Texte inédit pour le site de Ballast
Le proverbe kurde « Seules les montagnes sont nos amies » est affiché dans une des salles du musée de la bien macabre Prison rouge de Sulaymaniyah. Un mois après le référendum d’indépendance qui s’est tenu au Kurdistan irakien le 25 septembre 2017, ce proverbe semble être plus que jamais d’actualité. Cette consultation, menée contre l’avis de tous, a provoqué une crise majeure qui s’est soldée, notamment, par la perte pour les Kurdes de la quasi-totalité des territoires disputés et des champs pétroliers, ainsi que par la démission du président Massoud Barzani. C’est pourtant avec beaucoup d’enthousiasme qu’une importante partie des habitants de la région se rendaient aux urnes, ce 25 septembre. Retour, sur place, sur ces quelques jours qui ont placé les Kurdes au centre du monde et sur les conséquences directes de cette consultation. ☰ Par Laurent Perpigna Iban
Quelques jours avant le référendum, l’aéroport d’Erbil (Hewler, en kurde) prend des allures très singulières. Porte d’entrée principale pour les journalistes et les observateurs venus en nombre, il affiche fièrement sur sa façade, côté tarmac, un immense drapeau frappé du soleil zoroastrien. Le contrôle des passeports est effectué par des agents portant des broches mentionnant le rendez-vous du 25 septembre. C’est une certitude : Erbil possède bien à cet instant l’aéroport le plus « indépendantiste » du monde. À notre arrivée, pas besoin de visa irakien pour pénétrer dans la région kurde du nord du pays : un permis délivré à l’arrivée suffit. Le Kurdistan irakien dispose alors d’un statut d’autonomie reconnu officiellement par la Constitution irakienne depuis 1991, de son propre budget et de ses propres institutions. C’est un sentiment qui ne nous quittera plus tout au long de notre séjour : aucun indice ne nous permettra de déceler l’appartenance de cette région à l’entité irakienne. « Nous ne parlons même pas l’arabe, l’écrasante majorité de la population ici comprend mieux l’anglais que l’arabe ! », s’exclame un jeune homme dans les rues d’Erbil.
« À notre arrivée, pas besoin de visa irakien pour pénétrer dans la région kurde du nord du pays : un permis délivré à l’arrivée suffit. »
Dans la capitale de la région autonome du Kurdistan, beaucoup de Kurdes « de la diaspora » ont fait le déplacement. Faruk est de ceux-là : « Nous sommes originaires du nord-Kurdistan1 et nous vivons en France. Nous sommes venus ici parce que c’est un moment historique et que nous voulons le partager avec le peuple kurde. Nous avons pris plusieurs avions afin d’éviter de passer par des zones sensibles, au cas où il y ait des complications après le référendum… » D’immenses banderoles appelant les citoyens de la région à voter « oui » sont installées dans les grands axes. La citadelle de la ville, elle aussi, est utilisée comme support sur laquelle trônent d’immense bâches plastiques. Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani n’a pas lésiné sur la communication dans son fief ; d’ailleurs, son portrait s’affiche en grand sur bon nombre de véhicules. C’est une certitude, ici comme à Dohouk : la population continue de lui être majoritairement favorable.
