Entretien inédit pour le site de Ballast*
Sauver le monde par la poésie ? L’intitulé fera sourire certains, sans doute, mais prenons Jean-Pierre Siméon au sérieux ; le poète et directeur artistique du Printemps des poètes le jure et tend à le prouver : l’art et la littérature, à condition qu’ils ne soient pas bibelots ou divertissement, ont leur rôle à jouer dans l’émancipation et l’insurrection des consciences, à échelle individuelle et collective. Face au tout-marchand, les mots se rebiffent et tracent une autre voie : quand reprendre goût à la langue et à ce qu’elle dit du monde, c’est reprendre un peu le pouvoir sur nos vies.
Vous venez de publier La Poésie sauvera le monde au Passeur. Une œuvre de poète engagé dans la vie de la Cité, persuadé que le rapport entre la poésie et la politique — au sens le plus large — est bien plus consubstantiel qu’il n’y paraît. Vous ne mâchez d’ailleurs pas vos mots à l’endroit de ceux qui l’oublieraient : « Seule la poésie vécue, et vécue avec l’autre, est insurrectionnelle ; autrement considérée, elle n’est qu’un baiser donné à sa propre lèpre, elle ne vaut que ce que vaut un papier peint sur un mur en ruine. » Comme en êtes-vous venu à cette réflexion, à ce livre ?
Ceux qui me connaissent un peu savent que c’est une question qui m’agite depuis longtemps, la poésie, et que je ne la considère pas comme un ornement littéraire, comme une charmante chose qui ferait du bien de temps en temps à l’âme. Je considère — aujourd’hui de façon réfléchie, bien sûr, mais depuis toujours, en fait — que c’est un aliment essentiel à l’existence pour tout humain, pas seulement pour quelques-uns qui seraient prédestinés ou qui auraient cette folie, tout d’un coup de lire, des poèmes ! Je considère depuis toujours que la poésie est un diapason de l’existence, intransigeant, sans compromis, c’est-à-dire que c’est à travers la poésie, l’intensité, l’intensité du poème — même si la poésie, on en parlera, peut se trouver au cœur de tous les arts —, qu’on renoue avec ce diapason qui nous enjoint, si on est honnête, si on est sincère, à être pleinement, être sans compromis, être dans une étreinte curieuse avec l’existence. On l’oublie sans cesse : le premier privilège d’être vivant, c’est la fragilité extrême de l’existence — quand on pense à tout ce à quoi on s’occupe, qui est véniel, qui est secondaire, qui est ridiculement du leurre. Quand on comprend qu’on a ce trésor d’existence et quand on est, comme nous, en Europe, plutôt préservés, et qu’on n’arrête pas de se plaindre, de pleurer, de râler, ça m’est insupportable. La poésie nous dit une chose : la vie est un trésor qui n’attend que nous.
« L’art est une nécessité absolue pour la société, ce n’est pas une parure, une sorte de pot de fleurs sur la cheminée. »
Je vis dans un monde, comme vous, que je trouve de plus en plus insupportable. Je suis en colère tous les matins, mais depuis toujours, ce n’est pas nouveau ; ce sont des colères plutôt joyeuses, c’est-à-dire, en général, sans larme à l’œil — il faut avoir des colères vigoureuses, fermes, raisonnées. On peut avoir des colères raisonnées, la preuve, je pense que mon essai en est une. Il faut avoir ce sentiment perpétuellement de l’inachevé, de l’insatisfaction, si on veut être juste avec l’existence — parce que nous sommes toujours en-deçà de ce que nous pourrions être, de ce que nous voudrions être, et qu’il ne faut pas se contenter de cet en-deçà. Je vis dans un monde qui est plus antipoétique que jamais, au rebours de tout ce que je crois, de tout ce qui me constitue, pas seulement pour moi, mais dans ma conception du monde — je crois encore qu’il y a un progrès possible, que l’humanité a déjà beaucoup avancé, qu’il y a des reculs, des défaites à longueur de journée, à longueur d’instant, même, car à chaque instant il y a des défaites humaines autour de nous, dans le monde et près de nous, mais, quand même, les choses avancent et peuvent encore avancer. On ne peut pas vivre sans la prémonition d’un monde plus heureux, d’un monde plus juste, plus équitable — où chacun aurait sa part d’être, parce que beaucoup n’existent pas, ne sont pas, souffrent terriblement d’un manque d’être — même nous. Et parfois, d’ailleurs — attention, ne nous trompons pas ! —, les gens les plus privés d’être sont les plus riches et les plus en vue. Je ne supporte pas ce monde-là : je le trouve au rebours de ce que pourrait être une existence plus accomplie. C’est ce que tous les poètes formulent comme vœu, c’est-à-dire aussi bien Rimbaud que Daumal dans Le Grand Jeu. Tous les poètes, depuis toujours, que ce soit Maïakovski, Ritsos, Neruda ; tous ces gens-là essaient de proposer, de susciter une compréhension plus juste et plus dynamique, plus gourmande aussi, de la vie. Je suis habité d’une conviction forte ; ce ne sont pas des certitudes, mais des convictions.
