Texte inédit pour le site de Ballast
On oublie parfois ce que fut l’Amérique littéraire et révolutionnaire durant la première moitié du XXe siècle : un lieu d’effervescence idéaliste, un creuset de culture libertaire où s’inventait la modernité. À Chicago, dans les années 1920, on aurait ainsi pu croiser un drôle de gaillard érudit, à la voix râpeuse et traînante, aux lectures incongrues, qui avait connu Alexandre Berkman, Emma Goldman et Eugène Debs (soit la fine fleur de l’anarchisme et du syndicalisme), qui fréquentait les clubs de jazz aussi bien que le milieu interlope des gangsters et des prostituées, apprenait le yoga tantrique, fondait un groupe dadaïste et s’apprêtait à partir en cargo vers l’Europe. Une dizaine d’années plus tard, c’est à San Francisco qu’on le retrouve, animant un cercle anarchiste, écrivant de la poésie érotique, rédigeant des essais sur le communalisme utopique entre deux traductions de haïkus japonais, tout en organisant les lectures où s’imposeraient bientôt les voix de la génération beat. Il n’aima ni la guerre ni les dogmes et prétendit moins changer le monde que l’apprivoiser — curieux incurable, optimiste tragique, individualiste solidaire, cet oxymore vivant méritait bien un portrait. ☰ Par Adeline Baldacchino
Qui aurait pu croire que, derrière les poèmes d’amour de Marichiko (« Ta langue vibre et remue / En moi et je m’évide / Et m’embrase d’une / Lumière tournoyante, comme l’intérieur / D’une immense perle en expansion ») se cachait en fait la plume d’un anarchiste de 73 ans ? Qui aurait parié que ce drôle de moustachu grognon, passionné de poésie japonaise, avait fini par se prendre pour une jeune fille japonaise aux fantasmes crus et doux ? Le même avait donné des dizaines de conférences sur la littérature classique ou les expériences communalistes moyenâgeuses et américaines, devant un parterre d’étudiants hirsutes et fascinés de la faculté de Santa Barbara, tout en fustigeant les universitaires. Le même avait passé, quelques décennies plus tôt, des mois dans un monastère new-yorkais, vivant d’eau fraîche et de mysticisme et l’admettant tranquillement : « I am just a natural-born monk ». Lui, « moine de nature » ? Un curé très païen peut-être, ravi par la ferveur des longs silences et des forêts d’automne. Le même, encore, avait partagé la table du peintre Fernand Léger, dans le Montparnasse des années 1920 où il découvrait que les héros de son adolescence littéraire avaient tous « une petite odeur de corruption » : l’esprit de caste des intellectuels prétendument révolutionnaires l’effraya tant qu’il reprit le bateau une semaine plus tard…
« Car il y a du doux dingue chez cet autodidacte à l’érudition folle. Il traduit des poèmes de l’espagnol, du japonais, du chinois, du grec ; il fait de la prison et de la randonnée, l’amour et un peu de politique. »
C’est donc bien lui, Kenneth Rexroth, l’anarchiste féru de poésie orientale, qui se fait passer pour Marichiko avant de reconnaître un peu plus tard la mystification. Car il y a du doux dingue chez cet autodidacte à l’érudition folle. Il traduit des poèmes de l’espagnol, du japonais, du chinois, du grec ; il aime le poète Reverdy plus que toute l’avant-garde surréaliste du siècle ; il rédige des dizaines d’essais et d’articles encyclopédiques sur la littérature depuis Homère ; il fait de la prison et de la randonnée, l’amour et un peu de politique. Nul ne peut le ranger dans une case, même et surtout pas celle de « père fondateur » du mouvement Beat américain auquel on l’associe trop souvent — en réalité, la Renaissance de San Francisco telle qu’il l’imaginait dans le petit cercle libertaire qu’il anima n’a pas grand-chose à voir avec les techniques hallucinées, les vagabondages alcooliques et les postures spontanéistes de Kerouac, Ginsberg ou Burroughs. Là où les Beats ne croient plus en rien, et s’en font une religion, Rexroth déploie au contraire une ardeur à vivre et à aimer qui contredit tout cynisme. Dans l’ordre amoureux ou érotique comme dans l’ordre mystique et intellectuel, Rexroth fait partie de ces libertaires qui désirent admirer plutôt que détruire : il est venu à la politique par la lecture de Kropotkine et d’Emma Goldman, par celle de Voltairine de Cleyre et de Makhno, par la déchirure des marins trahis de Kronstadt. Il reste en politique quand il a compris les procès de Moscou, l’amertume du rêve soviétique dévoré par l’ogre stalinien, l’anéantissement de l’Espagne libertaire. Tout cela est trop sérieux pour supporter la fuite dans les paradis artificiels. Lui aussi part « sur la route », et même trente ans avant Kerouac, mais c’est pour s’y retrouver, non pour s’y perdre. Rexroth ne cherche pas à oublier mais à se souvenir, il n’aime rien tant que d’aimer, il n’aime que quand il partage — lecture ou caresse, c’est tout un.
