John Gibler : « Être un écrivain compañero »


Entretien inédit pour Ballast

Le jour­na­liste éta­su­nien John Gibler passe le plus clair de son temps au Mexique. Il publie, depuis 2009, des livres d’enquête consa­crés au nar­co­tra­fic, à la répres­sion d’État et à la résis­tance indi­gène — l’un d’eux, assure The New Yorker, est d’ores et déjà deve­nu « un clas­sique » du genre. S’il est tra­duit en fran­çais et qu’il lui arrive d’écrire direc­te­ment en espa­gnol, c’est en anglais que nous avons par­lé de son tra­vail. Comment allier jour­na­lisme et enga­ge­ment poli­tique ? Comment racon­ter la vio­lence sans la repro­duire à l’échelle d’un livre ? Celui qui se pré­sente éga­le­ment comme « écri­vain » a ain­si réflé­chi à la façon dont il pour­rait par­ve­nir à trans­po­ser « les prin­cipes zapa­tistes à la pra­tique de l’écriture« . Une dis­cus­sion sur les cou­lisses d’un tra­vail « contre-colonial ».


« Journaliste » : ça vous convient comme définition ?

Je me décris par­fois comme un écri­vain et par­fois comme un jour­na­liste. Ma réponse dépend du contexte et de l’humeur. Ce que je veux décrire avec les deux termes relève de la pra­tique. Un mot que j’évite est celui de car­rière : je n’ai jamais pen­sé à ce que je fais de cette manière. J’essaie de « gagner ma vie », ou de sub­ve­nir à mes besoins, grâce à l’écriture, au jour­na­lisme et à la recherche. Pourtant, j’ai pris de nom­breuses déci­sions qui ont été pré­ju­di­ciables à une car­rière jour­na­lis­tique, qui ont sou­vent ren­du dif­fi­cile le paie­ment du loyer : refu­ser des mis­sions pour des médias que je ne res­pec­tais pas, refu­ser d’atténuer les cri­tiques et le lan­gage anti­ca­pi­ta­liste, refu­ser de par­ti­ci­per aux soi-disant « réseaux sociaux ». Au début des années 2000, j’ai tra­vaillé pen­dant quelques années en tant que cher­cheur et défen­seur des inté­rêts d’organisations à but non lucra­tif. Ce fai­sant, j’ai côtoyé de nom­breux jour­na­listes et j’ai sou­vent été déçu, quand je n’étais pas scan­da­li­sé, par les diverses formes de pré­ju­gés et de dis­cri­mi­na­tion qui appa­rais­saient dans leur tra­vail et le guidaient.

À quand remonte votre entrée dans le journalisme ?

En 2003, j’ai com­men­cé à étu­dier le jour­na­lisme en auto­di­dacte. En lisant et reli­sant toutes sortes de récits non fic­tion­nels, en emprun­tant des manuels à la biblio­thèque publique de San Francisco et en tra­vaillant au noir comme jour­na­liste tout en conti­nuant à tra­vailler à plein temps comme cher­cheur. J’ai quit­té mon emploi de cher­cheur à but non lucra­tif en 2005 pour voir si je pou­vais payer un loyer très bon mar­ché en tant que free­lance. C’est à cette époque que j’ai vu le com­mu­ni­qué de l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale (EZLN) : il invi­tait les « médias alter­na­tifs » à voya­ger avec eux et à cou­vrir « L’Autre cam­pagne » [La Otra Campaña].

Quel était l’objectif de cette campagne ?

