Entretien inédit pour le site de Ballast
Pas de géographie précise, pas de noms propres, pas d’époque, mais un drame qui pèse sur toutes les pages : c’est ainsi, tantôt en aveugle, tantôt en sourd, qu’on entre dans le déroutant roman de Kaoutar Harchi, À l’origine notre père obscur, paru en septembre chez Actes Sud. L’auteure de 27 ans, d’origine strasbourgeoise, nous fait entrer dans l’univers clos d’une maison où ne vivent que des femmes, bannies pour avoir sali l’honneur familial. La narratrice, jeune fille ayant grandi dans ce monde silencieux, y observe sa mère qui s’enlise dans la folie. Elle choisit d’en partir, retrouver ce « Père obscur ». L’écriture de Kaoutar Harchi, proche du théatre, ne succombe à aucune facilité lyrique. Plus encore que dans ses précédents ouvrages, Zone Cinglée et L’Ampleur du saccage, qui avaient pour décor une banlieue inventée, le verbe y est sobre, tenu. Sans rien contourner, pourtant : à force de non-dits elle sait lâcher les chiens sur le lecteur quand il ferme son livre. Nous l’avons rencontrée.
Vous êtes sociologue, ce qui nécessite de plonger constamment dans le réel. Comment en êtes-vous arrivée à l’écriture de romans, et donc de faire le choix de la fiction ?
Le choix de l’écriture, de l’écriture fictionnelle en particulier, est antérieur au choix d’entamer un parcours universitaire. Simplement, ce premier choix s’est concrètement réalisé après, ou plutôt au fur et à mesure que s’est réalisé le second. Je me souviens très précisément de la bibliothèque de sciences sociales de l’Université Marc Bloch, à Strasbourg. Une bibliothèque où j’ai passé beaucoup de temps, entre révisions d’examens et écriture de mon premier roman, Zone Cinglée. Je sais qu’il est coutume — surtout en France — d’opposer plutôt que de rechercher de possibles formes de cohérences. Mais, pour ma part, je considère que l’impulsion première qui m’a conduite à m’intéresser à la littérature est exactement celle qui m’a menée à devenir chercheure en sciences sociales. C’est une pulsion de vie, une quête de l’autre, un désir critique, aussi. Entre le sociologue et l’écrivain, il existe une relation incestueuse, c’est certain. La méthode de travail, le rapport à la langue, à l’imaginaire, à l’institution, permettent toutefois le contrôle de cette relation afin que la production de savoirs nouveaux, d’une part, et la création littéraire, de l’autre, ne pâtissent pas du trouble originel, mais, au contraire, s’en nourrissent. Aucun savant ne porte sur la réalité un point de vue uniquement savant.
Et de quelle façon votre regard de sociologue influe sur vos récits ?
« Aussi éloignées que soient la figure de l’intellectuel et de l’artiste dans nos représentations, je suis convaincue que l’un et l’autre se tiennent, se maintiennent et agissent à contre-courant, mais dans une même direction. »
Avoir été sensibilisée très tôt à l’idée que rien n’est donné, que tout est construit selon des intérêts, des rapports de pouvoir, des logiques de domination, que la société telle que nous en faisons à chaque seconde l’expérience est le résultat de forces contradictoires, que les règles à partir desquelles nous agissons sont souvent des règles qui nous sont défavorables, tout ça m’a permis d’avoir une lecture critique et donc politique du réel. La sociologie que je pratique — et que pratique actuellement un grand nombre de mes collègues chercheur.e.s — est nourrie par cette conscience que les rapports de classe, de genre et de « race », déterminent notre position sociale ainsi que les expériences qui y sont liées. En essayant de prendre un peu de recul, je mesure à quel point cette formation intellectuelle a influencé mon projet littéraire dans la mesure où mes personnages sont mus par des forces intériorisées dès la plus petite enfance, qui les dépassent et desquelles ils tentent de se défaire. Je pense que c’est là un programme sociologique au sens fort du terme : tendre toujours davantage vers la liberté. Il faut croire que c’est un programme suffisamment riche pour que la littérature, la mienne en tout cas, s’en empare aussi. Aussi éloignées que soient la figure de l’intellectuel et de l’artiste dans nos représentations collectives, je suis convaincue que l’un et l’autre se tiennent, se maintiennent et agissent à contre-courant, mais dans une même direction. La cohérence réside en ce point précis.
Votre dernier livre, À l’origine notre père obscur, marque une rupture par rapport aux autres. L’espace est resserré, vous donnez voix à une femme, elle qui était si absente, effacée de vos précédents paysages. Quel a été votre cheminement pour l’écrire ?
