Jean Malaurie : « Nous vivons la crise mondiale du Progrès »


Entretien inédit pour le site de Ballast

On ne sait pas très bien com­ment défi­nir Jean Malaurie : eth­no­géo­graphe, géo­mor­pho­logue, édi­teur, spé­cia­liste de tout ce qui touche de près ou de loin au Grand Nord ? Depuis la publi­ca­tion des Derniers rois de Thulé, qui inau­gu­ra la col­lec­tion « Terre humaine » chez Plon, jusqu’à l’Académie polaire qu’il créa à Saint-Pétersbourg, c’est un par­cours sin­gu­lier que celui d’un homme qui choi­sit de consa­crer sa vie à l’animisme et à la défense des peuples autoch­tones. À l’occasion de la paru­tion de sa Lettre à un Inuit de 2022, il nous reçoit chez lui, par­mi les dents de morse sculp­tées et les cartes anciennes de l’Arctique. La colère est tou­jours pré­sente — vis­cé­rale, même.


Vous avez tou­jours défen­du le décloi­son­ne­ment des dis­ci­plines uni­ver­si­taires, l’idée que toutes doivent se par­ler, se fécon­der. D’où vous vient cette intuition ?

Ce serait une longue his­toire ! J’ai eu la chance de faire une car­rière uni­ver­si­taire rapide et, dois-je le dire, brillante. (rires) C’est qu’on m’a fait confiance très tôt. J’ai eu des appuis extra­or­di­naires — le pre­mier d’entre eux, celui d’un très grand homme qui n’a pas la place qu’il méri­te­rait dans les mémoires, c’est Lucien Febvre. Braudel a éclip­sé Febvre, qui aimait les jeunes et qui était, avec Marc Bloch, le père des Annales. Très tôt, j’ai fait par­tie de l’aventure de la sec­tion des Sciences sociales de l’École pra­tique des hautes études1. C’était très recher­ché, les Hautes études, mais nous n’avions rien, pas de moyens ! J’avais 35 ans, on louait une biblio­thèque à une congré­ga­tion au 54 rue de Varenne et on était très mal payés, mais c’était le pres­tige de ce que nous vou­lions fon­der qui nous impor­tait ! Et ce que nous vou­lions fon­der, déjà, c’était une espèce d’académie des sciences sociales, ou plu­tôt, car je n’aime pas ce mot, un car­re­four, un forum : un espace libre d’hommes libres et sou­cieux de s’écouter les uns les autres. Il ras­sem­ble­rait tous les domaines des sciences sociales, sans limite aucune, des mathé­ma­tiques à l’histoire de l’art en pas­sant par les idéo­lo­gies, l’histoire, la phi­lo­so­phie, la géo­gra­phie… Dire que j’en suis aujourd’hui le doyen, après en avoir été le ben­ja­min ! Évidemment, la vieille Sorbonne se cabrait devant toute cette jeunesse…

« Je vou­lais un livre de Lévi-Strauss, je le lui ai deman­dé, et il l’a écrit : ce fut Tristes Tropiques… »

Mais nous étions prêts à tout pour vivre cette aven­ture. Pour ma part, j’avais déjà une forte per­son­na­li­té, déli­bé­ré­ment tour­née vers les peuples pre­miers, arc­tiques. La « pen­sée sau­vage » telle que je la conce­vais était non seule­ment pen­sée, mais vécue. Je venais de publier Les Derniers rois de Thulé, le pre­mier volume de ce qui devien­drait l’aventure de « Terre humaine » chez Plon. Et Claude Lévi-Strauss me le disait : « À la Sorbonne, je ne ren­contre que des car­té­siens, ici le seul sau­vage, c’est vous ! » Il sor­tait alors d’une que­relle ter­rible avec Roger Caillois, dont les cri­tiques avaient été acca­blantes2. Lévi-Strauss venait de finir sa thèse et se croyait alors per­du pour l’université fran­çaise ! Il était direc­teur d’études à la 5e sec­tion de l’EPHE mais se croyait un homme fini ! Il avait cepen­dant lu mon livre, le pre­mier de « Terre humaine » chez Plon, et il aimait cette grande idée : ne publier ni des livres d’explorateurs ni des livres de voya­geurs, mais des enquêtes sub­jec­tives où appa­raî­trait une véri­table aven­ture humaine. J’étais alors presque ani­miste, très lié à un peuple de trois cent deux hommes et femmes du Grand Nord dont je reve­nais, qui n’étaient pas des tendres. Le grand géné­ral de la base de Thulé vou­lait ma peau ; c’était l’époque où Staline pous­sait Mao à envoyer des divi­sions en Antarctique ; j’avais vécu en soli­taire abso­lu par­mi des hommes durs, j’avais appris à faire cla­quer le fouet esqui­mau juste à côté du groin des chiens, j’étais « cha­ma­ni­sé » par mon maître Uutaq, qui savait tuer des hommes… Je me sen­tais « né paléolithique ».

