Traduction d’un texte de la revue Platypus pour le site de Ballast
Kojin Karatani est né au Japon, en pleine Seconde Guerre mondiale. Philosophe, critique littéraire et enseignant, il a fondé en 2000 l’éphémère organisation New Associationist Movement : celle-ci militait pour l’abolition du capitalisme et promouvait, entre autres choses, la monnaie locale, le boycott et l’organisation coopérative. Auteur de plusieurs essais et coéditeur de la revue Critical Spaces, Karatani fait sienne l’idée de lutter simultanément sur deux plans : hors de l’État et en son sein. Il réfléchit également, à partir de lectures croisées des œuvres de Marx, Kant et Hegel, aux possibilités d’union des révolutions nationales. Dans l’idée de porter à la connaissance du lectorat francophone certains débats critiques internationaux, nous traduisons un entretien qu’il a donné à la revue marxiste Platypus.
Pouvez-vous nous raconter comment vous avez commencé à vous politiser ?
Je suis entré à l’université de Tokyo en 1960. C’était en pleine lutte politique concernant la révision du traité de sécurité Japon-États-Unis1. C’était le plus grand mouvement de masse du Japon moderne — probablement le premier et le dernier mouvement de masse à grande échelle. Le conseil étudiant dirigé par le Bund – la Ligue communiste – en constituait le noyau radical. Il était organisé par un groupe étudiant qui s’était séparé du Parti communiste en 1958. Bien que le Bund ait été formé sous l’influence de mouvements de la nouvelle gauche2, qui sont apparus dans diverses parties du monde après la dénonciation de Staline en 19563, il trouve son origine dans le mouvement étudiant d’après-guerre au Japon. Du point de vue du Parti communiste ou du marxisme conventionnel, les étudiants appartiennent à la classe petite-bourgeoise et doivent donc se subordonner au prolétariat et au parti. Mais, en 1948, un leader des mouvements étudiants du nom de Teruo Takei — qui se ferait plus tard un nom en tant que critique littéraire — considéra les étudiants comme une strate à même d’être relativement indépendante des relations de classe. Il insista sur l’autonomie de leurs mouvements. La nouvelle gauche japonaise est née de ce mouvement étudiant. Le Bund, qui s’inscrivait dans cette lignée, était par essence un mouvement étudiant.
« J’ai participé à la lutte en 1960 et je me suis rapidement retrouvé membre du Bund. »
J’ai participé à la lutte en 1960 et je me suis rapidement retrouvé membre du Bund. C’est plus tard, lorsque des disputes internes ont éclaté sur la question de la défaite de la lutte, que j’ai pensé à la signification de ces mouvements. L’opinion dominante était alors que le Bund n’était composé que d’un mouvement étudiant et de radicaux petits-bourgeois, et qu’un parti d’avant-garde véritablement prolétarien devait être construit. En conséquence, le Bund a été dissout pour créer un nouveau parti. Ce que j’ai refusé. Je ne pensais pas que nous avions été vaincus uniquement parce que nous étions un mouvement étudiant sans lien réel avec le mouvement ouvrier : je pensais plutôt que la lutte, en 1960, était le premier mouvement populaire à grande échelle qui impliquait la classe ouvrière, et que cela était rendu possible grâce aux mouvements étudiants, alors indépendants du parti d’avant-garde.
J’ai ensuite écrit un manifeste en 1961 : il appelait à réorganiser la ligue des étudiants socialistes en association libre d’activistes. « Étudiants » ne veut pas dire étudiants dans un sens littéral : si quelqu’un pense de manière universelle, alors cette personne est un « étudiant », quelle que soit sa position sociale. Cette ligue était indépendante de tout parti centralisé — c’était une forme d’anarchisme. En fait, c’est 40 ans plus tard que j’en viendrai à réaliser cela, puisque je m’engagerai dans quelque chose de similaire : j’écrirai un manifeste pour le New Associationist Movement (NMA). Mais, à l’époque, je n’étais pas familier avec la théorie anarchiste. L’anarchisme que je connaissais et aimais était celui qui existe au sein d’un mouvement de masse, qui se répand spontanément — il ne peut être créé par un leadership d’aucune sorte. À cet égard, j’étais un anarchiste, mais je n’aimais pas les anarchistes stéréotypés de type « bohème » et je ne me suis jamais qualifié d’anarchiste. Bien que je ne me sois jamais qualifié de marxiste non plus.
