Kurdistan Nord : une ferme écologique en résistance


Texte inédit pour le site de Ballast

Dans une Turquie domi­née par le régime d’Erdoğan et ses pro­jets déme­su­rés de grands tra­vaux publics, l’écologie est, là aus­si, un champ de bataille. Des résis­tances locales se struc­turent tout par­ti­cu­liè­re­ment dans les régions kurdes, tou­chées plus dure­ment que les autres par une exploi­ta­tion que le mou­ve­ment éman­ci­pa­teur kurde qua­li­fie de « colo­niale ». Aux envi­rons de la ville d’Amed (Diyarbakır, en turc), des acti­vistes du Mouvement éco­lo­giste de Mésopotamie s’organisent mal­gré la répres­sion pour faire vivre une ferme éco­lo­gique et y pré­ser­ver des savoirs his­to­riques et des semences locales. Reportage. ☰ Par Loez


La route file droit au milieu des col­lines, ruban de gou­dron tra­ver­sant des champs nus aux teintes jaunes et mar­rons mouillés par la pluie d’une après-midi d’automne. Peu d’arbres dans ce pay­sage, si ce n’est, par­fois, un feuillu soli­taire au milieu d’un champ. On devine qu’il offre en été un coin d’ombre salu­taire aux bêtes et aux humains. La « ferme éco­lo­gique », pro­jet de la Commission nour­ri­ture et agri­cul­ture de l’antenne locale du Mouvement éco­lo­giste de Mésopotamie, se situe légè­re­ment en hau­teur sur une petite col­line. Attendant le début d’un ate­lier, quelques per­sonnes assises près d’un feu dis­cutent autour d’un thé à l’abri d’un toit de tôle et d’une bâche tirée. La moyenne d’âge se situe dans la tren­taine. Quelques enfants s’amusent. Chats et chiens viennent cher­cher des caresses ; les nom­breux din­dons du pou­lailler gloussent.

« Parfois, il faut tâton­ner et expé­ri­men­ter pour retrou­ver la bonne manière de culti­ver des graines que plus per­sonne n’utilise. »

Cela fait main­te­nant quinze ans que Zeki, vété­ri­naire d’une qua­ran­taine d’années, fou­lard aux cou­leurs kurdes enrou­lé autour du cou et cas­quette à l’envers vis­sée sur la tête, a ache­té ce ter­rain agri­cole à une poi­gnée de kilo­mètres d’Amed, un peu au-des­sus de l’université de Dicle. Il y exer­çait jusqu’à ce qu’il en soit limo­gé en 2017, pris dans la vague de répres­sion qui a sui­vi la ten­ta­tive avor­tée de coup d’État en Turquie, en juillet 2016. La colère d’Erdoğan a alors frap­pé toutes les forces d’opposition, en par­ti­cu­lier dans les régions kurdes — les maires élu·es du HDP [Parti démo­cra­tique des peuples] ont été des­ti­tués et rem­pla­cés par des admi­nis­tra­teurs d’État ; des fonc­tion­naires ont été limo­gés, notam­ment les syn­di­qués ; nombre d’associations fer­mées par décret. Le centre éco­lo­gique d’Amed y a, lui, échap­pé. « J’ai tout le temps aimé la terre. Jusqu’à l’âge de 6 ans je vivais au vil­lage. Ici, il y a 15 ans, il n’y avait pas d’eau. Nous avons cher­ché un autre endroit pour culti­ver, mais sans suc­cès. Nous sommes donc reve­nus ici. » Il y a cinq ans, avec l’aide de Bishar, un membre du Mouvement éco­lo­giste de Mésopotamie, Zeki a déci­dé de faire de ses trois dönem de terre (3 000 m2) un lieu d’expérimentation éco­lo­gique et de sau­ve­garde des semences. Ensemble, les deux hommes sont allés à la ren­contre des per­sonnes âgées dans les vil­lages ain­si que dans les quar­tiers popu­laires des villes, où beau­coup ont été for­cées de s’installer dans les années 1990, lorsque le gou­ver­ne­ment turc pra­ti­quait une poli­tique de la terre brû­lée dans sa lutte contre la gué­rilla du PKK [Parti des tra­vailleurs du Kurdistan]. Aux ancien·nes, ils ont deman­dé com­ment elles et ils culti­vaient la terre autre­fois, avant que les semences hybrides et les engrais chi­miques ne deviennent la norme. Parfois, ils ont décou­vert des trésors.

