Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier
En quelques années, le magazine en ligne Kedistan est devenu une source d’information incontournable sur le Moyen-Orient, et plus particulièrement la Turquie et le Kurdistan. Mais une information résolument critique : au « pays des chats » (son nom, en français), on parle avant tout de luttes sociales. Fondé en 2014, Kedistan revendique, en plusieurs langues, un ancrage libertaire et écologiste — influencé, notamment, par le travail du penseur étasunien Murray Bookchin — et se mobilise régulièrement en faveur de prisonnières et de prisonniers politiques. D’actualité, il ne sera pas vraiment question ici (c’est avec le plus grand sérieux que le président Erdoğan vient d’annoncer à l’État français vouloir renforcer la coopération contre… « le terrorisme ») : nous tenions surtout à faire plus ample connaissance avec sa rédaction.
Dites-nous : politiquement, quel est votre point de départ et d’arrivée ?
Quand le site a été créé, Naz Öke, la fondatrice, était entourée de quelques personnes que la Turquie intéressait, mais qui n’envisageaient pas d’en faire réellement un site d’informations. Ces personnes ont donc quitté l’aventure. Naz, elle, est née en Turquie : elle y a passé son enfance et sa jeunesse. Elle vient d’une famille qui a largement bénéficié de l’ascenseur post-kémaliste [de Mustafa Kemal Atatürk, ndlr] dans les années 1960 en Turquie — c’est-à-dire à distance de la religion1. Ces couches sociales sont aujourd’hui qualifiées de « Turcs blancs ». Elles sont très présentes dans les métropoles. C’est la base électorale du parti CHP, le principal parti d’opposition : on le qualifie ici de « social-démocrate » mais, en réalité, il est nationaliste-libéral. Arrivée en France à la fin des années 1980, Naz a cheminé en politique et a envisagé le pays sous un autre angle. Très motivée par les « événements de Gezi », en 2013, elle a tissé sur les réseaux sociaux, ici et là-bas, des liens qui l’ont amenée à concevoir le site Kedistan tel qu’il se présente aujourd’hui. Chaque rencontre, bout de route en commun, personne « ressource », campagne de solidarité, a ainsi constitué peu à peu une équipe stable autour d’un noyau dur de publication. Pas d’open space, mais une équipe « open« !
Et en matière de ligne éditoriale ?
« Le soutien affiché aux Kurdes est un baiser de Judas. Tout ce qui parle du Kurdistan ou critique la Turquie n’est pas à prendre les yeux fermés. »
Elle s’est imposée au consensus, par le débat et les analyses autour de la « question kurde » au Moyen-Orient. Plutôt radicale et libertaire, donc. Il n’échappera à personne que celles et ceux qui ici soutiennent le Rojava autrement que par des signatures sont majoritairement les mêmes qui parlent de communalisme libertaire, d’écologie sociale et de démocratie participative. À cet égard, le groupe « Kurdistan », par exemple, qui s’était constitué à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, a lui aussi enrichi Kedistan. Le site est aujourd’hui moins « actif » sur l’actualité immédiate, mais il tente davantage d’apporter des contenus, des analyses, de traduire et de mettre à disposition. Sur ces quelques points importants, il permet de jouer un rôle d’archivage. On peut d’ailleurs le consulter à la Bibliothèque nationale, avec son « A » en exergue — c’est amusant.
Quel regard portez-vous justement sur le traitement, par la presse française, des questions liées au Kurdistan, à la Turquie et plus largement au Moyen-Orient ?