« Slemani », l’autre Kurdistan irakien
À trois heures de route, au sud-est d’Erbil, l’ambiance est tout autre. Nous sommes à Sulaymaniyah, deuxième ville du Kurdistan irakien, une cité bien différente de son homologue. « Slemani », comme on se plaît à l’appeler, n’a que peu de points communs avec Erbil. On y trouve grand nombre de cafés avec jardin, de bibliothèques et de salles dédiées à la culture qui font d’elle la capitale intellectuelle du Kurdistan irakien. Toujours pas de trace de l’État irakien, mais nous sommes ici dans le fief historique de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), de Jalal Talabani, et également de « Gorran », le Mouvement pour le changement. Le PDK et l’UPK ont entretenu pendant longtemps des relations chaotiques. Dans les années 1980, les deux principales forces politiques combattaient séparément le gouvernement irakien, sans manquer de s’entretuer dans les vallées de la région. Plus tard, à la libération du Koweit, le Kurdistan irakien, qui avait obtenu une quasi-indépendance, vit une tragique guerre civile éclater avec pour toile de fond les désaccords entre le PDK et l’UPK : les forces d’un Mustafa Barzani2, résolument tourné vers la Turquie, et celles de Jalal Talabani, tourné lui vers l’Iran, vont s’affronter dans un duel fratricide jusqu’à un cessez-le-feu articulé autour d’un partage des pouvoirs et d’une division administrative. La lassitude de nombre de Kurdes face à un système partagé entre deux des familles les plus riches de la région a emmené le mouvement Gorran à prendre beaucoup d’ampleur, jusqu’à dépasser son rival de l’UPK lors des élections législatives de 2013.
Dans une immense bâtisse juchée sur une colline de la ville, Hoshyar Omer, le responsable des relations diplomatiques du parti Gorran, nous reçoit. « Nous avons été exclus du Parlement, nos ministres renvoyés. Pourquoi ? Êtes-vous mal reçus ici ? Avons-nous l’air dangereux ? » s’exclame-t-il. Le parti Gorran, devenu deuxième force politique de la région, inquiète les hautes sphères du Kurdistan. Créé en 2009, par des dissidents de l’UPK lassés des monopoles politiques traditionnels des élites kurdes, ce jeune parti a connu une ascension foudroyante. Il s’est d’ailleurs positionné « contre » ce référendum. « La situation politique du GRK [Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak] ne nous permet pas d’envisager un futur en tant que nation. Nous sommes pour l’indépendance, mais nous devons d’abord résoudre nos graves problématiques. Nous avons lutté pour nous débarrasser d’un dictateur pendant des dizaines d’années. Ce n’est pas pour choisir le nôtre », clame Hoshyar Omer.
« Les problèmes sociaux pointés du doigt par Gorran constituent la clé de voûte de la contestation populaire. »
L’influence de Gorran à Sulaymaniyah est très forte. Ici plus qu’ailleurs, à la veille du référendum, les habitants sont partagés, entre enthousiasme et désillusion. Les problèmes sociaux pointés du doigt par Gorran constituent la clé de voûte de la contestation populaire. Paiman, une jeune fille d’une vingtaine d’années, résume : « Le plus gros problème est que la population souffre d’avoir de si petits salaires : je pense que, pour l’heure, ils devraient travailler à régler cette question et ne devraient pas s’occuper d’autre chose. » Sulaymaniyah est le cœur de la résistance face à l’oppression baasiste, qui hante encore les mémoires bien des années après. La Prison rouge, réhabilitée en musée, est là pour témoigner des souffrances du peuple kurde durant cette époque sombre. Ancien siège des moukhabarat [les services secrets irakiens, ndlr], ce lieu a servi de centre d’emprisonnement et de torture entre la prise de fonction de Saddam Hussein, en 1979, et le mois de mars 1991, quand les Peshmergas, soutenus par de nombreux civils, donnèrent l’assaut final sur ce lieu lugubre. Les salles de torture sont restées en l’état et une galerie compile les images du terrible exode de 1991, dans lequel 12 000 Kurdes moururent de faim et d’épuisement. Sur un pan de mur, les unes des journaux de l’époque traduisent la douleur du peuple. Un membre de l’équipe du musée, parfaitement francophone, lance : « Nous avons entreposé dans ce couloir 180 000 morceaux de miroirs. Ce chiffre correspond au nombre de victime de la campagne d’Anfal3. Ce lieu est très symbolique ; il entretient la mémoire de notre peuple. Mais pourquoi Massoud Barzani ne vient jamais ici ? La dernière fois qu’il est venu, il était escorté, il paraît même qu’il portait un gilet pare-balles : est-ce normal ? »
Montée en pression
Nous sommes aujourd’hui le 24 septembre 2017, à la veille du référendum. Dans la nuit, la situation s’est largement détériorée. De plus en en plus de rumeurs font état d’un changement de cap de l’UPK qui, sous la pression de l’Iran, semblerait disposé à accepter « l’alternative » proposée par l’ONU — à savoir le report du référendum en contrepartie d’un accompagnement des négociations étalées sur trois ans. La tension est montée d’un cran dans la nuit, à Kirkouk, après un épisode tendu entre deux franges de l’UPK, puis entre des représentants de l’UPK et du PDK. Si un consensus est trouvé in extremis au cours de la soirée, c’est néanmoins un premier acte de division au sein de l’UPK. C’est également dans la banlieue de la « Jérusalem kurde » qu’une voiture piégée visant un magasin d’alcool fait trois victimes, rappelant un paramètre important : les premières lignes de front face à Daech ne sont qu’à quelques kilomètres de Kirkouk.