Reprenons d’un début qu’il raconte longuement dans son « roman autobiographique », An autobiographical novel, ainsi titré pour lui permettre d’échapper à tout éventuel procès, tant il cite de personnages réels… Né dans l’Indiana le 22 décembre 1905, il est l’enfant chéri d’une drôle de famille aux racines germaniques. En remontant au XIIIe siècle, il trouve des paysans des montagnes du Harz (celles des nuits de Walpurgis de Goethe, pleines de sorcières et de feux de joie). Les paysans seraient devenus des étudiants, les étudiants des professeurs. Cette légende n’enthousiasme pas le petit Kenneth qui se découvre allergique à la culture allemande : il préfère s’inventer des ancêtres forgerons, dégoter un Rexroth qui fut ami de Marx et d’Engels. Ses ancêtres plus directs, premiers immigrants en Amérique, furent des gens simples et directs, sans doute pas très drôles, des protestants luthériens, travailleurs et radicaux, tôt portés vers le socialisme mais rétifs au bolchévisme. Du côté de sa mère, le sang indien fait partie de la mythologie du gamin qui se rêve des origines iroquoises. Les portraits qu’il dresse des membres de sa famille, aux personnalités fortes et furieuses, sont souvent étonnants. L’une des grands-mères, décrite comme une géante très brune, au long cou à la Botticelli, à la tête en forme de poire, affublée d’un goitre terrible, d’un long nez, d’yeux très bleus et d’une canne, passait son temps à jurer dans toutes les langues possibles et imaginables, y compris mortes. Un grand-oncle exposait dans sa bibliothèque un énorme livre enluminé, assorti d’un fermoir : l’histoire des Rexroth depuis Barberousse. L’une des arrière grands-mères s’habillait en homme, portait cravate et boutons de manchette, fumait la pipe et faisait partie des leaders du mouvement féministe américain.
C’est donc dans une famille d’intellectuels de la classe moyenne américaine qu’il grandit, ballotté de maison en maison à mesure que son père, négociant en pharmacie, s’achemine vers la faillite. Le petit garçon est gâté. Entouré de chiens et de chevaux, il apprend à lire avec sa mère entre 3 et 4 ans. À 10, il a lu tous les livres d’aventure qui lui tombaient sous la main. À 12, tout Dickens. Ses plus belles journées sont passées dans une cabane au fond du jardin, avec un pique-nique et des volumes qu’il dévore plus vite encore. Il apprend le monde en randonnant avec sa mère qui lui raconte les fleurs, les plantes et les papillons. Cette enfance est heureuse, ponctuée de fêtes et de longues soirées au coin du feu. On y feuillette L’Illiade et L’Odyssée grecs, le Ramayana indien, la geste arthurienne, les sagas finlandaises, Robin des Bois et les Mille et une nuits, mais surtout les contes des Indiens d’Amérique. Le gamin secret qui lit trop devient ami avec Old Billy, le vieil Indien du voisinage qui lui donne de longues leçons de vie sage. Il a presque 90 ans, va mourir et le sait, prépare le jeune garçon de 7 ans qui le trouve un jour immobile dans son lit, définitivement silencieux, les mains croisées sur la poitrine, le visage lumineux : l’enfance s’en va, Kenneth est presque prêt.