En règle générale, la presse française ne cherche pas à ouvrir les yeux sur les interactions qui existent entre ici et là-bas. Mettons de côté l’approche ouvertement raciste, déguisée derrière un orientalisme de bon aloi, qui affiche des critiques violentes d’Erdoğan comme on dénonce l’Arabe du coin. Nous ne donnerons pas de titres… À ce niveau, le soutien affiché aux Kurdes est un baiser de Judas. Mais les valeurs actuelles d’une certaine presse française, avide de critiques contre l’islam, ne devraient tromper personne : nous sommes les premier·es désolé·es quand c’est le cas. Tout ce qui parle du Kurdistan ou critique la Turquie n’est pas à prendre les yeux fermés. C’est pourtant une bonne partie de ce qui est publié. Même si ça s’éclaircit, nombre de journalistes en poste en Turquie avaient à nos yeux la fâcheuse habitude de fréquenter assidument celles et ceux qui se disaient sociaux-démocrates et kémalistes. Ces dernières années, ils ont longtemps fait le rêve erroné d’une Turquie laïque progressiste qui serait pervertie par un islam politique. Ce sont souvent les mêmes qui nous ont fait prendre, en France, des socialistes pour des lanternes.
Fort heureusement, les analyses d’historien·nes et de chercheur·ses se diffusent, pour tordre le cou aux contes et légendes sur la belle République kémaliste. À ce sujet, d’ailleurs, le mouvement arménien a également apporté un éclairage cru sur le génocide et ses traces dans la Turquie d’aujourd’hui. Le mouvement kurde l’a épaulé avec bonheur. Difficile de continuer à répandre des fariboles ! Nous avons tenté, à notre modeste niveau, de déchirer ce rideau. On ne peut pas reprocher à une presse liée aux intérêts français de diffuser et de défendre la politique de son gouvernement, de s’aligner sur les sources qu’il fournit, de produire un récit qui colle à la politique européenne — en matière de migration, par exemple. Mais ne faisons pas la fine bouche : ne fréquentent les plateaux et les rédactions que de sinistres et misérables copistes. La France a des historien·nes, des politologues, des chercheurs et des chercheuses, et, par voie de conséquence, des journalistes « éclairé·es » sur ces questions. Nous les saluons au passage : ils et elles nous apportent beaucoup.
Vous faites vivre un média indépendant sur des sujets qui ne soulèvent pas les foules…
« On ne peut pas reprocher à une presse liée aux intérêts français de diffuser et de défendre la politique de son gouvernement. »
Il faut s’entendre sur ce que vous voulez dire par là. Kedistan n’a pas de démarche pour s’imposer à tout prix comme média indépendant. Aucun·e d’entre nous n’en vit — même si le magazine et sa mise en ligne occupe une énorme place dans notre vie quotidienne. Avant d’être le site Web qu’il est devenu, Kedistan, nous l’évoquions, est né d’une présence quotidienne sur les réseaux sociaux pour rendre compte des événements de Gezi : ici, un « printemps » en Turquie ; là-bas, une référence récente dans l’histoire de ce pays. Difficile pour nombre d’exilé·es qui vivent en France, originaires de Turquie, ou pour ce qui reste d’opposant·es libres, là-bas, de ne pas y faire référence. Difficile, aussi, de nier que le réel parti d’opposition, le Parti démocratique des peuples (HDP), en était devenu le réceptacle dans les années qui ont suivi. C’est donc le constat de l’insuffisance des réseaux sociaux, de leur censure, qui a mené à la création du Kedistan actuel. Le « succès d’audience » du site a montré qu’un besoin en information existait, du moins en France dans un premier temps. Et, surtout, avec des yeux grands ouverts ! Et une forme qui tranche un peu avec le jargon militant habituel… Vous mentionnez votre « A ». Pour « anarchie » bien sûr ! Et nous expliquons ce qu’il signifie pour nous ! On y revient : l’indépendance. Kedistan est devenu un « média de niche », consulté et lu par plus de 600 000 personnes en 2020 (c’était le double, en 2015). Ce qui nous anime, c’est le fait de nous rendre utiles : faire savoir, faire comprendre, soutenir efficacement des questions fondamentales qui nous tiennent à cœur à propos d’une des parties du Moyen-Orient. Et cela rencontre un public, un public qui comprend que ce qui se déroule et s’expérimente là-bas a, au pire, des conséquences ici et, au mieux, peut servir pour ses propres combats. Quand nous avons rencontré une anglophone et une Basque écrivant français et castillan, nous avons constaté que si le lectorat français baissait un peu, c’était largement compensé par des lectrices et des lecteurs « transnationaux ». Ces personnes sont elles aussi intéressées par du contenu, et pas seulement par l’écume des choses, fût-elle spectaculaire. Alors c’est vrai, notre sujet n’est pas un sujet de buzz. Quoiqu’on pourrait y arriver, en gommant le fond pour la forme, et en choisissant le sang et l’horreur — ce qui ne manque pas. On pourrait jouer au Paris Match kurde. Mais comme on a choisi de s’investir dans de vrais soutiens, voire d’initier des campagnes, le buzz de la simple dénonciation — qui, certes, soulage — ne nous servirait à rien.