Une vieille femme d’un vil­lage de la val­lée de la Dicle (le Tigre), âgée de plus de 90 ans, leur a don­né une chaus­sette rem­plies de graines qu’elle conser­vait pré­cieu­se­ment. Ils les ont fait pous­ser, et ont obte­nu des blés qu’ils ne recon­nais­saient pas. Interrogé, un ingé­nieur agro­nome leur a dit qu’il n’était pas pos­sible que les graines uti­li­sées donnent ce type de blé ; ils sont alors retour­nés voir la vieille femme, qui leur a expli­qué que selon la richesse du sol, l’épi de blé adop­tait une forme et une cou­leur dif­fé­rente — en l’occurrence, selon elle, ils avaient récol­tés le meilleur blé pos­sible. Parfois, il faut tâton­ner et expé­ri­men­ter pour retrou­ver la bonne manière de culti­ver des graines que plus per­sonne n’utilise. « On ne sait pas encore ce dont les graines ont besoin pour don­ner une bonne récolte », avance Zeki. « On essaie jusqu’à ce qu’on y arrive. Par exemple, on a essayé un type de pas­tèque. La pre­mière année ça n’a pas mar­ché. Ensuite elles ont pous­sé, mais en uti­li­sant beau­coup d’eau, alors qu’on nous a dit que cette varié­té pous­sait avec très peu d’eau. » La conser­va­tion des grains par les vil­la­geoises — ce rôle étant sou­vent dévo­lu aux femmes — n’est plus si cou­rante : les per­sonnes vieillissent et les jeunes ne s’y inté­ressent pas, regrette Zeki. « Un jour, un homme âgé venu nous voir a dit qu’ici le blé sen­tait comme avant. Il n’y a rien de chi­mique », raconte-t-il. « La men­ta­li­té a chan­gé. Les gens ne se pré­oc­cupent pas de faire eux-mêmes les choses, ils pré­fé­rèrent ache­ter ce qui vient de l’extérieur et qui leur paraît mieux. Ça fait vingt ans envi­ron que les fer­miers ont com­men­cé à ache­ter leurs graines à l’extérieur. »

[Octobre 2021, Amed : graines locales conservées dans la ferme écologique | Loez]

Une libéralisation accentuée par l’adhésion à l’UE

Jusqu’en 1980, l’État turc était for­te­ment impli­qué dans la pro­duc­tion agri­cole1. Les semences étaient dis­tri­buées gra­tui­te­ment, ou presque, aux petits fer­miers ; effet col­la­té­ral : la mar­gi­na­li­sa­tion de l’utilisation de semences locales rem­pla­cées par des semences hybrides choi­sies par l’État. Les années 1980 ont mar­qué un tour­nant néo­li­bé­ral pour l’agriculture. L’État s’est désen­ga­gé au pro­fit du sec­teur pri­vé. Le prix des semences n’est plus régu­lé, ni leur impor­ta­tion. Les com­pa­gnies pri­vées ont alors com­men­cé à béné­fi­cier d’avantages, comme des cré­dits à taux bas. Les sub­ven­tions accor­dées aux agri­cul­teurs se sont raré­fiées, pro­fi­tant sur­tout aux grosses exploi­ta­tions indus­trielles. Malgré ces faci­li­tés, la main­mise pri­vée sur le mar­ché des graines s’est opé­rée len­te­ment, les fermes d’État four­nis­sant encore bon nombre de semences. Mais, en 2006, dans le cadre du pro­ces­sus d’adhésion à l’Union euro­péenne, la Turquie a adop­té une nou­velle loi sur les semences agri­coles qui a mar­qué une étape déci­sive dans le pro­ces­sus de déré­gu­la­tion et de pri­va­ti­sa­tion de la pro­duc­tion agri­cole. Cette loi a acté le désen­ga­ge­ment de l’État, tout en accen­tuant le contrôle du sec­teur par les grandes com­pa­gnies agro-ali­men­taires. D’une part, la vente de semences locales est inter­dite et cri­mi­na­li­sée. Les fer­miers qui sou­haitent conti­nuer à les uti­li­ser ne peuvent désor­mais que les don­ner ou les échan­ger, mais pas les vendre — une loi qui existe aus­si en France2.