Vous dites même que la poésie est « leçon d’inquiétude ». De scepticisme donc – et toujours « force d’objection radicale »…
Exactement. J’ai fait cet essai parce que je le porte depuis longtemps. Je l’écrivais tous les jours dans ma tête, quasiment, et un jour — je suis paresseux, c’est tout, donc je ne l’écrivais pas, je le faisais sans arrêt en conférence mais je ne l’écrivais pas —, je me suis dit qu’il fallait le formuler. Et puis il y a eu quelques colères, quelques agacements très précis. Dans ma position de directeur artistique du Printemps des poètes, je me suis heurté à tellement de médiocrité, tellement de bêtise, tellement de mesquinerie de la part de ceux qui gouvernent, de ceux qui ont le pouvoir (qu’ils soient des cadres culturels ou des cadres politiques). Cette médiocrité qui voudrait que les choses de l’art soient un petit arrangement commode. Je ne peux pas admettre ça ! Si on s’engage dans l’art, quel qu’il soit, c’est incandescent, c’est brûlant ! C’est en disant que c’est une nécessité absolue pour la société, que ce n’est pas une parure, une sorte de pot de fleurs sur la cheminée alors que la maison brûle ! Cet été, je me suis donc dit : « Allez, je l’écris ! » Ça a été fait en une quinzaine de jours — comme je le portais depuis longtemps, c’est venu très facilement.
Vous écrivez aussi : « J’ai la conviction que cet exercice de l’intelligence par la lecture du poème qui est exercice du doute, passion de l’hypothèse, alacrité de la perception, goût de la nuance, et qui rend à la conscience son autonomie et sa responsabilité, trouve son emploi dans la lecture du monde. S’adonner à la lecture des poèmes, c’est restaurer en soi les moyens perdus de l’intelligence, se donner à une compréhension courageuse du monde. » Vous utilisez d’ailleurs ce syllogisme très juste : « La lecture active du poème ouvre et libère la conscience. Or, la conscience libre fait le citoyen libre. Donc, la poésie est la condition d’une cité libre. » Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Cet essai n’est pas un éloge de la poésie comme une sorte d’effervescence gentille réservée à quelques-uns ; c’est un point de vue réellement politique. Avant de parler de poésie, j’y dis quels sont les travers insupportables du monde dans lequel nous vivons ici et maintenant ; j’essaie de montrer en quoi la poésie est une objection radicale à tout cela. Ce qui caractérise ce monde, pour faire court — la société développée, occidentale, vous voyez tout ce que l’on peut dire là-dessus… —, ce qui le caractérise pour moi de façon forte, c’est l’extraordinaire force de décervelage, comme disait déjà Jarry, qui fait des ravages : nous sommes aujourd’hui confrontés à une oppression silencieuse, une tyrannie sournoise, qui a le talent de se faire aimer, qui enferme les consciences individuelles — donc la conscience collective. Nous sommes soumis à longueur de journée à des représentations du monde, à des discours qui véhiculent ces représentations et qui closent, qui enferment notre compréhension des choses, de notre propre existence comme du destin collectif, qui nous immobilisent.