Au cours de la journée, Keyvan Khosravi, porte-parole de la plus haute instance de la sécurité iranienne, le Conseil suprême de sécurité nationale iranien, annonce que toutes les liaisons aériennes entre l’Iran et le Kurdistan irakien sont interdites jusqu’à nouvel ordre. Ce même Iran qui a frappé durant la nuit les zones de Haji Omaran, près de sa frontière, prétextant la présence sur place de combattants kurdes iraniens. Du côté de la Turquie, une suspension des liaisons aériennes est rapidement annoncée par une agence de presse. L’information sera sans délai démentie par le gouvernement turc, qui se contentera dans un premier temps d’effectuer des manœuvres militaires le long de sa frontière avec le Kurdistan irakien. Le 23 septembre, comme un avertissement, c’est le parlement turc qui votait le renouvellement d’un mandat permettant à l’armée d’intervenir sur les territoires irakiens et syriens. À Bagdad, alors qu’une confrontation entre milices chiites et Peshmergas est crainte, le gouvernement irakien appelle tous les pays de la région à ne traiter qu’avec l’État irakien pour les transactions pétrolières, coupant ainsi le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak du reste du monde.
« Il est 17 heures, dans un café de Slemani ; chacun attend la déclaration de Massoud Barzani annoncée en cours de journée. »
Il est 17 heures, dans un café de Slemani ; chacun attend la déclaration de Massoud Barzani annoncée en cours de journée. Les spéculations vont bon train. « Il ne fera pas machine arrière, c’est trop tard ! », nous confie un jeune homme, qui imagine des incidents en cas d’annonce de report. Un de ses amis s’emporte : « Le PDK répète que c’est le bon moment, mais personne ne nous soutient. Nous sommes encore et toujours seuls au monde ! » La tension est à son paroxysme. Massoud Barzani met immédiatement un terme aux rumeurs. « Nous allons au référendum. Nous ne reviendrons jamais à Bagdad pour renégocier un partenariat qui a échoué. »
Jour J, année 0
7 heures du matin, le 25 septembre 2017. C’est avec une heure d’avance sur les civils que les Peshmergas, armes sous le bras, prennent la direction des bureaux de vote. À Erbil, la mobilisation est très forte en ce début de matinée. Une vache est sacrifiée devant l’un des bureaux de la capitale du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. « C’est symbolique pour nous, les Kurdes. On fait cela lors des naissances. Et aujourd’hui, c’est une naissance » commente un homme devant la scène. À l’intérieur, c’est la cohue. Les salles de classe voient défiler des familles entières, souvent vêtues de costumes achetés spécialement pour l’occasion. Les enfants, eux, se plaisent à tremper le doigt dans l’encrier. « Je rêve de ce moment depuis 1956 ! C’est mon rêve ! » s’exclame un homme, écharpe « Kurdistan » autour du cou. Il a dépassé la soixante-dizaine et voit ce moment comme un honneur fait à tous les martyrs de son peuple. Naima est venue voter en compagnie de sa fille et de sa petite-fille : « Notre présence ici doit nous apporter la liberté, pas la tristesse. Ce qui s’est produit dans le passé doit aujourd’hui se changer en joie. Le sang versé par nos martyrs ne doit pas avoir été versé pour rien, nous avons connu un génocide, nous avons été réfugiés, nous avons souffert — et pas qu’un peu ! Je prie Dieu que dans la joie et la sécurité, nos droits soient respectés. »