Aimeriez-vous élargir vos horizons thématiques ?
Bien sûr. Ça nous démange d’aborder d’autres questions. Nous le faisons en partie parce qu’un de nos journalistes originaire de Turquie, habitant de ZAD, épris d’écologie et des luttes de survie des peuples autochtones, voyage souvent en Amérique latine. Mais parlons-nous seulement d’Amérique latine ? Les questions liées à l’eau ne sont-elles pas les mêmes partout ? Sadık Çelik, pour le nommer, a aussi été un fervent combattant contre le barrage d’Ilısu, qui a englouti une partie du patrimoine culturel kurde à Hasankeyf, une ville située dans le sud-est de la Turquie. Il a récemment rejoint les Mapuches. Notre équipe s’est élargie avec des expériences militantes et des compétences diverses, se retrouvant toutes autour de la Turquie, de la lutte kurde, du féminisme ou des questions d’exil — et bien sûr lors des campagnes de soutien. C’est notre seule légitimité pour parler de ces sujets. Pour se mobiliser afin de tenter de créer des brèches dans les répressions et l’obscurantisme qui s’installe, pour appuyer celles et ceux qui résistent. Et quand on constate que nous obtenons quelques résultats au bout de ces efforts, notamment lors de solidarités actives, nous sommes encouragé·es à poursuivre.
Vous avez en effet été actifs, ou l’êtes encore, dans des campagnes pour la libération de prisonnières politiques. On pense à l’écrivaine Aslı Erdoğan, à l’artiste-peintre Zehra Doğan ou encore à la chanteuse Nûdem Durak…
« Notre propos n’était pas de soutenir une personne mais, à partir d’elle, de décrire le processus en cours de répression politique initié par le régime turc. »
Ces campagnes ont souvent démarré du fait de rencontres, suivies de véritables relations que nous avons tissées ensuite. Pour Aslı Erdoğan, c’est l’estime que nous avions pour cette écrivaine majeure et le désir d’une partie de notre lectorat pour que nous fassions « quelque chose », alors qu’elle venait d’être arrêtée [en 2016, pour de fausses accusations de « terrorisme », ndlr], qui nous a poussé·es à lancer un appel à soutien. D’autres appels, lancés par les milieux littéraires, s’étaient alors perdus dans les sables de l’été… Sans l’obstacle de la langue, en se reposant sur le réseau existant, nous étions bien placés pour traduire ses lettres, établir les contacts directs, apporter un appui logistique à ses soutiens et relier. Notre propos n’était pas de soutenir une personne mais, à partir d’elle, de décrire le processus en cours de répression politique initié par le régime turc. Quoi de mieux, dans ce cas, qu’appeler à lire partout Aslı Erdoğan ? Puis l’appel a été relayé de manière plus mainstream… Vous connaissez la suite [l’écrivaine a été acquittée en février 2020 : elle séjourne aujourd’hui à l’étranger, ndlr]. Quelques années plus tard, c’est une réelle amitié qui s’est établie entre nous.
