Kedistan : un regard libertaire sur le Moyen-Orient


Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier

En quelques années, le maga­zine en ligne Kedistan est deve­nu une source d’information incon­tour­nable sur le Moyen-Orient, et plus par­ti­cu­liè­re­ment la Turquie et le Kurdistan. Mais une infor­ma­tion réso­lu­ment cri­tique : au « pays des chats » (son nom, en fran­çais), on parle avant tout de luttes sociales. Fondé en 2014, Kedistan reven­dique, en plu­sieurs langues, un ancrage liber­taire et éco­lo­giste — influen­cé, notam­ment, par le tra­vail du pen­seur éta­su­nien Murray Bookchin — et se mobi­lise régu­liè­re­ment en faveur de pri­son­nières et de pri­son­niers poli­tiques. D’actualité, il ne sera pas vrai­ment ques­tion ici (c’est avec le plus grand sérieux que le pré­sident Erdoğan vient d’annoncer à l’État fran­çais vou­loir ren­for­cer la coopé­ra­tion contre… « le ter­ro­risme ») : nous tenions sur­tout à faire plus ample connais­sance avec sa rédaction. 


Dites-nous : poli­ti­que­ment, quel est votre point de départ et d’arrivée ?

Quand le site a été créé, Naz Öke, la fon­da­trice, était entou­rée de quelques per­sonnes que la Turquie inté­res­sait, mais qui n’envisageaient pas d’en faire réel­le­ment un site d’informations. Ces per­sonnes ont donc quit­té l’aventure. Naz, elle, est née en Turquie : elle y a pas­sé son enfance et sa jeu­nesse. Elle vient d’une famille qui a lar­ge­ment béné­fi­cié de l’ascenseur post-kéma­liste [de Mustafa Kemal Atatürk, ndlr] dans les années 1960 en Turquie — c’est-à-dire à dis­tance de la reli­gion1. Ces couches sociales sont aujourd’hui qua­li­fiées de « Turcs blancs ». Elles sont très pré­sentes dans les métro­poles. C’est la base élec­to­rale du par­ti CHP, le prin­ci­pal par­ti d’opposition : on le qua­li­fie ici de « social-démo­crate » mais, en réa­li­té, il est natio­na­liste-libé­ral. Arrivée en France à la fin des années 1980, Naz a che­mi­né en poli­tique et a envi­sa­gé le pays sous un autre angle. Très moti­vée par les « évé­ne­ments de Gezi », en 2013, elle a tis­sé sur les réseaux sociaux, ici et là-bas, des liens qui l’ont ame­née à conce­voir le site Kedistan tel qu’il se pré­sente aujourd’hui. Chaque ren­contre, bout de route en com­mun, per­sonne « res­source », cam­pagne de soli­da­ri­té, a ain­si consti­tué peu à peu une équipe stable autour d’un noyau dur de publi­ca­tion. Pas d’open space, mais une équipe « open«  !

Et en matière de ligne édi­to­riale ?

« Le sou­tien affi­ché aux Kurdes est un bai­ser de Judas. Tout ce qui parle du Kurdistan ou cri­tique la Turquie n’est pas à prendre les yeux fermés. »

Elle s’est impo­sée au consen­sus, par le débat et les ana­lyses autour de la « ques­tion kurde » au Moyen-Orient. Plutôt radi­cale et liber­taire, donc. Il n’échappera à per­sonne que celles et ceux qui ici sou­tiennent le Rojava autre­ment que par des signa­tures sont majo­ri­tai­re­ment les mêmes qui parlent de com­mu­na­lisme liber­taire, d’écologie sociale et de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. À cet égard, le groupe « Kurdistan », par exemple, qui s’était consti­tué à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, a lui aus­si enri­chi Kedistan. Le site est aujourd’hui moins « actif » sur l’actualité immé­diate, mais il tente davan­tage d’apporter des conte­nus, des ana­lyses, de tra­duire et de mettre à dis­po­si­tion. Sur ces quelques points impor­tants, il per­met de jouer un rôle d’archivage. On peut d’ailleurs le consul­ter à la Bibliothèque natio­nale, avec son « A » en exergue — c’est amusant.

Quel regard por­tez-vous jus­te­ment sur le trai­te­ment, par la presse fran­çaise, des ques­tions liées au Kurdistan, à la Turquie et plus lar­ge­ment au Moyen-Orient ?

