Entretien inédit pour le site de Ballast
« Nous sommes perdus / Et toujours rien pour stopper la course, pour faire une pause », lançait la rappeuse britannique dans son second album — lequel contait la vie de sept voisins inconnus qui, à la faveur d’une tempête surgie en plein milieu de la nuit, se rencontraient. Rappeuse, disions-nous : poétesse, romancière et dramaturge, convient-il d’ajouter. Kate Tempest, 33 ans, embarque dans son œuvre tout ce que la grande ville compte d’âmes hagardes et malmenées par la modernité marchande : petits boulots, plafonds de verre, bagarres de rues, appartements en sous-sol. L’amour, aussi, entre épopée du quotidien et « détresse d’un peuple ». Elle achève actuellement la tournée de son troisième disque, The Book of Traps and Lessons : nous la retrouvons à Bruxelles le temps d’une heure.
Londres semble être pour vous un paysage, à la fois intérieur et extérieur. Quelle est vraiment votre relation à cette ville ?
J’ai arrêté ma scolarité à 14 ans. J’ai commencé à sortir parce que j’étais exclue et que je ratais souvent l’école. J’avais un boulot dans un magasin de disque, je sortais toujours à Lewisham [quartier du sud-est de Londres, ndlr]. C’est là que j’ai commencé à m’aventurer plus loin pour comprendre la géographie de la ville dans son ensemble. Que j’ai réalisé que j’étais à Londres ! J’ai eu conscience, pour la première fois, de tout ce que ça offrait comme opportunités pour faire et écouter de la musique. Mon histoire avec Londres s’est accélérée : nous avons évolué et grandi ensemble. Cette ville a eu un énorme impact sur mon identité. Elle m’a appris, presque comme un parent, ce qu’est la vie, ce qu’elle pourrait être et ce qu’elle devrait être. Elle m’a laissé voir les plus grandes injustices en même temps que la justice la plus haute qui soit. Tant de choses du monde se trouvaient à Londres : pour un écrivain qui s’intéresse aux gens, c’était, pendant longtemps, l’endroit le plus exaltant, énergisant, le plus dangereux. Je voulais écrire, je voulais être dehors tout le temps et rapper ; j’avais faim de Londres. À cette période, il y avait tellement de possibles que j’étais poussée jusque dans mes retranchements.
« Tu rentres chez toi, et tu te dis : mais où est la piscine ? Il y a des appartements luxueux à la place. »
Quelque part, ce « Londres perdu » que vous pouvez percevoir dans mon travail est peut-être simplement celui de mon enfance. Quand j’avais 18 ans et que je vivais à New Cross1, ce que je pouvais voir et ressentir en me baladant m’affectait tellement que c’est devenu une partie de mon paysage intérieur. Ce sont mes fondations, et pourtant ce New Cross n’existe plus. Beaucoup d’endroits qui ont été révélateurs pour moi n’existent plus. Les gens du quartier n’y sont plus. L’autre jour, j’ai vu quelqu’un porter un t‑shirt avec écrit « Regeneration is segregation » [« La régénération c’est la ségrégation »], et je me suis dit que c’était assez juste. Les personnes que j’évoque [dans ses textes, ndlr] ont grandi dans des quartiers plus que dans des villes. Ces gens quittent leur maison quand ils sont adolescents et tentent de trouver un boulot et une vie dans la ville, mais quand ils retournent chez eux, c’est devenu étrange : le « chez-soi » est différent. Toi, tu es différent, mais au moins les immeubles sont les mêmes. D’où je viens, Lewisham, c’est autre chose… Ça ne ressemble plus du tout à ce que c’était avant. Il y a des gratte-ciels construits pour abriter des F1 ou F2 pour un demi-million de pounds2. C’est taré. Je pense que pour tous les Londoniens qui essaient de rester dans leur ville, ces changements sont difficiles à expliquer car ils arrivent d’un coup, de manière violente. On ne sait pas ce qui se trame, mais ça se trame tous les jours. Quand je vais rentrer chez moi, après cette tournée, rien ne sera pareil : des immeubles auront été démolis pour être remplacés par des appartements, la piscine municipale ne sera plus là. Tu rentres chez toi, et tu te dis : mais où est la piscine ? Il y a des appartements luxueux à la place. Aujourd’hui, c’est rare pour moi de rencontrer une personne avec qui j’ai grandi, alors que je vis toujours dans le même coin. Mais les gens s’accrochent, et je ressens toujours un sens fort de la communauté dans le sud de Londres. Et une communauté musicale solide. Beaucoup essaient d’y faire de la musique et il y a une grande vague musicale qui se répand à travers le monde. Le jazz qui sort du sud de Londres en ce moment, tout le monde veut savoir ce que c’est et c’est la même chose pour les rappeurs.