J’étais cet homme-là, et je ne pou­vais pas publier des uni­ver­si­taires que je détes­tais, les aca­dé­mi­ciens, n’en par­lons même pas, alors j’ai deman­dé autre chose à Lévi-Strauss. Je lui ai dit : « Vous avez quinze ans de plus que moi, je vous ai enten­du, c’est vous que je cherche. » Je le vou­lais abso­lu­ment comme com­pa­gnon. « Terre humaine », je savais que ce serait lui, que le deuxième livre devait venir de lui. Je vou­lais des récits de vie, une dra­ma­tur­gie, bref, créer un cou­rant de pen­sée loin de l’université qui pour moi est un ratage (même si je la connais très bien car j’en suis !), loin aus­si de l’Occident qui me sem­blait cou­rir à sa perte, loin de la lâche­té des aca­dé­mi­ciens qui avaient dis­tri­bué des prix de ver­tu pen­dant la guerre pen­dant qu’on dépor­tait des hommes… Je vou­lais un livre de Lévi-Strauss, je le lui ai deman­dé, et il l’a écrit : ce fut Tristes Tropiques

[Pudlo Pudlat]

Faisons un pas en arrière : com­ment un homme né et éle­vé dans une famille bour­geoise et catho­lique comme la vôtre en est-il venu à se dire « ani­miste » et à tra­vailler auprès de peuples « inconnus » ? 

Il faut remon­ter à la guerre, c’est vrai, pour com­prendre ça ! Je suis né dans une famille bour­geoise, très catho­lique, mon père était pro­fes­seur agré­gé dans un lycée jan­sé­niste et triste. Le milieu qui était le mien… tous les soirs, la famille était à genoux, mon père comme le vicomte de Chateaubriand allant et venant, disant les prières et, sur­tout, une prière d’une lon­gueur ter­rible… cette invo­ca­tion de saint Bernard à la Vierge Marie… Mon père, ma mère, ma sœur, mes deux frères, tous à genoux, c’était d’une tris­tesse ! Ce qu’il fal­lait, c’était avan­cer : j’étais sur un rail, j’aurais dû faire Normale Sup, entrer au Conseil d’État, avoir une « car­rière ». Je fai­sais par­tie de ce milieu-là. Mais c’est l’Occupation qui m’a éloi­gné de tout cela. Ou plu­tôt, le STO [Service du tra­vail obli­ga­toire, ndlr], qu’on connaît trop mal en France : ne pas y répondre, refu­ser d’y par­ti­ci­per comme je l’ai fait, c’était consi­dé­ré comme une déser­tion, on se retrou­vait livré aux Allemands. 663 000 Français ont été réqui­si­tion­nés, et un homme qui vivait le STO en sor­tait bri­sé, ne racon­tait rien de ce qu’il avait subi… Ça a mar­qué une géné­ra­tion. Pour moi, ce fut la rup­ture défi­ni­tive avec mon milieu, bour­geois, qui exi­geait de moi l’obéissance. À part ma mère, neutre, toute la famille vou­lait que je parte. J’ai refu­sé. Mais per­sonne n’a accep­té de m’aider à pas­ser au Maroc : ils aimaient trop le Maréchal. J’ai su alors ce qu’était l’exclusion. On com­men­çait à me voir un nez de juif, une tête de ter­ro­riste com­mu­niste, je deve­nais un « affreux » !

« J’ai trou­vé un réseau et je suis entré dans la Résistance. Je suis allé dans le Vercors, en for­ma­tion dans la haute mon­tagne, à Villard-de-Lans. »

À ce moment-là, j’ai réa­li­sé que j’étais seul. J’étais en pré­pa, j’étudiais Démosthène, et du jour au len­de­main je me suis retrou­vé clan­des­tin. Il fal­lait trou­ver un réseau : ça s’apprend, ce métier… Je n’étais rien, moi, ni com­mu­niste, ni anti­com­mu­niste, j’avais peu d’éducation poli­tique, je me suis retrou­vé très seul, sans argent. Par une suite de hasards et de ren­contres, j’ai fina­le­ment trou­vé un réseau et je suis entré dans la Résistance. Je suis allé dans le Vercors, en for­ma­tion dans la haute mon­tagne, à Villard-de-Lans. J’ai essayé de gagner du temps, je n’avais rien de solide, je savais que la dénon­cia­tion pou­vait vous tom­ber des­sus n’importe quand, pen­dant un simple contrôle des cartes d’alimentation. On avait peur de Doriot, de la Milice. J’ai com­men­cé à com­prendre que je ne revien­drai pas étu­dier Kant à l’université : non, je vou­lais me for­mer en tant qu’homme ! C’est aus­si le moment où j’ai per­du ma mère, que j’ai à peine pu revoir et prendre dans mes bras tan­dis qu’elle ago­ni­sait, en ren­trant chez moi en secret une nuit. Je lui ai pro­mis de vivre, d’employer mes forces. Quand elle a dis­pa­ru, la rup­ture était consom­mée. J’ai assis­té au pire : un conseil de famille ter­rible, avec ces oncles et tantes qui m’avaient jeté dehors, la mai­son fami­liale qui serait ven­due, tous ces gens qui n’ont pas levé le petit doigt pour m’aider quand j’en avais besoin, et à la Libération fai­saient sem­blant d’avoir tout oublié. Alors oui, j’ai su que je devais par­tir. Je suis en par­tie d’origine écos­saise ; j’ai com­men­cé à pen­ser au grand Nord. J’ai com­pris que je devais aller apprendre le monde ailleurs, autre­ment. J’étais un homme assez dimi­nué phy­si­que­ment, j’avais fri­sé la tuber­cu­lose, on avait tous faim. J’avais vu ce qu’était l’horreur, la faillite abso­lue de l’Église, avec un car­di­nal bénis­sant les dra­peaux de la Légion anti­bol­che­vik, la bour­geoi­sie domi­née par la peur des com­mu­nistes, l’abandon des réfu­giés espa­gnols, des Juifs dépor­tés, l’effondrement de tout un régime. Je m’étais construit dans cette prise de conscience.