Et pour Zehra Doğan ? Rappelons qu’elle a passé 600 jours en prison pour avoir publié un dessin sur les réseaux sociaux…
Ça a débuté alors qu’elle couvrait comme journaliste les exactions dans les villes kurdes sous couvre-feu, en 2016. En tant que cofondatrice d’une agence de presse exclusivement féminine, JINHA — interdite par la suite —, elle avait déjà « couvert » le génocide yézidi [par Daech en 2014, ndlr], et ce bien avant que la presse internationale ne réagisse. Un membre de l’équipe qui la connaissait bien a alors établi le lien. Les événements se précipitant, pour elle comme pour le peuple kurde, nous avons relayé ses premiers dessins — jusqu’à ce que l’un d’entre eux, comme vous l’avez dit, ne la conduise en prison…
Que montrait-il ?
Les exactions de l’armée turque à Nusaybin, en Turquie, près de la frontière syrienne. La suite fut pour nous évidente : se servir de ses dessins et de son art pour engager un soutien large. Avec son concours et une chaîne de solidarité, quelques œuvres se sont « évadées » de Turquie et nous avons commencé à les exposer en 2017. En parallèle, l’association PEN International, ainsi que d’autres de soutien aux artistes, ont diffusé son nom et son combat. Là aussi, et ce fut encore plus évident, la campagne de soutien se faisait « à travers » Zehra, comme elle-même, « à travers » sa pratique, milite pour le peuple kurde et en particulier pour les femmes.
Vous aviez parlé d’elle comme d’un « symbole fort et intelligible« .
C’est ça. Et nous avions dit ceci : « Une solidarité transnationale doit se poursuivre jusqu’à ce que tous les otages politiques du régime turc, qu’i·elles soient journalistes, juristes, artistes, auteur·es, universitaires, intellectuel·les, ou militant·es, soient en dehors des murs des prisons.«
Aujourd’hui, Zehra Doğan est libre : elle a quitté la Turquie d’Erdoğan. Que devient-elle, en Europe ?
Elle est membre d’honneur de notre équipe et nous découvrons désormais, à ses côtés, les milieux de l’Art, des galeries, musées, biennales et expositions. Une belle histoire d’amitié, de « belles personnes » rencontrées ! Cette « notoriété » internationale, Zehra la met au service de la cause kurde chaque fois qu’elle le peut : dernièrement, à Paris, elle a ainsi créé un visuel que chacun a pu voir tendu sur la mairie du Xe arrondissement afin de demander justice et vérité pour les trois militantes kurdes assassinées à Paris [en 2013, par le pouvoir turc, ndlr]. Une BD sur son emprisonnement dans les geôles d’Amed2 va sortir très prochainement aux éditions Delcourt — elle l’avait réalisée en prison. Il y a eu un gros travail de traduction, d’adaptation.
Il y a également eu son recueil de lettres de prison, adressées à votre cofondatrice. Nous en avions publié un extrait…
« Le camp révolutionnaire ne se nourrit pas à coup d’illusions : il a besoin d’analyse des réalités. »
Il est sorti aux Éditions des Femmes fin 2019, oui. Il paraîtra également en Italie bientôt. Chaque fois, par ses dessins et ses écrits, c’est la lutte collective qui est mise en avant, et ce sont des supports différents qui permettent de toucher un public plus large. Et puis, pour finir, nous avons mis cette expérience au service de la campagne de soutien menée en faveur de la chanteuse Nûdem Durak, emprisonnée depuis 2015 et condamnée à 19 ans de prison pour son soutien à la cause kurde. Cette campagne est toujours en cours.
Vous avez mentionné le Rojava. À propos du dernier livre de Pierre Bance, La Fascinante démocratie du Rojava, vous écrivez : « Son livre est non seulement un soutien, mais aussi une alerte lancée pour que ce soutien soit apporté les yeux grands ouverts. » C’est un appel à la lucidité, à la critique dans l’engagement ?