Il y a eu une rébellion étudiante en 1968 en Europe et en Amérique. Au Japon aussi, mais sa nature et son contexte étaient différents. C’est cette année-là que l’autorité du Parti communiste a coulé en France ainsi qu’en Italie, mais cela s’était déjà produit au Japon, en 1960. Ainsi, 1968 au Japon était une sorte de répétition de 1960. Les événements de 1968 se sont cependant, pour nous, limités au campus — contrairement à 1960 — et ils n’ont été qu’une succession de déclins. C’était le retour de la même querelle qu’en 1960. Les nouvelles sectes et groupes de gauche ont répété la vieille critique des mouvements étudiants, les condamnant comme petits-bourgeois et prônant la lutte armée. Par conséquent, le mouvement étudiant a suffoqué. Depuis, non seulement les mouvements étudiants mais aussi les manifestations « classiques » ont disparu du pays, jusqu’à la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011.
Vous ne revendiquez que peu de dette intellectuelle envers le marxisme occidental ou russe, mettant plutôt l’accent sur l’influence du marxisme japonais. Comment l’histoire du marxisme au Japon a‑t-elle contribué à votre compréhension du marxisme et du monde en général ?
« Il n’y a pas de marxisme japonais, mais plutôt un ensemble de problèmes spécifiques au Japon, auxquels nos marxistes ont été confrontés. »
Il n’y a pas de marxisme japonais, mais plutôt un ensemble de problèmes spécifiques au Japon, auxquels nos marxistes ont été confrontés. C’est-à-dire qu’ils ont été confrontés à une réalité qui ne pouvait pas être expliquée par la formule du matérialisme historique4. Cependant, ce genre d’expérience n’est pas propre au Japon. Par exemple, confronté à la réalité chinoise, Mao a dépassé les limites des principes marxistes et a prôné la révolution socialiste des paysans. Cette révolution des paysans est applicable à d’autres pays en voie de développement : c’est pourquoi elle a eu une portée universelle. Mais cela ne doit pas être considéré comme le problème du « marxisme chinois ». Afin de mieux raconter notre expérience, permettez-moi de prendre l’exemple du « marxisme allemand ». Les philosophes de l’École de Francfort ont dû partir de la défaite du marxisme face au nazisme : ils ont pris au sérieux la soi-disant autonomie relative de la superstructure5 et ont même introduit la psychanalyse — auparavant dénoncée comme une idéologie bourgeoise. Ce sont les expériences allemandes qui ont formé un tel marxisme. Certains marxistes au Japon ont eu une expérience similaire : eux aussi ont été vaincus par le fascisme. Mais c’était un fascisme propre au Japon, à savoir le « fascisme du système-empereur ».
En Europe, le fascisme n’a pas coexisté avec la monarchie. Pourquoi donc le fascisme du système-empereur a‑t-il été possible au Japon ? Les marxistes devaient expliquer tout cela. À la suite des marxistes russes (le Komintern), le Parti communiste japonais considérait le système politique japonais comme une monarchie absolutiste où le capital était de connivence avec l’empereur, représentant la classe des propriétaires terriens. Il est clair que leur point de vue était basé sur le déterminisme économique. Ils préconisaient de renverser l’empereur en tant que monarque absolu, mais il était absurde d’avancer de telles revendications à cette époque. Le capital financier était dominant et le suffrage universel avait été mis en place depuis 1925. Bien sûr, ils n’ont pas réussi à faire émerger un grand nombre de convertis… Ce n’était pas seulement parce qu’ils étaient persécutés, mais parce qu’ils avaient perdu le soutien de la population. Cela n’a fait qu’encourager le mouvement fasciste, qui a soutenu l’empereur en en faisant le symbole de l’anticapitalisme et de l’anticommunisme.