« Nous avons tendance à nous soumettre, parce que la chose la mieux partagée du monde, et je la partage aussi, c’est la paresse. La paresse de la conscience. »
Ça passe par le langage commun, partagé, que nous entendons tous, tous les jours, à travers les moyens de diffusion qui n’ont jamais été aussi affinés et omniprésents depuis le début de l’humanité — la radio, la télévision, les mp3, les téléphones. Jamais nous n’avons vécu dans une telle bulle de langage. Il y a de la parole partout, jamais on n’a autant parlé, oui, mais… une parole vaine, une parole creuse, une parole plate, qui ne dit du réel qu’un ersatz du réel, qui n’est qu’un leurre, qui trahit toujours la vérité de l’existence dans son expérience. Le grand malheur de notre temps, c’est que l’on n’arrête pas de parler d’écart entre les élites et le peuple mais, au fond, à l’origine de tout ça, la vraie question est celle de la langue : les moyens d’oppression, ce ne sont plus le fusil, c’est bien plus subtil et bien plus malin, bien plus fort, c’est cette langue qui nous pénètre par tous les moyens. Nous sommes sans cesse confrontés à des modes de représentation du monde, à des injonctions qui nous disent comment aimer, comment comprendre, comment manger, comment dormir, comment vivre, quoi ! Sans cesse et dans les moindres détails. Comme ces injonctions sont constantes, adroites, parfois plaisantes, elles nous enferment et font de nous, petit à petit, des clones. Et nous avons tendance à nous soumettre, parce que la chose la mieux partagée du monde, et je la partage aussi, c’est la paresse. La paresse de la conscience.
Nous sommes humainement capables de tout, de la grande invention à la Einstein, du geste de générosité le plus simple auprès de quelqu’un en détresse, et nous sommes capables du pire, simultanément, de l’endormissement de la conscience qui fait de nous des êtres végétatifs. Aujourd’hui, l’oppression passe par la langue car nous avons affaire à une langue très propre sur elle, celle de la télévision : elle est cravatée, elle va très rarement à la faute de syntaxe, non, elle est bien… Mais c’est une langue d’une extraordinaire force d’aplatissement du réel : la réalité que nous connaissons, que nous vivons, dont le poème nous rend la justesse, est d’une complexité infinie. Nous sommes pleins de mouvements, de désirs, d’angoisses, de contradictions intérieures vivantes ; nous sommes des êtres en métamorphose permanente. Or la réalité qui est dite dans cette langue, elle ne peut être que l’inverse de ça, puisque pour rendre compte de ce dont je parle — cette épaisseur, cette profondeur du réel, de notre réel intérieur comme du réel qui nous entoure —, il faudrait une langue qui soit la plus subtile possible, qui rende compte de cette complexité. Or quelle est cette langue qui essaie de façon intransigeante d’être au plus vrai de la réalité ? C’est la langue des poètes, puisqu’ils ne font que ça, inventer la langue pour ça ! En face, nous avons en partage une langue commune qui est le dénominateur commun, qui simplifie tout. Jamais les processus de simplification de la réalité n’ont été aussi grands que dans la langue partagée aujourd’hui. C’est-à-dire que tout phénomène est renvoyé, pour le dire simplement, à des schémas, à des concepts univoques qui sont d’une évidence telle qu’on les accepte, et je crois qu’il faut comprendre la poésie comme seule objection véritable à cette oppression de la langue molle, de la langue méduse, de la langue qui enferme le réel et nous tous dans des pseudo-récits. Nous sommes tous dans des fictions ; nous fictionnalisons chacune des données de l’existence : l’amour, la mort, la nourriture, même l’espoir, le désir. On trouve pour tout des fictions plates, simples, dans lesquelles on va rentrer facilement, mais ce sont des fictions…
