Jean-Marc Gancille : « Sixième extinction de masse et inégalités sociales sont liées »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Le Danemark, pre­mier expor­ta­teur mon­dial de peaux de vison, vient d’annoncer que la tota­li­té des visons de ses éle­vages vont être abat­tus. Soit 15 à 17 mil­lions de vies. En cause : une muta­tion du Covid-19 — lequel, à l’origine, a pro­ba­ble­ment tran­si­té via un mar­ché fai­sant com­merce d’animaux — obser­vée dans ces lieux entiè­re­ment liés à la pro­duc­tion de four­rure. Le titre du der­nier livre de Jean-Marc Gancille, Carnage, ne sau­rait mieux réson­ner. Son sous-titre, Pour en finir avec l’anthropocentrisme, est une invi­ta­tion à la lutte : tant que les socié­tés humaines conti­nue­ront d’exploiter les ani­maux, et avec quelle vio­lence quo­ti­dienne, rien ne pour­ra fon­da­men­ta­le­ment chan­ger. Et parce que la cause ani­male est éga­le­ment « la cause de l’humanité« , estime l’auteur, le mili­tant éco­lo­giste qu’il est invite le mou­ve­ment ani­ma­liste à s’engager d’un même élan contre le sys­tème capi­ta­liste mondialisé.


L’an der­nier, Christophe Castaner, alors ministre de l’Intérieur, a fait savoir que l’antispécisme devait être « un des axes prio­ri­taires du ren­sei­gne­ment ». La notion, jusqu’à peu incon­nue du grand public, inquiète désor­mais l’appareil d’État : que doit-on en conclure ?

La dia­bo­li­sa­tion de l’antispécisme est pro­por­tion­nelle à sa popu­la­ri­té crois­sante dans l’opinion. En ce sens, c’est un mar­queur impor­tant qui confirme que ce mou­ve­ment est pris au sérieux dans sa capa­ci­té à consti­tuer une menace pour l’ordre éta­bli, à être un contre-pou­voir poten­tiel­le­ment puis­sant au modèle de mar­chan­di­sa­tion inten­sive du vivant, qui dénie aux ani­maux leur simple droit à l’existence. Que le pou­voir mette la gen­dar­me­rie au ser­vice de l’agro-industrie est révé­la­teur tant de l’idéologie domi­nante que des inté­rêts par­ti­cu­liers bien com­pris. Cela confirme qu’aucune alter­na­tive au modèle pro­duc­ti­viste, qui épuise les sols et les éco­sys­tèmes, qui asser­vit et mas­sacre les ani­maux par mil­liards, ne sau­rait être tolé­rée. La cri­mi­na­li­sa­tion des anti­spé­cistes en est la consé­quence logique. Comme tou­jours se confirme l’adage selon lequel la léga­li­té est une affaire de pou­voir, pas de jus­tice — laquelle sup­pose néces­sai­re­ment un com­bat, un rap­port de force. Celui-ci est clai­re­ment enclenché.

Vous rap­pe­lez, chiffres à l’appui, l’ampleur du car­nage quo­ti­dien : éle­vage, expé­ri­men­ta­tion scien­ti­fique, chasse, pêche… Sur le même mode, on ne cesse d’égrainer les drames liés au dérè­gle­ment cli­ma­tique, et rien ne bouge mas­si­ve­ment : auriez-vous, là, davan­tage confiance en la ver­tu des faits ? 

« Que le pou­voir mette la gen­dar­me­rie au ser­vice de l’agro-industrie est révé­la­teur tant de l’idéologie domi­nante que des inté­rêts par­ti­cu­liers bien compris. »