« L’extrême vio­lence à l’encontre des jour­na­listes au Mexique se pour­suit à ce jour. À ce jour, quinze repor­ters ont été assas­si­nés en 2022. »

C’était une cam­pagne d’écoute natio­nale anti-élec­to­rale et anti­ca­pi­ta­liste. Elle devait se dérou­ler paral­lè­le­ment aux cam­pagnes pré­si­den­tielles de 2006. Global Exchange m’a offert une petite sub­ven­tion pour accom­pa­gner L’Autre cam­pagne en tant qu’observateur des droits humains. J’ai répon­du que l’EZLN ne deman­dait pas d’observateurs des droits humains mais qu’elle invi­tait les médias alter­na­tifs à venir faire des repor­tages. Et si j’y allais en tant que repor­ter indé­pen­dant et que j’écrivais sur la cam­pagne ? Ils ont répon­du par l’affirmative. La bourse, qui a duré de 2006 à 2008, m’a per­mis d’écrire et de pho­to­gra­phier à plein temps pour des médias alter­na­tifs, sans bud­get pour payer des col­la­bo­ra­teurs. Mes expé­riences de cou­ver­ture de L’Autre cam­pagne, de la répres­sion à San Salvador Atenco1 et de la rébel­lion de Oaxaca2 au cours de la même année ont consti­tué le fon­de­ment de mon approche du journalisme.

Quels choix édi­to­riaux et poli­tiques avez-vous effec­tué pour cou­vrir cette campagne ? 

Bien que nous ayons enten­du de nom­breux récits et témoi­gnages sur toutes sortes de vio­lences, l’accent de L’Autre cam­pagne, donc de mon repor­tage, était mis sur l’organisation, la résis­tance et la rébel­lion zapa­tistes. La répres­sion poli­cière et la tor­ture sexuelle mas­sive des femmes le 4 mai 2006, à Atenco, ont chan­gé la donne : nous nous sommes concen­trés sur la docu­men­ta­tion et la dénon­cia­tion de la vio­lence d’État. J’ai ensuite pas­sé la majeure par­tie des mois de juillet à décembre 2006 à cou­vrir le sou­lè­ve­ment à Oaxaca. Là encore, l’organisation de masse et la rébel­lion se sont heur­tées à une répres­sion bru­tale. J’ai essayé de racon­ter les deux his­toires dans mes repor­tages, de docu­men­ter et de dénon­cer la vio­lence de l’État, mais sans qu’elle écrase l’histoire de ce sou­lè­ve­ment incroyable. En décembre 2006, le pré­sident Felipe Calderón, alors nou­vel­le­ment ins­ti­tué (beau­coup ont pen­sé impo­sé), a lan­cé une soi-disant « guerre contre les tra­fi­quants de drogue ». Plein de choses ont chan­gé dans le sillage de cette déci­sion : toutes sortes de formes de vio­lence éta­tique, para-éta­tique et mer­can­tile ont pro­li­fé­ré, se sont éten­dues, se sont dépla­cées, se sont trans­for­mées, ont fusion­né et aug­men­té. Quelque 400 000 per­sonnes ont été tuées, et plus de 100 000 ont dis­pa­ru — des chiffres qui ne suf­fisent pas à décrire les uni­vers de ter­reur qui ont sub­mer­gé tant de lieux et de vies. Avec la « guerre contre la drogue », la réa­li­té a chan­gé et donc les repor­tages ont chan­gé. J’ai tâché de trou­ver et de racon­ter des his­toires de résis­tance, de sou­lè­ve­ment et d’insurrection au milieu de cette guerre mal nom­mée, tout en m’employant à com­prendre et à ana­ly­ser les dif­fé­rentes formes de violence.

Dans Mourir au Mexique, vous évo­quez le silence for­cé concer­nant les acti­vi­tés des nar­co-tra­fi­quants et de l’État. Quelles sont les dif­fé­rences qui existent entre vous et vos col­lègues mexi­cains, quand vous tra­vaillez sur ces sujets ?