Les marxistes japonais ont été totalement vaincus par ce fascisme. Cela a incité certains marxistes à se soucier de l’État et de la nation après la guerre, car la formule — selon laquelle la superstructure politique est déterminée par la base économique — ne suffisait manifestement pas. Ils ont eu recours à la sociologie, à la sémiotique, à la psychanalyse, etc. Ces gens représentaient la meilleure partie du marxisme au Japon. Malgré tout, j’ai commencé à me séparer progressivement de leur tendance à surestimer l’autonomie de la superstructure tout en ne considérant que peu la base économique. J’ai essayé de revenir à la base économique — mais du point de vue du mode d’échange au lieu du mode de production. À cet égard, je dirais que j’ai été influencé par l’économiste marxiste Kohzo Uno. C’était un économiste spécialiste du Capital de Marx, mais il ne faisait partie d’aucun courant constitué à gauche, qu’elle soit ancienne ou nouvelle. Selon lui, le Capital est une science, tandis que le matérialisme historique est une idéologie qui a servi de « fil conducteur » vers le Capital. Il a également affirmé que le Capital pouvait prouver la nécessité des crises dans l’économie capitaliste, mais pas la nécessité d’une révolution socialiste. Je crois comprendre que, pour lui, le socialisme était avant tout une question éthique et pratique. C’était une sorte de marxiste kantien, bien qu’il ne l’ait jamais dit manifestement.
« Marxiste ou anarchiste, la gauche ne tient qu’à la croyance sans fondement que les révoltes dans diverses parties du monde seront connectées spontanément dans le cours des choses. »
Pour Uno, le capitalisme est essentiellement un capitalisme marchand. À mon avis, il s’agit de considérer l’économie capitaliste à partir de l’échange de monnaie et de marchandise (le mode d’échange), alors que les marxistes partent généralement du capitaliste et du prolétariat (le mode de production). Vous pouvez voir comment Uno a ouvert la voie à mes théories. Mais il est vrai qu’il n’a pas pensé à l’État et à la Nation. Telles sont les caractéristiques de notre courant marxiste, duquel j’ai puisé mes idées et mes réflexions. J’ai appris l’économie d’Uno non pas parce que j’étais marxiste, mais parce que j’étais étudiant dans un département d’économie. Jusque dans les années 1970, sa lecture du Capital était obligatoire pour les étudiants en droit et en économie de l’université de Tokyo. On attendait d’eux qu’ils fassent partie des élites des bureaux gouvernementaux et du monde des affaires. Il est intéressant de penser que les gens qui ont appris d’Uno la fragilité fatale du capitalisme se rassemblaient au cœur de l’État-Capital, au moment même où l’industrie japonaise prenait de l’ampleur et submergeait l’industrie américaine ! Et tandis que ceux qui ont appris les théories américaines de l’économie de marché les remplaçaient, l’économie japonaise a commencé à chuter !
Pouvez-vous nous décrire les deux ruptures politiques « transcritiques » qui vous amènent à écrire Transcritique après l’effondrement de l’Union soviétique et à procéder à l’étude des modes d’échange après le 11 septembre ? Qu’est-ce qui rend Kant nécessaire pour comprendre Marx, et l’histoire du marxisme en premier lieu ?
Pour moi, ce n’était pas qu’une question théorique. Aussitôt l’écriture de ce livre achevée, j’ai lancé le NMA. Ce mouvement, notamment au niveau de sa pratique, révèle à certains égards mes objectifs et mon intention d’écrire Transcritique. Fredric Jameson a commenté le livre comme suit : « De nouvelles relations entre Kant et Marx s’établissent ainsi qu’un nouveau type de synthèse entre le marxisme et l’anarchisme. Cela englobe vraiment tout. » […] Rétrospectivement, Marx et Bakounine étaient parfaitement conscients que la révolution socialiste devait être une révolution mondiale simultanée. C’est pourquoi ils ont formé l’Internationale. Mais la révolution mondiale simultanée est devenue impossible après les années 1870, avec l’avènement de l’impérialisme. La gloire et la misère de la Commune de Paris le dénotent. Marx s’est d’abord opposé au soulèvement des anarchistes à Paris, bien que, plus tard, il lui ait écrit un hommage. En effet, selon lui, une révolution dans une seule nation serait certainement écrasée par les nations voisines. Si tel est le cas, comment une révolution mondiale simultanée peut-elle être possible après la période impérialiste ? L’idée d’une telle révolution demeure encore aujourd’hui, mais seulement comme slogan. Marxiste ou anarchiste, la gauche ne tient qu’à la croyance sans fondement que les révoltes dans diverses parties du monde seront connectées spontanément dans le cours des choses.