La lutte contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique et celle contre l’exploitation des ani­maux dénoncent une même matrice sys­té­mique de domi­na­tion. En retour, elles se heurtent aux mêmes puis­sances conser­va­trices et aux mêmes déter­mi­nants cultu­rels, ins­ti­tu­tion­nels, éco­no­miques, qui forment une consi­dé­rable résis­tance au chan­ge­ment. Le sys­tème spé­ciste dans lequel nous évo­luons s’organise en effet depuis des lustres pour invi­si­bi­li­ser la cruau­té indes­crip­tible envers les ani­maux et légi­ti­mer les com­por­te­ments qui en découlent. Cette vio­lence est ins­ti­tu­tion­na­li­sée au tra­vers de lois qui léga­lisent l’exploitation et la souf­france ani­male, et orga­nisent l’impunité de ceux qui la pra­tiquent. Cette vio­lence est même finan­cée par des sub­ven­tions publiques pour qua­si­ment toutes les filières d’élevage, aides sans les­quelles leur modèle éco­no­mique ne serait pas viable. Mais, sur­tout, l’asservissement d’êtres vivants sen­sibles est ren­du accep­table par la sédi­men­ta­tion de toute une série de repré­sen­ta­tions cultu­relles qui le pré­tendent néces­saire, natu­rel, voire juste. C’est une norme sociale inté­grée depuis le plus jeune âge. Il est impen­sable de sor­tir du spé­cisme sans décons­truire ce condi­tion­ne­ment cultu­rel. Et pour ce faire, le recours aux connais­sances scien­ti­fiques, l’appel au rai­son­ne­ment cri­tique et la mise en visi­bi­li­té de la réa­li­té des faits s’avèrent indis­pen­sables. Si l’exigence est la même en matière de dérè­gle­ment cli­ma­tique, le fait que la menace appa­raisse encore comme dis­tante, dif­fuse et impal­pable favo­rise la contro­verse sur la réa­li­té des faits, ouvre la porte à tous les rela­ti­vismes et génère un recours mas­sif à la sub­sti­tu­tion cau­sale : cha­cun se dédouane sur l’autre de sa propre res­pon­sa­bi­li­té… Mais sur la ques­tion ani­male, en revanche, pour peu qu’on par­vienne à les rendre visibles, les faits sont géné­ra­le­ment acca­blants et à très forte charge émo­tion­nelle. La puis­sance des images les rend objec­ti­ve­ment injus­ti­fiables et sus­cite l’indignation. C’est un avan­tage consi­dé­rable que les ani­ma­listes ne se privent pas de sai­sir. Quiconque éprouve un mini­mum de com­pas­sion peut consta­ter — ne serait-ce que dans son assiette — sa part inalié­nable de cruau­té. Ça fait une dif­fé­rence notable. « On peut tout fuir, sauf sa conscience », disait à juste titre Stefan Zweig.

Vous assu­rez que « l’homme est bien un pri­mate par­mi d’autres » et, dans le même temps, que le refus de la consom­ma­tion d’animaux est un « choix poli­tique déli­bé­ré ». Faut-il réins­crire l’humain-roi dans le règne ani­mal ou insis­ter sur sa sin­gu­la­ri­té — être un agent moral — pour tra­vailler à la fin de l’anthropocentrisme ?

Un pri­mate par­mi d’autres ne signi­fie pas un pri­mate comme les autres. Admettre notre appar­te­nance bio­lo­gique au règne ani­mal per­met de com­prendre nos simi­li­tudes mais n’interdit pas non plus de recon­naître nos spé­ci­fi­ci­tés. L’humain dis­pose d’une capa­ci­té pro­ba­ble­ment unique à ana­ly­ser ses propres actes, à déve­lop­per une conscience et une réflexion sur lui-même, à en recher­cher le sens et la véri­té. Ces ques­tions exis­ten­tielles peuvent le conduire à deve­nir ce qu’il choi­sit d’être en ver­tu de consi­dé­ra­tions morales, éthiques, phi­lo­so­phiques. En ce sens nous sommes des agents moraux et nos actions peuvent être éva­luées en termes de bien et de mal. Lorsque nous avons une rela­tion avec un ani­mal, nous avons à son égard une res­pon­sa­bi­li­té sur la manière dont nous le trai­tons, qui peut être carac­té­ri­sée comme bonne ou mau­vaise. En ver­tu de ces prin­cipes de l’éthique, notre digni­té ne peut plus se conce­voir indé­pen­dam­ment du sort que nous réser­vons à ceux qui sont tota­le­ment à notre mer­ci. L’exercice d’une véri­table huma­ni­té sup­pose de sor­tir de cet anthro­po­cen­trisme sécu­laire qui, en les consi­dé­rant comme infé­rieurs, inflige aux ani­maux une souf­france per­ma­nente et injus­ti­fiée. Cette issue s’imposera d’autant plus que l’exploitation des ani­maux n’est plus vitale à une immense majo­ri­té d’humains et qu’elle contri­bue mas­si­ve­ment à dévas­ter les condi­tions d’habitabilité de cette planète.