Et là, deuxième clef après le STO et la Résistance : c’est que j’ai une âme reli­gieuse, au sens où je cherche à com­prendre d’où je viens et où je vais. Sauf que je ne cherche pas ça dans le verbe ou la poé­sie : j’ai besoin de concret, de ter­rain. C’est là que j’ai déci­dé d’être ce que je vou­lais : un homme qui cherche les causes pre­mières. Pas seule­ment les hommes pre­miers, mais les choses pre­mières : com­ment, avec quelle matière sommes-nous deve­nus ce que nous sommes ? Un seul lieu, alors, pour répondre à cette ques­tion, le Muséum d’histoire natu­relle. C’est un moment sin­gu­lier que celui de la cris­tal­li­sa­tion de toutes les idées qui fait le des­tin d’un homme : Fenimore Cooper, Bonaparte, l’Égypte, Montaigne, j’ai tâton­né, j’ai beau­coup lu… Je décide alors de faire un doc­to­rat d’État, des années de tra­vail, et je choi­sis un sujet, le plus fon­da­men­tal pour moi à l’époque — la pierre ! Je regarde des coupes au micro­scope : la géo­mé­trie m’habite, je regarde les bis­sec­trices, les volutes des roches, je découvre la vie de la pierre. La pierre n’est pas une chose morte ! Je vais faire une thèse en géo­mor­pho­lo­gie. Je suis à l’époque étu­diant syn­di­ca­liste à l’Institut de géo­gra­phie : c’est là que j’apprends à par­ler devant des amphis pleins, mais aus­si à réflé­chir sur l’enseignement supé­rieur. Je suis élu, j’apprends l’action mili­tante. On demande deux réformes : sor­tir de la géo­gra­phie comme dis­ci­pline sco­las­tique, échap­per aux frac­tures dis­ci­pli­naires, exi­ger de com­prendre la chi­mie, la géo­mor­pho­gé­nie, les pro­ces­sus d’érosion, de faire des mesures, de com­prendre le lien entre la théo­rie et les réa­li­tés du monde ; et puis on veut sor­tir d’une géo­gra­phie raciste, pro­fon­dé­ment colo­niale. La géo­gra­phie humaine n’était conçue alors que comme colo­niale, finan­cée par les chambres de com­merce. On étu­die l’Indochine : oui, les hévéas… mais les habi­tants n’intéressent per­sonne ! Et l’Afrique noire, qui étu­die les hommes qui y vivent ? Personne. On ren­voie au musée de l’Homme, qui est un cimetière…

[Pudlo Pudlat]

Il est alors temps pour moi de ren­trer dans le vif du sujet : de par­tir en expé­di­tion, d’aller là où sont les hommes. Événement majeur dans ma vie : l’Académie des sciences me désigne comme géo­graphe phy­si­cien des expé­di­tions Paul-Émile Victor ! Me voi­là par­ti… Mais atten­tion, Victor est une sorte de Nicolas Hulot de l’époque. Il n’a pas vrai­ment de titre scien­ti­fique, et en plus on découvre qu’il est bina­tio­nal amé­ri­cain. Au CNRS, les sciences sociales sont mal vues, consi­dé­rées comme trop peu sérieuses, et pour se pro­té­ger, le Centre a confié tous les fonds de l’expédition à l’association pri­vée de Paul-Émile Victor. Sauf que le média­tique prend peu à peu la place du scien­ti­fique… Victor a certes des qua­li­tés, c’est un homme géné­reux, mais il ne fait pas le poids par rap­port aux attentes scien­ti­fiques, et il ne par­vient pas à domi­ner une équipe de 30 per­sonnes. Quand on apprend qu’il a pas­sé la guerre aux États-Unis, que l’expédition fran­çaise est en fait à moi­tié amé­ri­caine, les com­mu­nistes sont très ten­dus. Il y a des ten­sions graves. Mais je par­viens à évi­ter un débal­lage lamen­table, qui aurait mis fin à toute la poli­tique polaire fran­çaise. On décide de conti­nuer en nom­mant un direc­teur adjoint de l’expédition. Là, deuxième pro­blème, l’Académie des sciences ne veut plus étu­dier que la nature… et pas les hommes ni les socié­tés humaines ! Or, j’étais géo­graphe : les pierres, oui, mais au-delà des pierres, il y a l’homme ! J’ai donc conti­nué seul, je suis par­ti seul à Thulé. C’est ain­si que tout a commencé…