Plutôt que « rupture », je parlerais d’évolution. Il est vrai que Zone Cinglée et L’Ampleur du saccage sont portés par des personnages masculins forts qui occupent largement la scène. Ils s’expriment, agissent et se transforment au fur et à mesure du récit. Les figures féminines sont, dans ces mêmes romans, davantage lointaines, sans voix propres, immobiles, reléguées à l’espace des coulisses en raison même de leur condition. Et pourtant, elles n’en sont pas moins importantes : dans L’Ampleur, le personnage de Nour, par exemple, cette mère prostituée, incarne à mes yeux un idéal de modernité. Elle est en avance sur son temps parce qu’au contraire des hommes et des femmes qui l’entourent, elle a fait le choix de l’amour et non celui de la colère. Elle en paiera d’ailleurs le prix… Trois ans séparent L’Ampleur du saccage de À l’origine notre père obscur. Ce temps m’était nécessaire pour parvenir à aborder la problématique de la condition féminine sans que mes propres expériences de femme ne m’entravent. Je voulais, au contraire, qu’elles me servent à exprimer le sentiment qui était alors le mien, à savoir qu’être une femme est une aventure extraordinaire et violente à la fois. Car à partir du moment où les différences biologiques sont instituées par la religion, la science et le pouvoir politique en tant qu’inégalités sociales entre les sexes, il y a violence. Par ailleurs, être consciente de cela transforme une vie en destin. C’est à ce moment précis qu’apparaît la dimension extraordinaire. À l’origine notre père obscur raconte cette histoire-là. L’histoire d’une jeune fille qui refuse le statu quo masculin et se réapproprie son corps et donc son histoire.
Mais Nour est surtout perçue du point de vue de son fils, qui estime qu’elle a « un vagin plus gros que le cœur ». Nour semble intégralement irréconciliable avec son milieu. Est-ce en cela qu’elle serait « moderne » ?
Il y a ce que les personnages pensent des autres personnages. Alors oui, le fils de Nour ne perçoit d’elle que le manque, l’insuffisance, le fait qu’elle n’est pas une mère classique, traditionnelle. Elle n’est pas la « bonne » mère. Et il y a ce que moi je pense de mes personnages. Et Nour incarne à mes yeux, dans mon imaginaire, dans mes fantasmes, une force incroyable. Elle est celle qui a fait un autre choix. Qui n’est pas le choix du groupe, de la communauté. Il est vrai que ce choix est celui de faire de son corps ce qu’elle veut. Après tout, l’autodétermination du corps féminin ne vaut pas que pour l’IVG. La modernité réside là. En la possibilité de se défaire de la morale des autres pour faire valoir sa propre singularité.
Ces personnages, justement, comment les construisez-vous ? Et la structure de vos ouvrages ?
« C’est quoi la banlieue ? Ce sont les
jeunes? C’est-à-dire des Arabes et des Noirs ? C’est terrible à dire mais en vérité, ce n’est que la France et son Histoire. »
La structure est ce à quoi je pense dès la première seconde mais c’est ce que je trouve toujours au dernier instant. L’Ampleur du saccage était porté par quatre personnages masculins et chacun à leur tour prenait la parole pour avancer leur propre version de l’histoire et en convaincre le lecteur et la lectrice. Dit ainsi, cela paraît simple mais cette idée d’une parole qui circule a mis du temps à venir jusqu’à mon esprit. Pour À l’origine, les choses ont été beaucoup plus difficiles encore et pour une raison simple : le temps du récit est celui du présent et non pas le passé, comme c’est souvent le cas. Le simple fait d’écrire : « elle se lève » et non pas « elle s’était levée » nécessite de trouver le rythme de l’histoire ailleurs que dans ce qui est raconté mais plutôt dans la manière dont on le raconte. Recourir à des extraits de la Bible m’a aidé à trouver le bon découpage, et donc la bonne structure. Quant à mes personnages, ils proviennent tous du même moule. Des personnages sans travail, sans véritable environnement, sans famille mais portés par une profonde conscience de qui ils sont et de ce qu’ils sont capables d’accomplir.
Comment en vient-on à écrire sur la banlieue ? Faut-il y vivre ?
Je suis née et j’ai grandi à Strasbourg. Et ce que je connais le mieux est la cathédrale, mon collège et mon lycée, ayant été à proximité. Disons que « la » banlieue, je la connais parce que comme tout le monde, il m’est arrivé de regarder TF1 ! Plus sérieusement, et à ce niveau-là, il n’y a pas de lien entre mon travail d’écriture et « ce » territoire. Mon lien est plutôt musical. J’écoute du rap français depuis toujours et donc il est vrai que j’ai une certaine sensibilité à « ça ». Mais, vous voyez, je ne trouve pas autre chose à dire que « ça ». Parce que, parlons clairement, c’est quoi la banlieue ? Ce sont les « jeunes » ? C’est-à-dire des Arabes et des Noirs ? Ce sont des tours ? C’est la drogue ? C’est la Mercedes pour le garçon ? Le voile pour la fille ? Beaucoup aimeraient que ce soit ailleurs, que ça demeure loin. C’est terrible à dire mais en vérité, ce n’est que la France et son Histoire. Donc est-ce que j’ai vécu en France ? Est-ce que je vis en France ? Oui, bien sûr !