« Il participe à ses premières manifestations, vit dans la rue, travaille et lit toujours comme un fou. Un soir, il a la fièvre, la grippe espagnole peut-être, on est en 1919. »
Son père boit trop, le garçon ne va toujours pas à l’école, sa mère lui transmet tout ce qu’elle sait, comme si le temps la pressait. La famille déménage à Chicago chez une tante suffragette. Les parents se séparent après un énième accès de delirium tremens du mari. La vie va basculer. Kenneth découvre l’école où il ne restera que cinq années en tout et pour tout. Il tombe amoureux d’une petite fille noire et surdouée. Il a dix ans. Un jour, devant lui, sa mère crache du sang et manque de s’étouffer. Probable tuberculose, accélération de la vie et du temps — la mère aime follement son garçon qui l’adule, l’emmène faire des photos qu’il gardera toute sa vie dans son porte-feuilles, lui raconte encore des histoires, propose une dernière excursion en canoë sur un lac. Elle a mal, elle souffre, on ne sait pas la soigner, elle choisit son cercueil avec son fils, il trouve ça normal, il ne peut pas lui en vouloir, il l’aime trop, il sait qu’elle lui a tout donné, qu’il sera pour toujours ce qu’elle lui a permis d’être. Dans les dernières semaines, elle lui parle longuement, longtemps, de la vie et de ce qu’il a le droit de vouloir : ne jamais renoncer à devenir un artiste, un écrivain s’il le souhaite, ne jamais laisser quiconque déterminer à sa place ce qu’il fera de sa vie. Leçon retenue. L’adulte qui racontera une vie accomplie se souviendra de ses derniers mots et se dira qu’il n’a pas été infidèle.
En attendant, le gamin qui vient de perdre sa mère n’a pas 12 ans. L’errance commence. Kenneth devient Rexroth. Chez la grand-mère paternelle d’abord, qui le bat. Puis chez une tante, tandis que la santé du père décline à son tour. Il participe à ses premières manifestations, vit dans la rue, travaille et lit toujours comme un fou. Un soir, il a la fièvre, la grippe espagnole peut-être, on est en 1919, un médecin vient mais c’est son père qui meurt en trois jours… après l’avoir mis en garde contre l’alcool, le jeu et le sexe. Leçon retenue : c’est la nature, les révolutions et l’amour qui le passionneront. Il n’y a plus d’enfance qui tienne, Kenneth est l’orphelin pauvre d’une famille étendue qui le ballotte de vieil oncle en étrange cousin, de sombre tante en vieille cousine. Il lit tout Wells, tout D.H.Lawrence, il a besoin d’imaginer la guerre des mondes, l’amour dans la forêt, les machines à remonter le temps, les corps qui s’enlacent sous la pluie ; lire est une autre manière de vivre, mais elle ne suffit pas. Il prend un train pour Chicago, qui s’arrête de longues heures dans un crépuscule de flammes et de cendres : le wagon précédent a déraillé, une douzaine de morts sont allongés dans la neige le long de la voie. Kenneth est devenu Rexroth. Il a 15 ans et il en a fini avec le bonheur simple.
S’ensuivent des années de bohème dans la grande ville : il y travaille comme journaliste, pharmacien, garçon d’écurie, serveur dans une boîte de jazz, bûcheron ; il y fréquente la pègre et l’underground, une bohème improbable où se côtoient poètes et prostituées, communistes et cow-boys, juges illuminés et érudits de tous ordres, dadaïstes et escrocs. Il voyage aussi beaucoup à travers l’Amérique, tente l’expérience monastique en allant s’enfermer dans une petite communauté catholique new-yorkaise. Ce qu’il cherche là, ce ne sont ni des réponses ni même un réconfort : plutôt un rythme liturgique capable de le réconcilier avec celui du cosmos. Il aime que soient rendus apparents le passage des saisons, les étapes d’une vie. C’est au bord des ruisseaux qu’il frôle la sérénité, une forme de communion avec la nature et les Feuilles d’herbe de Walt Whitman qu’il admire. Il y a du visionnaire en lui, en un sens plus mystique que religieux : ce n’est jamais la vision d’un autre monde qu’il quête, mais la plus grande intensité de perception de celui-ci.