En règle géné­rale, la presse fran­çaise ne cherche pas à ouvrir les yeux sur les inter­ac­tions qui existent entre ici et là-bas. Mettons de côté l’approche ouver­te­ment raciste, dégui­sée der­rière un orien­ta­lisme de bon aloi, qui affiche des cri­tiques vio­lentes d’Erdoğan comme on dénonce l’Arabe du coin. Nous ne don­ne­rons pas de titres… À ce niveau, le sou­tien affi­ché aux Kurdes est un bai­ser de Judas. Mais les valeurs actuelles d’une cer­taine presse fran­çaise, avide de cri­tiques contre l’islam, ne devraient trom­per per­sonne : nous sommes les premier·es désolé·es quand c’est le cas. Tout ce qui parle du Kurdistan ou cri­tique la Turquie n’est pas à prendre les yeux fer­més. C’est pour­tant une bonne par­tie de ce qui est publié. Même si ça s’éclaircit, nombre de jour­na­listes en poste en Turquie avaient à nos yeux la fâcheuse habi­tude de fré­quen­ter assi­du­ment celles et ceux qui se disaient sociaux-démo­crates et kéma­listes. Ces der­nières années, ils ont long­temps fait le rêve erro­né d’une Turquie laïque pro­gres­siste qui serait per­ver­tie par un islam poli­tique. Ce sont sou­vent les mêmes qui nous ont fait prendre, en France, des socia­listes pour des lanternes.

[Istanbul, Turquie, 31 mai 2014 : manifestation pour l’anniversaire du soulèvement du parc Gezi | Loez]

Fort heu­reu­se­ment, les ana­lyses d’historien·nes et de chercheur·ses se dif­fusent, pour tordre le cou aux contes et légendes sur la belle République kéma­liste. À ce sujet, d’ailleurs, le mou­ve­ment armé­nien a éga­le­ment appor­té un éclai­rage cru sur le géno­cide et ses traces dans la Turquie d’aujourd’hui. Le mou­ve­ment kurde l’a épau­lé avec bon­heur. Difficile de conti­nuer à répandre des fari­boles ! Nous avons ten­té, à notre modeste niveau, de déchi­rer ce rideau. On ne peut pas repro­cher à une presse liée aux inté­rêts fran­çais de dif­fu­ser et de défendre la poli­tique de son gou­ver­ne­ment, de s’aligner sur les sources qu’il four­nit, de pro­duire un récit qui colle à la poli­tique euro­péenne — en matière de migra­tion, par exemple. Mais ne fai­sons pas la fine bouche : ne fré­quentent les pla­teaux et les rédac­tions que de sinistres et misé­rables copistes. La France a des historien·nes, des poli­to­logues, des cher­cheurs et des cher­cheuses, et, par voie de consé­quence, des jour­na­listes « éclairé·es » sur ces ques­tions. Nous les saluons au pas­sage : ils et elles nous apportent beaucoup.

Vous faites vivre un média indé­pen­dant sur des sujets qui ne sou­lèvent pas les foules…

« On ne peut pas repro­cher à une presse liée aux inté­rêts fran­çais de dif­fu­ser et de défendre la poli­tique de son gouvernement. »

