Texte inédit | Ballast
Le 28 mai dernier, le président sortant Recep Tayyip Erdoğan remportait le second tour de l’élection présidentielle turque avec un peu plus de 52 % des voix. L’intéressait déclarait aussitôt : « Les seuls perdants sont les acteurs d’un scénario sombre contre la Turquie, les organisations terroristes, les LGBT… » En face d’Erdoğan — chef d’un parti islamiste, l’AKP, qui partage le pouvoir avec un parti fasciste, le MHP — se tenait le candidat laïc et unitaire de l’opposition : une opposition très relative, toutefois, puisque le chef de file du CHP, le parti historique d’Atatürk, se montre lui aussi favorable à toutes les menées militaires nationalistes et expansionnistes de l’État turc. Mais qui sont ces « terroristes » ? Les mouvements socialistes, féministes et écologistes kurdes, pour l’essentiel. Le pouvoir turc ne nie plus l’existence même des Kurdes ; il fait tout, en revanche, pour étouffer leurs revendications démocratiques et émancipatrices. En cela, Erdoğan s’inscrit dans la continuité des ses prédécesseurs. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il travaille à effacer les traces de leurs crimes : génocide des Arméniens ou assassinats de militants par les paramilitaires. La mémoire des morts peut être aussi dangereuse que la voix des vivants. Il faut qu’ils soient oubliés et que les tombes ne deviennent pas un lieu de ralliement. Un article du photojournaliste Loez.
En périphérie de la ville de Siirt, à l’est de la Turquie, en plein cœur des régions kurdes du Bakur, se trouve une petite vallée. Un cours d’eau s’étire au bas de ses pentes de terre argileuse, qui, comme partout dans la région, se couvrent d’une herbe verte au printemps. « Le sang coule des ruisseaux ici depuis longtemps / Les mères se lamentent chaque jour qui naît / Les jeunes mariées regardent la route, impuissantes », chante, lancinante, Ilkay Akaya1.
Cette vallée s’appelle Newala Qasaba — littéralement, la vallée des bouchers. Elle garde la sombre mémoire de massacres commis par la République turque. D’abord celui des Arméniens : de nombreuses victimes du génocide de 1915 y ont été enterrées en masse. Puis, soixante-dix ans plus tard, l’armée s’en est de nouveau servie dans la campagne de contre-insurrection menée envers le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lors de laquelle elle a vidé et détruit les villages pour couper la guérilla de ses soutiens. Elle y a enseveli les corps d’environ 300 Kurdes, combattants ou civils, exécutés en dehors de toute procédure légale. La dépouille de Mahsum Korkmaz, commandant de la première action armée du PKK le 15 août 1984, menée non loin, figurerait parmi les personnes enterrées. Le 22 avril 1989, le ruisseau a été fouillé pour la première fois et les ossements de huit personnes ont été trouvés en quelques heures. Les travaux d’excavation ont été arrêtés le jour même, sur ordre du bureau du gouverneur. Aucune recherche n’a été effectuée depuis lors.
Faire disparaître les crimes sous le béton
« On sait que des ossements y ont été trouvés, que des actes sombres y ont été commis. Ils essaient d’étouffer l’affaire en construisant des villas de luxe ici. »
Début 2023, la société WAR Yapı annonce à grands coups de panneaux publicitaires la mise en vente d’une centaine de villas de luxe qu’elle est en train de finir de construire à proximité de l’endroit. Un grand nombre de ces villas auraient été achetées par des policiers, des militaires et des membres de l’AKP, le parti d’Erdoğan. Personne n’est autorisé à s’approcher de la zone. Les travaux ont été autorisés par la municipalité de Siirt, dont les co-maires élus au nom du Parti démocratique des peuples (HDP)2 ont été limogés et remplacés par un administrateur nommé par l’État. Avant les villas, ce dernier avait déjà autorisé la construction d’une voie express et d’une académie de police ; après les villas, c’est un centre commercial qui est en projet. Mi-avril 2022, la nouvelle du début des travaux avait suscité l’indignation. Le député HDP Ömer Faruk Gergerlioğlu s’était rendu sur place avec une délégation d’autres élus. La police leur avait interdit l’accès à la zone. Pour le député, ce chantier est le résultat d’un partenariat capital-pouvoir. « Dans la conscience publique, c’est un endroit honteux. On sait que des ossements y ont été trouvés, que des actes sombres y ont été commis, que de terribles événements s’y sont produits. Ils essaient d’étouffer l’affaire en construisant des villas de luxe ici. »