Vous venez d’un quartier ouvrier, n’est-ce pas ?
On a grandi dans un quartier ouvrier, mais mon père est devenu avocat et s’en est bien sorti. Le genre de type plutôt radical qui a ensuite pleinement adhéré au rêve capitaliste. Ma mère a arrêté de travailler et nous a élevés — on était cinq enfants — et, par chance, on n’a jamais manqué de rien. C’est un sacrifice très beau qu’ils ont fait tous les deux. Lewisham était un quartier très populaire du sud de Londres, où la plupart des gens étaient des Antillais qui vivaient là aux côtés d’une importante communauté de personnes afro-caribéennes et d’Irlandais. Une vie normale. Mais mon expérience d’enfant dans ces années formatrices, qui avait une vue d’ensemble des politiques régionales et de la manière dont les choses se passaient, m’a rendue attentive. Avec une volonté de comprendre mes privilèges et de voir les choses sous un certain éclairage, car j’étais tout à fait consciente de la chance que j’avais. J’ai toujours eu conscience qu’autour de moi, beaucoup de gens luttaient pour survivre.
On sent dans vos textes un long travail d’écoute et d’observation…
C’est affaire d’attention portée aux détails. Beaucoup de ma vie d’écriture a consisté à tenter de célébrer les petites choses qui font le sens et l’émotion. Ce sont des choses très petites que les gens font ou qui arrivent à un moment, comme une conversation. Juste la manière dont quelqu’un prend un verre d’eau… Une toute petite chose qui, en fait, me donne toute l’émotion ; c’est comme si j’y voyais quelque chose. Les écrivains, les musiciens, les personnes qui sont attirées par la création ont ce puits immense de sensibilité : c’est un énorme cadeau. Il peut être ressenti comme un fardeau si l’accès à la créativité ne se fait pas, et qu’il y a juste cette sensibilité à l’intérieur de soi. Mais si tu as accès à ta créativité et que tu es capable de t’accorder à la fréquence du monde et d’être à son écoute, alors c’est un peu ta responsabilité d’en faire quelque chose, car tout le monde ne le peut pas. Pourtant, on a tous besoin de nommer des choses innommables, et il se trouve que les poètes sont très doués pour ça. Dans ma vie, il y a eu tellement de moments où je lisais quelque chose et me suis dit : c’est ça, mon sentiment. Mais je n’étais pas capable d’y aller seule, j’avais besoin de quelqu’un d’autre et ça me connectait à moi-même, à mon expérience, puis ça me connectait à la leur : c’est très humanisant. Ça m’aide réellement à sortir de cet engourdissement réclamé par l’époque. Parfois, tu arrives à entendre une chose qu’on porte en commun.
Vous parliez de « privilège ». Votre voix est-elle utile pour parler de celles et ceux qui ne le sont pas, « privilégiés » ?
« Beaucoup de ma vie d’écriture a consisté à tenter de célébrer les petites choses qui font le sens et l’émotion. »
C’est vraiment important, à notre époque, d’être conscient de ses privilèges. J’ai commencé à avoir du succès au milieu de différents rappeurs, MC, poètes. Qu’est ce qui a fait que j’ai pu avoir cette place pour m’exprimer alors que d’autres que je côtoyais ne l’ont pas eue ? Ça, vous voyez, c’est une question de privilège de classe. Ma race, mon apparence, mon genre, la couleur de ma peau et toutes ces choses qui me permettent d’entrer par la petite porte… car je n’étais pas dangereuse pour les gens. Mais pour répondre à votre question, à savoir si je me sens responsable en prenant la parole vis-à-vis de ceux qui seraient moins privilégiés, ce n’est pas vraiment ça. Si tu as un micro, si tu as un public, oui, c’est extrêmement important d’être conscient de tes motivations. Mais il y a aussi un appel créatif que je prends vraiment au sérieux : je ne dirais pas que je parle au nom de qui que ce soit mais que je tente de m’adresser aux gens, de parler avec les gens. Ce que j’écris, ce sont mes observations. J’ai eu une vie compliquée et j’ai été plein de personnes différentes. Il y a eu différentes phases, éclairantes. J’ai traversé des choses qui m’ont affectée sans que je ne m’en rende compte jusqu’à ce qu’elles sortent à travers l’écriture, et je sens que mon travail est une conversation avec ces différentes facettes que je trimballe, ces parties de ma vie qui rampent, et dedans et dehors, et que je tente de canaliser et d’installer dans cet espace.