Que cher­chiez-vous là-bas ? Qu’est-ce qui vous por­tait vers l’étude de la « pen­sée sau­vage », de la culture cha­ma­nique et de l’« intel­li­gence intui­tive », aux­quelles vous reve­nez sans cesse en expli­quant qu’elles sont l’objet d’un grand « mal­en­ten­du pri­mi­ti­viste » ?

« La géo­gra­phie humaine n’était conçue alors que comme colo­niale, finan­cée par les chambres de commerce. »

Je cherche tou­jours à aller au plus près d’une véri­té mécon­nue. Elle est mécon­nue, parce que ces peuples sont incon­nus. Pourquoi ? C’est que nous vivons une crise intel­lec­tuelle majeure : nous ne savons pas apprendre à lire. J’ai un petit-fils : on ne lui apprend plus à lire mais à regar­der son iPad. On ne lui apprend pas à pen­ser… Le temps passe, on acquiert des titres : mathé­ma­ti­cien, phy­si­cien. Mais le phy­si­cien, sur la glace, que sait-il des sciences natu­relles ? On peut être un excellent phy­si­cien, mais un pur tech­ni­cien. Ce n’est pas parce que l’on est au CNRS qu’on est un pen­seur. Le vrai sujet, c’est d’apprendre à pen­ser. J’ai occu­pé moi-même des posi­tions très impor­tantes au CNRS, mais j’ai bien vu qu’il était très dif­fi­cile de rete­nir l’attention d’un chi­miste sur les pro­blèmes d’un éco­no­miste, ou celle d’un psy­cho­logue sur ceux d’un eth­no­logue… Mais reve­nons : je débarque chez les peuples dits « pri­mi­tifs ». Ils ont deux fois cher­ché à me tuer, je le raconte dans mes livres. Mais ça m’était indif­fé­rent. J’étais là par la grâce du cha­man, qui s’appelait Uutaq et qui m’avait en quelque sorte adou­bé. Mais atten­tion, rien n’est dit chez les Inuits, tout se joue tou­jours dans le com­por­te­ment, le sous-texte. C’est du Derrida ! Sous les mots. Mais aus­si le contexte, les traits du visage, tout importe… J’arrive dans un petit groupe de vingt-cinq per­sonnes. Ils sont loin d’être paci­fiques ; ils ont été vio­len­tés par leurs voi­sins esqui­maux ; ils ont fait le choix de ne jamais se chauf­fer ni s’éclairer. Ils dépendent du cari­bou, qui est de plus en plus rare — alors qu’il leur en faut cin­quante à soixante par an. Comme ils en manquent, ils mangent un pois­son cru toutes les quatre heures. Ils ne cuisent pas le pois­son, ils le réchauffent « du dedans » !

Ils ont vite pris un ascen­dant sur moi. Ma fonc­tion était offi­ciel­le­ment de les rap­pro­cher d’un comp­toir où nous aurions pu trou­ver du secours. Mais en réa­li­té, je n’étais pour eux qu’un petit Blanc de rien du tout, se mêlant de choses qui ne le regar­daient pas ! Ce sont des hommes puis­sants, avec une pen­sée arrê­tée. J’avais un inter­prète, mais l’homme qui parle à l’interprète sait très bien qu’il va être tra­duit de tra­vers : il lui parle donc déli­bé­ré­ment comme à un enfant, en souf­flant, en cher­chant ses mots. À un moment, il en a marre de me par­ler, que je ne com­prenne rien, que l’interprète non plus ne com­prenne rien. Il sait qu’on va les rap­pro­cher du comp­toir pour leur pro­po­ser un peu de thé, puis qu’ils vont s’endetter, puis deve­nir des ser­vi­teurs, des esclaves : chose qu’ils refusent abso­lu­ment. Je reçois là l’une de mes pre­mières leçons : com­ment les uni­ver­si­taires pour­raient-ils tirer des sys­tèmes com­plets de pen­sée et de psy­cho­lo­gie à par­tir de quelques phrases gla­nées dans de longues soi­rées, à par­tir de ces don­nées fra­giles, for­cé­ment biai­sées par la pré­sence de l’interprète ? C’est la base des sciences de com­mu­ni­ca­tion et des sciences sociales, prendre conscience des limites de ce qui peut être trans­mis par les mots.

[Pudlo Pudlat]

La « pen­sée sau­vage », c’est d’abord la pen­sée qu’on croit sau­vage parce qu’on ne la com­prend pas, dites-vous d’une cer­taine manière. Mais alors, com­ment l’aborder en fidé­li­té, sans tra­hi­son ni déformation ?