Newala Qasaba n’est que l’un des 253 charniers recensés par la section de Amed (Diyarbakır, en turc) de l’association des droits humains Insan Haklari Dernegi (IHD), qui y a compté 3 248 dépouilles. De nombreux autres lieux où se trouvent les restes de massacre commis par l’armée ont été et sont toujours le cadre de grands projets de construction. L’édification de barrages hydrauliques est un autre moyen de masquer les traces des crimes commis par l’État et d’effacer les mémoires. Ainsi, le 12 décembre 2022, un grand nombre d’ossements humains ont été mis au jour après l’abaissement du niveau d’eau du barrage de Koçköprü construit sur le cours d’eau de la vallée de Zilan, près de Van, où des milliers de Kurdes ont été massacrés le 13 juillet 1930 suite à la révolte de l’Ararat. L’avocat de la branche de Van d’IHD, Jiyan Özkaplan, a raconté à l’agence Mezopotamya sa visite des lieux après avoir appris l’incident par la presse : « Dès que nous nous sommes dirigés vers l’endroit où l’eau du barrage s’est asséchée, nous sommes tombés sur les ossements. Les os étaient visibles à la fois en surface et lorsque nous avons fouillé le sol. Il y en avait tellement. Des centaines, peut-être plus car nous ne pouvions pas aller plus loin. Nous avons pris des photos, des vidéos. […] Nous avons trouvé des crânes, des mâchoires humaines, des colonnes vertébrales, des os. Après avoir enregistré les ossements, nous avons soumis une pétition de notification au bureau du procureur général d’Erciş. » Sans succès. Les autorités ne feront rien pour protéger les ossements et organiser des fouilles.
L’IHD lutte depuis de nombreuses années contre le secret d’État pour connaître les emplacements des tombes de masses. Serhat*3, enseignant un temps emprisonné, y travaille. « Depuis des années, IHD rappelle à l’État turc l’existence du protocole du Minnesota4 et l’exhorte à le respecter. En 1990, la Turquie a fait partie des pays à le signer. Malheureusement, l’État n’a jamais pris de mesures à ce sujet. Zilan, Newala Qasaba, Kulp Godrne et Alaca, les puits d’acide à Silopi et Cizre sont des charniers connus. Mais l’État tente d’empêcher qu’on y fasse des fouilles afin d’éviter que ses propres crimes ne soient révélés. Aujourd’hui, il veut éliminer la mémoire historique en construisant sur ces zones. » Soulignant que la République turque s’est construite sur le génocide des Arméniens et des Assyriens — du fait de sa volonté d’imposer une identité unique turque et sunnite —, Serhat* nous dit que la politique mémorielle de l’État a été appliquée dès ses débuts, dans le cadre de la mise en œuvre de l’assimilation des peuples vivant sur le territoire sous son contrôle. C’est ce qui explique d’ailleurs le refus de l’État turc de reconnaître le génocide arménien : il s’agit de l’un des piliers sur lequel le pouvoir s’est construit. Admettre le génocide, ce serait ébranler ses bases.5 « Les bâtiments construits sur les tombes des Arméniens et les tentatives de l’État de transformer les églises et les lieux de croyance (mosquées, institutions) leur appartenant en bâtiments étatiques ou en mosquées constituent une mise en pratique permanente de sa politique mémorielle. La politique d’islamisation et de turquification de l’Anatolie est le résultat de cette situation. Dans sa guerre de cent ans contre les Kurdes, ce système a également tenté de transformer ou de détruire leurs lieux. L’État n’a pas seulement éliminé tous ceux qui s’opposaient à lui : il a aussi éliminé la mémoire de la lutte. Malheureusement, la même conception perdure aujourd’hui. L’État a enseveli ceux qu’il a tués dans des fosses communes. Newala Qasaba est une d’entre elles. »
Il faudrait empêcher tout lieu de recueillement pour les martyrs de la lutte. Les cimetières où sont enterrés les combattant·es kurdes sont régulièrement détruits. En décembre 2017, l’État turc a ainsi ordonné la destruction du cimetière des martyrs de Garzan, dans la province de Bitlis, au Bakur. Des centaines de combattant·es kurdes des Forces de défense du peuple (HPG)6 y étaient enterré·es. Leurs corps ont été exhumés après la destruction du cimetière sur ordre du parquet d’Istanbul et emmenés au service médico-légal d’Istanbul. D’après l’agence de presse Mezopotamya, seuls 21 corps sur 282 ont par la suite été remis à des proches. Les 261 autres ont été enterrés dans le cimetière juif de Kilyos. Mais pas dans des tombes ordinaires : emballés dans des boîtes en plastique et empilés les uns sur les autres sous la chaussée d’un trottoir. À leur publication, les images ont fait scandale. Jusque dans les montagnes de Qandil, au nord de l’Irak, l’État turc cherche à détruire les cimetières du mouvement. Ainsi, le 18 février 2017, le cimetière Mehmet Karasungur, en territoire irakien, est bombardé. Il a été reconstruit depuis. Pour de nombreuses familles de combattant·es, c’est un lieu de pèlerinage important.