Les repor­ters mexi­cains qui vivent en dehors de la capi­tale natio­nale sont ceux qui courent les plus grands risques. Ce sont eux qui ont le plus accès à l’information, car ils ont gran­di et vécu là où ils font leurs repor­tages et ont culti­vé leurs sources pen­dant de nom­breuses années. La plu­part des 129 repor­ters assas­si­nés au Mexique depuis décembre 2006 tra­vaillaient pour des médias locaux et/ou comme cor­res­pon­dants loin de Mexico. La plu­part d’entre eux cou­vraient ce qu’on appelle sou­vent la cor­rup­tion : là où se rejoignent l’État, les entre­prises et les réseaux du crime orga­ni­sé. Beaucoup cou­vraient éga­le­ment l’autonomie des indi­gènes et la défense du ter­ri­toire. En 2011, j’ai deman­dé au repor­ter sina­loan [de l’État mexi­cain du Sinaloa, ndlr] Javier Valdez com­ment il par­ve­nait à écrire et à res­ter en vie. Il m’a répon­du qu’il était constam­ment en train d’« admi­nis­trer » les infor­ma­tions aux­quelles il avait accès, en pesant ce qui lui sem­blait impor­tant et ce qu’il pou­vait publier sans s’attirer les foudres des nar­co-ges­tion­naires de l’État. Il m’a conseillé de cher­cher et de racon­ter des his­toires qui témoignent de ce que c’est que de vivre au milieu d’une telle peur et d’un tel contrôle social, de ne pas sim­ple­ment « comp­ter les morts ». Javier Valdez a été pen­dant de nom­breuses années un modèle en la matière. Il a été assas­si­né le 15 mai 2017, abat­tu au coin de la rue du du jour­nal Río Doce où il tra­vaillait. Après son meurtre, de nom­breux col­lègues mexi­cains m’ont dit : « S’ils peuvent tuer Javier, ils peuvent tuer n’importe qui. » L’extrême vio­lence à l’encontre des jour­na­listes au Mexique se pour­suit à ce jour. À ce jour, quinze repor­ters ont été assas­si­nés en 2022.

Yoel Jimenez | Ici-bas]

Vos livres per­mettent de suivre l’évolution de votre approche jour­na­lis­tique : vous pas­sez de l’enquête disons « clas­sique » au recueil pur et dur de témoi­gnages. Il n’y a plus rien pour les accom­pa­gner. Qu’est-ce qui a moti­vé ce changement ?

À chaque fois, j’ai ten­té de cher­cher une forme nar­ra­tive qui me per­met­trait de racon­ter au mieux l’histoire que j’avais à rap­por­ter. Mes deux pre­miers livres, Mexico Unconquered — qui n’a pas été tra­duit en fran­çais — et Mourir au Mexique, com­bi­naient diverses formes de nar­ra­tion et d’essais plus « clas­siques », oui, avec quelques petites sec­tions expé­ri­men­tales épar­pillées. Ensuite, avec L’Évasion d’un gué­rille­ro et Rendez-les nous vivants, j’ai vécu une sorte de crise avant de pou­voir écrire. Les formes plus tra­di­tion­nelles me sem­blaient à ce moment-là inadé­quates pour racon­ter ces his­toires. Je sen­tais que je devais faire quelque chose de dif­fé­rent. Dans les deux cas, j’ai impri­mé et éta­lé tout le maté­riel de repor­tage — trans­crip­tions d’interviews, car­nets de notes, cou­pures de jour­naux et de maga­zines et autres livres — et je lui ai posé la ques­tion sui­vante : com­ment je peux te racon­ter ? Je ne suis pas la pre­mière per­sonne à faire une telle chose (même si c’est ce que je res­sen­tais !). Quelques années après avoir écrit ces deux livres, j’ai lu cette décla­ra­tion du jour­na­liste du New Yorker John McPhee : « Les lec­teurs ne sont pas cen­sés remar­quer la struc­ture. Elle est cen­sée être aus­si visible que les os d’une per­sonne. Et j’espère que cette struc­ture illustre ce que je consi­dère comme un cri­tère de base pour toutes les struc­tures : elles ne doivent pas être impo­sées au maté­riau. Elles doivent naître de l’intérieur de celui-ci. » Je vou­lais réduire ma pré­sence autant que pos­sible et trou­ver une forme qui por­te­rait ce qui me sem­blait être le pou­voir cen­tral et l’importance des entre­tiens que j’avais réa­li­sés. Avec L’Évasion d’un gué­rille­ro, j’ai vou­lu tis­ser l’histoire du com­bat­tant autoch­tone nahua Andrès Tzompaxtle avec mes recherches, ma prose, et jux­ta­po­ser ce récit avec les sou­ve­nirs d’autres per­sonnes et des docu­ments d’archives. Et avec Rendez-les nous vivants, je vou­lais tis­ser ensemble les his­toires de tous les sur­vi­vants. Ce sont éga­le­ment les deux pre­miers livres que j’ai écrits dans la même langue que celle uti­li­sée pour les entre­tiens et les repor­tages : l’espagnol. Leurs titres ori­gi­naux sont : Tzompaxtle : la fuga de un guer­rille­ro et Una his­to­ria oral de la infa­mia : Los ataques contra los nor­ma­lis­tas de Ayotzinapa.