Il y a une écorchure dans chacun de vos personnages ; tous parlent de là. Malgré tout, votre écriture est presque calme, seuls les corps bouillonnent jusqu’à l’explosion. Les phrases courtes millimètrent le récit et rien ne déborde. Pas de morale, pas de jugement, pas de réponse. Comment expliquer ce paradoxe ?
En fait, c’est tout moi ! (rires) Calme, douce, en maîtrise, mais pas de tout ! Et puis je suis une Arabe, je suis sauvage. C’est dans mes gènes ! (rires)
On sent dans vos textes une urgence. La littérature serait-elle à vos yeux une bataille, un combat ? Même si vous refusez de délivrer un « message », n’y a‑t-il pas une portée politique et sociale à votre écriture ? Un désir, en filigrane, de penser une autre société ?
« Les mots
migration,ailleurs,nostalgie,identité,paysnous renvoient à une époque qui est révolue. »
Je crois que, pendant un certain temps, écrire m’a permis de régler mes comptes… avec beaucoup de choses. C’était entre moi et moi-même. Il est vrai que plus j’avance, plus je me tourne vers l’extérieur, vers le monde dans lequel je vis. La notion de message ne me plaît pas, en effet. Pour ma part, je n’ai pas de réponse. En tout cas, pas pour les autres. Si je parviens à trouver des réponses à ma propre situation, c’est déjà une très bonne chose ! Je suis très admirative des écrivains qui parviennent à construire, sur des décennies, un projet littéraire de portée politique. Une œuvre personnelle en laquelle les autres sont susceptibles de se reconnaître. Cela demande beaucoup de talent, et de foi. La foi, je l’ai, c’est évident. Penser une autre société ? Je crois que nous sommes beaucoup à nourrir cette ambition, ne serait-ce que parce que cela fait plus de deux ans qu’un concours d’insultes s’organise autour de François H. On pourrait imaginer plus excitant comme société, oui !
Vous évoquez dans l’émission Interlignes une « esthétique des ruines ». C’est-à-dire ?
Il y a en moi quelque chose qui me pousse à chercher, un peu partout, la beauté. Je suis très sensible à la beauté des femmes qui m’entourent, par exemple. Dans L’Ampleur, malgré l’environnement violent et misérable qui est décrit, j’ai, à chaque page, voulu rendre le lecteur et la lectrice sensibles à la beauté que je voyais, moi, dans ce grand chaos. Il était question, à un moment, de décrire un groupes de jeunes femmes traversant la ville pour célébrer le mariage de l’une d’elles. Ces filles n’avaient rien : ni robe, ni parure, ni musique pour les accompagner. Mais elles étaient elles, elles étaient à cet instant-là les plus belles filles du monde. Avec leur force, leur joie et leur amour. J’essaie donc de révéler la beauté de ce sur quoi on aurait tendance à cracher. Le corps des femmes, notamment. Et puis l’inverse est vrai aussi. J’essaie de révéler la profonde laideur de ce que l’on a tendance à porter aux nues. Je pense à la notion de fidélité, par exemple. Il faudrait être fidèle à tout. À sa famille, à sa culture, à ses idées, à sa religion. Il faudrait être « un » fidèle. Oui, mais non…
En vous lisant, on se retrouve face à des personnages hantés par ce qu’on pourrait appeler « l’exil ». Avez-vous la sensation d’être une écrivaine qui s’en inspire ?
Non, pas du tout. D’ailleurs, vous l’aurez remarqué, ce mot n’existe pas – ou plus – dans mon vocabulaire. Comme le mot « migration », comme le mot « ailleurs », comme le mot « nostalgie », comme le mot « identité », comme le mot « pays ». Tout ça est profondément ringard. C’est anachronique de penser à l’aide de ces mots-là. Ils nous renvoient à une époque qui est révolue.
Mais notre époque nous impose continuellement les mots, là, que vous employez (« migration », « nostalgie », « identité », etc. ) : ils sont au centre d’un malaise collectif. Comment penser cette réalité sans y avoir recours ?
Je comprends votre question mais je crois que lorsque des mots sont piégés, ils sont piégés. Et en tant qu’auteure, je tiens (à) ma langue. Et donc ces mots-là ne font pas partie de mon vocabulaire. Je crois qu’il est important de proposer, voire d’imposer, une autre définition de ce que vous appelez le « malaise collectif ». Et il existe, en France et ailleurs, des penseurs, des chercheurs, des artistes qui œuvrent dans ce sens-là.