Refuser le droit au deuil
« La politique mémorielle de l’État turc ne concerne pas que le passé. Il a également cherché a faire disparaître les preuves des massacres qu’il a commis. »
La politique mémorielle de l’État turc ne concerne pas que le passé. Il a également cherché a faire disparaître les preuves des massacres qu’il a commis dans les grandes villes kurdes lors de la période de couvre-feu qui a duré de décembre 2015 à mars 2016, alors qu’une jeunesse kurde à bout avait déclaré l’autonomie dans plusieurs grandes villes du Bakur. C’est le cas à Sur, la vieille ville d’Amed. Alors que des familles de combattant·es qui y ont été tué·es attendent encore de récupérer les dépouilles de leurs proches, toute la zone touchée par les combats a été rasée. Sur les décombres, comme à Newala Qasaba, l’État turc a entrepris de reconstruire de luxueuses villas qui copient grossièrement les anciennes constructions détruites, pour transformer le quartier en attraction folklorique.
Après sept années de recherches, la famille Arslan a pu récupérer les restes de leur fils Hakan, tué à Sur. Mais les conditions dans lesquelles sa dépouille leur a été remise s’apparentent à de la torture psychologique. Ali Rıza et Melike, les parents de Hakan, en témoignent auprès de l’agence Mezopotamya. Sa mère explique qu’ils n’ont appris la nouvelle de sa mort que huit mois plus tard, ne sachant pas où il était. Des camarades de leur fils qui avaient survécu aux combats ont pu les informer de l’endroit où ils avaient enterré son corps. Bien qu’ils aient prévenu le procureur, il a refusé de l’exhumer. « Ils nous ont dit Votre fils n’existe pas
. Ses ossements ont été retrouvés lorsque les travaux de construction ont commencé à Sur », explique sa mère. Son père témoigne du calvaire pour récupérer les restes de leur fils : « J’ai dit au bureau du procureur que j’avais donné de mon ADN. Ensuite il a demandé un autre échantillon d’ADN, puis il a demandé l’ADN de sa mère. Nous avons attendu le corps pendant un an et huit mois au total. Si je n’avais pas donné mon ADN deux fois parce qu’ils n’avaient pas accepté le premier échantillon, et si je n’avais pas insisté, nous auraient-ils donné son corps ? Ils l’auraient emporté et l’auraient jeté quelque part. Ils ont jeté la plupart d’entre eux avec les gravas qu’ils ont retiré de Sur. Parfois, lorsque je me sentais mal, je disais : Dieu, ne m’enlève pas la vie avant que je retrouve mon enfant, laisse-moi le retrouver et ensuite, ôte-moi la vie. »
Puis, un jour, la police d’Erzurum — où vit Ali Rıza — l’appelle. « Les soldats m’ont demandé avec qui j’irai à l’enterrement. Ils m’ont demandé quel véhicule et quel itinéraire j’allais prendre. Ils m’ont aussi dit de venir au commissariat. Au poste de police, ils m’ont dit d’appeler la famille et de leur demander de creuser la tombe. » Alors que le père voulait prendre la route immédiatement, ils ont refusé qu’il aille chercher la dépouille de son fils avant que la tombe ne soit achevée. « J’ai appelé, j’ai dit Allez creuser la tombe, la police viendra la voir
. Ils sont allés creuser la tombe, la police est venue la voir et elle a pris des photos. » C’est à ce moment que Ali Rıza est autorisé à aller chercher le corps de son fils. Il se dirige d’abord vers l’institut médico-légal puis vers la morgue, avant d’apprendre que le corps est au palais de Justice. « Le greffier a apporté le document de livraison. J’ai signé deux papiers, il en a pris un lui-même et m’a tendu l’autre. J’ai regardé autour de moi, il m’a dit qu’il allait apporter le corps, je lui ai demandé si le corps était là, il m’a répondu oui. J’avais un avocat avec moi. Il m’a dit : Si vous le voulez bien, il y a un CD avec le corps, il faut que je le récupère.