Il faut être avec eux, les voir dans une ascèse que j’ai appris à connaître : quand ils regardent la glace, chassent la baleine, ils sont seuls. Ils apprennent, comme des peintres ou des poètes, à écou­ter, à res­pi­rer la nature. Ils se « naturent », au sens propre ! Ils se laissent faire par la nature. « Nature natu­rante », disent les phi­lo­sophes. Il faut se taire, aus­si, même quand on aime autant que moi par­ler. (rires) Et là, peu à peu une autre dimen­sion appa­raît, qui est une facul­té déli­bé­rée de lais­ser par­ler son ima­gi­naire. Rappelons-nous qu’ils ne savent ni lire ni écrire. Ils n’ont rien sauf… la mémoire ! Depuis que l’enfant tète, il regarde, sent, apprend l’intercommunication par les mythes trans­mis par la mère chaque soir [il fre­donne une chan­son inuit, qui res­semble à une incan­ta­tion]. Les enfants écoutent ces chants. Jamais on ne leur demande d’apprendre par cœur. Ils sont là, impré­gnés. Libres de faire ce qu’ils veulent, mais impré­gnés. Une socié­té qui apprend le vide inté­rieur, sait se taire mais où cha­cun reste abso­lu­ment sou­cieux d’être maître de son des­tin indi­vi­duel. Ces hommes sont aus­si de grands affec­tifs que l’on peut bles­ser pro­fon­dé­ment d’un mot, d’un regard, d’un accent. Tout a une réso­nance par­ti­cu­lière, peut-être due à la pure­té de l’air. On n’élève jamais la voix, c’est inima­gi­nable. Il y a là une sorte d’hypersensibilité de l’homme.

« Comment les uni­ver­si­taires pour­raient-ils tirer des sys­tèmes com­plets de pen­sée et de psy­cho­lo­gie à par­tir de quelques phrases gla­nées, à par­tir de ces don­nées fra­giles, for­cé­ment biai­sées par la pré­sence de l’interprète ? »

Or, pour eux la mémoire est fœtale : mémoire du temps où l’homme et l’animal vivaient ensemble. Ils ont le sou­ve­nir mythique d’un para­dis per­du, dans lequel l’animal était le frère, le cou­sin. L’homme et l’animal vivaient ensemble — tous savent que pour des rai­sons incom­pré­hen­sibles, ce rap­port est per­du. Les « élites » (à Thulé, dans soixante-dix familles, seules cinq ou six per­sonnes « comptent », sont « sages ») main­tiennent cette connais­sance. Il s’agit d’écouter les avis des cha­mans, qui ont une deuxième vue, la mémoire. Ce sont sou­vent des homo­sexuels — j’ai étu­dié ce sujet dans la Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie. Il existe pour eux un moment clef, celui où ils ont per­du le bon­heur de vivre comme et avec l’animal : les légendes sont innom­brables à pro­pos du pas­sage à la bipé­die. Ce qui revient tou­jours, c’est l’idée que res­pec­ter les lois de la nature, c’est être res­pec­té par l’animal. Tout cela débouche sur une phi­lo­so­phie de la nature fon­ciè­re­ment conser­va­trice : il faut ne rien inven­ter de pré­ju­di­ciable à la nature, ne jamais la for­cer. Autre chose, et Pierre Clastres l’a bien mon­tré pour les Guayakis, mais chez les Inuits c’est la même chose : c’est une socié­té poli­tique en per­ma­nence ! Ils refusent par exemple d’être une socié­té d’abondance. On tue un morse qui vaut pour quatre mois, nul besoin de tuer deux morses ! Jamais de réserves pour com­mer­cer, jamais d’accumulation, car l’inégalité com­men­ce­rait là, pour eux. Ce sont de vraies socié­tés de la sobriété…

Vous évo­quez par­fois la dimen­sion liber­taire, anar­cho-com­mu­na­liste, de ces socié­tés. Comment se tra­duit-elle en pra­tique ? L’individu y semble pro­fon­dé­ment libre, mais très seul aussi…

Dans mon pro­chain livre, je racon­te­rai quelques-uns des moments les plus impor­tants de ma vie. Après avoir été adou­bé par le cha­man qui avait per­çu ce que j’étais, « l’homme qui par­lait avec les pierres », j’ai vrai­ment été « cha­ma­ni­sé » par lui : il vou­lait que je devienne l’un d’entre eux, savait que je le serai. J’ai pour­tant pas­sé là-bas trois mois d’enfer, de chute kaf­kaïenne, d’autodestruction — les Esquimaux me mépri­saient à ce moment… Je ne me lavais plus, je ne m’intéressais même plus beau­coup aux pierres, ni aux chiens, et jour après jour je som­brais dans le déses­poir, je grat­tais mon plan­cher, je ne sor­tais plus. Au bout de trois mois, je me suis réveillé un matin, c’était la nuit, mais j’ai eu le sen­ti­ment d’une véri­table renais­sance : un nou­veau Malaurie, l’homme du Nord mas­qué en moi venait de naître. Je suis allé voir les Esquimaux, je leur ai deman­dé une peau d’ours, je vou­lais par­tir voir un sage à cent-cin­quante kilo­mètres — j’avais besoin de faire quelque chose d’initiatique, je ne vou­lais pas tuer d’ours (c’était l’autre pos­si­bi­li­té !) mais aller voir ce sage avec un traî­neau à chiens, seul, sans cartes, par -20 degrés. Ils m’ont pris pour un fou, un niais. Mais je suis par­ti, por­té par mon destin.