[Kenojuak Ashevak]

Vous par­lez de « res­pon­sa­bi­li­té » — et vous écri­vez d’ailleurs : « Nous sommes res­pon­sables de la nature et des êtres vivants ». En quoi cette pro­po­si­tion n’est-elle pas anthropocentrique ?

Sortie de son contexte, cette phrase peut effec­ti­ve­ment prê­ter à confu­sion ! J’ai vou­lu signi­fier que notre res­pon­sa­bi­li­té est enga­gée dans notre rap­port sys­té­ma­ti­que­ment uti­li­ta­riste au vivant qui découle de cette vision anthro­po­cen­trique. La nature n’est pas un garde-man­ger à notre dis­po­si­tion, pas plus que les ani­maux (voire la flore) des stocks de res­sources à exploi­ter comme de vul­gaires objets inertes. Les autres êtres vivants non-humains ont une valeur intrin­sèque indé­pen­dam­ment des « ser­vices » qu’ils nous rendent. En dis­po­ser comme bon nous semble, en niant leurs inté­rêts propres, leur porte non seule­ment gra­ve­ment pré­ju­dice mais contri­bue éga­le­ment à fra­gi­li­ser cette toile du vivant dont nous sommes un maillon tota­le­ment inter­dé­pen­dant. Comme le disait par­fai­te­ment Romain Gary : « Dans un monde où il n’y a de la place que pour l’Homme, il n’y a plus de place, même pour l’Homme. »

Vous décri­vez la cause ani­male comme un « mou­ve­ment de jus­tice sociale ». Pourtant, de part et d’autre, d’aucuns ne l’entendent pas ain­si : des ani­ma­listes voient d’un bon œil l’appui de grands capi­ta­listes et des par­ti­sans de l’émancipation voient la ques­tion ani­male comme secon­daire, sinon ridi­cule. Comment ren­for­cer l’idée que l’émancipation des humains est indis­so­ciable de la libé­ra­tion des animaux ?

« La sixième extinc­tion de masse et l’augmentation des inéga­li­tés sociales sont liées à une his­toire de domi­na­tion qui se per­pé­tue sur les peuples, les ani­maux et les plantes. Et qui atteint aujourd’hui son paroxysme avec le capi­ta­lisme mondialisé. »

Il est vrai que cer­tains mili­tants des droits des ani­maux ne subor­donnent pas la libé­ra­tion ani­male à un pro­fond chan­ge­ment de modèle éco­no­mique et social. De la même façon que cer­tains éco­lo­gistes militent pour la crois­sance verte ou pour un Green New Deal qui fait la part belle aux logiques indus­trielles. Sans doute les uns et les autres n’ont-ils pas pris conscience que les risques d’effondrement de notre socié­té, que cette sixième extinc­tion de masse et que l’augmentation des inéga­li­tés sociales sont toutes inti­me­ment liées à une longue his­toire de domi­na­tion et de pré­da­tion qui se per­pé­tue depuis des siècles sur les peuples, les ani­maux et les plantes. Et qui atteint aujourd’hui son paroxysme avec le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Les racines de l’oppression qui s’exerce sur les ani­maux humains et les ani­maux non-humains sont les mêmes. La sou­mis­sion de classes, les dis­cri­mi­na­tions liées à la cou­leur de peau, au genre ou à l’appartenance à une espèce par­ti­cipent du même sys­tème de domi­na­tion qui ne pro­fite qu’à une mino­ri­té en assu­rant le contrôle de tous les autres et en rava­geant la Terre. C’est la rai­son pour laquelle ce com­bat ne peut-être que radi­cal (au sens où il s’attaque aux racines mêmes d’une logique sys­té­mique) et poli­tique (pour défi­nir une autre matrice cultu­relle, ins­ti­tu­tion­nelle et éco­no­mique ren­dant pos­sible l’émancipation de tous, ani­maux compris).

Ce qu’il faut viser, écri­vez-vous, c’est l’interdiction d’attenter à la vie des ani­maux. Mais face à l’énormité de la tâche, quels leviers mobi­li­ser : l’éducation, les pro­po­si­tions de loi, l’action directe ?