« Il y a du visionnaire en lui, en un sens plus mystique que religieux : ce n’est jamais la vision d’un autre monde qu’il quête. »
Il place sur le même plan Martin Buber, philosophe du judaïsme hassidique, Albert Schweitzer, médecin, prix Nobel de la paix et pasteur protestant, D. H. Lawrence, auteur de L’Amant de Lady Chatterley dénudée sous la pluie, Pierre Kropotkine, fils de prince et théoricien du communisme libertaire, Jakob Böhme, alchimiste végétarien de la Renaissance ou encore Bouddha et Lao Tseu ! Tous les illuminés sont ses frères, dès lors qu’ils croient en l’homme plus qu’en un dieu silencieux. La transcendance l’attire moins que ses incarnations. Il ne veut pas décrypter l’autre côté du monde, mais connaître pleinement celui-ci. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience de la contemplation possible, au cœur même de la plus brutale agitation, de l’angoisse métaphysique. Celle de l’homme allongé sous les étoiles et qui les admire et qui se confond avec elles : « Mon corps est endormi. Seuls / Mes yeux et mon cerveau sont éveillés. / Autour de moi, les étoiles restent là, / Comme des yeux d’or. Je ne distingue plus / Où mon être commence, où il finit. » Passionné par le bouddhisme et les philosophies orientales, Rexroth n’est pas pour autant un adepte du New Age spiritualiste et attrape-gogos qui fascine les hippies férus d’horoscopes et de tests parapsychologiques. Il reste un adepte des Lumières, réticent devant « les momeries sans fard avec lesquelles notre société s’abuse », ce qui ne l’empêche pas de lire avec gourmandise les gnostiques et de s’intéresser à l’inconscient collectif au sens de Jung : ces archétypes ou symboles qui répondent aux besoins de la vie intérieure, tant que l’homme ne sait pas tout — pourquoi il naît, comment il meurt, ce qui dure ou s’efface…
Sa manière de comprendre la religion, pour païenne qu’elle soit, n’exclut pas un étrange goût pour la notion de sacrement, qu’il conçoit comme « une transfiguration des rites de passage ». Ainsi du mariage, qui vient consacrer une sorte d’union exceptionnelle entre deux êtres, extensible au reste du monde : « de l’abandon au mysticisme érotique ; du mysticisme érotique au mysticisme éthique du mariage ; de là à la réalisation du mysticisme éthique de la responsabilité universelle – de l’Autre aux Autres. » Le mysticisme s’expérimente à travers une érotique — une gymnastique des corps amoureux ; tandis que cette érotique devient le moyen d’une éthique — une gymnastique des âmes solidaires. C’est l’époque où Rexroth rencontre Andrée Dutcher, dont il divorcera quelques années plus tard et qu’il ne cesse pourtant d’aimer. Elle mourra dans une crise d’épilepsie alors qu’il a 35 ans : « Ma douleur est aussi large / Qu’un fleuve sans rives ; / Elle est aussi profonde / Qu’un abîme sans fin. » Trois autres femmes rempliront sa vie, dont Marthe, mère de ses deux filles, qui le quitte en 1956. Elles ont inspiré ses plus beaux textes élégiaques, ceux dans lesquels des corps solitaires s’enlacent, « alors que notre barque / Tangue, ivre dans les remous / De ta nudité jubilante. »
Le primat du spirituel sur le politique, ou du poème sur l’essai, n’est pas pour autant un individualisme égotiste réservé aux amoureux enfermés dans leur tour d’ivoire. Comme il quête dans le tantrisme ce qui peut rapprocher le corps et l’âme, il déchiffre dans la Kabbale ou dans le Cantique des cantiques une autre manière de « rejoindre », donc d’atteindre l’autre — qu’on aime, ou que l’on veut libre d’aimer et d’être aimé. La mystique éthique de Rexroth est trop nourrie d’anarchisme pour sombrer dans l’illumination. S’il peut admirer un bodhisattva c’est parce qu’il s’agit de celui qui « sur le point d’atteindre le nirvana, s’en détourne avec le vœu qu’il n’entrera pas dans la paix ultime tant qu’il ne sera pas parvenu à y faire entrer tous les êtres. » La conséquence de la lucidité, quand elle s’allie à la bienveillance, c’est alors la révolution, ce qu’il nomme « l’activisme éthique intense » : le refus de se figurer qu’il serait acceptable d’entrer seul dans le bonheur ou dans la lumière.