Le corps est dans une boîte, dans un sac, comment allez-vous trouver le CD ? Il a ouvert le sac, et quand j’ai vu les os je me suis senti très mal. Je ne voyais plus rien. Il m’a donné un morceau de papier et m’a dit que c’était mon autorisation d’enterrement. Mon fils avait 22 ans : sept ans plus tard ils me l’ont rendu dans un sac. Je l’ai pris dans mes bras et je suis parti. Je ne sais plus ce qu’il s’est passé… Ils me l’ont donné dans un sac, dans une boîte, et m’ont dit Prends-le et va-t-en
. Je voulais qu’ils me le rendent, même si ce n’était qu’un doigt, je voulais qu’ils me le rendent pour que je puisse le mettre en terre, pour que nous puissions être en paix. Dieu merci, nous avons finalement reçu son corps. Mais ça n’aurait pas dû se passer ainsi, ils auraient dû livrer son corps dans un cercueil. »
Cette mise en scène macabre orchestrée par les autorités n’est pas un cas isolé. En 2020, le cas de Xalise Aksoy avait également fait grand bruit. Elle avait récupéré les restes de son fils, tué en 2017 dans la région de Dersim, dans une boîte sur laquelle les étiquettes des PTT montraient qu’elle avait été envoyée par la Poste. Ces pratiques font écho à celles des années 1990, où l’on pouvait voir à la télévision les corps mutilés de combattant·es kurdes tué·es par les forces de répression. Ces mises en scène ont vocation à punir les familles et à avertir les autres de ce qui les attend si un·e de leurs proches décide de rejoindre la résistance.
Funérailles sous pression
Les attaques des funérailles des militant·es politiques par les autorités turques sont courantes, tout comme celles dont l’État porte la responsabilité, comme l’assassinat des villageois de Roboskî en décembre 2011.
« L’armée bloque les funérailles et empêche de passer les personnes venues y assister. Elle tire des gaz lacrymogènes sur la foule. »
Le 23 décembre 2022, Emine Kara, Abdulrahman Kizil et Mîr Perwer sont assassinés au centre culturel kurde de Paris dans des circonstances obscures. Les funérailles des deux hommes doivent avoir lieu sur leur terre natale. Mais l’État turc n’entend pas laisser leurs proches leur rendre un dernier hommage en paix. L’armée bloque les funérailles et empêche de passer les personnes venues y assister. Elle tire des gaz lacrymogènes sur la foule qui tente d’accéder au village natal de Mîr Perwer, dans la région de Mus. À son arrivée à l’aéroport, la police s’est emparée du corps pour le transporter par un autre itinéraire que celui prévu. Seule la famille proche est autorisée à assister aux obsèques. Parmi la foule en colère, 31 personnes sont arrêtées. La famille d’Abdulrahman Kizil, elle, doit transporter son corps dans une camionnette après que les autorités ont refusé l’utilisation d’une ambulance. Le village où il est enterré est alors encerclé par les militaires.
L’État turc veut à tout prix empêcher que s’exprime la dimension politique des funérailles. Y participer peut d’ailleurs être motif à poursuites judiciaires et condamnation. La crainte d’un nouveau serhildan — littéralement : « soulèvement » — est sans doute bien présente à son esprit. Le 14 mars 1990, l’armée turque attaque les 5 000 personnes venues assister aux funérailles d’un combattant du PKK dans la ville de Nusaybin. Deux morts, dont un enfant. Commence alors une révolte de plusieurs jours qui s’étend de ville en ville, et culmine le jour de Newroz, le Nouvel An kurde. Plusieurs dizaines de milliers de Kurdes défilent aux cris de « Vive le Kurdistan ! », « À bas l’État ! », « Vive le PKK ! », « Vive l’indépendance ! » ou, tout simplement, « Assez ! ». C’est le début une série de soulèvements qui éclateront tout au long de la décennie, et seront sévèrement réprimés.