Pour autant, vous restez complètement sur le plan de l’immanence, n’est-ce-pas ? C’est-à-dire que vous ne renvoyez pas à une vérité ultime, à une transcendance, à un outre-monde. Vous dites bien que cette poésie est la traduction d’un sensualisme ; vous parlez souvent de « la chair du monde ». Vous renvoyez à la complexité des émotions humaines que peut porter le langage poétique…
Oui, ça part d’une compréhension de la réalité qui me semble propre aux poètes. Les philosophes, les sociologues, tous les « ‑logues » du monde cherchent à saisir la réalité, mais on oublie toujours la façon dont les poètes saisissent cette réalité, depuis toujours, depuis Homère, et même depuis Babylone. Il y a une autre façon de saisir la réalité que cette description objective qu’on nous propose partout. Les poètes disent depuis toujours que la réalité est un mille-feuilles. Les poètes le revendiquent : la réalité est la pensée (et le concept, bien sûr) et la sensation (la sensualité, le sentiment, l’affect, l’émotif, etc.). Les poètes nous disent depuis toujours : la réalité, la vraie, elle est là, elle n’est pas dans cette surface qui est la surface du miroir aux alouettes, qui nous trompe – regardez la traversée du miroir des surréalistes, mais déjà Rabelais disait la même chose. Les poètes disent que nous sommes confrontés à une surface du réel (les mécanismes ordinaires, le pragmatique, le quotidien, la nécessité de la conservation de l’existence). On se laisse absorber par cette surface du réel qui n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Les poètes sont les vrais réalistes. On en fait toujours des rêveurs, des gens qui sont ailleurs, vous savez : « Ah, heureusement qu’on a des poètes pour nous faire rêver, etc. » Mais merde ! Non ! C’est tout le contraire ; les poètes sont entichés du réel, ils n’ont d’occupation que de répéter sans cesse que le réel n’est pas ce qu’on nous dit, ce qu’on croit ! Ils nous rappellent toujours que, par exemple, le moindre petit fait de l’existence, vu ou éprouvé, supposerait une Iliade ou une Odyssée à lui tout seul – c’est-à-dire un développement pour en saisir la résonance réelle en nous, comprendre comment en saisir les tenants et aboutissants, car entendre l’effet en nous du réel demanderait une quête et une exploration illimitées ! Le réel est illimité, voilà ce que disent les poètes ! Que rien, ni un caillou, ni un visage, ni un geste, n’est monosémique, alors que tout dans la société veut nous faire croire que ça l’est : un geste = un sens ; un regard, un visage = un sens. C’est la carte d’identité, c’est le jugement au faciès. Ou encore, un voile = un sens ; vous voyez ce que je veux dire…
Vous avez justement un beau passage là-dessus : « Voyez, par exemple, l’obsession identitaire qui régit nos sociétés, et voyez comment le principe même de la poésie tel que je l’expose le ridiculise. Depuis les mythes sumériens qui offrent la figure d’une déesse conjointement divinité de l’amour et de la guerre, en passant par Ulysse qui se baptise Personne, jusqu’au « Je est un Autre » de Rimbaud ou le « Je cherche un être en moi à envahir« de Michaux, la poésie n’a jamais cessé de contester l’illusion de l’identité stable qui masque la profondeur que chacun nous sommes, l’innombrable que chacun nous sommes, la plasticité du vivant lui offrant par bonheur la chance des métamorphoses. Par bonheur en effet : c’est le gage d’une liberté irréductible que de ne pouvoir être assigné à résidence dans une identité close, et grotesquement, sinon violemment réductrice, que le jeu social et surtout la logique d’un pouvoir qui a besoin d’ordre et de maîtrise pour s’exercer, imposent. » Donc la poésie, en tant qu’elle est polysémie, est déjà une manière de récuser cette assignation, cette clôture-là.