« En 2006, dans le cadre du pro­ces­sus d’adhésion à l’Union euro­péenne, la Turquie a adop­té une nou­velle loi sur les semences agri­coles qui a mar­qué une étape déci­sive dans le pro­ces­sus de déré­gu­la­tion et de pri­va­ti­sa­tion de la pro­duc­tion agricole. »

D’autre part, le contrôle et la régu­la­tion des semences employées est délé­gué aux entre­prises, à tra­vers la créa­tion d’une asso­cia­tion des pro­duc­teurs de semences, TURKTOB. Cette loi s’inscrit dans une dyna­mique mon­diale de contrôle du sec­teur agro-ali­men­taire par les mul­ti­na­tio­nales. Les effets de ce chan­ge­ments de légis­la­tion sont immé­diats. De 3 % en 1995, la part des com­pa­gnies pri­vées dans la vente de semences de blé passe à 69 % en 2017, et les mon­tants des impor­ta­tions et des expor­ta­tions de semences cer­ti­fiées explosent. Parallèlement, d’importants moyens ont été mis en œuvre pour pro­mou­voir auprès des fer­miers l’usage des semences hybrides com­mer­ciales, et dis­cré­di­ter les semences locales. Utiliser ces der­nières est ain­si deve­nu un sym­bole d’échec, d’arriération. Pour être moderne, il faut ache­ter des semences hybrides, cer­ti­fiées par les grandes com­pa­gnies inter­na­tio­nales, à la ren­ta­bi­li­té plus grande — au détri­ment de pro­prié­tés nutri­tion­nelles, gus­ta­tives, et au prix d’une fra­gi­li­sa­tion des cultures, ren­dues plus sen­sibles aux attaques de para­sites ou d’insectes du fait de leur uni­for­mi­sa­tion, obli­geant ain­si à une sur-uti­li­sa­tion de pesticides.

Face à cette néo­li­bé­ra­li­sa­tion de l’agriculture qui a pré­ca­ri­sé encore davan­tage la petite pay­san­ne­rie, impor­tante dans le pays, un mou­ve­ment de résis­tance a com­men­cé à émer­ger au début des années 2000. Partout dans le pays, des agri­cul­teurs et des agri­cul­trices, des militant·es éco­lo­gistes, se sont mobilisé·es pour ten­ter de faire revivre l’utilisation de semences locales, ain­si que les ain­si que leur col­lecte et leur sau­ve­garde — un vrai défi face à l’emprise de semences hybrides qui conta­minent, par la dif­fu­sion des pol­lens, les champs replan­tés avec des graines locales. Parmi ces militant·es, on trouve notam­ment un public urbain, de classe moyenne, des tren­te­naires et qua­ran­te­naires qui s’affairent à créer des ponts entre villes et cam­pagnes afin, notam­ment, de per­mettre la dis­tri­bu­tion des pro­duits des petits pro­duc­teurs. Ces der­niers sont en effet écra­sés par l’accaparement des mar­chés par des gros dis­tri­bu­teurs qui fixent les prix, tou­jours à la baisse, méca­nisme qui s’est géné­ra­li­sé paral­lè­le­ment à la pri­va­ti­sa­tion du mar­ché des graines.

[Octobre 2021, Amed : atelier de confection de crème pour le corps | Loez]

Un centre écologique et social

Cette dyna­mique se retrouve dans le Mouvement éco­lo­giste de Mésopotamie et son antenne locale à Amed. Beaucoup des béné­voles sont né·es dans les vil­lages et ont rejoint les villes suite à la guerre, dans les années 1990, ou tout sim­ple­ment par obli­ga­tion éco­no­mique. Ils et elles gardent sou­vent une nos­tal­gie de la vie au vil­lage, par­fois idéa­li­sée. « Le goût d’une tomate que j’ai man­gée ici m’a rap­pe­lé mon enfance », se sou­vient Siyabend, barbe noire four­nie et longs che­veux noués en chi­gnon. Il dit avoir rejoint le pro­jet pour apprendre et trans­mettre des connais­sances sur l’écologie. Pour lut­ter contre l’emprise de l’agriculture indus­trielle, la ferme éco­lo­gique donne des pieds de tomate, court-cir­cui­tant ain­si la com­mer­cia­li­sa­tion des semis hybrides. Les fer­miers viennent des vil­lages voi­sins ou de plus loin pour les récu­pé­rer. C’est l’occasion de ren­con­trer et d’échanger avec les militant·es éco­lo­gistes. « En même temps qu’on donne les pieds, on montre aux fer­miers com­ment récu­pé­rer leurs propres graines », raconte Zeki. Plusieurs cen­taines de mil­liers de pieds de tomates ont ain­si été dis­tri­bués. Cette année, les éco­lo­gistes ont éga­le­ment don­né des graines de blé, mais les récoltes sont moins impor­tantes — seul un dönem a été cultivé.