Juchés sur une jeep, des Peshmergas paradent sur la place centrale d’Erbil. Mais, curieusement, l’atmosphère reste globalement calme tout au long de la journée. À la nuit tombée, quelques feux d’artifices sont tirés, mais nous sommes loin des moments d’enthousiasme où des dizaines de milliers de personnes se rassemblaient lors des moments forts de la campagne. Aux alentours de 21 heures, les premiers chiffres de la participation tombent. Sans surprise, les fiefs du PDK de Erbil et de Dohouk voient une forte mobilisation, avec une participation oscillant entre 86 % et 88 %. Sulaymaniyah et Halabja (ville martyre gazée par Saddam Hussein) dépassent à peine les 50 %, comme un symbole de désintéressement de la société kurde. Kamal Chomani, journaliste kurde et collaborateur à The Tahrir Institute, considère que ces chiffres ne sont pas le fruit du hasard : « Les citoyens de Souleymanieh et de Halabja ont envoyé un message fort aux leaders kurdes. Nous n’avons pas été voter, non pas car nous sommes contre l’indépendance du Kurdistan, mais simplement parce que nous ne vous faisons plus confiance, et que nous ne croyons plus en vos promesses. »
« Avant même l’annonce des résultats, le gouvernement irakien avait publiquement déclaré qu’il était opposé à toute négociation dans ces conditions. »
La ville de Kirkouk, point de convergence de tous les regards, a vu sa population se mobiliser assez largement : près de 80 % de ses habitants se sont rendus dans les urnes. La journée s’est déroulée sans incident majeur. Les premières images venant de Kurdes en liesse au Rojava et au Kurdistan iranien circulent. On y voit des familles prenant les rues, célébrant un événement qui semble être moins clivant en dehors des frontières du Kurdistan irakien. C’est en réalité un contraste fort. Sur les artères principales d’Erbil, les célébrations de joie sont de courte durée et fortement modérées. L’enjeu principal de cette journée n’est finalement pas le résultat de ce référendum, mais plus les réactions d’Ankara, de Téhéran et de Bagdad.
Le jour d’après
Les résultats officiels du référendum sont rendus publics par la Commission électorale kurde dans l’après-midi du mercredi 27 septembre. Les nombreux journalistes et observateurs ont déjà pour la plupart quitté la région. Le « oui » a très largement remporté le scrutin, avec 92,73 % des suffrages. Dans les rues d’Erbil, la joie a laissé place à l’inquiétude. Si chacun se satisfait d’une journée historique sans incident, alors que le pays était placé au centre de l’attention internationale, personne n’ignore les conséquences de cette « fuite en avant ». Ce référendum était, selon ses organisateurs, un simple préalable à l’ouverture de négociations avec Bagdad. Avant même l’annonce des résultats, le gouvernement irakien avait publiquement déclaré qu’il était opposé à toute négociation dans ces conditions. Toutes les liaisons internationales au départ et à destination d’Erbil et de Sulaymaniyah sont suspendues jusqu’à nouvel ordre ; c’est un premier signal fort envoyé par Bagdad. Rapidement, les liaisons entre le Kurdistan irakien et l’Egypte, le Liban, puis la Turquie sont annulées. La région se retrouve ainsi enclavée, désertée par la quasi-totalité des étrangers résidents et des journalistes.