Absolument. On est dans une sorte de monde totalitaire, au sens où il veut faire un tout de chaque chose, un tout clos. La poésie a toujours été une objection libertaire à l’organisation du monde et à la pensée du monde telle qu’elle est constituée dans l’imaginaire collectif par le pouvoir et les idéologies dominantes. N’oublions pas que l’imaginaire collectif est gouverné par les croyances, par les philosophies, par les dogmes. Ce n’est pas par hasard qu’on a mis les poètes en exil, rappelez-vous de l’époque grecque ou latine — ils gênent toujours, parce qu’ils récusent ces compréhensions limitées et closes du monde : ils disent toujours que, non, les choses ne sont pas « arrêtées » (et je dis « arrêtées » à dessein). Nous vivons dans un monde qui tend à immobiliser : jamais on n’a eu autant de forces d’immobilisation. C’est un processus délétère, gravement néfaste. Que sont ces processus, très concrètement ? L’obsession identitaire, effectivement, parce que identifier c’est arrêter, dire « voilà le sens autorisé, légitime, partageable, objectif » ; ce sont aussi toutes les catégorisations, les classifications, toutes les mises en ordre. Tout est mis en ordre, aujourd’hui. Regardez, je donne cet exemple parce que moi qui suis un libertaire invétéré, je ne supporte pas de m’entendre dire dans le train, que je prends quasiment tous les deux jours : « Attendez l’arrêt du train pour descendre. » On me prend vraiment pour un con, non ?! (rires) Ou alors : « N’oubliez pas d’étiqueter vos bagages. » Ça fait dix ans qu’on nous dit d’étiqueter les bagages à cause des terroristes. Ça voudrait dire quoi, ça ? Que le terroriste n’étiquette pas son bagage ? Mais enfin… Voyez que c’est complètement vain, mais si ceux qui le savent et le font quand même continuent, c’est que l’enjeu n’est pas ce que ça dit, ça ne dit rien… Ou plutôt, ça ne dit qu’une chose : garde à vous, faites gaffe, vous êtes menacé, soyez dans la peur, soyez sur le qui-vive… Et des injonctions comme ça, pour tout, pour le poids, le cholestérol, à chaque instant on nous donne des ordres, c’est une mise en ordre qui indique nos comportements. Tout à l’heure encore, j’étais en colère. J’ai l’application du Monde sur mon smartphone et je voyais les titres : ce qu’il faut lire, quel spectacle aller voir, etc. Ce sont encore des injonctions, trompeuses, sous la forme d’apparentes questions, qui vous disent en fait quoi lire, quoi voir. Je vis dans un monde qui m’est insupportable parce qu’on me dit quoi penser, quoi aimer, comment sentir, comment manger, comment baiser. Je ne supporte pas, c’est tout !
« La poésie a toujours été une objection libertaire à l’organisation du monde et à la pensée du monde telle qu’elle est constituée dans l’imaginaire collectif par le pouvoir et les idéologies dominantes. »
Mais la poésie n’est pas seulement le poème ; la poésie, c’est d’abord la définition qu’en donne Georges Perros : « Le plus beau poème du monde ne sera jamais qu’un pâle reflet de ce qu’est la poésie : une manière d’être, d’habiter, de s’habiter. » Regardez, c’est magnifique : « une manière d’être, d’habiter, de s’habiter. » Mon essai n’est que le développement de ça. Quelle est cette manière d’être, d’habiter, de s’habiter, dont témoigne la poésie ? Dont elle est la cristallisation, le reflet, dont le poème nous donne le « la », le diapason ? Qu’est-ce que c’est ? C’est cette liberté intransigeante dont parlait Rimbaud, la liberté libre qui récuse. Certes, quand il y a société — et je suis un homme social —, il y a fatalement, obligatoirement, des ordres et des injonctions, mais le problème c’est quand il n’y a plus de place pour l’objection, pour la mise en doute de ces ordres et de ces injonctions. Je dis que plus que jamais, le monde dans lequel je vis, au début du XXIe siècle, ici et maintenant, en France, est un monde oppressif qui nous enferme dans des injonctions. Bien sûr, nous avons la liberté de parole, la liberté de déplacement, mais nous sommes très profondément prisonniers : c’est ça, la grande astuce de nos pseudo-démocraties, c’est de nous donner une illusion de réel et de nous enfermer pour ce qui compte. Et ce qui compte, c’est le battement de notre cœur, c’est le désir profond, c’est le choix à faire à chaque instant du pas qui vient, etc. Et là nous n’avons plus le choix, tout est fait pour nous enfermer, comme dans le film de Fritz Lang, Metropolis, qui est une magnifique métaphore de ça. Ce n’est pas visible, le problème est que c’est invisible, mais cette mise au pas invisible m’est insupportable, et donc je dis, profondément, que la poésie est l’objection la plus radicale, la plus ferme.