En février 2022, le député HDP de Diyarbakır, Hişyar Özsoy, a inscrit les attaques contre les cimetières et les funérailles à l’ordre du jour du Parlement. Dans sa motion parlementaire, Özsoy a demandé des explications au ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu. Soulignant la réaction dudit ministre suite à une profanation de sépulture dans un cimetière musulman en Allemagne, il lui demande d’avoir la même sensibilité quand des actes similaires se produisent en Turquie : « Le droit de respecter et d’enterrer les morts est reconnu en de nombreux endroits, des livres saints aux normes du droit humanitaire universel. Malgré cela, diverses formes de manque de respect et de violence à l’égard des morts se poursuivent sans relâche. […] L’enlèvement des corps du cimetière de Garzan sans le consentement de leurs familles et leur enterrement dans des boîtes sous les trottoirs du cimetière de Kilyos, l’attaque des funérailles de Hatun Tuğluk le 14 septembre 2017, la destruction des cimetières arméniens d’Ankara et de Van, la construction de toilettes sur celui de Van, l’attaque de la tombe d’Ece Dinç, qui a perdu la vie à Suruç, dans le cimetière de Karacaahmet, les interventions de la police aux funérailles de ceux qui ont perdu la vie dans les prisons ou lors de grèves de la faim, la destruction de pierres tombales portant des inscriptions en kurde à Diyarbakır et Bingöl, les corps traînés sur le sol comme celui de Hacı Birlik, les funérailles de femmes comme Kevser Eltürk et Taybet İnan, qui ont été exposées nues ou maintenues dans la rue à leur mort pendant une semaine, ne sont que quelques-uns des centaines d’exemples dont nous avons été témoins en Turquie ces dernières années. »
L’enterrement de Hakan Arslan a eu lieu le jour même, pour empêcher tout rassemblement. Son père encourage les autres familles à tenir bon : « Certaines familles n’ont toujours pas reçu les corps. Certaines n’ont aucunes nouvelles, d’autres n’ont reçu que les mains de leurs enfants, d’autres encore les pieds. Les familles qui se trouvent dans la même situation que moi, celles dont les enfants ont disparu, ne doivent en aucun cas abandonner leur lutte. »
« Nous demandons alors : si vous ne l’avez pas fait, expliquez qui l’a fait ou trouvez les auteurs. »
Déjà, au début du XXe siècle, les corps de Sheikh Saïd et Seyit Riza, leaders de deux importantes révoltes kurdes, n’ont pas été rendus aux familles afin que leur tombe ne devienne pas un lieu de mémoire. On ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de leurs restes. Ne pas rendre les dépouilles aux proches, empêcher les obsèques, c’est aussi les maintenir dans un état de doute et de douleur, dans un entre-deux qui ne permet pas de dépasser le deuil. C’est une tentative d’effacer la mémoire de celles et ceux qui se sont battu·es. C’est bien contre cette politique que se battent plusieurs associations en Turquie : l’IHD, mais aussi les Mères de la Paix et, plus récemment, l’association Mebya-Der au Bakur.
Résister aux politiques mémorielles de l’État
Leyla*, que nous avons rencontrée en 2021, est membre de Mebya-Der. Elle a perdu son frère aîné, combattant dans la guérilla. Elle nous parle des combats menés par l’association : « Celles et ceux qui ont perdu leurs proches s’adressent à l’institution, qui les aide. Pas seulement en participant aux funérailles et aux condoléances, mais aussi en étant aux côtés de la famille de toutes les façons possibles : fournir un soutien juridique, rassembler les familles, organiser des programmes de solidarité ou des activités — comme les visites aux familles. Notre travail évolue en fonction des situations. Il y a eu une brutalité intense récemment, des atrocités, des destructions de cimetière… Ce n’était pas dans notre programme mais nous avons été confrontés à ce manque de scrupules et de moralité qui n’a sa place dans aucun État de droit. Comme ces événements se répétaient dans de nombreuses provinces, des activités de surveillance, de nettoyage des cimetières, d’enlèvement des pierres tombales brisées ont été menés à la demande des familles. Les cimetières détruits ont été visités, des rapports ont été préparés. Les mesures juridiques nécessaires ont été prises et un suivi mis en place. Ça a été une telle contrainte que le ministère de l’Intérieur a dû déclarer qu’il n’était pas responsable de ces actes. Nous demandons alors : si vous ne l’avez pas fait, expliquez qui l’a fait ou trouvez les auteurs. »