Face à ces questions, j’ai recommencé à penser à Kant. J’ai remarqué que Kant avait conçu l’idée d’une fédération de nations, d’États libres, bien avant la Révolution française de 1789 — ce qui indique que sa « paix perpétuelle », en 1795, n’était pas seulement un plan pacifiste tel qu’il est généralement perçu. Malgré son soutien ardent à la révolution civile rousseauiste, il craignait que, si celle-ci se produisait dans une seule nation, elle serait sûrement contrecarrée par l’intervention armée d’autres États. C’est dans cet esprit qu’il a proposé une fédération de nations. Cette fédération a, disons, été conçue comme une révolution civile. Mis dans mes termes, Kant l’a proposée non pas pour le simple pacifisme, mais pour une révolution mondiale simultanée. La paix perpétuelle signifie, pour Kant, l’abolition de toute hostilité entre les nations. Ce n’est rien d’autre qu’abolir tous les États. Et puisqu’un État existe vis-à-vis d’autres États, la révolution visant à abolir l’État échoue par définition si elle a lieu dans une seule nation. Vu sous cet angle, Kant mérite d’être qualifié de précurseur d’une révolution mondiale simultanée. Ici, Kant et Marx s’entrecroisent à nouveau. Deux événements historiques de portée mondiale se sont produits à l’époque de la Première Guerre mondiale : la Révolution russe, basée sur les idées de Marx, et la formation de la Société des Nations, basée sur les idées de Kant. Il ne s’agit pas de se demander lequel des deux est le plus important : ils sont nécessaires et ne doivent pas être séparés. Ils échouent tous les deux parce que chacun fait défaut à l’autre. Dans la révolution mondiale simultanée, nous devrons les voir combinés.
Comme vous l’expliquez dans l’introduction à La Structure de l’histoire du monde, la création d’un système d’analyse complet vous est apparue comme nécessaire une fois vous êtes intéressé à Hegel. Comment votre détour précédent par Kant a‑t-il influencé cette volonté de vous tourner vers lui ?
« Y a‑t-il quelqu’un qui ne soit pas un travailleur, parmi ces citoyens, consommateurs ou minorités ? »
Je n’aimais pas le type de pensée systémique hégélienne — presque par tempérament. En fait, l’un de mes objectifs dans Transcritique était la déconstruction de la logique hégélienne. Mais vers la fin de la réalisation du livre, j’ai remarqué que ma théorie ressemblait au système hégélien. Hegel a également saisi dialectiquement la trinité du capital, de la Nation et de l’État dans sa philosophie du droit. Marx a, à son tour, critiqué cela comme idéaliste, et l’a renversée — décomposant cette trinité en base économique et superstructure. L’État et la Nation ont été positionnés dans la superstructure. L’État et la Nature appartiennent à la superstructure, avec la philosophie et la littérature. Mais contrairement aux seconds, les premiers découlent directement de la base économique. C’est clair quand on le voit du point de vue des modes d’échange. En introduisant le concept de mode d’échange, j’ai conceptualisé l’État-Nation-Capital. J’ai réalisé que je retournais à Hegel d’une certaine manière. De la même façon, j’ai compris pourquoi Marx, qui était un critique de Hegel, employait de manière étonnamment fidèle la « logique » de Hegel comme cadre du Capital. Cela était nécessaire à Marx pour mettre en lumière tout le processus par lequel l’échange de marchandises se transformait en un gigantesque système capitaliste. Ma tentative a été de faire la même chose mais sur les quatre modes d’échange au lieu d’un seul, et de clarifier davantage leurs relations. Pour ce genre de tentative, une approche systématique est indispensable. Je m’interroge même sur la similitude entre mon mode D et « l’esprit absolu » (absolute Geist) de Hegel6. Mais, bien sûr, tout comme le Capital diffère de la Grande Logique de Hegel, mon livre diffère de Principes de la philosophie du droit de Hegel.