[Pudlo Pudlat]

Il y eut un autre moment fon­da­men­tal : j’étais arri­vé dans un igloo de chas­seurs de nar­val, il y avait à l’entrée un cor­ri­dor de quatre mètres, dont on débou­chait dans une sorte de salle où huit per­sonnes qua­si­ment nues étaient en train de dor­mir. Ils ne me connais­saient pas, mais la règle veut que quand un voya­geur arrive, on lui attri­bue une place. La tête vers l’intérieur, le pied sur le mur, les vieillards dans le fond, à ma droite un veuf, et une jeune femme à ma gauche qui s’occupait de la lampe à huile. Elle avait à peu près mon âge, elle me regar­dait la nuit, à chaque fois que je me réveillais, gen­ti­ment accou­dée près de moi. Au petit matin, l’igloo s’est entiè­re­ment vidé, mais elle était tou­jours là, consen­tante, offerte. Je n’avais qu’à tendre la main… C’est là que j’ai fait le choix de refu­ser abso­lu­ment le colo­nia­lisme sexuel. Elle était veuve, elle avait deux jeunes enfants, cela aurait été facile, mais j’ai refu­sé d’organiser ma vie ain­si. Ce qui n’a pas été le cas de tous mes illustres pré­dé­ces­seurs… J’ai donc été abso­lu­ment maître de ma vie, mais c’est pour cela que j’ai été res­pec­té — en les respectant.

Vous dites qu’il s’est joué, dans la rela­tion avec le colo­ni­sa­teur chré­tien et les mis­sion­naires pro­tes­tants, un échec fon­da­men­tal de la « ren­contre » entre deux civi­li­sa­tions. Quelles en ont été les conséquences ? 

« Nous vivons la crise mon­diale du Progrès : eux repré­sentent un signal. Ils ont subi avant nous, et com­prennent avant nous, ce qui va nous arri­ver à tous ! »

L’Inuit, dans sa rela­tion avec le colo­ni­sa­teur, sait qu’il doit d’abord gagner du temps : que le colon est pour l’essentiel un voleur, et qu’on veut lui impo­ser une reli­gion incom­pré­hen­sible, avec un pas­teur pro­tes­tant qui arrive en même temps que chaque expé­di­tion. Il faut que je dise quelques mots des mis­sion­naires : car c’est une honte, ce qu’ils ont fait ! C’était pour la plu­part de pauvres gens, avec un vague esprit d’aventure, mais com­plè­te­ment incultes. Ils étaient habi­tés par l’idée de déte­nir la véri­té, face à des sor­ciers habillés par le diable ou des cré­tins. Ils ont eu le sen­ti­ment d’apporter des lumières pour les for­cer à aller vers la Lumière. Ils étaient per­sua­dés qu’il y avait dans ces socié­tés quelque chose de démo­niaque. Je ne veux pas acca­bler les mis­sion­naires, par­mi les­quels il y eut des hommes cou­ra­geux, mais de façon géné­rale ils n’avaient qu’un objec­tif : conver­tir, faire du chiffre, pour sau­ver ces païens de l’Enfer. Les Inuits écou­taient ça. Ils aimaient chan­ter, rire, et on leur a fait chan­ter des airs de luthé­riens et de péni­tence. Ça a atteint un degré de sot­tise extra­or­di­naire : on leur a fait apprendre le latin pour chan­ter la Messe des anges ! Sauf que tout ce qu’ils voyaient au Danemark contre­di­sait tout ce qu’ils appre­naient à l’église !

Ils sont aujourd’hui entou­rés de banques, ils découvrent la mon­dia­li­sa­tion, ils deviennent fous. Je ne peux pas accep­ter cette idée ! [il va cher­cher un livre de Kierkegaard pour retrou­ver une cita­tion : « Le chris­tia­nisme, un crime mons­trueux per­pé­tré de géné­ra­tion en géné­ra­tion. »] J’ai relu récem­ment Gide et j’y ai trou­vé la même chose. Or, dans les cultures orales, on retient les mots : si médiocres qu’aient été les mis­sion­naires, ils par­laient, ils disaient quelque chose qui était cen­sé être la parole de Dieu, mais qui en fait asphyxiait une civi­li­sa­tion ! Et puis le chris­tia­nisme s’est défi­ni­ti­ve­ment désho­no­ré avec la pédo­phi­lie, en pro­fa­nant des tré­sors archéo­lo­giques, en ne res­pec­tant pas cette socié­té… Quant à la vie patriar­cale de l’Église, cen­sée édu­quer les enfants, c’était une poli­tique d’endormissement ter­rible. C’était aus­si la poli­tique danoise : iso­ler ces sau­vages, les lais­ser vivre gen­ti­ment avec une église et une école, leur ser­vir la parole divine, inter­dire les étran­gers, sauf dérogation.