Il faut s’entendre sur ce que vous vou­lez dire par là. Kedistan n’a pas de démarche pour s’imposer à tout prix comme média indé­pen­dant. Aucun·e d’entre nous n’en vit — même si le maga­zine et sa mise en ligne occupe une énorme place dans notre vie quo­ti­dienne. Avant d’être le site Web qu’il est deve­nu, Kedistan, nous l’évoquions, est né d’une pré­sence quo­ti­dienne sur les réseaux sociaux pour rendre compte des évé­ne­ments de Gezi : ici, un « prin­temps » en Turquie ; là-bas, une réfé­rence récente dans l’histoire de ce pays. Difficile pour nombre d’exilé·es qui vivent en France, ori­gi­naires de Turquie, ou pour ce qui reste d’opposant·es libres, là-bas, de ne pas y faire réfé­rence. Difficile, aus­si, de nier que le réel par­ti d’opposition, le Parti démo­cra­tique des peuples (HDP), en était deve­nu le récep­tacle dans les années qui ont sui­vi. C’est donc le constat de l’insuffisance des réseaux sociaux, de leur cen­sure, qui a mené à la créa­tion du Kedistan actuel. Le « suc­cès d’audience » du site a mon­tré qu’un besoin en infor­ma­tion exis­tait, du moins en France dans un pre­mier temps. Et, sur­tout, avec des yeux grands ouverts ! Et une forme qui tranche un peu avec le jar­gon mili­tant habi­tuel… Vous men­tion­nez votre « A ». Pour « anar­chie » bien sûr ! Et nous expli­quons ce qu’il signi­fie pour nous ! On y revient : l’indépendance. Kedistan est deve­nu un « média de niche », consul­té et lu par plus de 600 000 per­sonnes en 2020 (c’était le double, en 2015). Ce qui nous anime, c’est le fait de nous rendre utiles : faire savoir, faire com­prendre, sou­te­nir effi­ca­ce­ment des ques­tions fon­da­men­tales qui nous tiennent à cœur à pro­pos d’une des par­ties du Moyen-Orient. Et cela ren­contre un public, un public qui com­prend que ce qui se déroule et s’expérimente là-bas a, au pire, des consé­quences ici et, au mieux, peut ser­vir pour ses propres com­bats. Quand nous avons ren­con­tré une anglo­phone et une Basque écri­vant fran­çais et cas­tillan, nous avons consta­té que si le lec­to­rat fran­çais bais­sait un peu, c’était lar­ge­ment com­pen­sé par des lec­trices et des lec­teurs « trans­na­tio­naux ». Ces per­sonnes sont elles aus­si inté­res­sées par du conte­nu, et pas seule­ment par l’écume des choses, fût-elle spec­ta­cu­laire. Alors c’est vrai, notre sujet n’est pas un sujet de buzz. Quoiqu’on pour­rait y arri­ver, en gom­mant le fond pour la forme, et en choi­sis­sant le sang et l’horreur — ce qui ne manque pas. On pour­rait jouer au Paris Match kurde. Mais comme on a choi­si de s’investir dans de vrais sou­tiens, voire d’initier des cam­pagnes, le buzz de la simple dénon­cia­tion — qui, certes, sou­lage — ne nous ser­vi­rait à rien.

[Juillet 2016 : deux semaines après le coup d’État avorté en Turquie, rassemblement pro-AKP place Taksim | Loez]

Aimeriez-vous élar­gir vos hori­zons thématiques ?

Bien sûr. Ça nous démange d’aborder d’autres ques­tions. Nous le fai­sons en par­tie parce qu’un de nos jour­na­listes ori­gi­naire de Turquie, habi­tant de ZAD, épris d’écologie et des luttes de sur­vie des peuples autoch­tones, voyage sou­vent en Amérique latine. Mais par­lons-nous seule­ment d’Amérique latine ? Les ques­tions liées à l’eau ne sont-elles pas les mêmes par­tout ? Sadık Çelik, pour le nom­mer, a aus­si été un fervent com­bat­tant contre le bar­rage d’Ilısu, qui a englou­ti une par­tie du patri­moine cultu­rel kurde à Hasankeyf, une ville située dans le sud-est de la Turquie. Il a récem­ment rejoint les Mapuches. Notre équipe s’est élar­gie avec des expé­riences mili­tantes et des com­pé­tences diverses, se retrou­vant toutes autour de la Turquie, de la lutte kurde, du fémi­nisme ou des ques­tions d’exil — et bien sûr lors des cam­pagnes de sou­tien. C’est notre seule légi­ti­mi­té pour par­ler de ces sujets. Pour se mobi­li­ser afin de ten­ter de créer des brèches dans les répres­sions et l’obscurantisme qui s’installe, pour appuyer celles et ceux qui résistent. Et quand on constate que nous obte­nons quelques résul­tats au bout de ces efforts, notam­ment lors de soli­da­ri­tés actives, nous sommes encouragé·es à poursuivre.