La jeune femme explique pourquoi le soutien de l’association Mebya-der est important pour les familles, face à un État qui, comme dans le cas de la famille Arslan, leur fait payer l’engagement de leurs proches. « Des familles apprennent qu’un de leurs enfants est tombé martyr par l’État, d’autres via le site officiel des HPG ou à la télévision. Après avoir appris la nouvelle, les familles s’adressent au parquet du lieu du décès. Elles lui donnent un échantillon d’ADN et, lorsque le résultat est connu, ils appellent et envoient le corps à la famille. La torture proprement dite commence après. La famille veut organiser les funérailles et le deuil le plus tôt possible7, mais les formalités prennent beaucoup de temps. Alors que les résultats des tests ADN pourraient être disponibles en une journée, les familles doivent attendre des jours et des jours. Pendant ce temps, les corps sont enterrés provisoirement dans le cimetière des orphelins. Parfois, les autorités disent à la famille que la correspondance ADN n’est pas établie. Parfois, elles perdent des résultats ou des fichiers ADN. Nous rencontrons de nombreux cas de ce type. Les autorités veulent faire subir à toute une famille la même souffrance. Le but est de briser la volonté. » Et quand les prises d’ADN n’ont pu avoir lieu parce que les parents sont décédés, vivent à l’étranger ou que l’armée a laissé les corps sur place, les funérailles sont tout bonnement impossibles. Leyla constate que, bien que ces pratiques envers les défunts et leurs familles durent depuis longtemps, « selon la conjoncture politique, les postures se durcissent. La situation est devenue de plus en plus difficile au cours des six dernières années ».
Les mères jouent un rôle particulier dans la lutte contre l’oubli. « La communauté kurde s’est beaucoup battue pour la paix, comme toutes celles, tous ceux qui vivent la guerre au plus profond. L’initiative des Mères de la Paix, qui se compose de mères de martyrs, de détenus et de mères qui ne veulent pas de guerre, a été fondée pour ça. Nous, les mères, avons beaucoup souffert de la guerre et avons perdu ce qui nous est le plus précieux. Nous nous battons pour que les autres mères ne perdent pas d’enfants et que la guerre se termine. Lors de nombreuses cérémonies funéraires, les familles nous disent qu’elles ont payé un lourd prix dans de cette guerre et qu’aucune autre souffrance supplémentaire ne devrait être vécue. Nous avons encore des mères qui partent sans retrouver les tombes de leurs enfants, nous avons des mères décédées avant de voir la paix sur ces terres, nous avons des mères qui luttent depuis des années et ont été en prison… Il y a des mères qui sont en tête des listes de prisonniers malades… Malgré leur douleur, aucune d’entre elles n’abandonne son combat. Elles revendiquent l’héritage laissé par leurs enfants et veulent réaliser leurs rêves. L’État a peur d’une femme forte. Il est encore plus effrayé et hostile lorsqu’il s’agit d’une mère qui défend la juste cause de son enfant. Lors d’une opération contre notre association, Mère Hatun, 71 ans, et Mère Meryem, 79 ans, ont été arrêtées les premières. L’État n’aime pas les mères parce qu’il pense que c’est à cause d’elles si leurs enfants ont rejoint la lutte. »
« Les autorités veulent faire subir à toute une famille la même souffrance. Le but est de briser la volonté. »
Malgré la répression, les membres de Mebya-der continuent à lutter coûte que coûte, comptant sur la force donnée par le collectif pour tenir. « La fierté de la lutte que nous ont léguée les martyrs nous renforce et nous permet de surmonter ces moments difficiles. Nous sommes pleins d’espoir, notre cause est juste et nous sommes debout parce que nous avons la certitude que nous atteindrons notre but. » Face à un État qui veut faire oublier les morts afin d’effacer leurs combats, garder vivante la mémoire des « martyrs », c’est-à-dire celles et ceux qui ont perdu la vie dans la lutte pour défendre les droits du peuple kurde, devient une action de résistance. « Les martyrs et leurs familles ont une valeur importante dans toute lutte sociale, et c’est également le cas dans la lutte pour la liberté kurde. Si une famille a perdu ce qui lui est le plus cher dans la lutte pour la liberté et en prend soin, elle est précieuse pour la société kurde qui doit alors prendre soin d’elle », poursuit Leyla. Le mouvement kurde a ainsi développé une politique mémorielle où les commémorations, organisées de manière régulière, y compris après les funérailles, deviennent un moyen de lutter contre la volonté d’éradication des mémoires des États qui les oppriment, ainsi qu’une façon de faire vivre et perpétuer leur combat.