» Pour lut­ter contre l’emprise de l’agriculture indus­trielle, la ferme éco­lo­gique donne des pieds de tomate, court-cir­cui­tant ain­si la com­mer­cia­li­sa­tion des semis hybrides. »

Les graines, richesse de la ferme, sont soi­gneu­se­ment conser­vées et inven­to­riées dans une mai­son aux murs de terre et de paille, avec une seule fenêtre pour évi­ter que la lumière ne les abîme. Un recoin avec des mate­las per­met à Zeki ou Bishar d’y pas­ser la nuit. Un petit poêle à bois main­tient une tem­pé­ra­ture douce. Le temps est plu­vieux ; au seuil de la mai­son, on enlève la boue de ses chaus­sures sur une grille en fer avant de les reti­rer et de les lais­ser à l’entrée. Près de la porte, un tableau en bois repré­sen­tant Shamahran3 est incrus­té dans le mur.

Au-delà des pro­jets éco­lo­giques, la ferme est éga­le­ment un lieu social. Différents ate­liers sont orga­ni­sés, visant à rame­ner des per­sonnes pour les sen­si­bi­li­ser à la ques­tion éco­lo­gique. Çilem, pen­chée au des­sus d’un réchaud à gaz où une pré­pa­ra­tion chauffe au bain-marie, explique à une dizaine de per­sonnes venues pour l’occasion com­ment réa­li­ser une crème pour la peau à base d’huiles végé­tales. Dans l’assistance atten­tive on trouve notam­ment deux sœurs, réfu­giées kurdes de Syrie ins­tal­lées dans les envi­rons depuis quelques années et qui viennent régu­liè­re­ment à la ferme. La pré­sen­ta­tion est ensuite sui­vie d’un cours de yoga. Du fait du mau­vais temps, la séance axée sur la res­pi­ra­tion aura lieu dans l’herboristerie, où un méde­cin tra­vaille à déve­lop­per des remèdes natu­rels. Les herbes qui sèchent sur des claies ou pen­dues au pla­fond par­fument sub­ti­le­ment l’atmosphère. Au cours des dis­cus­sions, une des par­ti­ci­pantes évo­que­ra ses dif­fi­cul­tés à dor­mir, l’esprit sans cesse pré­oc­cu­pé : par sa famille, par la crise éco­no­mique qui touche dure­ment la popu­la­tion, par l’impasse poli­tique dans laquelle se trouve le peuple kurde… Si Zeki et Bishar viennent tous les jours, ils peuvent comp­ter ponc­tuel­le­ment sur l’aide d’une bonne quin­zaine de béné­voles qui les ont aidés à amé­na­ger les lieux. Une cabane en bois a d’abord été construite, puis la mai­son, le pou­lailler, la serre, l’herboristerie. Des pan­neaux solaires four­nissent l’électricité et un son­dage a per­mis de décou­vrir une source d’eau qui ali­mente le ter­rain. Les terres sont culti­vées de manière clas­sique ; dans la serre poussent toutes sortes de salades et de plantes. Parfois, les éco­lo­gistes louent d’autres champs aux alen­tours pour leurs cultures.

[Avril 2021, Amed : les jardins de Hevsel, zone protégée par l’Unesco, autrefois source de fruits et légumes pour la ville d’Amed | Loez]