Un autre mot qui vient à la lecture est « blasphème ». Vous faites entrer le réel dans la zone des mythes, des tabous, des symboles ; vous choisissez de regarder en face, de troubler l’ordre des choses par des personnages à la périphérie de la société dans laquelle ils évoluent. Ainsi, pêle-mêle, évoquer le tabou de la virginité et de la sexualité maritale ou tarifée (même par des imams !), la frustration sexuelle des hommes, le diktat du conformisme, l’homosexualité, l’auto-aliénation des femmes, le carcan religieux, le viol, l’inceste, le manque d’amour, la détresse parentale… Et si on dézoome encore : le fait de donner voix aux jeunes hommes des banlieues qui, en France, sont caricaturés et rejetés dans le monde de l’étrange. Vous leur offrez une autre langue. Votre littérature, puisque sans lieux ni temps, est universelle : elle pense toute forme d’aliénation. Cet usage du blasphème, est-ce à dessein ? Est-ce conscient ?
« Plutôt que le mot
blasphème, je préfère le motinfidélité. »
C’est en écrivant que vous découvrez ce que vous pensez. Quand j’écris, je me découvre une tendance forte, c’est vrai, à la désobéissance, au refus, à la remise en cause. Mes personnages viennent de là, du désaccord. Je crois que cela peut s’expliquer par le fait que je me sens moi-même venir d’un environnement où il valait mieux — et où il vaut toujours mieux — être d’accord. C’est la situation de millions d’hommes et de femmes. Ma littérature est en réaction à cela. Mon rapport au corps, aux tatouages, aussi, la vie que je mène n’est qu’une réponse à cela. Raconter le sexe, les corps en manque, les orgies conduites par les hommes de Dieu (barbus, rasés, chauves), les femmes qui se prostituent, les femmes qui s’aiment, les femmes qui aiment des hommes qui ne les aiment pas, les hommes qui ne s’aiment pas, les enfants que personne ne sait aimer, les animaux qu’on n’aime jamais assez, le malheur qu’on aime trop, voilà, il semble que cela constitue ma mythologie personnelle. Mais plutôt que le mot « blasphème », je préfère le mot « infidélité ». Je me sens, parfois, dans mes romans, faire l’éloge de l’infidélité. C’est toute la problématique de mes personnages. Doivent-ils demeurer fidèles à une tradition qui les prive de l’expérience de la liberté ou, au contraire, agir et rompre avec cette tradition et faire l’expérience de la modernité, c’est-à-dire du libre-arbitre ? C’est infiniment complexe mais en tant que femme qui écrit, j’ai été et je suis toujours dans ces questionnements. Et je reviens souvent à la notion de liberté car il me semble qu’elle est concurrencée, dans la tradition islamique par exemple, par la notion d’héritage, voire de dette. Il ne faut pas être par héritage, ou pire, par dette, par contrainte : il faut être par choix. Je suis convaincue que la littérature, et les arts en général, ont vocation à accompagner ce type de réflexion.
D’ailleurs, vous considérez-vous féministe ?
J’ai longtemps résisté ! (rires) À l’adolescence, je me sentais proche des garçons. Mes meilleurs amis étaient des garçons et c’est toujours le cas. À l’époque, donc, je percevais le féminisme comme une accusation portée à l’encontre des garçons, des garçons que j’aimais. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre que c’était beaucoup plus complexe que cela. Je suis donc une « féministe » qui essaie, autant qu’elle peut, d’inclure et non pas d’exclure les hommes. Les hommes — homosexuels, a fortiori — paient aussi le prix de la domination masculine, du patriarcat. Il faut le leur dire. La domination masculine est un phénomène social, collectif, incarné davantage par des structures que par des individus clairement identifiables. Bien sûr, lorsque vous devenez une militante féministe, c’est aux individus que vous vous en prenez et c’est en soi logique. Mais je pense que cela ne doit pas nous empêcher de (re)penser le système, la répartition des rôles, etc. En ce sens, les études féministes sont importantes parce qu’elles dévoilent une organisation inégalitaire des rapports hommes/femmes. De plus, de quels féminismes parle-t-on ? Du féminisme qui se construit dans les classes bourgeoises et qui, dans sa politique, oublie que des femmes issues des milieux populaires souffrent aussi du sexisme ? Nous assistons donc à un certain féminisme qui reproduit, dans son analyse et ses actions, des reflexes de classe. Vous voyez, c’est infiniment complexe et j’essaie d’être attentive à cela. Être féministe, c’est exigeant. C’est un travail sur soi autant qu’un travail avec les autres. Mais si être féministe c’est refuser que la vie soit plus dure en raison de la forme de mon sexe, oui, je suis féministe.
Photographies : © Emilia Lombardo pour Ballast