En écoutant un poème, on entend une autre langue que la langue ordinaire — autre, même, que la langue savante, formellement très aboutie. Tout d’un coup ça dissone, le poème dissone, ça parle autrement ! Et ça parle autrement parce que ça veut dire autre chose. Les poèmes ne parlent pas autrement pour se distinguer, ils ne sont pas cons à ce point ! Pas pour faire les malins ! Pourquoi Mallarmé aurait passé des mois à écrire un poème pour faire le malin, pourquoi ? Ca ne lui a pas rapporté grand-chose, d’ailleurs… Non, évidemment, tous le font à leur manière, avec les mille avatars du poème, tous le font dissoner parce qu’ils veulent dire l’autre vérité du monde, dont nous avons la prescience, la prémonition intime, profonde, que nous voudrions toujours atteindre et que tout nous empêche d’atteindre. Le poète nous ramène toujours à l’exigence de liberté qui sonne en nous ; elle tinte en nous, elle nous appelle — c’est le rappel de la cloche, vous voyez. À chaque fois que j’entends un poème, je me dis « merci » ; je dis merci au poète, au poème, parce qu’il me rend la conviction qu’on peut voir le monde autrement, qu’on peut le dire autrement, qu’on peut sentir, éprouver le monde autrement que selon les invitations, ces effets de mode du divertissement. Le problème, c’est que les représentations closes du réel qu’on veut nous faire avaler n’ont pas seulement les moyens de l’information (qui est déjà un grand moyen), mais il y a aussi tous ceux de la fiction : on est dans un monde où la fiction domine. Tout est fiction, même le politique. C’est un phénomène qui n’a jamais atteint le degré d’intensité actuel. Tout est fiction, on fictionnalise tout ! Tout devient récit — donc un pseudo-réel. Un récit n’est jamais la réalité, il n’est que la représentation par quelqu’un du réel. Nous sommes aujourd’hui tous conduits par ces récits à nous adapter, à nous conformer au modèle induit derrière le récit, au mode de comportement qu’il suggère. La publicité, c’est pareil, et tout ce qui relève de la mode, de la gastronomie — tout ce qui concerne par partie notre existence, tout cela est fictionnalisé, et on nous demande d’entrer dans cette fiction. Bientôt, nous nous retrouverons tous à jouer des rôles. Shakespeare le disait déjà que l’homme est un comédien dans un théâtre, mais tout de même, là, ça devient très très grave ! Nous sommes tous des figurants d’une farce funèbre. Nous sommes tous en train de jouer des rôles qui ne sont pas les nôtres.
Et, inversement, vous pensez aussi qu’on peut faire du théâtre un instrument pour amener la poésie au monde et la donner en partage – avec la dimension physique qui passe par le fait de lire et de dire un texte, de jouer du rythme, du silence, du souffle. Vous insistez sur la dimension d’oralité de la poésie ; vous écrivez même : « Dire un poème, c’est récuser l’extinction du souffle dans la langue et du souffle en soi-même. » Et vous travaillez depuis des années avec des comédiens, sur des projets de théâtre – comment avez-vous établi ce lien entre théâtre et poésie ?