Ouvrir les yeux et faire ouvrir les yeux, voilà qui ne peut que fortifier le soutien qu’on apporte. C’est comme le meilleur ami critique qui sera là, en toutes circonstances, et qui sera le mieux placé pour agir et faire agir. Ouvrir les yeux, c’est aussi tirer de ce processus révolutionnaire une réflexion « universelle », même si nous n’aimons pas le mot, une exemplarité. Mieux vaut le faire sur des processus en cours que bien des années plus tard, pour l’Histoire — de la Commune de Paris à la révolution espagnole… Avoir cette démarche à chaud, sans se laisser aveugler, c’est pouvoir enrichir notre soutien d’un contenu qui fera avancer tout le monde. Pierre Bance le fait à sa manière. Des combattant·es internationalistes qui ont rejoint le Rojava le font aussi, autrement, au cœur du processus. Ils et elles « communiquent » bien davantage sur ce qu’ils et elles vivent et observent que sur leur pratique de combattant·e, trop souvent mise en avant — car « spectaculaire »… Le mouvement révolutionnaire a subi tant de revers et a connu tant de désillusions, faute d’ouvrir les yeux sur des réalités en marche où les rapports de force tournaient au profit des contre-révolutionnaires, qu’agir les yeux bandés par une propagande ou des convictions non remises sur le métier, ce serait ajouter au scepticisme dominant.
Que voulez-vous dire ?
« Scepticisme » n’est peut-être pas le bon mot. Notre idée, c’est qu’il ne faut pas « modéliser » comme un idéal ce qui, au Rojava, est un processus de rupture avec l’ordre existant dans cette partie du Moyen-Orient — dont on connaît les limites et les contraintes. Décrire ces avancées, mettre en avant ses acteurs et actrices, s’enthousiasmer sur les embryons de communalisme, sur le combat des femmes, tout ceci ne doit pas aboutir à gonfler une réalité, à focaliser sur ce qui arrange, pour demain devoir doucher tous ces espoirs de changements car on n’aurait pas su tracer la limite entre réalité et propagande. Le camp révolutionnaire ne se nourrit pas à coup d’illusions : il a besoin d’analyse des réalités. Rien à voir avec la sacro-sainte « objectivité ». Plutôt avec la vigilance.
Le mouvement révolutionnaire kurde met très souvent en avant l’idée que la pratique doit nourrir la théorie…
Des amis kurdes insistent sur le « pragmatisme des Kurdes ». Nous avons vu ça lors du référendum que le clan nationaliste Barzani en Irak avait mis en place pour « le Kurdistan », en octobre 2017. Quand nous avions des craintes concernant les réactions négatives des puissances régionales et internationales sur les conséquences de cette démarche, et alors qu’une partie du mouvement kurde lui-même disait « un référendum pour quoi faire ? et pourquoi maintenant ? », une autre partie, proche de la direction historique du PKK, mettait en avant que les choses se feraient en marchant et que la démarche en elle-même permettrait de voir… S’y opposer, pensaient-ils, diviserait sur une question où tout le monde était d’accord. Ce « pragmatisme » est encore plus flagrant quand le régime turc s’empare d’Afrin début 2018, l’un des cantons majeurs du Rojava, en s’aidant de djihadistes comme « proxy » [forces armées par procuration, mercenaires, ndlr]. Entre résister et faire mourir des combattant·es dans une offensive où la force est disproportionnée, le mouvement kurde a choisi les populations et leur survie plutôt que « l’héroïsme révolutionnaire ». Quitter Afrin face à l’invasion fut une décision pragmatique « humanitaire », contrainte par le rapport des forces et l’abandon international. Les conséquences se font toujours sentir aujourd’hui, tant pour les populations exilées que pour celles qui sont restées sous le joug des nouveaux occupants. On le sait : cette occupation a ouvert en cascade toutes les autres, jusqu’aux accords imposés après le retrait américain et les arrangements entre la Turquie et la Russie fin 2018. Aujourd’hui, l’Administration autonome est seule pour défendre de nouveaux points clés bombardés et attaqués par la Turquie — le seul but d’Erdoğan étant de morceler encore davantage le territoire. Elle est également seule pour gérer les suites en termes de réfugiés, de combattants de Daech prisonniers, d’approvisionnement du territoire. Le pragmatisme, en l’occurrence, fut là aussi un principe de réalité qui se paie au prix fort, et dont on ne mesure pas les conséquences pour le processus révolutionnaire au Rojava à long terme.