Vous avez en effet été actifs, ou l’êtes encore, dans des cam­pagnes pour la libé­ra­tion de pri­son­nières poli­tiques. On pense à l’écrivaine Aslı Erdoğan, à l’artiste-peintre Zehra Doğan ou encore à la chan­teuse Nûdem Durak

« Notre pro­pos n’était pas de sou­te­nir une per­sonne mais, à par­tir d’elle, de décrire le pro­ces­sus en cours de répres­sion poli­tique ini­tié par le régime turc. »

Ces cam­pagnes ont sou­vent démar­ré du fait de ren­contres, sui­vies de véri­tables rela­tions que nous avons tis­sées ensuite. Pour Aslı Erdoğan, c’est l’estime que nous avions pour cette écri­vaine majeure et le désir d’une par­tie de notre lec­to­rat pour que nous fas­sions « quelque chose », alors qu’elle venait d’être arrê­tée [en 2016, pour de fausses accu­sa­tions de « ter­ro­risme », ndlr], qui nous a poussé·es à lan­cer un appel à sou­tien. D’autres appels, lan­cés par les milieux lit­té­raires, s’étaient alors per­dus dans les sables de l’été… Sans l’obstacle de la langue, en se repo­sant sur le réseau exis­tant, nous étions bien pla­cés pour tra­duire ses lettres, éta­blir les contacts directs, appor­ter un appui logis­tique à ses sou­tiens et relier. Notre pro­pos n’était pas de sou­te­nir une per­sonne mais, à par­tir d’elle, de décrire le pro­ces­sus en cours de répres­sion poli­tique ini­tié par le régime turc. Quoi de mieux, dans ce cas, qu’appeler à lire par­tout Aslı Erdoğan ? Puis l’appel a été relayé de manière plus mains­tream… Vous connais­sez la suite [l’écrivaine a été acquit­tée en février 2020 : elle séjourne aujourd’hui à l’étranger, ndlr]. Quelques années plus tard, c’est une réelle ami­tié qui s’est éta­blie entre nous.

Et pour Zehra Doğan ? Rappelons qu’elle a pas­sé 600 jours en pri­son pour avoir publié un des­sin sur les réseaux sociaux…

Ça a débu­té alors qu’elle cou­vrait comme jour­na­liste les exac­tions dans les villes kurdes sous couvre-feu, en 2016. En tant que cofon­da­trice d’une agence de presse exclu­si­ve­ment fémi­nine, JINHA — inter­dite par la suite —, elle avait déjà « cou­vert » le géno­cide yézi­di [par Daech en 2014, ndlr], et ce bien avant que la presse inter­na­tio­nale ne réagisse. Un membre de l’équipe qui la connais­sait bien a alors éta­bli le lien. Les évé­ne­ments se pré­ci­pi­tant, pour elle comme pour le peuple kurde, nous avons relayé ses pre­miers des­sins — jusqu’à ce que l’un d’entre eux, comme vous l’avez dit, ne la conduise en prison…

Que mon­trait-il ?

Les exac­tions de l’armée turque à Nusaybin, en Turquie, près de la fron­tière syrienne. La suite fut pour nous évi­dente : se ser­vir de ses des­sins et de son art pour enga­ger un sou­tien large. Avec son concours et une chaîne de soli­da­ri­té, quelques œuvres se sont « éva­dées » de Turquie et nous avons com­men­cé à les expo­ser en 2017. En paral­lèle, l’association PEN International, ain­si que d’autres de sou­tien aux artistes, ont dif­fu­sé son nom et son com­bat. Là aus­si, et ce fut encore plus évident, la cam­pagne de sou­tien se fai­sait « à tra­vers » Zehra, comme elle-même, « à tra­vers » sa pra­tique, milite pour le peuple kurde et en par­ti­cu­lier pour les femmes.

[16 août 2016 : le journal pro-kurde Özgür Gündem a été interdit, les locaux ont été saccagés et une trentaine de journalistes emmenés en garde-à-vue | Loez]

Vous aviez par­lé d’elle comme d’un « sym­bole fort et intel­li­gible« .

C’est ça. Et nous avions dit ceci : « Une soli­da­ri­té trans­na­tio­nale doit se pour­suivre jusqu’à ce que tous les otages poli­tiques du régime turc, qu’i·elles soient jour­na­listes, juristes, artistes, auteur·es, uni­ver­si­taires, intellectuel·les, ou militant·es, soient en dehors des murs des pri­sons.« 

Aujourd’hui, Zehra Doğan est libre : elle a quit­té la Turquie d’Erdoğan. Que devient-elle, en Europe ?