Les habitants du Kurdistan irakien le savent. Le Gouvernement régional n’a pas le moyen de contrôler ses frontières, ni même de vivre de manière « autonome ». Il est dépendant économiquement de ses voisins directs avec qui il est aujourd’hui en conflit ouvert. Téhéran, Bagdad et Ankara ont les moyens d’affamer le Kurdistan irakien, « laché » par des États-Unis furieux que Barzani n’ait pas suivi ses prérogatives. En dépit des gesticulations de Recep Tayyip Erdoğan, le pipeline par lequel transitent chaque jour des centaines de milliers de barils de brut produits au Kurdistan reste ouvert. Pendant ce temps, la répression du régime turc sur les Kurdes de son pays et sur ceux du Rojava s’intensifie dangereusement. Osman Baydemir, député et porte-parole du Parti démocratique des Peuples (HDP), est condamné au début du mois d’octobre par un tribunal pénal de Diyarbakir à 17 mois d’emprisonnement, coupable d’« insultes à des fonctionnaires de l’État en service ».
« Guerre éclair » à Kirkouk
« Dans cette ville ou plus qu’ailleurs la population civile est très majoritairement armée, la crainte d’une guerre totale était justifiée. »
Le 15 octobre, en fin de journée, des mouvements de troupes irakiennes aux abords de la ville de Kirkouk sont rapportés. Ces informations ne tardent pas à être confirmées : elles vont être suivies d’une reconquête éclair de la ville par l’armée irakienne et par les milices chiites, en moins de 24 heures. Pourtant, en 2014, c’était bien le gouvernement de Nouri al-Maliki qui avait confié la gestion de cette ville clé ainsi que des territoires disputés au Gouvernement régional du Kurdistan, qui mobilisait ses forces pour reprendre d’autres villes clés alors sous le drapeau noir de l’OEI : Mossoul, Tikrit, ou Ramadi, entre autres. La déroute de Daech sur le territoire irakien a donc généré deux agendas différents chez ceux qui combattaient ensemble hier : le chemin de l’indépendance pour les Kurdes, et la reprise des territoires perdus puis confiés au Gouvernement régional pour l’Irak.
À la surprise générale, les Peshmergas de l’UPK se retirent très rapidement de Kirkouk, provoquant la colère de sa population. En réalité, le parti kurde qui administre le sud du Kurdistan irakien fait face à une crise interne majeure, après la mort de son leader, Jalal Talabani. La branche majoritaire de l’UPK abandonne rapidement toutes ses positions, laissant sans coup férir la ville à Bagdad. Si le bilan humain de la journée du 16 octobre est estimé à au moins 86 morts du côté des Peshmergas, c’est avant tout parce qu’une autre frange du parti, menée par l’ancien gouverneur de Kirkouk, Najm Eddine Karim, n’entend pas abandonner Kirkouk sans combattre. Dans cette ville ou plus qu’ailleurs la population civile est très majoritairement armée, la crainte d’une guerre totale était justifiée. Dès le matin, des colonnes de véhicules civils kurdes prenaient la route d’Erbil et de Soulaymaniya, effrayés par le spectre d’une vengeance des milices chiites. Dans la ville multi-ethnique de Touz Khourmatou, à quelques kilomètres de Kirkouk, les troupes irakiennes ont là aussi provoqué un exode massif de la population kurde, avant de perpétrer nombre de pillages. Des dizaines d’habitations kurdes ont en outre été incendiées.
Alliance internationale afin d’isoler Massoud Barzani ?