Ça sonnera un peu égoïste, mais j’ai la sensation qu’être vraiment attentive à ce qui se passe dans mes paysages intérieurs permet aux gens d’être à l’écoute des leurs. Dans la performance, ce que je tente de faire est de les atteindre, de me connecter à eux et d’aller plus loin avec ceux qui sont dans la salle. Essayer, volontairement, de faire que quelque chose se passe. Mais quand c’est juste moi et le stylo, c’est un peu un mystère, vraiment. Tout ce qui sort, les choses vues, des choses passées, cette personne que j’ai aimée, cette autre que j’ai perdue, le chagrin… Une grande partie de mon travail a consisté à gérer des circonstances particulières auxquelles je tentais de faire face. C’est pas comme si je m’étais assise pour travailler là-dessus : c’est juste ainsi que c’est sorti, et c’est le cas depuis que j’ai 16 ans, quand j’ai commencé à me promener avec un stylo et une feuille de papier. C’est devenu naturel de penser à la vie et à l’écriture dans le même élan, comme si c’était la même chose : je vis, j’écris.
On connaît les mensonges qui ont construit une bonne partie de la campagne de la droite dure en faveur du Brexit — notamment sur le Service de santé national. Pourtant, ça tient encore ici et là. Dans « People’s faces », vous dites « mon pays s’effondre »…
Peu importe que la campagne pour le Brexit ait été construite sur des mensonges. L’important, c’est que les gens ont des revendications et qu’ils sont en colère. Le Brexit est symptomatique d’un mal bien plus profond. Quand j’ai écrit ce texte — « It’s coming to pass, my country is coming apart » [« C’est en train d’arriver, mon pays s’effondre »] —, le Brexit n’était pas encore d’actualité. C’était bien avant, avant même l’idée du référendum. Ce texte parlait d’un problème dans la psyché du pays. Il y a deux jours, par exemple, je discutais avec un gars après un concert — un Anglais —, qui me dit : « Tu sais, je vis en Europe avec ma femme, qui est Hollandaise, et ma famille a voté pour le Brexit. Et ils n’ont même pas conscience des conséquences pour moi. » Les gens ne pensent pas à ça quand ils pensent au Brexit. Ils pensent juste qu’il y a des tas de Polonais qui viennent pour leur piquer leur boulot. Beaucoup se sentent englués, piégés par un système défaillant. Pourtant, on nous a vendu du rêve. Les gens se disent : pourquoi ma vie n’est pas aussi belle que le rêve qu’on m’a promis ? Ce sentiment d’avoir été floué, cette frustration nous monte les uns contre les autres et génère le besoin de trouver des boucs-émissaires. Et je comprends ça, parce que c’est plus facile d’avoir quelqu’un à blâmer : c’est tangible. Mais il faut essayer de se débarrasser de ces sentiments, de se rappeler que c’est notre système qui ne fonctionne pas.
« Beaucoup se sentent englués, piégés par un système défaillant. Pourtant, on nous a vendu du rêve. Les gens se disent : pourquoi ma vie n’est pas aussi belle que le rêve qu’on m’a promis ? »
En ce moment, en Grande-Bretagne, ces émotions sont exacerbées, la société est divisée. C’est probablement la même chose partout en Europe, et peut-être que ça a toujours été plus ou moins latent et qu’aujourd’hui ça jaillit, ça explose. Il faut nous concentrer sur ce qui nous unit. Ça n’évite pas de prendre position — je sais très bien où je me situe par rapport à certaines problématiques —, mais c’est ce que j’essaie un maximum de faire. Ce qui me perturbe le plus en ce moment, c’est ce qui arrive aux migrants : le dérèglement climatique et les vagues de déplacements que ça va générer font paniquer tout le monde à propos des frontières. Nous sommes à un tournant de notre Histoire : la manière dont nous allons gérer cette situation, et ses conséquences, va définir notre ère.