[…] Bien que vous mettiez en garde contre l’instauration d’un contraste facile entre les modes de circulation et les modes de production, vous avez mis l’accent sur le mode de circulation et avez proposé une lecture de l’Histoire à travers celui-ci, dans votre travail récent. Que gagne-t-on à conduire une analyse basée sur les modes de circulation, par opposition à la production ? Les politiques de consommation ont-elles approfondi notre compréhension du capitalisme — et si oui, comment ?
Les marxistes ont donné la priorité au mouvement ouvrier pour renverser le capitalisme. Je ne suis pas opposé à cela. Le problème est que, pour diverses raisons, le mouvement ouvrier a eu de plus en plus de difficultés à agir sur les lieux de production. Les contre-attaques au nom du capital en font partie. Au Japon, par exemple, le chemin de fer national a été privatisé dans les années 1980 afin de démanteler le syndicat qui existait à une large échelle, et qui était capable de déclencher une grève générale selon son bon vouloir. Une autre raison est le changement d’environnement et de conditions de travail, causé par des transformations dans le processus de production, l’introduction de l’informatique — et d’autres choses encore. Aujourd’hui, de nombreuses personnes ne peuvent pas trouver un emploi régulier et sont contraintes à des postes temporaires de diverses natures. Les travailleurs n’ont pas de terrain d’entente et ne peuvent pas se rassembler. Le taux de syndicalisation a considérablement diminué. Pendant ce temps, les mouvements de citoyens, de consommateurs et de diverses minorités sont devenus actifs depuis les années 1960. Ces gens considèrent le mouvement ouvrier comme dépassé. Mais je ne suis pas d’accord. Y a‑t-il quelqu’un qui ne soit pas un travailleur, parmi ces citoyens, consommateurs ou minorités ? Eh bien, il doit y en avoir, mais pas tant que cela. Alors, ne faut-il pas dire que ces mouvements sont aussi des mouvements ouvriers sous différentes formes ?
Marx a fait une remarque importante dans Introduction générale à la critique de l’économie politique : l’accumulation du capital (M‑C-M ’) n’est pas obtenue en exploitant simplement les travailleurs sur le lieu de travail, mais lorsque tous les travailleurs rachètent leurs propres produits sur le marché. La majorité des consommateurs sont soit des travailleurs, soit des membres de leur famille. Par conséquent, j’ai pensé que les consommateurs ne sont rien d’autre que des travailleurs, au sein du processus de circulation. La position des gens dans le réseau de relations est plus importante que leur identité. Par conséquent, les mouvements de consommateurs sont également une forme de mouvement ouvrier. Ceux-ci ne doivent pas être séparés. D’ailleurs, lorsque j’habitais à New York dans les années 1990, j’ai vu un groupe de personnes debout devant une épicerie fine de mon quartier : ils appelaient au boycott de ce lieu d’exploitation. Les employés de l’épicerie fine travaillaient comme si de rien n’était. J’ai découvert plus tard leur stratégie : si les employés manifestaient eux-mêmes, ils risquaient de perdre leur emploi ; d’autres personnes, alors, venaient manifester pour eux. Et les employés manifestaient dans d’autres magasins à d’autres occasions. J’ai trouvé cela très intelligent. Par la suite, j’ai rencontré ce type de manifestations plusieurs fois, à différents endroits de la ville. Le boycott est généralement compris comme un mouvement de consommateurs, mais c’est également un mouvement syndical. Le but est de se battre là où il est le plus facile de se battre. En outre, le mouvement des consommateurs et le mouvement des travailleurs ne doivent pas être séparés. Ils sont plus puissants lorsqu’ils sont combinés.