L’échiquier politique kurde vole en éclat. Du côté du PDK, on accuse publiquement l’UPK de haute trahison. Seulement, voilà, quelques heures plus tard, ce sont les Peshmergas de Barzani qui se retirent à leur tour, cette fois de la région de Sinjar, comme ils l’avaient déjà fait en 2014. À la différence près qu’ils ne laissent pas, cette fois-ci, les Yézidis aux mains de Daech mais dans celles des milices chiites4. L’armée irakienne a récupéré la quasi-totalité des zones disputées en trois jours et semble militairement en mesure d’envahir l’ensemble du GRK, jusqu’à la frontière turque. Ce scénario, s’il est possible, n’est cependant pas le plus probable. Bagdad semble plus disposé à « encercler » le GRK, en reprenant la gestion des frontières de son territoire national. Tous les indicateurs semblent dès lors aiguiller vers un consensus stratégique étudié entre Badgad, Téhéran et Soulayminiyah afin d’isoler Massoud Barzani et d’affaiblir sa main mise sur le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak. La frange dominante de l’UPK, étroitement liée à la République islamique, ne serait d’ailleurs pas la grande perdante d’une telle situation puisqu’elle pourrait obtenir des faveurs économiques de Bagdad dans un futur proche.
Bafel Talabani, fils du défunt « oncle Mam », accusé de toutes parts d’avoir laissé Kirkouk aux mains irakiennes au nom d’une « stratégie politique », a démenti catégoriquement ces allégations dans une interview accordée à France 24 : ce ne sont d’après lui que le risque de lourdes pertes humaines qui ont motivé ce retrait. Ce démenti a toutefois du mal à trouver un écho favorable : l’Iran, partenaire historique de l’UPK, a, entre le 24 et le 25 octobre, rouvert la frontière avec la région kurde contrôlée par l’UPK tout en laissant fermé l’accès à la région contrôlée par le PDK. Une décision qui corrobore totalement la théorie d’accords secrets entre l’UPK et le gouvernement irakien. Au Kurdistan irakien, les fantômes de la guerre civile hantent les esprits d’une population qui craint un affrontement armé entre les différentes factions kurdes. En effet, seulement 27 % des unités des Peshmergas sont « nationalisées », ce qui signifie que 73 % des forces de défense kurdes sont des milices qui appartiennent aux différents partis. Le risque est d’autant plus important que les différentes factions des Peshmergas — au même titre que l’armée irakienne et les milices chiites — ont été lourdement armées par les Occidentaux pour lutter contre Daech. Acculé, Massoud Barzani est contraint d’annoncer sa démission le 29 octobre. À l’issue d’une session sous tension au Parlement, des membres du parti Gorran sont violemment pris à partie par des pro-Barzani, furieux de voir leur leader quitter son poste. À Zakho, le siège du parti du changement, ainsi que celui de l’UPK, sont incendiés. Même si la démission de Barzani n’est que symbolique — il reste de fait le principal interlocuteur au Kurdistan irakien —, il est peu probable qu’elle mette fin aux tensions politiques dans le pays, d’autant qu’il n’a pas manqué d’épingler violemment ses rivaux, qu’il qualifie de « traîtres ».
La frontière entre le Rojava et le GRK dans l’œil du cyclone
Malgré toutes les pressions internationales, et en dépit de ses divisions déjà existantes, le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak avait fait front, et maintenu le référendum. Sa proposition de « geler » les résultats est un aveu de faiblesse bien cruel pour une partie de la population qui s’était prise à rêver de jours meilleurs. Mais les faits sont là : les accrochages entre Peshmergas et armée irakienne sont nombreux, principalement près des frontières syriennes et turques, qui se sont converties en une zone à hauts risques. Cette proposition, motivée par le désir de reprendre le dialogue et les négociations, a été rejetée en bloc par les Hachd al-Chaabi, puis par le gouvernement irakien, qui réclament, eux, l’annulation pure et simple des résultats. En attendant, les tensions continuent de s’accroître le long de cette frontière sensible. La ville de Fishkabour, située à la jonction des Kurdistans irakiens, syriens et turcs, fait office d’un délicat point de convergence militaire. Point de passage du principal pipeline reliant les puits de pétrole kurdes à la Turquie, Fishkabour risque d’être très rapidement convoité par Bagdad — d’autant que le gouvernement turc a été clair : si l’Irak ne ferme pas le point frontière entre le Rojava et le Gouvernement régional, l’armée turque s’en chargera unilatéralement. Ce qui, dans le contexte actuel, ne serait pas pour déplaire à un Recep Tayyip Erdoğan qui multiplie les attaques contre le PKK et ses affiliés au Rojava. À ce propos, un accord a été signé entre Badgad et Ankara afin d’éliminer toutes les bases arrières du Parti des travailleurs du Kurdistan sur le territoire irakien.