Il y a tellement de divisions, de violence grandissante. « Moi je suis pour parce que…. Toi tu es contre parce que… » Tout ce que je sais, c’est qu’on est dans un moment de transition et que c’était en germe depuis des années. Ça ne me surprend pas. Mais je crois en l’empathie, l’empathie radicale. Boris Johnson3 est un personnage toxique : il mène une politique dangereuse. J’ai été élevée selon le précepte : ne fais jamais confiance aux Tories4, point. Parce que leur politique est déshumanisante. C’est un truisme dont j’ai hérité, et je suis persuadée que, de l’autre bord, les enfants de mon âge ont entendu : « Les gauchistes sont des guignols, point. » Malgré tout, c’est ce sentiment d’empathie qui m’anime en ce moment. Je voulais écrire un album dont l’essence serait une conversation entre l’esprit des temps et l’esprit des profondeurs de Jung5. L’esprit des profondeurs est ce qui me pousse à écrire ma poésie. Ça a toujours été le cas. Mais l’esprit des temps est si fort et puissant, en ce moment, qu’il provoque de la confusion. Il nous dévie de notre chemin, nous fait perdre pied. Il est bon de faire un pas de côté et de regarder la vie dans sa globalité, de l’envisager de manière holistique. Ma partenaire est originaire d’Algérie — elle a des racines soufies et berbères : j’ai beaucoup appris de la poésie et de la philosophie soufies. C’est une grande leçon de recalibrage, de réglage de notre boussole interne. On peut parfois être à ce point enfermés dans notre modèle de pensée occidental qu’on en oublie qu’il ne pèse rien, pris à échelle globale.
Il y a deux ans, en Allemagne, vous avez été la cible de menaces à cause de votre soutien au mouvement de Boycott désinvestissements et sanctions (BDS) contre l’État d’Israël. De quelle manière l’avez-vous vécu ?
J’ai effectivement reçu des menaces violentes et j’ai été la cible de beaucoup d’animosité. Nous avons dû annuler un concert à Templehof [à Berlin, ndlr] en soutien à des migrants temporairement logés dans un ancien aéroport. On devait y jouer et les fonds générés devaient permettre de les aider, mais des manifestations pro-Israël étaient prévues lors de ma venue : je me suis dit que c’était dangereux d’imposer ça à des gens qui avaient déjà assez souffert. Ça aurait été irresponsable. Il y a quelques mois, nous sommes retournés en Allemagne pour un festival : une pancarte a été brandie dans le public en guise de protestation, et un homme a essayé de monter sur scène. C’était violent, mais je lui ai dit : « Je t’aime et je suis contente qu’on puisse avoir cette conversation, contente que nous vivions dans un monde où je peux avoir mes opinions et toi les tiennes. » Mais ce n’était pas du tout le moment d’avoir une conversation sur ce sujet, trop important pour pouvoir tenir sur une pancarte ! Je suis sortie de scène choquée, ébranlée. J’ai eu peur. Ce gars voulait me faire physiquement mal, je l’ai vu dans ses yeux. Je connais cette violence, je l’ai déjà rencontrée, et j’ai vu dans le regard de cet homme qu’il voulait me frapper, me mettre un coup de poing. Et c’est encore plus brutal parce que je fais de la poésie ; je suis tellement vulnérable sur scène, seule, à nu. Je me disais « Merde, j’ai nulle part où me réfugier ». Cela dit, je ne veux pas faire croire que j’ai une solution facile. Ce que je sais, en revanche, c’est que le peuple de Palestine a appelé à un boycott culturel et que j’ai accepté d’y prendre part. J’ai un héritage juif, j’ai de la famille en Israël : je sais que la frontière peut être ténue, entre s’opposer à l’occupation israélienne, au gouvernement israélien, être pro-palestinien et être antisémite. Mais ce type de manifestation violente m’effraie autant que ça me donne du courage. Ça fait douter, mais c’était la meilleure chose à faire.
De votre premier album solo, Everybody Down, sorti en 2014, à votre troisième, sorti cette année, votre public s’est agrandi. Cette visibilité pèse-t-elle sur votre façon d’aborder l’écriture ?
