à restreindre l’accès des enfants d’étrangers à l’école publique : espérons que cette fermeté se prolonge dans la campagne présidentielle.
Une responsabilité historique
« Benoît Hamon a affirmé que la France doit “accueillir plus de migrants”. »
La position singulière qu’il occupe — sa popularité, sa base militante active, son bagage de candidat qui avait, en 2012, obtenu le score le plus élevé, dans la gauche critique, depuis de nombreuses années — devrait lui permettre de défier de façon nette le discours hégémonique sur l’immigration : ce serait une irresponsabilité historique de ne pas le faire. Bernie Sanders et Jeremy Corbyn, leaders de la gauche radicale dans des pays également rongés par le rejet, les tensions communautaires et la discrimination, n’ont jamais tergiversé sur ces questions. Pour preuve, lors de sa première déclaration suite à l’élection de Donald Trump, le sénateur démocrate a averti : « S’il entend mener des politiques racistes, sexistes, xénophobes et contre l’environnement, nous nous opposerons vigoureusement à lui. » De son côté, le leader du Labour britannique a fait savoir que la réduction de l’immigration n’était pas un objectif à ses yeux, quand bien même cela constituait une obsession pour les conservateurs britanniques, qui plus est au lendemain du Brexit. Si l’argumentaire déployé par Jean-Luc Mélenchon en 2012 consistait à montrer qu’il était possible de revendiquer les notions de « patrie » ou de « peuple » tout en célébrant sans trembler l’immigration comme source de diversité culturelle et de richesses, ses positionnements actuels ne font que renforcer l’allergie que l’extrême gauche nourrit à l’endroit de tout « récit national ».
Au regard des forces en présence et du cadre fixé par l’élection présidentielle, la candidature de La France insoumise constitue pourtant, à l’heure qu’il est, la principale espérance pour 2017. Mais il est impossible de gagner le pouvoir politique sans entamer la bataille des idées — comme le théoricien marxiste italien Antonio Gramsci le soulignait —, surtout depuis la porte grande ouverte par l’accession au pouvoir de Donald Trump. L’immigration et l’identité nationale se trouvent, déplorons-le, au centre du débat politique ; tout candidat qui entend construire une majorité politique doit afficher une position claire — ce qui ne signifie en rien qu’il faille en faire une priorité de campagne. Benoît Hamon, désormais concurrent sérieux de Jean-Luc Mélenchon, a affirmé que la France doit « accueillir plus de migrants » : son programme revendique des mesures précises, notamment en termes de droit d’asile. On ne saurait imaginer Mélenchon moins progressiste que le Parti socialiste en la matière…
Pour tenir tête à la vague identitaire, il ne suffit pas d’en appeler au devoir humanitaire (sauver les victimes des naufrages) et expliquer les causes ultimes des migrations, comme Mélenchon le fait à chaque fois qu’on lui pose une question sur le sujet : défier un discours implique surtout d’attaquer les idées sur lesquelles celui-ci se structure. Rappeler, par exemple, que moins de 9 % des résidents en France sont étrangers ; qu’il est absurde d’accuser les étrangers de voler à la fois le travail des Français et de profiter des allocations sociales ; que la France accueille un nombre infime de réfugiés (1,14 pour 10 000 habitants !) ou que la migration constitue une contribution positive pour le système de protection social français. Si l’on est convaincu que le peuple français a cru les mensonges propagés par l’extrême droite sur l’immigration, cela ne vaut pas la peine de se présenter aux élections ; le Front national et ses émules ont déjà gagné. Si, au contraire, on pense que les discours de haine peuvent être affrontés puis désarmés, Jean-Luc Mélenchon a dès lors la responsabilité historique de faire entendre une voix dissonante — plus franchement qu’il ne l’a fait jusqu’ici.
- E. Laclau, La Raison populiste, Éditions Seuil, 2008.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Refuser le clivage gauche-droite ? », Alexis Gales, décembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Alain Gresh : « On peut être croyant et révolutionnaire », novembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Olivier Besancenot : « Le récit national est une imposture », octobre 2016
☰ Lire notre article « Rebattre les cartes de la politique française », Pablo Castaño Tierno, mai 2016
☰ Lire notre article « Crise des réfugiés : ce n’est pas une crise humanitaire », Yanna Oiseau, mai 2016
☰ Lire notre entretien avec Philippe Poutou : « Rejeter la loi et préparer la lutte », février 2016
☰ Lire notre série d’articles « Mélenchon, de la gauche au peuple », Alexis Gales, mars 2015