« Que reste-t-il à ceux qui récusent les staliniens, les fascistes et l’ordre du monde existant ? L’anarchisme. »
Il faut donc agir. Il a tenté, parti sur un cargo vers l’Europe, de rejoindre les cercles intellectuels et militants du Paris de l’entre-deux-guerres. Il n’y a rencontré que des egos surdimensionnés, une manière délétère de se faire croire qu’on changeait le monde en rédigeant des poèmes automatiques. Il ne prend pas vraiment le temps de se faire adopter par ce petit monde et rentre aux États-Unis sur les conseils d’Alexander Berkman, anarchiste russe et compagnon de route d’Emma Goldman, sorti de prison après sa condamnation pour tentative d’assassinat sur un riche industriel. Berkman avait découvert en Russie l’envers du décor soviétique, la recréation des castes au sein du stalinisme, l’enfer bureaucratique et les prémisses du Goulag. Rexroth, de par son tempérament anarchiste et ses rencontres, est tôt vacciné contre l’illusion du communisme tel qu’il s’invente en URSS : il se souviendra toujours de l’écrasement des marins de Kronstadt et ne prêtera aucun crédit à Trotsky. Il ne croit qu’à l’action syndicale par la base, celle des travailleurs, et rejoint dès 1927 les rangs de l’IWW, l’Industrial workers of the world, une organisation adepte de l’autogestion et de la lutte directe qui compte alors des dizaines de milliers de membres.
À San Francisco, où il s’installe définitivement à la fin des années 1920, il s’implique auprès des dockers. À mesure que le Parti communiste gagne en puissance et joue sur les divisions syndicales, il tente de maintenir une position radicale mais non sectaire, qui fait appel à des talents d’équilibriste dans un monde de plus en plus partagé entre deux pôles antagonistes — capitaliste et communiste —, dont aucun ne pouvait le satisfaire. La guerre d’Espagne l’atterre. Il constate : « Il n’y avait plus personne qui ne se définisse par rapport au Kremlin, soit comme un stupide homme de main du stalinisme, soit comme un anti-bolchévique psychopathe. » Que reste-t-il à ceux qui récusent les staliniens, les fascistes et l’ordre du monde existant ? L’anarchisme. Rexroth développe sa critique de l’État. Se fait objecteur de conscience pendant la Seconde guerre mondiale, travaillant dans un établissement psychiatrique, constituant un groupe pacifiste, organisant l’aide aux Américains d’origine japonaise internés de force.
Au sortir de la guerre, dès 1946, il crée le San Francisco Anarchist Circle, qui deviendra le Libertarian Circle. Toutes les semaines, on y parle collectivités agraires andalouses, tendances conseillistes dans l’Allemagne révolutionnaire, groupes communalistes américains ou kibboutz israéliens ; on y refait l’histoire de Kronstadt et des mouvements makhnovistes ; on y rêve d’un anarchisme mutualiste et proudhonien ; on y parle anarcho-féminisme, sexualité, liberté. Rexroth donne sans cesse des conférences, intervient à la radio, s’interroge sur la révolte qui monte dans un monde post-apocalyptique foudroyé par la possibilité d’Hiroshima, combat pour les droits civiques des Noirs américains, tient une chronique hebdomadaire dans des journaux plus ou moins alternatifs. Il manque alors, peut-être, l’occasion d’élaborer une pensée un tant soit peu systématique. Proche des théories de Murray Bookchin, il n’identifie pas aussi bien que lui le risque de repli sur un « anarchisme du style de vie » qui finit par un renoncement à l’action collective, au profit de la seule subversion culturelle et artistique, plus individualiste. S’il constate une faillite morale généralisée, il ne croit pas à l’invention de nouveaux mondes. Le mouvement beatnik des années 1950 ne rencontre pas vraiment sa faveur, alors qu’il émerge en partie du bouillonnement pacifiste et rebelle auquel il contribua comme nul autre. Bien qu’il soit présent lors de l’une des plus fameuses lectures-performances de 1955 à la 6Gallery, et même qualifié par le Time Magazine de « père des Beats », il répondra que « l’entomologiste [qui étudie les punaises] n’est pas une punaise » et critiquera souvent « la sottise, la sentimentalité et l’égocentrisme complaisant de Jack Kerouac », comme le rappelle Ken Knabb, l’un de ses héritiers spirituels, auteur d’un bel Éloge de Kenneth Rexroth publié en France par les Ateliers de création libertaire. De fait, Rexroth ne fut pas homme à fonder une école, ni même à s’y associer.