Honorer les martyrs, continuer le combat
« Les martyrs sont nos leaders, nous ne reculerons pas, nous ne nous agenouillerons pas, nous résisterons », avait écrit Sêal, combattante des Unités de défense des femmes (YPJ) au Rojava, dans son journal. Avant de mourir elle-même lors de la libération d’un village où les combattants de Daech s’étaient retranchés, elle avait commencé à coller sur un cahier des photos de combattant·es qu’elle avait connu·es, tombé·es martyr·es, ainsi que des fleurs séchées. Ronî, Harûn, Dersim, Têkoşer, Şahîn, Rizgar… Elle voulait raconter leur histoire. Elle repose aujourd’hui à côté de camarades venues du Bakur, tuées avec elle. Elles ont été enterrées sans la présence et loin de leurs familles, qui n’ont pas eu le droit de récupérer les corps.
Honorer les martyrs, c’est un engagement à continuer leur combat, et le maintenir ainsi vivant. En ce sens, ils sont aussi un pilier de la mémoire kurde. « Le travail politique du mouvement — contre le capitalisme, l’État et le patriarcat — est en partie un acte de vengeance pour les camarades tombés. Non pas un travail exécuté dans la rage, impulsivement, ou avec haine. Mais un travail politique qui construit lentement et se venge avec amour, en construisant un nouveau monde et en remportant de vraies victoires, et non en créant des cycles de violence », avance un texte rédigé par le mouvement des femmes kurdes.
Aucune glorification de la mort, donc.
Un détour par l’Inde et par la lutte des Naxalites8 racontée par l’anthropologue Alpa Shah9 permet de mieux saisir l’importance de la commémoration des martyrs dans un contexte où un peuple est soumis à la volonté d’éradication d’un État. Elle constate que les rituels du martyre « étaient la célébration la plus importante pour les Naxalites. La journée des martyrs marquait la mort de personnes qui avaient sacrifié leur vie pour créer un nouveau monde moral, les transformant en corps célestes immortels ouvrant la voie, transmettant les rêves d’une société future imaginée, confiant à d’autres le soin de les réaliser. Le martyr a transformé les émotions provoquées par la mort brutale de camarades de lutte d’une faiblesse sentimentale en une puissante force émotionnelle créatrice ».
« Le travail politique du mouvement — contre le capitalisme, l’État et le patriarcat — est en partie un acte de vengeance pour les camarades tombés. »
Des mots qui résonnent fortement dans le contexte de la lutte kurde. Lors des hommages aux martyrs, qu’il s’agisse de funérailles ou de commémorations, les orateurs reviennent sur la vie de la personne et rappellent les raisons qui l’ont amenée à s’engager, avant de valoriser son attitude dans la lutte et ses qualités. Le discours se termine généralement sur un appel à reprendre la lutte de la personne décédée, et à la porter plus loin encore. Le slogan Şehid namirîn (« Les martyrs ne meurent jamais ») scandé avec autant d’émotion que de détermination au fond de la gorge, doigts tendus en signe de la victoire, et les tililis des femmes, viennent conclure la cérémonie. Si les martyrs sont aussi présents au sein du mouvement, c’est aussi qu’ils représentent, à l’image de ce qu’Alpa Shah décrit chez les Naxalites, « les points d’ancrage qui ancraient le monde futur imaginé dans la réalité quotidienne. Les martyrs donnaient à la vie la permanence transcendante nécessaire pour pénétrer le monde présent avec des idées du monde futur extraordinaire que les guérilleros voulaient créer. Le fardeau des martyrs contenait un héritage ; c’était le moyen par lequel les membres du mouvement cherchaient à s’améliorer constamment ; c’était l’essence de ce que signifie être l’homme parfait ».