Quel Irak pour demain ?
L’avenir du Kurdistan dépendra donc autant de sa faculté à gérer une cohabitation politique en interne que de la reconstruction de l’Irak et de sa stabilisation politique. Empêtré dans des divisions confessionnelles, s’il veut survivre en tant qu’État-nation, l’Irak devra réussir à réconcilier chiites et sunnites en tirant un trait définitif sur son passé. C’est également la seule manière de couper l’herbe sous le pied de Daech, qui, même défait militairement, sera toujours une menace dans le cadre d’un prolongement d’une oppression confessionnelle sunnite. C’est le risque majeur pour l’Irak : prolonger les systèmes de domination qui gangrènent le pays depuis plusieurs dizaines d’années. Si les forces kurdes et irakiennes ont coopéré durant plusieurs années, c’est bien parce qu’elles avaient un « ennemi commun » : la disparition de cet ennemi commun a fait exploser en éclats les alliances d’hier, transformant alliés en adversaires. Les milices Hachd al-Chaabi sont officiellement sous l’autorité du gouvernement irakien, mais chacun sait qu’elles peuvent rapidement devenir incontrôlables et que quelques-unes de ses brigades sont directement pilotées depuis l’Iran.
Dans le cadre où une solution serait trouvée à la question kurde, qu’en sera-t-il des relations entre le gouvernement irakien et ses différentes factions ? Pourrait-on là aussi voir les alliés circonstanciels d’hier se transformer en ennemis du lendemain ? C’est un scénario plausible, étant donné que même dans le camp chiite, l’alignement sur la République islamique d’Iran n’est pas systématique et que les États du golfe sont en embuscade5. Si le schéma actuel de divisions communautaires venait à persister, une partition de l’Irak entre chiites et sunnites deviendrait inévitable. Par ricochet, cette option pourrait bien ouvrir une nouvelle porte aux Kurdes irakiens.
Toutes les photographies sont de l’auteur.
- Kurdistan sous administration turque.[↩]
- Mustafa Barzani, fondateur du PDK et père de Massoud Barzani.[↩]
- L’opération Anfal, menée en 1988 par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak, en quelques chiffres : 100 000 Kurdes tués, 3 000 villages rayés de la carte et les populations déportées dans des camps.[↩]
- Parmi les milices chiites, il existe un bataillon yézidi qui s’est engouffré rapidement dans la brèche provoquée par le retrait des Peshmergas.[↩]
- Lire Saif Eddine Al-Amri, « L’Arabie saoudite à la recherche d’alliés irakiens contre l’Iran », Orient XXI, 3 octobre 2017.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Kurdistan irakien : les enjeux d’un référundum », Laurent Perpigna Iban, septembre 2017
☰ Lire notre rencontre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre article « La démocratie radicale contre Daech » (traduction), Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre article « Rojava : des révolutionnaires ou des pions de l’Empire ? » (traduction), Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entretien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre histoire », mai 2017
☰ Lire notre entretien « Quelle révolution au Rojava ? » (traduction), avril 2017
☰ Lire notre article « Newroz, entre enthousiasme et incertitudes », Laurent Perpigna Iban, avril 2017
☰ Lire notre entretien « De retour de la révolution du Rojava » (traduction), mars 2017
☰ Lire notre entretien avec Gérard Chaliand : « Nous ne sommes pas en guerre », décembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Abbas Fahdel : « En Irak, encore dix ans de chaos », septembre 2015