Tout cela à la fois. Il faut faire feu de tout bois et comp­ter ici aus­si sur une diver­si­té des tac­tiques, de la plus paci­fique à la plus agres­sive. L’enjeu, comme tou­jours, est de lacé­rer cette chape cultu­relle, ce voile d’invisibilité, qui « tient le sys­tème » et par­ve­nir pro­gres­si­ve­ment à délé­gi­ti­mer les lois, les acti­vi­tés, les pra­tiques, les com­por­te­ments qui se fondent sur l’exploitation ani­male et la font per­du­rer. Chacun n’étant pas sen­sible aux mêmes sti­mu­li, autant mul­ti­plier les méthodes pour maxi­mi­ser les chances de sus­ci­ter la réflexion et d’enclencher l’action.

[Kenojuak Ashevak]

Les médias aiment à par­ler de la « vio­lence » de cer­tains mili­tants ani­ma­listes — vio­lence plus que minime, en réa­li­té, sur­tout lorsqu’on la com­pare à celle que subissent chaque jour les ani­maux. Quelle posi­tion portez-vous ?

Effectivement, il est tota­le­ment dis­pro­por­tion­né de par­ler de « vio­lence » pour un bris de vitrine lorsqu’on y exhibe chaque jour des quan­ti­tés phé­no­mé­nales d’animaux morts « pour le plai­sir », alors qu’on sait per­ti­nem­ment aujourd’hui que leur chair ne nous est plus indis­pen­sable. Il n’est pas illé­gi­time que cette vio­lence indes­crip­tible du sys­tème spé­ciste — 140 mil­liards d’animaux sont éle­vés chaque année dans le monde pour être abat­tus — sus­cite une contre-vio­lence, qui reste d’ailleurs à ce stade pure­ment sym­bo­lique. Je com­prends bien que ces formes d’activisme choquent ceux qui ne voient même plus l’ignominie de ce qu’ils cau­tionnent à force de pro­pa­gande, d’habitudes et de tra­di­tions. Certains ani­ma­listes dénoncent d’ailleurs ces agis­se­ments mili­tants car ils les consi­dèrent contre-pro­duc­tifs à la cause. Personnellement, je pense que c’est une façon indis­pen­sable de rendre visible la bana­li­té du mal qui s’exerce tout au long de la chaîne, y com­pris chez l’artisan-boucher qui en est un maillon et a sa part de res­pon­sa­bi­li­té. Rappelons une nou­velle fois que ces actions directes n’attentent à la vie de per­sonne, contrai­re­ment aux actes qu’elles dénoncent.

Dans un entre­tien, vous par­lez de « créer des réserves inté­grales ». Une manière concrète et rapide de « réen­sau­va­ger » le monde, pour reprendre votre terme ?

« Les ani­maux sau­vages n’ont pas besoin des hommes ; ren­dons-leur de quoi vivre en paix loin de nos turpitudes. »

Indiscutablement, c’est une piste d’avenir qui ne fait plus débat dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique. Le natu­ra­liste mon­dia­le­ment répu­té qu’est Edward O. Wilson, père de la notion de bio­di­ver­si­té, en a fait son che­val de bataille en appe­lant au réen­sau­va­ge­ment de 50 % de la pla­nète pour assu­rer à long terme une conser­va­tion de la nature et le main­tien des fonc­tion­na­li­tés éco­sys­té­miques indis­pen­sables à tous ses habi­tants. Les espaces sau­vages ne repré­sentent plus que 23 % de la sur­face ter­restre (hors Antarctique), contre 85 % il y a un siècle. En cause, la démo­gra­phie humaine, l’étalement urbain, les infra­struc­tures, la défo­res­ta­tion, l’exploitation agri­cole… Il est urgent de sanc­tua­ri­ser de vastes zones où les ani­maux sau­vages res­tants (ils ne repré­sentent plus que 4 % des mam­mi­fères pour ce qui est des ani­maux ter­restres) puissent être pro­té­gés de l’expansion humaine et de la des­truc­tion éco­lo­gique. Seules les réserves bio­lo­giques inté­grales des parcs natio­naux ou leurs équi­va­lents pri­vés, qui éli­minent toutes les acti­vi­tés déran­geantes comme la chasse, l’exploitation fores­tière et l’agriculture, per­mettent aux ani­maux de reve­nir et de se déve­lop­per en har­mo­nie avec leur milieu. Ces espaces repré­sentent aujourd’hui moins de 0,2 % de la sur­face fores­tière française.