« L’espoir révolutionnaire, récupéré par la société pop’, débouche sur un art contemporain peuplé de néo-dadaïstes qui font la loi du marché à coups de concepts et de crânes recouverts de diamants vendus plusieurs millions de dollars. »
Il s’est toujours tenu à l’écart de tout mouvement trop facilement étiquetable, qu’il s’agisse des surréalistes des années 1920 ou des représentants de la révolution sexuelle en littérature, ces grands Américains excentriques et égocentriques dont il aimait pourtant la littérature crue et vivifiante, tel Henry Miller. La contre-culture, pour lui, passait d’abord par la culture : il crut que la jeunesse de 1968 retrouverait le fil jamais tout à fait rompu des expériences communalistes qu’il étudiait, depuis les sectes hérétiques du christianisme primitif chères au situationniste Raoul Vaneigem jusqu’aux innombrables expériences politico-religieuses des frères moraves, amish, huttérites, quakers et autres communautés fourriéristes et utopistes. Il constate pourtant que les hippies croient plus aux pouvoirs éclairants de la drogue qu’aux lumières de la raison politique. Il est d’ailleurs lucide sur les échecs des révolutions communalistes. Mais quelles conclusions en tire-t-il ? Aucune qui soit très clairement énoncée, puisqu’il leur conserve une véritable affection, tout en constatant qu’elles survivent difficilement sans une forme d’autoritarisme, de culte du chef charismatique et pseudo-religieux, qui signe aussi le renoncement au communisme utopique. S’il reconnaît l’avènement d’une société décadente — l’équivalent du Bas-Empire romain, il continue curieusement d’espérer contre vents et marées qu’elle sera la source d’une renaissance (« la seule alternative, c’est l’utopie ou la catastrophe »), quand bien même toutes ses analyses tendent à prouver que l’utopie, c’est aussi la catastrophe…
À la fin de sa vie, il ne croit toujours pas au Grand Soir, mais il doute même des petits matins. Il se sent « citoyen d’un pays fondé par un groupe d’intellectuels radicaux qui semble avoir disparu de la Terre. » Après Auschwitz, Hiroshima et le Viêt Nam, après le Goulag et les Khmers rouges, on ne peut plus vraiment douter de l’existence du mal. Le « postlude » à son roman autobiographique est douloureux. Le monde qu’il a connu et aimé n’existe plus, celui qu’il a espéré n’est pas advenu. La révolution des modes de vie, la liberté sexuelle ont certes fait du chemin. Pour le reste, Rexroth constate « une perte d’échelle dans notre civilisation, une destruction des élites, ce que Spengler appelait die Ausrottung der Besten » (la disparition des meilleurs). L’espoir révolutionnaire, récupéré par la société pop’, débouche sur un art contemporain peuplé de néo-dadaïstes qui font la loi du marché à coups de concepts et de crânes recouverts de diamants vendus plusieurs millions de dollars. Le temps de la révolte telle qu’il la rêvait dans une Amérique rebelle qui n’avait pas encore succombé au « cauchemar climatisé » (titre d’Henry Miller) est bien passé : il le reconnaît, le monde n’a pas vraiment changé, la ferveur n’a pas trouvé d’objet pour s’accomplir — et pourtant la vie peut encore être belle, si l’on sait se contenter d’un « Royaume [édifié] face à l’Apocalypse, [d’] une société de gens moralement responsables, qui feront face à l’extinction, la conscience nette, après avoir vécu aussi heureux que possible ».