Vous écri­vez : « Dans quelle mesure peut-on écrire sur la vio­lence sans la per­pé­tuer ? Cette ques­tion m’a han­té à la fois pen­dant que je par­lais avec Tzompaxtle et que je l’interviewais, pen­dant que je cher­chais un moyen d’écrire sur sa tor­ture et sa dis­pa­ri­tion for­cée, et pen­dant que je tra­dui­sais et révi­sais ce livre, tou­jours depuis ma posi­tion par­ti­cu­lière dans la matrice colo­niale du pou­voir. » Quelle réponse avez-vous trou­vé à cette question ?

La ques­tion ori­gi­nale de l’édition espa­gnole était : « ¿Se puede escri­bir sin vio­lencia? » Cette ques­tion m’a été ins­pi­rée par une ten­ta­tive de réflexion cri­tique sur mon rôle de repor­ter et d’écrivain. Au départ, mes pen­sées étaient cen­trées sur la ten­ta­tive d’interviewer un sur­vi­vant de la tor­ture d’une manière qui ne repro­dui­rait pas ou ne ferait pas écho à l’interrogatoire du tor­tion­naire. Le lan­gage est un élé­ment essen­tiel et consti­tu­tif de la tor­ture : la maî­trise de la dou­leur phy­sique inex­pri­mable dans la tor­ture est liée au lan­gage, aux ques­tions du tor­tion­naire et à ses demandes de réponses. La nar­ra­tion, à son tour, se nour­rit de détails. Je savais que les ques­tions du jour­na­liste pou­vaient res­sem­bler, voire répé­ter, celles du tor­tion­naire. Je vou­lais trou­ver un moyen d’éviter ça. Mais je vou­lais aus­si ame­ner la réflexion sur le rôle que l’écriture a joué et conti­nue de jouer dans les pro­jets impé­riaux et colo­niaux. Je vou­lais trou­ver un moyen de sor­tir des héri­tages colo­niaux où les actes d’écriture deviennent des outils de l’empire. J’ai essayé de le faire dans mes inter­ac­tions avec Tzompaxtle, dans la struc­tu­ra­tion du livre et, aus­si, en expri­mant mon désir d’échapper à la vio­lence de l’écriture direc­te­ment dans le livre. Après avoir publié la pre­mière édi­tion de ce livre, j’ai décou­vert le brillant tra­vail de l’historien mexi­cain José Rabasa et son concept d’écriture de la vio­lence, qui désigne à la fois l’écriture des actes de vio­lence et la vio­lence de l’écriture. J’ai inclu ses idées dans la tra­duc­tion anglaise. La pos­ture que j’ai choi­sie, ma ten­ta­tive, c’est d’être un com­pañe­ro : un écri­vain pour qui l’écriture n’est pas seule­ment une lutte, mais une par­tie de la lutte.

Dans la pré­face de Rendez-les nous vivants, vous posez ces trois ques­tions : « Que vou­drait dire écrire en écou­tant ? Quelle forme pren­drait un écrit qui écoute ? Que recou­vri­rait une poli­tique de l’écoute ? » Dans L’Évasion d’un gué­rille­ro, vous ajou­tez : « Un jour que nous dis­cu­tions avec José Rabasa à San Cristobal, ce der­nier m’a confié : C’est l’un des écueils. La muséification qui efface la dou­leur. » Il par­lait du risque de « domes­ti­quer le bra­sier de l’insurrection ».