Comment une telle sanc­tua­ri­sa­tion des terres pour­rait-elle se faire sans dépla­cer des popu­la­tions humaines ancrées sur ces ter­ri­toires, vivant de ses res­sources ? Ne risque-t-on pas de rejouer la néga­tion des popu­la­tions amé­rin­diennes par les envi­ron­ne­men­ta­listes éta­su­niens à la fin du XIXe siècle ?

Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion de trai­ter une injus­tice en en pro­vo­quant une autre, mais de tout faire pour garan­tir les condi­tions d’habitabilité de cette pla­nète pour tous ceux qui y vivent. C’est un impé­ra­tif vital. Et cet enjeu passe néces­sai­re­ment par un par­tage plus équi­table des espaces aujourd’hui acca­pa­rés par l’élevage et son corol­laire : la mono­cul­ture inten­sive des­ti­née au bétail, prin­ci­pale source de défo­res­ta­tion et de des­truc­tion des habi­tats. Cette ambi­tion n’exclut pas les peuples autoch­tones, bien au contraire. L’Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature (UICN) recon­naît leur rôle essen­tiel pour pro­té­ger les terres et encou­rage les États à les consi­dé­rer plei­ne­ment dans leurs stra­té­gies de conser­va­tion. Mais cette ques­tion demeure anthro­po­cen­trée. À par­tir du moment où on exerce une consi­dé­ra­tion égale pour les besoins essen­tiels des ani­maux non-humains et humains, ces der­niers — quand bien même cer­tains se sont avé­rés un peu moins cruels vis-à-vis des ani­maux — ne peuvent inces­sam­ment reven­di­quer des droits prio­ri­taires sur l’usage des terres. Les ani­maux sau­vages n’ont pas besoin des hommes ; ren­dons-leur de quoi vivre en paix loin de nos tur­pi­tudes. Une cer­taine façon d’honorer notre dette à leur égard. Il est plus que temps.

[Kenojuak Ashevak]

Dans son ouvrage L’Invention du colo­nia­lisme vert, l’historien Guillaume Blanc reproche jus­te­ment aux orga­ni­sa­tions comme l’UICN, l’Unesco et WWF de per­pé­tuer l’idée d’un « Éden » afri­cain qui n’a en réa­li­té « jamais exis­té« , et, au nom de l’idée de « conser­va­tion de la nature« , d’avoir dépla­cé au moins un mil­lion d’Africains…

Guillaume Blanc a le mérite de rele­ver les dérives de cer­tains acteurs de la conser­va­tion qui ouvrent des bou­le­vards à la finan­cia­ri­sa­tion de la nature, qui est un risque majeur. Mais il fait aus­si nombre d’amalgames fâcheux avec une vision assez datée de ce qu’est la conser­va­tion, en met­tant toutes les orga­ni­sa­tions et démarches « dans le même sac » pour appuyer son argu­men­taire à charge. Plus embar­ras­sant, sur­tout à mes yeux, il nour­rit un mythe tenace (y com­pris dans le milieu de la conser­va­tion !) : celui d’une coha­bi­ta­tion har­mo­nieuse pos­sible entre éle­veurs et faune sau­vage. Cela n’a jamais exis­té et cela n’existera jamais, a for­tio­ri dans un monde de presque 8 mil­liards d’humains. Il faut avoir la fran­chise d’admettre que les inté­rêts des humains et ceux des ani­maux, sau­vages ou domes­tiques, sont anta­go­nistes. L’élevage, quand bien même est-il géré à petite échelle et par des peuples autoch­tones, n’est jamais déve­lop­pé dans un quel­conque sou­ci du bien-être ani­mal : il vise son exploi­ta­tion. De même qu’il ne pré­serve pas des espaces ou des éco­sys­tèmes mais les appau­vrit. Avec son plai­doyer impor­tant à l’endroit des peuples oppri­més par le capi­ta­lisme, je crains que l’argumentaire de Guillaume Blanc ne contri­bue fina­le­ment à ali­men­ter la bonne conscience de ceux pour qui les droits humains vau­dront tou­jours davan­tage que ceux des ani­maux non-humains. Perpétuant ain­si une injus­tice fondamentale.