Un « pragmatisme » qui passe également, pour l’AANES/Rojava3, par des discussions avec les forces occidentales et le régime d’Assad.
« Si la proposition politique de la Révolution ne change pas, elle devient pourtant subsidiaire face aux intérêts du régime, de la Russie et de la Turquie. »
Tordons le cou à ces critiques. Le Rojava a accepté l’aide américaine lors des combats contre Daech et passé de soi-disant « accords » avec Assad ? Eh bien, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le mouvement kurde, vu ses origines marxistes, insiste sur la notion de praxis révolutionnaire ? Ce qui devrait nous interroger, ce serait justement le contraire ! Le mouvement ouvrier international en a fait l’expérience douloureuse : sans retour au réel, l’idéologie s’ossifie en dogme et mène à l’abîme. Ce retour au réel pour modifier sa pratique amène, par voie de conséquence, à penser autrement.
Sans célébrer le « dogmatisme » et encore moins la « pureté », on peut interroger l’impact qu’a, sur un projet d’émancipation révolutionnaire, l’accommodement avec des puissances impérialistes et une dictature… D’aucuns y voient de l’opportunisme.
En rien. Profiter, à l’époque, des faiblesses du régime d’Assad au nord de la Syrie et tirer profit de la victoire de Kobanê, ensuite, contre Daech — même acquise avec des soutiens militaires occidentaux —, ce n’était pas de l’opportunisme. Pas plus, à notre sens, que ça n’en était de développer un projet alternatif sur des poches de territoire préservées et de refuser d’entrer dans des alliances devenues militaro-religieuses — et tout autant nationalistes — contre le régime syrien. Ceci posé, aujourd’hui, on sait que ce qu’il faut bien qualifier de « reculs », militaires et stratégiques, face à des rapports de forces et des abandons, a, et aura des répercussions politiques au sein de la Fédération.
De quels types ? Par manque d’informations non officielles, on a du mal à les évaluer. Jouer sur la non volonté de créer un nouvel État en Syrie et proposer une entité autonome dans ce qui deviendrait une fédération syrienne démontre, certes, dans un tel état du rapport des forces, que si la proposition politique de la Révolution ne change pas, elle devient pourtant subsidiaire face aux intérêts du régime, de la Russie et de la Turquie. Les négociations sont de fait pipées. Le militaire prend une importance considérable et impacte forcément le processus civil. Autre interrogation nécessaire… Ce pragmatisme n’est une vertu révolutionnaire que lorsqu’il s’agit d’adapter son projet aux réalités, dans un rapport de forces favorable ; dans le cas présent, même si le projet reste ambitieux, les reculs imposés doivent mobiliser les solidarités et, dans le même mouvement, inciter à l’analyse crue des réalités. Nous pensons n’avoir pas dérogé à ça, à notre toute petite échelle.
Photographie de bannière : Loez
Cette rubrique donnera, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’édition et les médias « indépendants » ou « alternatifs » : autant de sites, de revues et de maisons d’édition qui nourrissent la pensée-pratique. Si leurs divergences sont à l’évidence nombreuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux glacées du calcul égoïste » : partons de là.
- Après guerre, l’économie turque se libéralise. En 1960, un coup d’État militaire renverse le Parti démocrate au pouvoir, au prétexte que celui-ci aurait bien trop remis en question la doctrine kémaliste — notamment en ce qui concerne la laïcité. C’est à cette période qu’apparaissent les premiers partis et syndicats socialistes légaux.[↩]
- Nom kurde de Diyarbakir.[↩]
- Le Rojava est devenu, au fil du processus révolutionnaire, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie : l’AANES.[↩]
REBONDS
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