« Je savais que les ques­tions du jour­na­liste pou­vaient res­sem­bler, voire répé­ter, celles du tor­tion­naire. Je vou­lais trou­ver un moyen d’éviter ça. »

La genèse de ces ques­tions réside en grande par­tie dans un ques­tion­ne­ment sur ce que je fais et sur la manière de mieux le faire : qu’est-ce que l’écriture ? quel est son effet dans le monde ? com­ment puis-je pra­ti­quer le genre d’écriture que j’admire ? Je pen­sais aux sept prin­cipes zapa­tistes, dont le plus connu est « man­dar obe­de­cien­do » : « diri­ger en sui­vant » ou bien « com­man­der en obéis­sant ». Je me suis inter­ro­gé sur la manière dont je pour­rais trans­po­ser les prin­cipes zapa­tistes à la pra­tique de l’écriture. Je me suis deman­dé ce que pou­vait signi­fier « escri­bir escu­chan­do« . Cette phrase, qui perd un peu de sa force en anglais — « to write by lis­te­ning » —, m’a ame­né à poser les ques­tions que vous me citez. Ces ques­tions sont des ten­ta­tives de déga­ger cer­taines des impli­ca­tions de l’idée d’escri­bir escu­chan­do. Il y a, je pense, de nom­breuses façons d’essayer de répondre à ces ques­tions : je conti­nue d’y tra­vailler. Mes livres, et expli­ci­te­ment dans le cas de Rendez-les nous vivants !, sont donc quelques-unes de ces tentatives.

Que signi­fie exac­te­ment cette notion d’« his­toire orale », pré­sente en sous-titre d’un de vos écrits ?

Je désigne par là un texte com­po­sé de dis­cours enre­gis­trés, trans­crits et édités.

Vous inter­ve­nez tout de même dans le choix des entre­tiens, leur décou­page et leur assem­blage. Comment pro­cé­sez-vous quand il s’agit, par exemple, de par­ler de l’attaque, de la dis­pa­ri­tion et du mas­sacre des étu­diants de l’École nor­male d’Ayotzinapa en 2014 ? 

Quand j’ai déci­dé de com­po­ser le livre exclu­si­ve­ment à par­tir d’extraits d’entretiens — à quelques excep­tions près —, j’ai pris les déci­sions sui­vantes : com­men­cer par les étu­diants qui parlent un peu de leur ori­gine, des rai­sons pour les­quelles ils ont choi­si d’étudier à Ayotzinapa3 et de ce qu’ont été leurs pre­mières semaines à l’école ; racon­ter ensuite les évé­ne­ments et les attaques des 26 et 27 sep­tembre 2014 de manière chro­no­lo­gique en uti­li­sant des pers­pec­tives alter­nées, et en fai­sant des sauts dans l’espace et le temps lorsque c’était néces­saire (les étu­diants se sont sépa­rés et ont été atta­qués à dif­fé­rents endroits, et le livre inclut éga­le­ment l’attaque contre le bus d’une équipe de foot­ball) ; inclure quelques inter­views de parents d’élèves dis­pa­rus par­lant de leurs fils, de leurs efforts de recherche ini­tiaux et de leurs réac­tions aux décla­ra­tions et aux actions de l’État ; inclure quelques men­tions de contre-preuves de la dis­si­mu­la­tion de l’État, en par­ti­cu­lier mes inter­views avec les tra­vailleurs de la décharge ; et, enfin, conclure avec les élèves sur­vi­vants qui réflé­chissent à la lutte à venir. Dès le début, je savais quelle serait la der­nière ligne du livre : « Celui qui assiste à une injus­tice sans la com­battre, la com­met.« 

Yoel Jimenez | Ici-bas]

