Texte paru dans le n° 8 de la revue papier Ballast (septembre 2019)
C’est l’histoire d’un trentenaire rencontré en Normandie. Il travaille dans une laverie et fait des inventaires. Pour arrondir les fins de mois parfois difficiles, il effectue également des petits travaux de plomberie ou de peinture au noir. Il a connu la rue, aussi. Autour d’un café, dans une ville jamais guérie de la disparition de « son » usine, il raconte sa vie de « débrouille ». ☰ Par Léon Mazas
Hier soir, il a fait visiter une laverie dont il a la gérance sous le manteau ; demain, il se rendra dans le Calvados pour un inventaire pharmaceutique. Pour l’heure, il commande un café allongé à la terrasse d’un bar-tabac de Normandie, puis allume une cigarette Philip Morris.
L’air est frais, à l’ombre.
Quelques clients discutent ; un chien berger somnole au pied d’une table. Julien a 31 ans, les cheveux blonds que le gel hérisse sur deux ou trois centimètres, une fille en bas âge et un véhicule depuis peu. Il partage des clips de rap français sur sa page Facebook, porte un pantalon de sport et regarde ses interlocuteurs droit dans les yeux. « J’ai mis quelques fois le gilet jaune en évidence », dit-il. « Et je klaxonnais aux ronds-points, je disais C’est bien les gars
. »
C’est à deux heures et demie de route de son actuel domicile qu’il a vu le jour. Colombes, banlieue nord-ouest de Paris — un ancien ouvrier métallurgiste a dirigé la ville sous l’étiquette du Parti communiste de 1965 à 2001 ; de cela, Julien ne dit mot. Son père, tour à tour (ou tout à la fois) maçon, plombier, chauffagiste et légionnaire, tenait un café dans le même département, à Asnières. Il « a été forcé » de faire la guerre d’Algérie, raconte aujourd’hui son fils. « C’était pas un guerrier-né. »
Julien se souvient d’une scolarité heurtée. Disloquée, même. Les premières années, il les passe entre les murs d’une école de militaires qui jouxte la caserne. En CE2, on le surprend avec un revolver Magnum de marque Smith & Wesson qu’il a dérobé à son père pour mettre un terme au racket dont il est l’objet : un élève l’obligeait à voler l’argent liquide, fruit du café familial, que sa mère dissimulait dans ses piles de sous-vêtements. L’arme est chargée. L’enfant qu’il est n’en fait pas usage ; elle sera confisquée. « Je me rendais pas compte du danger. »
« Son père, tour à tour (ou tout à la fois) maçon, plombier, chauffagiste et légionnaire, tenait un café dans le même département. »
Il a 10 ans lorsque sa mère décède d’un cancer — elle, 46. « Je me disais : C’est bizarre, la vie
», se remémore-t-il en allumant une autre cigarette. Son père plonge sans tarder dans l’alcool. « Il avait du chagrin. » Julien est placé un temps chez sa tante ; durant plus d’un an, il ne parle plus. Ses jouets ont été donnés à des voisins portugais. « Je m’étais éteint. » Son cousin l’épaule, le somme de retrouver l’usage de la parole. Il retourne bientôt vivre auprès de son père dans un logement collectif ; tous deux dorment dans le même lit une place. Un décès s’en vient les séparer de nouveau : « On faisait des sardines grillées et un gars, qui se droguait avec du parfum qu’il faisait bouillir dans un saladier, se suicide devant nous à coups de couteau. » L’image lui reste, nette. Une assistante sociale le place dans une famille d’accueil d’Argenteuil — le père officie comme artisan-taxi. « Y a pas vraiment d’amour », résume Julien d’une voix sans couleur.