Elle est membre d’honneur de notre équipe et nous décou­vrons désor­mais, à ses côtés, les milieux de l’Art, des gale­ries, musées, bien­nales et expo­si­tions. Une belle his­toire d’amitié, de « belles per­sonnes » ren­con­trées ! Cette « noto­rié­té » inter­na­tio­nale, Zehra la met au ser­vice de la cause kurde chaque fois qu’elle le peut : der­niè­re­ment, à Paris, elle a ain­si créé un visuel que cha­cun a pu voir ten­du sur la mai­rie du Xe arron­dis­se­ment afin de deman­der jus­tice et véri­té pour les trois mili­tantes kurdes assas­si­nées à Paris [en 2013, par le pou­voir turc, ndlr]. Une BD sur son empri­son­ne­ment dans les geôles d’Amed2 va sor­tir très pro­chai­ne­ment aux édi­tions Delcourt — elle l’avait réa­li­sée en pri­son. Il y a eu un gros tra­vail de tra­duc­tion, d’adaptation.

Il y a éga­le­ment eu son recueil de lettres de pri­son, adres­sées à votre cofon­da­trice. Nous en avions publié un extrait

« Le camp révo­lu­tion­naire ne se nour­rit pas à coup d’illusions : il a besoin d’analyse des réalités. »

Il est sor­ti aux Éditions des Femmes fin 2019, oui. Il paraî­tra éga­le­ment en Italie bien­tôt. Chaque fois, par ses des­sins et ses écrits, c’est la lutte col­lec­tive qui est mise en avant, et ce sont des sup­ports dif­fé­rents qui per­mettent de tou­cher un public plus large. Et puis, pour finir, nous avons mis cette expé­rience au ser­vice de la cam­pagne de sou­tien menée en faveur de la chan­teuse Nûdem Durak, empri­son­née depuis 2015 et condam­née à 19 ans de pri­son pour son sou­tien à la cause kurde. Cette cam­pagne est tou­jours en cours.

Vous avez men­tion­né le Rojava. À pro­pos du der­nier livre de Pierre Bance, La Fascinante démo­cra­tie du Rojava, vous écri­vez : « Son livre est non seule­ment un sou­tien, mais aus­si une alerte lan­cée pour que ce sou­tien soit appor­té les yeux grands ouverts. » C’est un appel à la luci­di­té, à la cri­tique dans l’engagement ?

Ouvrir les yeux et faire ouvrir les yeux, voi­là qui ne peut que for­ti­fier le sou­tien qu’on apporte. C’est comme le meilleur ami cri­tique qui sera là, en toutes cir­cons­tances, et qui sera le mieux pla­cé pour agir et faire agir. Ouvrir les yeux, c’est aus­si tirer de ce pro­ces­sus révo­lu­tion­naire une réflexion « uni­ver­selle », même si nous n’aimons pas le mot, une exem­pla­ri­té. Mieux vaut le faire sur des pro­ces­sus en cours que bien des années plus tard, pour l’Histoire — de la Commune de Paris à la révo­lu­tion espa­gnole… Avoir cette démarche à chaud, sans se lais­ser aveu­gler, c’est pou­voir enri­chir notre sou­tien d’un conte­nu qui fera avan­cer tout le monde. Pierre Bance le fait à sa manière. Des combattant·es inter­na­tio­na­listes qui ont rejoint le Rojava le font aus­si, autre­ment, au cœur du pro­ces­sus. Ils et elles « com­mu­niquent » bien davan­tage sur ce qu’ils et elles vivent et observent que sur leur pra­tique de combattant·e, trop sou­vent mise en avant — car « spec­ta­cu­laire »… Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a subi tant de revers et a connu tant de dés­illu­sions, faute d’ouvrir les yeux sur des réa­li­tés en marche où les rap­ports de force tour­naient au pro­fit des contre-révo­lu­tion­naires, qu’agir les yeux ban­dés par une pro­pa­gande ou des convic­tions non remises sur le métier, ce serait ajou­ter au scep­ti­cisme dominant.

Que vou­lez-vous dire ?