Dans la pre­mière édi­tion du livre, publiée au Mexique en espa­gnol en avril 2016, j’ai essayé de répondre à l’ambiguïté de ma pré­sence dans le livre avec cette très courte note : « Ce livre est basé sur des entre­tiens avec des sur­vi­vants des attaques contre les étu­diants de l’École nor­male rurale Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa dans la nuit et au petit matin entre le 26 et le 27 sep­tembre 2014 à Iguala, Guerrero. Les entre­tiens ont été réa­li­sés entre le 4 octobre 2014 et le 19 juin 2015. La plu­part des sur­vi­vants ont deman­dé à pro­té­ger leur iden­ti­té en uti­li­sant des pseu­do­nymes, ce qui a été res­pec­té. » Sinon, je n’apparais qu’une seule fois dans le livre, avec ma col­lègue et amie Marcela Turati. Nous avons inter­viewé le direc­teur de la cli­nique Cristina, le doc­teur Ricardo Herrera, et avons été pro­fon­dé­ment per­tur­bés par lui. J’espère que ça a per­mis de com­prendre que j’ai voya­gé à Guerrero entre le 4 octobre 2014 et le 19 juin 2015 et que j’ai per­son­nel­le­ment inter­viewé toutes les per­sonnes qui appa­raissent dans le livre.

« Que se passe-t-il quand on inter­roge la vic­time du crime ? Son témoi­gnage est cen­sé repré­sen­ter l’élément fon­da­men­tal de l’enquête : il est ce que la liber­té d’expression des assas­sins cherche à effa­cer, à détruire, à ridi­cu­li­ser ou à étouf­fer. En pré­sence d’un tel témoi­gnage, doit-on cher­cher à dis­si­per toute l’incertitude ? », demandez-vous…

Je ne pense pas que nous devions cher­cher à dis­si­per toute incer­ti­tude. En tant que jour­na­listes ou écri­vains qui n’ont pas vécu les expé­riences que nous rela­tons et sur les­quelles nous écri­vons, nous devons être atten­tifs aux lieux d’incertitude, les inclure dans l’écriture, par­ta­ger avec les lec­teurs ce que nous ne savons pas et pour­quoi. Les auteurs de Mémoires peuvent faire quelque chose de simi­laire lorsqu’ils ne se sou­viennent pas ou doutent des sou­ve­nirs qu’ils ont sur des choses qu’ils ont eux-mêmes vécues.

Vous inter­ro­gez les méthodes des jour­na­listes depuis la ques­tion colo­niale. Vous écri­vez : « Lorsqu’un écri­vain ou un jour­na­liste iden­ti­fie et rejette le regard du chas­seur, ou du spé­cu­la­teur fon­cier, et le savoir colo­nia­liste, que devient-il ? » Quelle est votre réponse à ça ?

« En tant que jour­na­listes ou écri­vains qui n’ont pas vécu les expé­riences que nous rela­tons et sur les­quelles nous écri­vons, nous devons être atten­tifs aux lieux d’incertitude, les inclure dans l’écriture. »

La ten­ta­tive de réponse, c’est que ça consiste à deve­nir insur­gé par rap­port au savoir et à la poli­tique colo­niale. J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une ten­ta­tive car je pense qu’il serait pré­somp­tueux, voire dan­ge­reux, de pen­ser que cette insur­rec­tion peut être réa­li­sée faci­le­ment ou qu’une fois qu’elle est — peut-être — réa­li­sée, elle peut être main­te­nue sans un effort constant.

Comment conci­lier à la fois le fait d’« écrire en écou­tant », qui néces­site d’avoir de l’empathie pour les gens que vous écou­tez, et le fait de vous pro­té­ger psy­cho­lo­gi­que­ment de la vio­lence des paroles recueillies, voire, même, de la vio­lence direc­te­ment vécue pen­dant le tra­vail d’enquête ?

L’engagement dans le tra­vail est un élé­ment essen­tiel pour se pro­té­ger. Je crois aus­si aux pou­voirs de gué­ri­son du mou­ve­ment phy­sique — l’exercice, la danse, la marche —, de la conver­sa­tion et de la lec­ture pro­fonde comme refuges. Mais, pour­tant, je n’ai pas réus­si à me pro­té­ger. La vio­lence s’infiltre, s’enracine, se pro­page. Je n’ai pas remar­qué l’étendue de cette pro­pa­ga­tion jusqu’à ce qu’elle devienne presque débilitante…

Pourrait-on qua­li­fier votre démarche jour­na­lis­tique de « décoloniale » ?