Le sien, de père, il le recroisera à quelques reprises. « Il était comme un clochard, dans les parcs. » C’était « bizarre », dit-il. Puis il décède l’année de ses 11 ans — de quoi, il l’ignore encore. C’est par un appel de la police à son nouveau foyer qu’il l’apprend, avant de voir le corps, étendu, sous peu incinéré au Mont Valérien. « C’est bizarre, dit-il encore, tu crois qu’il est pas mort. »
La cohabitation est difficile ; les relations avec la fratrie d’adoption à tout le moins instables. Julien est conduit chez une psychologue ; il fugue à l’âge de 14 ans. Prologue d’une longue série de fuites, de désertions. « Je me suis retrouvé dans la rue à Paris. J’ai dormi sous les ponts, je fais un peu la manche. À Austerlitz, j’ai trouvé des biftons et je prends un train à Toulouse. » Passé, présent, les temps s’entrelient au fil du récit qu’il fait de sa vie. Là-bas, il sait seulement que réside un cousin avec qui il jouait au football, minot. Le trajet se déroule le 21 septembre 2001, un vendredi. L’étonnante précision s’éclaire sitôt que l’on apprend que le train qui l’emporte vers le sud est pris de secousses et de panique : près de quatre cents tonnes de nitrate d’ammonium viennent d’exploser dans l’un des bâtiments de l’usine chimique AZF, provoquant un séisme de magnitude 3,4 et la mort de trente-et-une personnes. Mais l’adolescent entre sans égratignure aucune dans la ville rose et loge un mois chez son parent ; il y flâne et fabrique une table, affaire de s’occuper. Puis s’installe chez son oncle, en Normandie, boucher dans les rayons d’un Monoprix.
Rescolarisation en internat, non loin d’Argentan ; nouvelle fugue : virées à Caen, cannabis, « emprunt » de la voiture du « tonton ». Il l’esquinte contre un mur à la faveur d’une marche arrière malhabile ; son propriétaire « a pris une soupière pour me la mettre sur la gueule » ; Julien décanille. Direction Tours. Il touche à l’ecstasy avec un ami, dit « Chicanos » ; est pris de convulsions, un jour, dans le centre du chef-lieu de l’Indre-et-Loire. Un passant le recueille chez lui pour la nuit. « Le lendemain, il m’a payé un café et m’a foutu dehors. Il m’a sauvé. » S’enchaînent foyers et gardes à vue ; il a 16 ans, n’a pas le brevet des collèges et n’aura jamais le baccalauréat — bref, « que dalle en poche ». Décision est prise de le placer dans le pavillon d’un centre psychothérapique ornais. « C’était la Bérézina », lâche-t-il. « Ils me matraquent avec une tonne de médicaments. Ils disaient que je délirais. Je leur disais que mes parents étaient pas morts… » Il souffre d’effets secondaires, éprouve des blocages à la mâchoire et à la nuque. Plus de libido, « un zombie ». « Je disais au psychiatre que j’avais peut-être du mal à faire mon deuil. »
Quatre années passent à l’ombre de l’établissement médical : Julien escalade un jour la grille et met les bouts pour Marseille. S’ensuit une vingtaine de mois à la rue. « Je suis arrivé là-bas à l’improviste : un mec m’a pris à bord de son camion blanc. Je vends un téléphone pour payer de l’essence. » À peine arrivés, ils se jettent dans la Méditerranée puis restent ensemble trois jours ; au quatrième, l’homme et le camion disparaissent ainsi qu’ils étaient apparus. Julien rit. C’est comme ça. Il part alors à la recherche d’un toit, déniche un collège désaffecté dans le quartier de la Pointe-Rouge, au sud de la Cité phocéenne, et trouve un matelas. Il se lave aux douches en bord de mer et fait la manche. Tous les jours, durant deux ans, un homme passera le voir aux abords du magasin Lidl et lui offrira un cake au citron, 1 ou 2 euros et quelques cigarettes (que Julien déclinera lorsqu’il cessera de fumer). Il surveille également les passants qui ne terminent pas la pizza qu’ils ont prise « à emporter » et se précipite sur la ou les tranches restantes dans l’emballage à la poubelle : « Parfois le cake ça me suffisait pas. »
« L’établissement l’oriente vers un CAP en hôtellerie-restauration : Julien en sort, sa formation presque achevée — spécialité haute gastronomie. »
La vie au sein de ce collège abandonné se déroule sans embûches ni embarras. « Des gens du voyage venaient chercher le cuivre et le métal. Je dormais, ils enlevaient des barres, je leurs disais C’est bien les copains
. » Jusqu’au jour où une boule de démolition en acier, suspendue à une grue de chantier, s’emploie à fracasser les murs de l’établissement. Julien déguerpit sous l’œil ahuri des ouvriers, pour ne jamais revenir. « Mais je faisais pas clodo. J’avais trouvé des vêtements dans un sac de voyage. » De temps en temps, il fait la plonge — sans contrat de travail. « J’ai jamais volé. Je préférais me mettre en danger que voler. »
Il a 22 ans, se rend en Saône-et-Loire (« Sans un centime dans les poches »), se met en couple, est interpellé par la police lyonnaise (« Ils croivent que j’ai de la drogue »), placé en garde à vue puis relâché. Retour dans l’Orne, retour à Marseille. Il lui arrive de dormir dans des soutes de bus : dehors, « faut être tout seul, jamais en groupe ». Le centre psychothérapique le tient toujours pour disparu. Il est de nouveau arrêté puis placé en établissement psychiatrique durant deux mois ; il s’échappe (« J’étais en pyjama bleu, j’ouvre la fenêtre, je saute »), se retrouve au commissariat, mange des Kinder dans un supermarché avant d’être arrêté puis transféré vers ledit centre. Jusqu’à ses 24 ans. L’établissement l’oriente vers un CAP en hôtellerie-restauration : Julien en sort, sa formation presque achevée — spécialité haute gastronomie. « Je me débrouille, je fais des boulots à droite à gauche. » Le jeune homme rencontre une femme, ancienne alcoolique ; ils s’installent ensemble puis elle tombe enceinte : le fœtus est atteint d’une encéphalite et l’enfant ne respire pas le jour de l’accouchement. La relation va déclinant ; ils se séparent.