« Scepticisme » n’est peut-être pas le bon mot. Notre idée, c’est qu’il ne faut pas « modé­li­ser » comme un idéal ce qui, au Rojava, est un pro­ces­sus de rup­ture avec l’ordre exis­tant dans cette par­tie du Moyen-Orient — dont on connaît les limites et les contraintes. Décrire ces avan­cées, mettre en avant ses acteurs et actrices, s’enthousiasmer sur les embryons de com­mu­na­lisme, sur le com­bat des femmes, tout ceci ne doit pas abou­tir à gon­fler une réa­li­té, à foca­li­ser sur ce qui arrange, pour demain devoir dou­cher tous ces espoirs de chan­ge­ments car on n’aurait pas su tra­cer la limite entre réa­li­té et pro­pa­gande. Le camp révo­lu­tion­naire ne se nour­rit pas à coup d’illusions : il a besoin d’analyse des réa­li­tés. Rien à voir avec la sacro-sainte « objec­ti­vi­té ». Plutôt avec la vigilance.

[Qamishlo, Rojava : fête de Newroz, en 2014 | Loez]

Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde met très sou­vent en avant l’idée que la pra­tique doit nour­rir la théorie…

Des amis kurdes insistent sur le « prag­ma­tisme des Kurdes ». Nous avons vu ça lors du réfé­ren­dum que le clan natio­na­liste Barzani en Irak avait mis en place pour « le Kurdistan », en octobre 2017. Quand nous avions des craintes concer­nant les réac­tions néga­tives des puis­sances régio­nales et inter­na­tio­nales sur les consé­quences de cette démarche, et alors qu’une par­tie du mou­ve­ment kurde lui-même disait « un réfé­ren­dum pour quoi faire ? et pour­quoi main­te­nant ? », une autre par­tie, proche de la direc­tion his­to­rique du PKK, met­tait en avant que les choses se feraient en mar­chant et que la démarche en elle-même per­met­trait de voir… S’y oppo­ser, pen­saient-ils, divi­se­rait sur une ques­tion où tout le monde était d’accord. Ce « prag­ma­tisme » est encore plus fla­grant quand le régime turc s’empare d’Afrin début 2018, l’un des can­tons majeurs du Rojava, en s’aidant de dji­ha­distes comme « proxy » [forces armées par pro­cu­ra­tion, mer­ce­naires, ndlr]. Entre résis­ter et faire mou­rir des combattant·es dans une offen­sive où la force est dis­pro­por­tion­née, le mou­ve­ment kurde a choi­si les popu­la­tions et leur sur­vie plu­tôt que « l’héroïsme révo­lu­tion­naire ». Quitter Afrin face à l’invasion fut une déci­sion prag­ma­tique « huma­ni­taire », contrainte par le rap­port des forces et l’abandon inter­na­tio­nal. Les consé­quences se font tou­jours sen­tir aujourd’hui, tant pour les popu­la­tions exi­lées que pour celles qui sont res­tées sous le joug des nou­veaux occu­pants. On le sait : cette occu­pa­tion a ouvert en cas­cade toutes les autres, jusqu’aux accords impo­sés après le retrait amé­ri­cain et les arran­ge­ments entre la Turquie et la Russie fin 2018. Aujourd’hui, l’Administration auto­nome est seule pour défendre de nou­veaux points clés bom­bar­dés et atta­qués par la Turquie — le seul but d’Erdoğan étant de mor­ce­ler encore davan­tage le ter­ri­toire. Elle est éga­le­ment seule pour gérer les suites en termes de réfu­giés, de com­bat­tants de Daech pri­son­niers, d’approvisionnement du ter­ri­toire. Le prag­ma­tisme, en l’occurrence, fut là aus­si un prin­cipe de réa­li­té qui se paie au prix fort, et dont on ne mesure pas les consé­quences pour le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire au Rojava à long terme.

Un « prag­ma­tisme » qui passe éga­le­ment, pour l’AANES/Rojava3, par des dis­cus­sions avec les forces occi­den­tales et le régime d’Assad.

« Si la pro­po­si­tion poli­tique de la Révolution ne change pas, elle devient pour­tant sub­si­diaire face aux inté­rêts du régime, de la Russie et de la Turquie. »

Tordons le cou à ces cri­tiques. Le Rojava a accep­té l’aide amé­ri­caine lors des com­bats contre Daech et pas­sé de soi-disant « accords » avec Assad ? Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le mou­ve­ment kurde, vu ses ori­gines mar­xistes, insiste sur la notion de praxis révo­lu­tion­naire ? Ce qui devrait nous inter­ro­ger, ce serait jus­te­ment le contraire ! Le mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal en a fait l’expérience dou­lou­reuse : sans retour au réel, l’idéologie s’ossifie en dogme et mène à l’abîme. Ce retour au réel pour modi­fier sa pra­tique amène, par voie de consé­quence, à pen­ser autrement.