J’aborde le jour­na­lisme et l’écriture comme des outils pos­sibles pour s’opposer à la connais­sance colo­niale, à la vio­lence colo­niale. En ce sens, je pense que mon approche pour­rait être décrite comme déco­lo­niale — même si terme est désor­mais étroi­te­ment asso­cié à un mou­ve­ment uni­ver­si­taire, poli­tique et intel­lec­tuel spé­ci­fique. Dans son livre de 1993, L’Invention de l’Amérique, sous-titré Historiographie espa­gnole et for­ma­tion de l’eurocentrisme, José Rabasa écrit : « Au-delà d’une enquête sur l’historiographie his­pa­no-amé­ri­caine et sur la nature du texte de l’Amérique en géné­ral, cette étude aspire à éla­bo­rer un essai de pen­sée contre-colo­niale. Je pré­fère le pré­fixe contre- à anti- parce qu’il ne sug­gère pas néces­sai­re­ment une posi­tion exté­rieure au colo­nia­lisme, mais une posi­tion qui tente de s’en sor­tir de l’intérieur4. » Bien que le terme « contre-colo­nial » n’ait pas atti­ré autant d’adeptes que les termes « déco­lo­nial », « post­co­lo­nial » ou « anti­co­lo­nial », je pense qu’il y a beau­coup de valeur dans le fait que Rabasa aborde direc­te­ment l’idée que la lutte se fait de l’intérieur pour ceux d’entre nous qui uti­lisent des langues et des tech­no­lo­gies colo­niales — impri­mées, numé­riques — déve­lop­pées et affi­nées au cœur de l’Empire.

Yoel Jimenez | Ici-bas]

Vous par­lez d’écrire « une réponse entre prose de la contre-insur­rec­tion et écri­ture cama­rade ». Quelles sont de nos jours les pos­si­bi­li­tés concrètes d’existence d’un jour­na­lisme qui, pour reprendre vos caté­go­ries, ne pré­tend pas déte­nir la véri­té mais qui se veut « honnête » ?

Je pose l’idée d’une écri­ture com­pañe­ra, ou « cama­rade », comme une réponse et une contre-posi­tion à la prose de la contre-insur­rec­tion. Les assauts contre les faits, la véri­té et l’honnêteté sont menés sans cesse et au nom de la Vérité. L’exemple qui me vient immé­dia­te­ment à l’esprit est le « réseau de médias sociaux » de Donald Trump, appe­lé « Truth Social ». Autre exemple : celui de l’ancien pro­cu­reur géné­ral du Mexique, Jesús Murillo Karam, qui a bap­ti­sé « véri­té his­to­rique » la ten­ta­tive du gou­ver­ne­ment de dis­si­mu­ler la dis­pa­ri­tion des 43 étu­diants d’Ayotzinapa. De tels actes de lan­gage vident le mot « véri­té » de son conte­nu, ou pire, le trans­forment en une arme de des­truc­tion de la véri­té. George Orwell a écrit à ce sujet dans son essai Politics and the English Language. Le pro­blème n’est pas nou­veau, mais les tech­no­lo­gies le sont. Même si, en tant que jour­na­listes et écri­vains enga­gés, nous ne nom­mons pas notre tra­vail « vrai » de cette manière, je crois que nous devons res­ter féroces et inébran­lables dans notre rigueur et notre hon­nê­te­té. Je peux le dire : j’ai lon­gue­ment par­lé avec 26 étu­diants sur­vi­vants des attaques d’Iguala les 26 et 27 sep­tembre 2014 et voi­ci ce qu’ils m’ont dit. Je n’ai pas besoin de dire : c’est la vérité.

Est-ce que fabri­quer un jour­na­lisme qui ne soit pas, comme vous dites, un jour­na­lisme « de pillards », pour­rait aus­si consis­ter à tra­duire la voix de celles et de ceux qui n’ont pas accès aux médias dominants ?