« J’ai identifié deux types de luttes : internes et vers l’extérieur. La première consiste à contrer le capital et l’État en son sein. La seconde à créer une économie non-capitaliste. »
Les sociaux-démocrates disent qu’avec le pouvoir de l’État, ils peuvent contrôler l’économie capitaliste, redistribuer la richesse de façon juste, assurer le bien-être social, etc. Mais ce n’est possible que dans des endroits limités et sur des périodes limitées. En plus, tout cela reste dans le cadre du mécanisme de la trinité Capital-État-Nation et contribue à la survie du capitalisme. Pour vaincre le capitalisme, nous avons besoin de stratégies différentes. D’une part, nous devons lutter avec le capital et l’État tout en créant des espaces pour nos moyens de subsistance indépendants du capitalisme. Dans mon manifeste Le Principe du NMA, j’ai identifié deux types de luttes : internes et vers l’extérieur. La première consiste à contrer le capital et l’État en son sein — elle s’incarne dans les syndicats et la lutte politique. La seconde consiste à créer une économie non-capitaliste — elle est illustrée par les monnaies locales et les coopératives. Ces deux éléments diffèrent par nature, mais peuvent se compléter. Nous devrions les employer tous les deux en même temps.
Nous voudrions vous interroger sur votre notion de « répétition historique », c’est-à-dire l’idée qu’une certaine phase de l’Histoire peut ressembler à une phase précédente en raison de la persistance de la trinité Capital-État-Nation. Mais dans def nouvelles configurations. Par exemple, vous soutenez que le bonapartisme est revenu dans le présent. Mais les problèmes politiques qui ont conduit au bonapartisme à l’époque de Marx ont-ils fondamentalement changé ? Une vision étapiste7 de l’Histoire clarifie-t-elle la reconnaissance du phénomène plus fondamental de la reproduction du capital et la tâche que nous avons de le maîtriser ?
Dans le passé, j’ai beaucoup traité du bonapartisme dans mes écrits. Mais je suis en quelque sorte sorti de ce sujet. Pourtant, je m’intéresse à la question de la répétition de l’Histoire que Marx a abordée dans Le 18 brumaire. Il y a deux aspects : la répétition de l’État et la répétition du capital. La répétition dans l’Histoire se déroule de la même manière que le « retour du refoulé »8 de Freud. À Rome, César a été assassiné. Mais, cela a conduit à l’établissement d’un empereur, propulsant l’ordre au rang d’empire. On peut dire que ce processus s’est répété dans la France moderne. Le roi a été guillotiné par les révolutionnaires, mais il est revenu sous une forme différente — comme Napoléon, l’empereur. Ce processus a été de nouveau répété pendant la deuxième Révolution française en 1848. Marx a noté cette répétition. Ici, il ne faut pas oublier un autre type de répétition que Marx a souligné : la crise économique, qui a eu lieu en 1851. Ce fut un autre élément qui a élevé Bonaparte de président à empereur.
En bref, l’État et le capital impliquent des éléments répétitifs et, ensemble, ils créent une répétition historique. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la répétition historique se produit en Asie de l’Est. La structure géopolitique actuelle en Asie de l’Est a été façonnée par la guerre sino-japonaise, en 1894, qui s’est produite il y a exactement 120 ans. C’est, selon moi, la durée approximative d’un cycle. Les acteurs impliqués ici étaient la Chine, Taiwan, la Corée du Nord et du Sud, le Japon, Okinawa (Ryukyu) et, surtout, les États-Unis et la Russie. Il semble maintenant que nous soyons au bord de la guerre. Je ressens le besoin de comprendre cette situation dans la perspective d’une récurrence historique causée par la répétitivité du capital et de l’État. Mais je critique les gens qui disent que les années 1930 se répètent. Dans les années 1930, la Chine a été divisée et la Corée et Taiwan ont été totalement colonisés. Dans les années 1890, cependant, la Chine était un immense empire, et le Japon et les États-Unis étaient complices en tant qu’États impérialistes. N’est-il pas évident que les années 1890 ressemblent davantage à aujourd’hui qu’aux années 1930 ? Il va sans dire qu’une crise similaire se déroule dans le reste du monde. À mon avis, cette situation concerne essentiellement les anciens empires et l’impérialisme moderne. J’ai essayé d’élucider cela dans Structure de l’histoire du monde et dans un livre récent, Structure de l’Empire.
Dans Structure de l’histoire du monde, vous convenez que la révolution doit se répandre dans le monde entier pour réussir. Beaucoup soutiennent que Trotsky et Lénine ont fait la révolution en Russie pour qu’elle se propage en Allemagne et se poursuive dans le monde entier. Était-ce leur but ? Ont-ils eu tort de croire que la révolution aurait pu se propager au-delà de la Russie ? Si nous devions voir cela comme une véritable tentative de révolution mondiale, même si elle a échoué, cet échec rend-il la révolution mondiale plus ou moins nécessaire dans le présent ?