L’action collective et l’utopie communale sont-elles véritablement forcloses, dans un monde trop cynique pour laisser place aux rêveurs libertaires ? Le débat n’est pas si facile à trancher, rien n’empêche de tenter encore et toujours. Reste que Rexroth l’a fait pour son compte. Il ne prétend d’ailleurs ni décourager les uns, ni sauver les autres. À l’heure du bilan, il trouve l’amour, quelques poèmes, des constellations : les spirales du temps (titre de l’un de ses plus beaux poèmes) se sont enroulées autour de tant « de ratages, tant de pertes, toute / Cette souffrance, les morts, les impasses, / Et qu’ai-je gagné au bout / Du compte ? Tard dans la nuit, / Je redescends me désaltérer […] » : les saumons dans la rivière se ruent toujours les uns sur les autres dans l’obscurité, il y a la demi-lune qui brille, le cycle de l’eau du ciel vers la mer et inversement. Il ne s’agit plus que de mourir propre. La nature, du moins, ne trahit pas les espérances, parce qu’elle ne promet rien au-delà du désespoir. Restent aussi le jazz et la poésie, l’éducation populaire et les arts. Les ferments d’une improbable contamination qui viendrait contredire ce paysage de fin du monde. « À mon avis, la situation est désespérée. […] En supposant qu’il reste encore une possibilité de changer de cap, d’interrompre le voyage au bout de la nuit, cela ne pourrait se faire que par contagion, par infiltration, par une diffusion imperceptible, partout dans l’organisme social, qui l’infecterait, comme par le biais de petites capsules, qui lui inoculerait une maladie appelée santé. » Ces dernières lueurs dans le noir, c’est la poésie qui les promet, les permet, les allume.
« Si quelque chose peut sauver le monde, ce sera donc la poésie — ou rien. Une poésie qui ne peut qu’être épique et populaire, limpide et immédiatement sensible. »
Si quelque chose peut sauver le monde, ce sera donc la poésie — ou rien. La poésie au sens le plus large, de la mystique érotique des troubadours, de la rébellion d’un Villon, jusqu’à Brassens et Léo Ferré ou Joni Mitchell et Leonard Cohen. Pas n’importe laquelle cependant : seule, celle qui est assez subjective pour oser dire je, parler de la mort et de l’amour, des lèvres et des saumons, des pastèques et des hanches, de la nuit et des autoroutes, des ratons laveurs et des mineurs, bref, de ce qui advient dans le monde réel, loin de l’académisme pompeux et de l’expérimentation à vide. Une poésie qui ne peut qu’être épique et populaire, limpide et immédiatement sensible. Une poésie qui raconte une histoire, met à nu celui qui la raconte. Une poésie qui sait la colère mais ne vise qu’à la sagesse tranquille, au dépouillement subtil. Qui échappe aux pièges de la complaisance.
La poésie qui sauve le monde ne joue pas à la poésie. Elle parle de Sacco et Vanzetti aussi bien que de la femme aimée, des bombes sur Nankin et de la misère, des cendres que l’on disperse et des montagnes que l’on arpente. On la reconnaît à son caractère d’évidence secrète. Au fait, peut-être, qu’elle se passe de tout commentaire ? Kenneth et Rexroth, l’enfant et l’amant, le mystique et l’érotomane, le révolutionnaire et le poète, meurent tous ensemble le 6 juin 1982. « Nous voici peu nombreux, bientôt / Il n’y aura plus personne. Nous étions / Camarades ensemble nous pensions voir / De nos propres yeux le nouveau / Monde où l’homme ne serait plus / Un loup pour l’homme, hommes et femmes / Devenus frères et amants / Ensemble. Nous ne le verrons pas […] Tout cela a déjà eu lieu, / Maintes fois. Peu importe / Nous étions camarades ensemble. / Nous avons bien vécu. »
Photographie de bannière : 1936, Fishermen on Baker Beach, UNDERWOOD ARCHIVES/GETTY IMAGES
Pour aller plus loin, on pourra lire l’Éloge de Kenneth Rexroth par Ken Knabb aux Ateliers de création libertaire ; pour sa poésie traduite en français, on trouvera Les poèmes d’amour de Marichiko aux éditions Po&Psy et L’automne en Californie chez Fédérop, traduits et introduits par Joël Cornuault. Surtout, de très nombreux textes sont reproduits en ligne, avec autorisation des éditeurs, sur l’excellent site de Ken Knabb, le Bureau of public secrets, qui donne ainsi accès à l’essentiel de l’œuvre littéraire et politique (notamment à son ouvrage sur le communalisme), ainsi qu’à des extraits choisis d’An autobiographic novel, jamais traduit en français.
REBONDS
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