Vous abor­dez dans votre livre les conflits pro­fonds qui existent jus­te­ment entre cer­taines franges des éco­lo­gistes et des ani­ma­listes. De quelle façon peut-on tra­vailler à la « récon­ci­lia­tion » que vous appe­lez de vos vœux ?

C’est un sujet impor­tant et je ne suis pas cer­tain d’y contri­buer moi-même posi­ti­ve­ment tant cer­tains éco­lo­gistes m’exaspèrent lorsqu’ils bran­dissent leurs oxy­mores d’élevage éthique ou de pêche durable, lorsqu’ils refusent d’admettre qu’une agri­cul­ture sans exploi­ta­tion ani­male est pos­sible ou encore lorsqu’ils se foca­lisent exces­si­ve­ment sur le cli­mat, quitte à uti­li­ser les ani­maux comme de simples variables d’ajustement de stra­té­gies niant tota­le­ment leur droit à vivre indé­pen­dam­ment de nos besoins. J’ai, il faut le dire aus­si, beau­coup de mal à com­prendre la ten­dance RWAS1 chez les ani­ma­listes. En théo­rie, il fau­drait qu’il y ait des conces­sions de part et d’autre sur les sujets les plus cli­vants, quitte à les abor­der plus tard, lorsque les com­bats essen­tiels sur les­quels on peut se ras­sem­bler auront été gagnés. Une alliance entre éco­lo­gistes et ani­ma­listes est objec­ti­ve­ment envi­sa­geable pour lut­ter contre l’agro-industrie, la pêche indus­trielle ou le busi­ness de la cap­ti­vi­té qui portent la plus grande part de res­pon­sa­bi­li­té dans le car­nage actuel. Mais dans les for­ma­tions poli­tiques ou les ONG éco­lo­gistes clas­siques, l’animalisme est mar­gi­na­li­sé. Alors que dans les cou­rants anti­spé­cistes, l’écologie n’est clai­re­ment pas une prio­ri­té. C’est la rai­son pour laquelle je m’intéresse à des mou­ve­ments nou­veaux comme la REV (Révolution éco­lo­gique pour le vivant), dont la pla­te­forme idéo­lo­gique est une syn­thèse inté­res­sante. Tant qu’on n’aura pas com­pris qu’écologie et anti­spé­cisme se ren­forcent mutuel­le­ment bien davan­tage qu’ils ne s’opposent, voire qu’ils sont abso­lu­ment indis­so­ciables, on ne consti­tue­ra pas une force véri­ta­ble­ment motrice pour sor­tir de l’anthropocentrisme.


Illustration de ban­nière : Kenojuak Ashevak


  1. Reducing Wild-Animal Suffering. Ce cou­rant de pen­sée sus­cite de nom­breuses polé­miques au sein du mou­ve­ment ani­ma­liste : il aspire à réduire la souf­france au sein du monde sau­vage, c’est-à-dire à amé­lio­rer les condi­tions de vie des ani­maux non domes­ti­qués. Ce cou­rant pro­meut dès lors l’intervention humaine (« faire la police dans la nature« , peut ain­si écrire Tyler Cowen) sous diverses formes : pro­tec­tion ou soin (en cas de feux de forêts ou de mala­dies, par exemple), assis­tance aux proies, réduc­tion de cer­taines espèces, modi­fi­ca­tion géné­tique, voire mise à mort des pré­da­teurs. Pour mieux sai­sir les enjeux de ce débat, on lira, par exemple, le livret d’Estiva Reus inti­tu­lé Éliminer les ani­maux pour leur bien : pro­me­nade chez les réduc­teurs de la souf­france dans la nature (2018) et la réponse pro­duite par la revue L’Amorce [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Jérôme Segal : « Qui sont les ani­maux ? », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Dalila Awada : « Si la jus­tice exclut les ani­maux, elle demeure par­tielle », décembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Rigaux : « Gagner contre la chasse », sep­tembre 2019
☰ Lire notre article « Féminisme et cause ani­male », Christiane Bailey et Axelle Playoust-Braure, jan­vier 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Sue Donaldson et Will Kymlicka : « Zoopolis — Penser une socié­té sans exploi­ta­tion ani­male », octobre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec 269 Libération ani­male : « L’antispécisme et le socia­lisme sont liés », décembre 2017

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