[Pudlo Pudlat]

La poli­tique d’isolement ne les a pro­té­gés de rien et les a éloi­gnés du pou­voir poli­tique. Quand ils ont fini par obte­nir l’autonomie, j’ai orga­ni­sé à Rouen la pre­mière réunion inter­na­tio­nale des Inuits dans le monde, sous la pré­si­dence de René Cassin. Les Groenlandais, pour la pre­mière fois, découvrent qu’ils ont en fait une civi­li­sa­tion, qu’on peut res­pec­ter. J’ai orga­ni­sé une autre réunion sur le pétrole, au Havre : les Groenlandais com­mencent à réa­li­ser qu’ils dis­posent de res­sources extra­or­di­naires ! Une élite poli­tique s’est alors for­mée, mais il y a eu là une erreur fon­da­men­tale : elle par­tait étu­dier à Copenhague mais ne reve­nait pas… L’école était diri­gée par l’Église, qui for­mait des caté­chistes et des pas­teurs. L’autonomie est presque com­plète, une uni­ver­si­té est créée, mais elle ne fonc­tionne pas, ou mal. Pourquoi ? Est-ce une socié­té à bout de souffle ? Ce n’est pas inter­dit de le pen­ser. La pro­blé­ma­tique est la même dans toutes les socié­tés autoch­tones. En fait, nous vivons la crise mon­diale du Progrès : eux repré­sentent un signal. Ils ont subi avant nous, et com­prennent avant nous, ce qui va nous arri­ver à tous ! Les jeunes se sui­cident car quelque chose est bri­sé, ils n’ont plus le cou­rage d’être simples chas­seurs ou pêcheurs, sans pour autant s’y retrou­ver dans le monde moderne. Pour un homme ou une femme de la socié­té arc­tique, quand la vie n’a plus de sens, il est natu­rel, évident de par­tir : le sui­cide est un ren­dez-vous mythique et théâ­tra­li­sé, un acte de fort et non de faible ! Chez les Innus, au Labrador, on se sui­cide même à 12, 13 ans ! Il y a là un pro­blème fon­da­men­tal, que nous ne résou­drons pas par plus de modernité.

Ces peuples semblent pris dans une impasse. La ren­contre s’est faite, on ne retourne pas en arrière, on ne peut sim­ple­ment créer des « réserves »… Comment penser un ave­nir pos­sible pour eux — et pour nous ?

« Cette poli­tique du pro­fit est une folie. Il faut tout de même dire que ce sont les banques qui dictent nos lois : déve­lop­per, produire. »

La pro­blé­ma­tique est pour moi prin­ci­pa­le­ment spi­ri­tuelle (je n’ai pas dit « reli­gieuse » !). Ces peuples ont une pres­cience des grands mou­ve­ments. Ils appar­tiennent à ce bio­tope du Grand Nord, refusent de des­cendre au sud depuis des mil­lé­naires. On touche là aux mys­tères de l’univers. Ils font par­tie de ce que j’appelle l’homéo­sta­sie : les forces cachées qui tiennent l’univers debout, qu’on peut étu­dier dans la pierre, qui ren­voient au concept de Gaïa de Lovelock. Il y a une phy­sique des pierres, et der­rière la phy­sique, un ordre, la durée, la longue durée : la nature aime l’ordre. Les peuples viennent dans une nature orga­ni­sée qui fini­ra par les sup­pri­mer s’ils ne la res­pectent pas. La nature a com­men­cé sans l’homme et peut très bien finir sans lui… Pour eux, se cou­per de l’Arctique, c’est mou­rir. Et en plus, ils voient où nous allons, com­ment nous y allons, et refusent de nous suivre !

Peut-être que le grand signal d’espoir chez nous, c’est… le bio ! Cet engoue­ment pour l’alimentation bio est un bon signe. Il faut retrou­ver des dimen­sions plus modestes et plus proches de la nature, sor­tir de la folie qui nous fait vou­loir tou­jours plus grand. C’est cela, la phi­lo­so­phie ani­miste : com­prendre qu’il faut reve­nir aux fon­da­men­taux avant de vou­loir per­cer tous les secrets de l’univers. Il faut que le Groenland invente une nou­velle socié­té qui soit à la pointe d’une nou­velle forme de moder­ni­té qui intègre la dimen­sion natu­relle : peut-être que ce sera la pre­mière socié­té bio ! Est-il encore temps ? L’Histoire n’est pas ter­mi­née : on ne renonce jamais. Il est évident que nous allons vers le désastre. Que de pay­sans se pendent ! Mais on revien­dra à la petite ferme. Cette poli­tique du pro­fit est une folie. Il faut tout de même dire que ce sont les banques qui dictent nos lois : déve­lop­per, pro­duire, et plus ça va, plus on en meurt. Sans même par­ler de la robo­ti­sa­tion du monde, des guerres à venir. Nous allons soit vers la guerre civile, soit vers la guerre mon­diale, si nous ne revoyons pas de fond en comble notre modèle : il faut essayer de savoir ce qu’est la vie, et donc la Terre ! Les Inuits sont évo­lu­tion­nistes. J’ai été proche à un moment de Teilhard de Chardin. Bon, lui pen­sait que l’homme avait un rôle pri­vi­lé­gié dans l’univers, mais proche du divin. Moi, je n’ai pas besoin de Dieu pour cela : il faut être dans la nature, la regar­der, s’en ins­pi­rer. Dieu, c’est vous, c’est moi, c’est la nature.