En réaction au traitement réservé par les autorités à la famille Arslan, la députée Leyla Güven, condamnée à vingt-deux ans de rétention en 2020, a écrit depuis sa cellule de la prison d’Elazig un texte sur les attaques de l’État turc contre les funérailles. « Les gouvernants, fous de ne pouvoir vaincre le peuple kurde, dont la langue, la culture et l’identité ont été niées et qui résiste à cette négation depuis des années, ont perdu la tête. C’est pourquoi ils ont eu recours à toutes sortes de méthodes illégales. Comment exprimer autrement l’envoi de funérailles par colis cargo ? Dans les pays du monde d’aujourd’hui, il y a l’horreur qu’Israël inflige au peuple palestinien et à ses funérailles, et la brutalité que la Turquie inflige au peuple kurde et à ses funérailles ! Ces deux exemples sont le fruit de la même mentalité. Ce qui est remarquable, c’est que le monde entier reste silencieux face à ce que vivent les peuples kurdes et palestiniens au nom de ses propres intérêts. Notre peuple a été confronté à toutes sortes de souffrances dans sa lutte légitime et juste. Cependant, ce peuple a transformé sa douleur en pouvoir et est devenu conscient, organisé, et a donné la priorité à des valeurs universelles. »
Et, après avoir constaté que l’État turc, plutôt que de travailler à une solution politique à la question kurde, ne faisait que répéter des méthodes de guerre psychologique qui s’étaient déjà montrées inefficaces par le passé à ébranler la détermination des Kurdes à lutter pour leurs droits, Leyla Güven conclut : « ces méthodes sont vaines ».
« Newala Qasaba
Le vent a porté l’odeur du thym, du basilic et du tabac de contrebande.
Des petites fenêtres hautes des maisons à toit bas
Des lumières blafardes se répandaient dans la nuit.
Les aboiements des chiens se mêlaient aux peurs et alimentaient les angoisses.
Puis des coups de feu indistincts sont venus des montagnes.
Au bout des canons des cœurs ont palpité…
Des lamentations ont résonné vers les montagnes.
Des portes ont été brisées et saccagées, les amours, les espoirs
et tout ce qui est humain…
Et le sang a coulé de nos ruisseaux.
Zilan, Munzur, Nevala Kasaba…
Et de tous les cours d’eau de mon pays.
La douleur est restée dans ce paysage…
Pas une âme n’a entendu nos cris.
Et nous sommes tombés amoureux des montagnes,
au matin des nuits de cauchemar.
Il est resté aux Kurdes à résister.
Un autre nom de la vie, c’est la résistance… »
Musa Anter
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Chanteuse révolutionnaire turque née en 1964 : elle a commencé sa carrière musicale avec Grup Yorum avant de cofonder Grup Kızılırmak.[↩]
- Le HDP est la principale force d’opposition progressiste en Turquie. Il regroupe des partis de gauche et écologistes turcs autour du parti pro-kurde BDP et mène un combat articulé autour de l’autonomie démocratique, les droits des minorités et des femmes et l’écologie. Aux élections de 2023, menacé par une procédure de dissolution entamée par le pouvoir turc, il est substitué par le Yesil Sol Parti.[↩]
- Tous les noms suivis d’une astérisque ont été modifiés.[↩]
- Convention internationale relative aux enquêtes sur les décès résultant potentiellement d’actes illégaux.[↩]
- Sur le sujet de la mémoire du génocide arménien, lire Nazli Temir Beyleryan : La Mémoire collective des Arméniens de Turquie. Du génocide au mémoricide (L’Harmattan, 2023).[↩]
- Branche armée du PKK.[↩]
- Pendant trois jours, les proches de la personne décédée peuvent visiter sa famille pour lui présenter leurs condoléances.[↩]
- Le naxalisme est un mouvement de guérilla en Inde d’inspiration maoïste, visant à permettre un libre accès aux ressources naturelles à des populations souvent négligées et maltraitées par l’État central indien. Le mouvement tire son nom du village de Naxalbari au Bengale occidental, où il est né dans les années 1960. La guérilla naxalite est active à l’est et au nord-est de l’Inde.[↩]
- Alpa Shah, Le Livre de la jungle insurgée, Éditions de la dernière lettre, 2022.[↩]
REBONDS
☰ Voir notre portfolio « Newroz, ou le droit d’exister », Wad, mai 2023
☰ Lire notre traduction « Dix ans de révolution : la leçon du Rojava », Matt Broomfield, avril 2023
☰ Voir notre portfolio « Turquie : après le séisme », Loez, mars 2023
☰ Lire notre traduction « La prisonnière politique Leyla Güven s’adresse au monde », avril 2022
☰ Lire notre article « Pour Sêal », Loez, octobre 2021
☰ Lire notre article « Coopératives de femmes et démocratie locale au Rojava », Loez, mai 2021