« Il est vain de penser une révolution mondiale inspirée de Lénine ou Trotsky. Néanmoins, je pense que l’idée de la révolution mondiale simultanée ne doit pas être abandonnée. »
Je doute que Trotsky et Lénine aient sérieusement pensé à la possibilité d’une révolution mondiale simultanée. Après la Révolution de février de 1917, deux sortes d’assemblées sont apparues en Russie : le parlement et le soviet, dont on peut dire qu’ils représentent respectivement la démocratie bourgeoise et la démocratie prolétarienne. Les bolcheviks étaient des minorités dans les deux. Puis Trotsky et Lénine ont comploté la soi-disant révolution d’Octobre — pratiquement un coup d’État militaire —, et ce malgré l’objection de tous les cadres des bolcheviks, à l’exception de Staline. Ce coup d’État a non seulement fermé le parlement mais a également transformé progressivement la démocratie soviétique en dictature bolchevik. De plus, la révolution d’Octobre fut une bonne nouvelle pour l’Allemagne, dont les militaires ont alors été libérés du front de l’Est. Elle a sans doute retardé la révolution en Allemagne. En fait, dès le départ, l’Allemagne avait aidé Lénine à retourner en Russie depuis la Suisse. Je ne pense donc pas que Trotsky et Lénine s’attendaient sérieusement à la révolution qui s’ensuivrait en Allemagne. Ils l’ont probablement anticipée, mais à partir de préoccupations différentes. La révolution y aurait certainement lieu dès que l’Allemagne perdrait la guerre.
Mais cette perspective les a invités a prendre le pouvoir en Russie par anticipation. Ils ont donné la priorité à leur leadership et à leur hégémonie dans le mouvement révolutionnaire international plutôt qu’à la révolution mondiale simultanée. Il est vain de penser une révolution mondiale inspirée de Lénine ou Trotsky. Néanmoins, je pense que l’idée de la révolution mondiale simultanée ne doit pas être abandonnée. Dans Principes de la philosophie du droit, Hegel a critiqué l’idée kantienne de la fédération des nations, car elle ne fonctionne qu’avec le soutien d’un État puissant, capable de punir les violations du droit international. Pour Hegel, pas d’hégémonie (ou d’État historique mondial), pas de paix. Un tel point de vue est toujours répandu. Lorsque les Nations Unies se sont opposées à l’unilatéralisme de la politique américaine concernant la guerre en Irak, un idéologue néoconservateur américain a critiqué l’ONU et ses partisans, les rejetant comme une simple expression de « l’idéalisme kantien ».
La fédération des nations de Kant est-elle vraiment un idéalisme, qui n’a pas de véritable pouvoir, militaire ou financier ? Certes, elle n’est pas basée sur de tels pouvoirs, mais elle n’est pas non plus simplement idéaliste. Elle est basée sur un autre type de pouvoir, bien que Kant lui-même n’ait pas précisé de quoi il s’agissait. L’idée des modes d’échange était indispensable pour l’expliquer. J’ai différencié différents types de pouvoirs, selon le mode d’échange auquel ils appartiennent. Par exemple, le pouvoir politique ou militaire est lié au mode d’échange B9, et le pouvoir de l’argent vient du mode C10. Il existe un autre pouvoir, qui vient du mode A. C’est le pouvoir du don. Pour prendre un exemple, dans la société tribale, si quelqu’un ne retourne pas le don, cette personne est supposée être maudite. Elle est ostracisée ou expulsée de la communauté, ce qui équivaut à la mort. Effrayés par cela, les gens ne violent jamais les règles. Dans ce genre de société, il n’y a pas besoin de punition par l’État. On peut dire que le pouvoir du don est le même que le pouvoir de la communauté ou de l’opinion publique. En ce sens, le pouvoir du don n’est pas exclusif à la société primitive. Le mode D, qui est la restauration du mode A sur la dimension supérieure, a également ce pouvoir de don en abondance, mais seulement sous la forme supérieure11. Vous pouvez l’appeler le pouvoir de l’amour, si vous voulez. La paix perpétuelle ou la république mondiale reposera sur ce pouvoir réel, bien plus fort que les autres pouvoirs.