[Pudlo Pudlat]

Un cha­man me disait : « Un homme intel­li­gent ne peut pas poser de ques­tions aux­quelles on ne peut pas répondre. » Les peuples pri­mi­tifs n’ont pas inven­té de Dieu créa­teur, n’ont pas posé de ques­tions pour y inven­ter des réponses divines. Ils ont appris à vivre avec leur envi­ron­ne­ment. On a par­fois cru le contraire à cause de la « conta­mi­na­tion » des idées : mais rien n’est plus conta­gieux que la pen­sée reli­gieuse ! Il suf­fi­sait qu’un explo­ra­teur passe par là pour que l’idée de Dieu arrive. Inversement, je n’ai jamais admis que les Soviétiques plaquent un léni­nisme athée sur ces socié­tés. Leur pilier, c’est le cha­man ! Il n’y a plus depuis long­temps de socié­tés « pures », toutes ont croi­sé des idéo­lo­gies qui leur étaient étran­gères. Mais elles sont res­tées émi­nem­ment ani­mistes, et sombrent aus­si­tôt que la nature n’est plus res­pec­tée. Une chose impor­tante : ce sont des socié­tés qui, dans le mal­heur, croient au pou­voir du rire. Il y a du Beckett chez eux. En atten­dant Godot, ça va s’arranger ! Ces socié­tés sur­vivent. L’Allée des baleines, 500 ans avant Jésus-Christ, c’est Stonehenge ! À l’Académie polaire que j’ai créée à Saint-Pétersbourg, et qui forme des élèves admi­nis­tra­teurs pour toute la Sibérie, j’ai vou­lu creu­ser ces dif­fé­rents sillons en paral­lèle : la connais­sance des socié­tés, de la géo­gra­phie, de l’art polaire, de l’écologie, etc. Pour cela, j’insiste : nous devons réap­prendre à lire d’abord, à écou­ter ceux qui ont voya­gé et tra­vaillé ; puis réap­prendre à pen­ser, et à pen­ser en croi­sant les dis­ci­plines, en per­met­tant à tous les savants et experts d’échanger entre eux. Il n’y aura pas de poli­tique intel­li­gente sans réforme pro­fonde de l’enseignement supé­rieur et de la manière de le concevoir.

Avez-vous trou­vé la sagesse, là-bas ? Une séré­ni­té impos­sible ici ? 

La nuit, dans l’Arctique, avec ma craie, je fais des pas­tels [il sort d’un car­ton un grand tableau noir, où la lueur de la lune perce à peine der­rière les nuages] : le noir m’habite, il m’habite à un point tel que mes chiens, aux­quels je suis très lié, car ils com­prennent tout, mes chiens eux-mêmes sentent qu’il se passe quelque chose. J’arrête le traî­neau, ils s’assoient, à quelques mètres, ils sont une dizaine, ils sentent que je pars, que je regarde le ciel, les étoiles brillent, quelque chose pulse dans le monde, une sorte de com­mu­ni­ca­tion évi­dente avec les choses. Là, j’ai su que mon fil d’Ariane qui com­men­çait par la matière noire et la pierre, je l’avais gar­dé, que j’avais été fidèle à mon inter­ro­ga­tion d’adolescent. Je sais que je vais mou­rir, je cherche à être en paix avec les élé­ments. Un jour, je serai peut-être là-bas, à Siorapaluk au Groenland, où j’ai un dis­ciple, un jeune ingé­nieur japo­nais qui a tout quit­té du jour au len­de­main pour y vivre, après avoir lu Les Derniers rois de Thulé. Alors il est char­gé de pré­si­der à mes funé­railles : ce sera peut-être une céré­mo­nie shin­toïste, qui n’est pas loin du pré-taoïsme, qui n’est pas loin de l’animisme…


Photographie de vignette : Florence Brochoire | Signatures
Illustration de ban­nière : Pudlo Pudlat


  1. Créée en 1947 et qui fini­ra par prendre son auto­no­mie pour deve­nir en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).[]
  2. Voir ici et .[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Naomi Klein : « Le chan­ge­ment cli­ma­tique génère des conflits », décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Jacques Caplat : « Redonner aux socié­tés les moyens de leur propre ali­men­ta­tion », sep­tembre 2015

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