Beaucoup à dire là-dessus, donc je vais essayer d’être bref, même si je ne sais pas faire… D’abord, je rappelle ceci : le théâtre est l’une des plus belles inventions de l’histoire humaine, des sociétés humaines. Il n’y a pas de théâtre sans société, et c’est l’une des fonctions sociales que le théâtre, c’est même sa fonction sociale qui le justifie, de mon point de vue. Qu’est-ce que c’est que cette invention extraordinaire ? Juste ça, c’est-à-dire une boîte coupée de la vie a priori, de la vie dans ses apparences premières, du mouvement, du bruit, coupée de toutes les injonctions dont je parlais et voyez, tout d’un coup on se retrouve ici, c’est complètement absurde d’une certaine façon, on se retrouve dans un temps arrêté, un temps immobile, un temps de silence où il n’y aurait qu’une chose à faire : s’entendre, se parler. Le théâtre est le lieu qu’on a inventé dans la société pour oublier un temps les contraintes et les nécessités de la vie immédiate, pour se mettre dans un temps suspendu. Et dans ce temps suspendu, qu’est-ce qu’on scrute, qu’est-ce qu’on se donne les moyens de scruter ? Évidemment, vous le savez, la condition humaine, la nôtre, destin individuel et collectif puisque les deux sont liés. Sauf que ce lieu-là est prévu pour être un lieu du questionnement. C’est à dire que si on interroge la condition humaine c’est que l’affaire est grave.
« Tout est fiction, même le politique. C’est un phénomène qui n’a jamais atteint le degré d’intensité actuel. Tout est fiction, on fictionnalise tout ! »
On se demande toujours au théâtre « Qui je suis ? », justement, puisqu’on a déjà des gens qui jouent un rôle dans lequel on se reconnaît. Ils jouent faux, et pourtant c’est nous. Enfin ils sont faux, ils jouent vrai. C’est le mentir-vrai… La question se pose de qui on est, soi, quand on est assis et qu’on regarde du théâtre. Est-ce que je suis lui, pas lui ? Et le comédien, il est lui, pas lui ? Toutes ces questions essentielles se posent et surtout, le théâtre, quand il est fidèle à sa fonction première, le fait dans la langue qui n’est autorisée que là : parce que bon, excusez-moi, on ne parle pas comme Shakespeare ou Musset dehors, on ne parle comme ça que dans le théâtre. C’est-à-dire que le théâtre est le lieu dans la Cité, le seul lieu, public ou même financé en partie par des fonds publics — combien de temps cela va durer, on ne sait pas ! —, le seul lieu public où tout le monde est censé pouvoir se retrouver pour ne faire qu’une chose : entendre la langue des poètes. C’est-à-dire une langue insolite, une langue imprévue, impossible : elle est impossible, parce qu’on ne peut pas parler en alexandrins à la télévision ou dans la rue, on ne parle même pas Brecht dans la rue. Même si, parfois, il y a des effets populaires dans la langue du théâtre, c’est une langue composée, fabriquée, une langue qui assume justement toutes les subtilités de la poésie, une langue de la nuance, une langue où on entend le respir, où on entend le silence. Une langue qui porte encore son silence.
La langue propre qui nous est donnée en partage aujourd’hui, je veux dire la langue cravatée, l’un de ses grands défauts — il y en a plusieurs —, c’est d’être dans un continuum, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’arrêt, il n’y a plus de silence dans la langue. Or, comment voulez-vous qu’il y ait un sens supplémentaire au mot qui est entendu, une plus-value de sens, s’il n’y a pas de silence, s’il n’y a pas la résonance possible du mot ? La résonance, c’est la polysémie qui arrive, les autres sens possibles du mot. Si on est dans la rapidité, on n’entend du mot que le sens premier, celui du dictionnaire, et donc on est dans une raréfaction du sens du réel. Et on est dans le mensonge. Qu’est-ce qui fait la poésie ? Qu’est-ce qui fait que le théâtre est essentiel ? La poésie remet du silence dans la langue ; le poème naît d’un rythme (qui est l’essence même de toute poésie) imprévu dans la langue. La poésie, comme disait Aragon, exige « la révolte de l’oreille » ; lorsque l’oreille se révolte, elle écoute ! Tous les jours, nos oreilles entendent sans écouter. On entend de la langue mais il ne se dit rien. On nous dit qu’il va faire chaud ou froid, mais il suffit d’ouvrir la fenêtre ! (rires) Qu’est-ce qu’un vers, sur une feuille ? Des mots, puis du blanc ; des mots qui reprennent à la ligne en-dessous, puis du blanc : ce blanc, c’est le silence. C’est l’arrêt incongru. Ce qui se dit en plus de ce qu’il se dit.