Sans célé­brer le « dog­ma­tisme » et encore moins la « pure­té », on peut inter­ro­ger l’impact qu’a, sur un pro­jet d’émancipation révo­lu­tion­naire, l’accommodement avec des puis­sances impé­ria­listes et une dic­ta­ture… D’aucuns y voient de l’opportunisme.

En rien. Profiter, à l’époque, des fai­blesses du régime d’Assad au nord de la Syrie et tirer pro­fit de la vic­toire de Kobanê, ensuite, contre Daech — même acquise avec des sou­tiens mili­taires occi­den­taux —, ce n’était pas de l’opportunisme. Pas plus, à notre sens, que ça n’en était de déve­lop­per un pro­jet alter­na­tif sur des poches de ter­ri­toire pré­ser­vées et de refu­ser d’entrer dans des alliances deve­nues mili­ta­ro-reli­gieuses — et tout autant natio­na­listes — contre le régime syrien. Ceci posé, aujourd’hui, on sait que ce qu’il faut bien qua­li­fier de « reculs », mili­taires et stra­té­giques, face à des rap­ports de forces et des aban­dons, a, et aura des réper­cus­sions poli­tiques au sein de la Fédération.

De quels types ? Par manque d’informations non offi­cielles, on a du mal à les éva­luer. Jouer sur la non volon­té de créer un nou­vel État en Syrie et pro­po­ser une enti­té auto­nome dans ce qui devien­drait une fédé­ra­tion syrienne démontre, certes, dans un tel état du rap­port des forces, que si la pro­po­si­tion poli­tique de la Révolution ne change pas, elle devient pour­tant sub­si­diaire face aux inté­rêts du régime, de la Russie et de la Turquie. Les négo­cia­tions sont de fait pipées. Le mili­taire prend une impor­tance consi­dé­rable et impacte for­cé­ment le pro­ces­sus civil. Autre inter­ro­ga­tion néces­saire… Ce prag­ma­tisme n’est une ver­tu révo­lu­tion­naire que lorsqu’il s’agit d’adapter son pro­jet aux réa­li­tés, dans un rap­port de forces favo­rable ; dans le cas pré­sent, même si le pro­jet reste ambi­tieux, les reculs impo­sés doivent mobi­li­ser les soli­da­ri­tés et, dans le même mou­ve­ment, inci­ter à l’analyse crue des réa­li­tés. Nous pen­sons n’avoir pas déro­gé à ça, à notre toute petite échelle.


Photographie de ban­nière : Loez


Cette rubrique don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites, de revues et de mai­sons d’édition qui nour­rissent la pen­sée-pra­tique. Si leurs diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » : par­tons de là.


  1. Après guerre, l’économie turque se libé­ra­lise. En 1960, un coup d’État mili­taire ren­verse le Parti démo­crate au pou­voir, au pré­texte que celui-ci aurait bien trop remis en ques­tion la doc­trine kéma­liste — notam­ment en ce qui concerne la laï­ci­té. C’est à cette période qu’apparaissent les pre­miers par­tis et syn­di­cats socia­listes légaux.[]
  2. Nom kurde de Diyarbakir.[]
  3. Le Rojava est deve­nu, au fil du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, l’Administration auto­nome du Nord et de l’Est de la Syrie : l’AANES.[]

REBONDS

☰ Lire les bonnes feuilles « Rojava : la révo­lu­tion des femmes », mars 2021
☰ Lire notre entre­tien avec un conseiller de la Représentation du Rojava en France : « Face à l’islamisme, l’antifascisme inter­na­tio­na­liste », novembre 2020
☰ Lire contre entre­tien avec le com­man­de­ment des FDS : « Les popu­la­tions ne veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime syrien », avril 2020
☰ Lire les bonnes feuilles « Un jour nous vain­crons — par Zehra Doğan », décembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de pré­si­dence omni­po­tente », juin 2018
☰ Lire notre dos­sier consa­cré au Kurdistan


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.