« Comment pouvons-nous grandir dans cette culture et ne pas en être marqués dans nos relations les plus intimes ? »
J’espère être devenue plus confiante, mieux comprendre les possibilités de mon langage. Donc oui, mon écriture change, mais ça n’a pas grand-chose à voir avec la taille du public : je n’écris jamais pour mon audience pendant la création. Sur scène, tout n’est que connexion et tourne autour de ceux qui sont présents — je travaille donc ma mise en scène en fonction du lieu et du nombre de personnes présentes. Quand j’enregistre, c’est axé sur la communication entre moi et le quidam qui va peut-être m’écouter. Je pense seulement à ce qui, dans une phrase, ramène à ma source. Quelquefois, je sens juste que je dérive hors de la ligne et que je dois me remettre dedans — comme dans nos vies, je suppose. À d’autres moments, je reviens à cette enfant que j’étais à 12 ans et qui a commencé le voyage, et me mets en lien avec ça. C’est plus facile de parler à 2 000 personnes qu’à 10 : c’est tellement difficile d’arriver dans une salle vide et d’engager un échange avec chaque personne, de mettre tout le monde à l’aise… Ça peut même être épuisant. J’ai pourtant passé beaucoup de temps à jouer pour des salles vides, à faire des premières parties, à être placée au milieu de deux groupes punk dans une rave de squat. J’avais un besoin tellement désespéré de rapper que je le faisais par-dessus des DJ de jungle ou de n’importe quoi d’autre ! Je voulais juste avoir le micro. Après ça, se retrouver face à 2 000 personnes et une belle lumière, c’est beaucoup plus facile. Aux États-Unis, il n’y a pas bien longtemps, c’était comme un retour en arrière. Une fois, j’y ai donné un concert pour 26 personnes. Ça rend humble. Tu te souviens alors pourquoi tu ne voulais plus le faire, et pourquoi tu aimes tellement ça en même temps.
Au fond, l’amour traverse votre travail comme un geste politique.
Avec mon troisième abum, The Book of Traps and Lessons, je voulais essayer de comprendre comment nous repérons nos propres tendances barbares, nos propres pièges. Tout cet héritage de culture toxique, d’un système vénéneux, violent, d’exploitation et d’oppression. Comment pouvons-nous grandir dans cette culture et ne pas en être marqués dans nos relations les plus intimes ? Une fois qu’on a repéré ça, serons-nous vraiment capables de faire ce travail d’aimer totalement et profondément, d’aimer avec la plus grande tendresse en évitant les biais et les pièges du système patriarcal capitaliste — la propriété, la jalousie, le besoin, toutes ces choses dont traite cet album ? Je peux vouloir un changement de politique, ne plus vouloir vivre dans un système basé sur l’exploitation, mais si je pratique moi-même l’exploitation avec la personne que j’aime — celle qui compte le plus pour moi —, ou bien l’exploitation contre moi-même, si je ne peux pas briser ces mécanismes de l’intérieur, comment espérer le faire dans la société ? Alors l’amour devient le premier front, celui des plus grandes batailles. Je sais que les gens lèvent les yeux au ciel quand je dis ça, mais c’est exactement là où j’en suis ! J’y crois et fais tout mon possible pour le mettre en pratique. Ce qui n’est pas facile. Vraiment pas. Peux-tu répondre à la violence par l’amour ? Voilà l’exercice. Peux-tu répondre à l’ignorance par l’amour ? Ton amour peut-il être sans pièges, total ? Si tu as cette relation avec la musique, alors tu as une relation avec l’infini : parce que c’est de là que vient la musique, de là que naît la poésie. D’une certaine manière, l’amour et la musique sont liés, et quand je monte sur scène, c’est l’incarnation de ma pratique spirituelle. Quelque part, tout est lié.
Photographie de bannière : Londres, décembre 1952, TopFoto|The Image Works ; photographie de vignette : Olivier Donnet|Ballast
Traduction, de l’anglais : Florent Barat, Camille Hardouin, Galaad Wilgos et Cihan Gunes
- Quartier du sud-est de Londres, intégré au district de Lewisham.[↩]
- 582 606 euros.[↩]
- Premier ministre du Royaume-Unis depuis juillet 2019 et chef du Parti conservateur.[↩]
- Terme désignant historiquement le Parti conservateur et royaliste anglais.[↩]
- « J’ai appris qu’outre l’esprit de ce temps, un autre esprit est à l’œuvre, celui qui règne sur les profondeurs de tout ce qui fait partie du présent. L’esprit de ce temps veut entendre parler d’utilité et de valeur. Je le pensais moi aussi et ce qui est humain en moi le pense encore. Mais cet autre esprit m’oblige néanmoins à parler, par-delà toute justification, toute utilité et tout sens. » Carl-Gustav Jung, Le Livre rouge.[↩]
REBONDS
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