Julien trouve alors du travail comme employé polyvalent : bar, brasserie, pizzeria. Enveloppes de main à main. Des petits chantiers parallèles, aussi : électricité, menuiserie, plomberie, métallurgie, peinture. En 2016, on lui propose de réaliser des inventaires en pharmacie — le gérant de la société est bientôt écroué ; avec son collègue, il en assure depuis la cogestion. « Faut savoir tout perdre et se relever, c’est ce que j’ai appris », commente Julien. 2017 : sa fille pousse son premier cri dans la chambre d’un hôpital public. On y entend les cloches de l’église du quartier. Une rivière, où vivent truites et poissons blancs, coule à quelques pas. Sa nouvelle compagne, sans emploi, tente difficilement de récupérer la garde de ses trois premiers enfants. La petite famille quitte le logement social qu’elle occupe après que le sol de la salle-de-bains s’est effondré, pour un autre, non loin. Un coiffeur a ouvert à proximité ; les panneaux « À louer » ou « À vendre » ne se comptent plus. « Ici, y a pas de boulot, les jeunes partent tous », glissera l’un des clients du bar.
Un cortège s’avance soudain sur la petite place de cette commune meurtrie, comme tant d’autres du pays, par la fermeture de « son » usine — une ville dans la ville, en ce temps. Le sigle de la CGT frappe les drapeaux rouges ; un militant tonne dans le mégaphone : « Macron, voleur, rends-nous le pognon ! » Julien se retourne, lunettes de soleil sur le nez. Et, laconique, de lâcher : « Les manifestations, ça donne rien. Mais la France c’est un pays révolutionnaire, ça va revenir. » La politique, ce n’est pas son truc. Il n’a jamais voté car « il y a beaucoup de magouilles, de corruption ». Il a tout de même un avis sur le président de la République, le Macron en question, qui « a parlé sur un ton qui a beaucoup provoqué. Il a dit les cassos
, en gros. C’est pas bien, on doit pas parler comme ça aux Français ». À l’essor d’un Rassemblement national que rien ne semble en mesure d’entraver, il oppose, comme une évidence, les paroles d’une chanson du rappeur Kery James : « Y a pas de couleur pour aimer. »
« Les manifestations, ça donne rien. Mais la France c’est un pays révolutionnaire, ça va revenir. »
Il touche actuellement le RSA et ne vit plus aux côtés de la mère de sa fille, dont il aimerait obtenir la garde alternée. Avec l’aide d’un ami, ancien chauffeur-routier, il retape pas à pas la maison sur trois niveaux qu’on lui a prêtée : un carreau de fenêtre à changer ; une moquette arrachée à remplacer ; une porte à raboter ; des fuites à colmater ; des murs à repeindre. Les sacs poubelles, promis à la décharge, s’accumulent au fond de la courette qu’arpente désormais son fluet chat noir.
⁂
Deux mois ont passé.
Julien vient de descendre à Deauville pour mener à bien un inventaire dans une pharmacie en compagnie de son collègue. Il regarde le match France-Brésil sur l’écran de la chambre de quelque hôtel de la cité côtière. Amandine Henry marque à la 106e minute, qualifiant ainsi son équipe en quart de finale de la Coupe du monde. « Vous mettrez dans votre article qu’on a gagné pile au moment où vous m’avez appelé ! », s’enthousiasme Julien à l’autre bout du fil, avant d’éclater de rire.
Illustrations de bannière et de vignette : Charles Nogier
REBONDS
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