La tra­duc­tion est un tra­vail extrê­me­ment impor­tant. Elle consti­tue un élé­ment essen­tiel d’une pra­tique com­pañe­ra du jour­na­lisme, d’une pra­tique qui cherche à escri­bir escu­chan­do. Ça inclut la tra­duc­tion d’ouvrages publiés ain­si que l’inclusion et la mise en valeur de la tra­duc­tion dans des ouvrages où le repor­tage et l’écriture couvrent plu­sieurs langues.


Photographie de de ban­nière : mili­tants et fresque zapa­tistes | DR 


  1. La révolte d’Atenco a débu­té les 3 et 4 mai 2006, lorsqu’environ 1 000 agents de police ont délo­gé un groupe de flo­ri­cul­teurs qui mani­fes­taient contre la créa­tion d’un super­mar­ché sur un des ter­rains de Texcoco (État de Mexico) qu’ils uti­li­saient pour vendre leurs fleurs. Il y a alors eu de vio­lents affron­te­ments entre des pro­tes­ta­taires et la police dans la ville voi­sine de San Salvador Atenco, qui ont pro­vo­qué la mort de deux per­sonnes et la déten­tion de cen­taines d’autres.[]
  2. La révolte de Oaxaca a débu­té durant le second semestre de 2006. Il s’agit à l’origine d’un mou­ve­ment pro­tes­ta­taire mené par des pro­fes­seurs d’Oaxaca de Juarez, la capi­tale de l’État. Le 1er mai 2006, des membres de la sec­tion locale du syn­di­cat SNTE remettent au gou­ver­neur de l’État de Oaxaca un docu­ment résu­mant les prin­ci­pales reven­di­ca­tions des tra­vailleurs et tra­vailleuses de l’éducation. À par­tir du 22 mai, face au refus des auto­ri­tés locales d’accéder à leurs demandes, les pro­fes­seurs en grève occupent le centre his­to­rique de la ville, appuyés par cer­taines orga­ni­sa­tions sociales. Plus tard en 2006, des affron­te­ments entre les mani­fes­tants et des poli­ciers de la Policía Federal Preventiva (PFP) donnent une nou­velle tour­nure à la pro­tes­ta­tion. Face à la répres­sion poli­cière, les citoyens de la région non affi­liés au syn­di­cat des pro­fes­seurs rejoignent le mou­ve­ment. Aux reven­di­ca­tions des pro­fes­seurs s’ajoutent désor­mais celles des autres citoyens, don­nant une nou­velle tour­nure au mou­ve­ment pro­tes­ta­taire, qui passe à être qua­li­fié dans la presse « d’insurrection popu­laire ».[]
  3. L’École nor­male d’Ayotzinapa est un lieu de for­ma­tion d’instituteurs en zone rurale. Ces écoles sont fon­dées sur des prin­cipes mar­xistes et révo­lu­tion­naires : ils accueillent des étu­diants défa­vo­ri­sés. La vie sco­laire implique de par­ti­ci­per à toutes les acti­vi­tés quo­ti­diennes, dont celles liées au tra­vail agri­cole. Lire cet article de Clément Detry pour en savoir plus.[]
  4. Nous tra­dui­sons cette cita­tion à par­tir de la réponse de John Gibler et non pas de l’édition fran­çaise.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Éric Vuillard : « Creuser inlas­sa­ble­ment le dis­po­si­tif cen­tral du pou­voir », juin 2022
☰ Lire notre carte blanche « Déborder le déses­poir », Arnaud Maïsetti, jan­vier 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Franck Gaudichaud : « Amérique latine : les gauches dans l’impasse ? », octobre 2020
☰ Lire la série « Nouvelles zapa­tistes », Julia Arnaud et Espoir Chiapas, sep­tembre 2019-juin 2021
☰ Lire notre article « 25 ans plus tard : le zapa­tisme pour­suit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre abé­cé­daire du sous-com­man­dant Marcos, mai 2017


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