« Les zapatistes, un groupe de guérilla du Chiapas, au Mexique, ont largement fait connaître leurs opinions et leur situation sur Internet. »
Supposons qu’une nation renonce publiquement au droit de faire la guerre. Aucun État ne peut l’envahir, car s’il le fait, il sera certainement blâmé ou évincé par la communauté internationale. La renonciation au pouvoir militaire apporte un réel pouvoir à la nation, à savoir le pouvoir du don ou de l’amour. Je pense que le pouvoir qui apportera la République mondiale dans la réalité doit être quelque chose de cet ordre. Il est logiquement faux de contrer l’État et le capital au moyen de la puissance militaire et de la puissance financière. Les zapatistes, un groupe de guérilla du Chiapas, au Mexique, ont largement fait connaître leurs opinions et leur situation sur Internet et ont obtenu le soutien de divers individus et groupes du monde entier, y compris les Nations Unies. Cela a empêché le gouvernement mexicain d’intervenir. On parle souvent de nouvelle révolution de l’ère des technologies de l’information mais, à mon avis, elle a tiré sa force du pouvoir séculaire du don ou de la communauté. Un autre exemple est le mouvement dit du Tiers monde dans les années 1950 et 1960, qui, sans armes et sans argent, a pu se dresser contre le premier et le deuxième monde [ou « bloc de l’Est » et « bloc de l’Ouest », ndlr].
Ils ont recouru à l’ONU comme Vijay Prashad le raconte de façon saisissante dans son livre Darker Nations : A People’s History of the Third World. Ils doivent avoir été conscients du pouvoir inhérent de l’ONU. C’était la puissance du don et la puissance de la communauté internationale. Il est vrai qu’aujourd’hui l’ONU est tombée, disons, sous la domination de l’argent et des armes. Néanmoins, elle est encore largement susceptible d’être transformée en une fédération kantienne de nations. À cette fin, des contre-mouvements contre le capital et l’État dans chaque nation sont également nécessaires. Si l’ONU veut arbitrer ces révoltes, elles ne seront pas divisées. La révolution dans chaque nation sera unifiée et créera une révolution mondiale simultanée.
- Signé le 8 septembre 1951, le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon permet aux Nord-Américains de maintenir leur présence militaire au Japon. Il est révisé pour devenir en 1960 le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, plus équilibré.[↩]
- L’appellation « nouvelle gauche » désigne de façon large un ensemble de mouvements de gauche occidentaux qui, dans les années 1960 et 1970, cherchent à se dégager du marxisme orthodoxe — notamment en élargissant l’analyse aux questions de genre, de race, etc.[↩]
- Allusion à la campagne de déstalinisation lancée officiellement en 1956 avec le « rapport Khrouchtchev » et la dénonciation des « erreurs » commises par Staline.[↩]
- Philosophie pour laquelle l’histoire est déterminée par la lutte des classes et les rapports de production, et non par les idées.[↩]
- La superstructure correspond à l’ensemble des productions non matérielles qui, dans la théorie marxiste, sont déterminées par la base économique, soit l’infrastructure.[↩]
- Dans le système théorique de Karatani, le mode d’échange D correspond à l’échange de sujet libre à sujet libre, au sens kantien, soit au don gratuit et qui n’appelle aucun contre-don.[↩]
- Vision selon laquelle la révolution doit précéder par « étapes », et donc d’abord être bourgeoise avant d’être proprement socialiste.[↩]
- Le retour du refoulé renvoie au troisième et dernier moment du refoulement, soit le moment où celui-ci se manifeste à travers des symptômes (rêves, lapsus, etc.).[↩]
- Le mode d’échange B correspond au pouvoir étatique qui, en échange de la soumission des sujets, leur offre la protection. Karatani l’associe au principe de redistribution.[↩]
- Le mode d’échange C correspond à l’échange de marchandises.[↩]
- Forme supérieure au sens où, tout comme le mode A, le mode D relève du don, mais n’appelle pas de contre-don.[↩]
REBONDS
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