Mais que l’on comprend toujours, chez vous ! Vous n’êtes pas un partisan du minimalisme pur, du silence pour le silence, seul sur la scène, avec des mots qui ne font que jouer entre eux. Vous ne pensez pas que l’on est plus intelligent si l’on n’y comprend rien. (rires) Vous maintenez l’idée de transmission.
« L’art, c’est aussi de l’éducation populaire. Ce n’est pas pour se faire du bien à soi. Merde ! La maison brûle ! »
C’est très juste. La poésie, c’est une volonté intransigeante de dire le monde autrement. De le faire partager aux autres. De dire qu’on peut voir un visage autrement. « À la place du ciel / Je mettrai ton visage / Les oiseaux ne seront / Même pas étonnés », c’est quand même une autre manière que de dire « Tu es belle ! ». (rires) Si on perd la raison, si on ne s’intéresse plus qu’aux moyens de troubler (c’est vrai en poésie comme en peinture ou au cinéma), aux moyens d’inquiéter, on tombe dans le formalisme. Et c’est la dérive de tous les arts. De perdre leur enjeu premier ! Le formalisme fait que l’art n’a plus à voir avec le processus social — et la poésie est l’art le plus intègre, le plus intransigeant, le plus immédiatement perceptible par tous.
Max-Pol Fouchet disait cela, aussi, que la poésie est « le cheval de flèche » de tous les arts. La poésie, ce ne sont pas que des mots sur une page ; elle est vécue.
Oui, c’est ça. Je récuse le formalisme, même si tout artiste a la préoccupation de la forme, puisque c’est ce qui le fonde comme artiste (modifier les formes du langage, verbal, visuel, corporel, etc.). Les ministres nous disent, depuis des années, que l’éducation artistique doit être au cœur de l’école : c’est du baratin, ce n’est jamais vrai. Tous les jeunes devraient aller au théâtre au moins une fois par mois ! L’art, c’est aussi de l’éducation populaire. Ce n’est pas pour se faire du bien à soi. Merde ! La maison brûle ! Si on fait de l’art, la question est de savoir à quoi il sert dans le processus de développement des consciences. Mais attention : une fois, je parlais de ça avec des camarades communistes ; ils me disaient que j’avais raison, que l’art est en effet un facteur d’émancipation sociale ; j’ai bien précisé : « Attention ! Même le poème d’amour. » Même Jacottet, qui n’a jamais parlé de la révolution dans ses poèmes. Jacottet participe, avec tous les autres, à cette chose essentielle qui est l’éveil de la conscience. Nous sommes un peu grandis, après. Darwich, lorsqu’il lit des poèmes à des milliers de gens, cette poésie magnifique, très partageable tout en étant très savante, il y participe : le paysan palestinien qui entend du Darwich est grandi. Car cette parole, qui n’est pas celle de l’ONU ni du commerçant, lui est adressée. Quelque chose en vous se dit que vous êtes plus grand que ce que vous êtes. Vous êtes alors capable d’une compréhension du monde supérieure, fine, complexe. Quand j’écoute Shakespeare, je n’en comprends qu’un dixième. On n’a jamais fini de le comprendre. La radio, pas besoin d’exégèse ! Plus on veut une société de consciences alertes, qui accepte la complexité, plus on a besoin de cette langue-là. Je suis humain car je suis complexe, dirait Edgar Morin !
Toutes les illustrations ont été réalisées par Archibald Apori, pour Ballast.
* Retranscription, pour la présente revue, d’un échange entre Jean-Pierre Siméon et Adeline Baldacchino, le 17 octobre 2015, au théâtre des Déchargeurs (Paris) — avec l’aimable autorisation des intervenants.
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