Agriculture industrielle et sécheresse

L’impact de la libé­ra­li­sa­tion du sec­teur agri­cole est par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible au Kurdistan, région qui n’a pas autant béné­fi­cié que d’autres de la méca­ni­sa­tion intro­duite dans les années 1960 : énième décli­nai­son d’une poli­tique de sous-déve­lop­pe­ment des régions kurdes assu­mée par l’État turc. Dans les années 1990, les forces armées turques ont vidé et rasé près de trois mille vil­lages. D’autres ont été et conti­nuent à être englou­tis sous les eaux lors de la mise en ser­vice des dizaines de bar­rages construits dans le cadre des pro­jets GAP et DAP4. Cela a cau­sé un impor­tant exode rural et un effon­dre­ment du nombre de paysan·nes, avec pour consé­quence une agri­cul­ture locale trop peu déve­lop­pée pour répondre aux besoins de la popu­la­tion, tant en termes d’exploitation que de dif­fu­sion. D’après Vahap, mili­tant éco­lo­giste à Amed, « les fruits et légumes dans les super­mar­chés sont des pro­duits impor­tés d’autres régions ou de l’extérieur. Bien évi­dem­ment ce sont des pro­duits qui ont pous­sé à l’aide de pes­ti­cides, d’engrais chi­miques : ils sont mau­vais pour la san­té. La plu­part des fruits et légumes ven­dus à Diyarbakır sont comme ça. Aujourd’hui, à Diyarbakır, il y a de l’agriculture, certes, mais que ce soient les légumes ou les fruits, ils sont insuf­fi­sam­ment culti­vés. » Ceux-ci viennent prin­ci­pa­le­ment des régions d’Adana et de Mersin, dont l’ensoleillement impor­tant et le cli­mat plus humide en ont fait des lieux de choix pour le déve­lop­pe­ment d’une pro­duc­tion agri­cole mas­sive, à grand ren­fort d’intrants chi­miques et au détri­ment des res­sources aquifères.

« L’agriculture indus­trielle fait des ravages sur l’environnement. Les périodes de séche­resses deviennent de plus en plus longues et fré­quentes et les res­sources en eau sont de plus en plus touchées. »

L’agriculture indus­trielle fait des ravages sur l’environnement, comme nous l’explique un acti­viste éco­lo­giste de Mardin, ville proche de la fron­tière syrienne, dans une région chaude. Les périodes de séche­resses deviennent de plus en plus longues et fré­quentes et les res­sources en eau sont de plus en plus tou­chées. L’année 2021 a été l’une des pires à ce sujet, avec peu de pré­ci­pi­ta­tions et de longues vagues de cha­leur, et donc pour consé­quence de faibles récoltes. Le mili­tant est caté­go­rique : « Depuis vingt-cinq ans, le prin­ci­pal pro­blème dans la région de Mardin est l’eau. Par exemple, la crique dans laquelle je nageais et pêchais durant mon enfance est tota­le­ment assé­chée. Pourquoi ? C’est à cause de la domi­na­tion de l’agriculture indus­trielle dans la plaine. L’industrie veut pro­duire tou­jours plus. Plus il y a de pro­duc­tion, plus il faut pui­ser l’eau. À la fin du prin­temps, les sources s’assèchent com­plè­te­ment. La séche­resse aug­mente de plus en plus. Bien enten­du, l’agriculture indus­trielle pour­suit sa poli­tique de pro­duc­tion vu que les agri­cul­teurs sont endet­tés. Ils creusent tou­jours plus pro­fond pour trou­ver de l’eau. Parfois, nous plai­san­tons, nous disons que s’ils conti­nuent, ils tom­be­ront sur du pétrole. Nous fai­sons part de nos inquié­tudes lors de nos conver­sa­tions avec les agri­cul­teurs, nous expli­quons que ce n’est pas tenable sur la durée. »

L’uniformisation des cultures vou­lue par l’industrie ali­men­taire, dans un sou­ci de pro­duc­ti­vi­té et de ren­de­ment éco­no­mique, est poin­tée du doigt. « Il existe une dizaine de varié­tés de tomates à Mardîn. Si vous ne les ven­dez pas dans les deux jours qui suivent la cueillette, elles pour­rissent. La tomate d’ici a une croûte fine, sa tex­ture est dif­fé­rente, mais sa saveur et son arôme sont excel­lents. Les super­mar­chés ne les acceptent pas car elles périment vite. Mais quelque chose qui reste long­temps sur l’étagère d’un rayon signi­fie que nous pro­dui­sons plus que ce dont nous avons besoin. Nous sur­ex­ploi­tons la nature. On s’habitue faci­le­ment à faire nos courses dans des super­mar­chés. Nous per­dons la culture des mar­chés locaux, qui dis­pa­raissent pro­gres­si­ve­ment parce que lorsque vous main­te­nez le mar­ché local debout, les grands com­merces sont tou­chés et l’État perd de son contrôle. La vente de légumes, hors grandes sur­faces, est deve­nue qua­si impos­sible. L’État dit au peuple qu’il ne doit pas man­ger des pro­duits qui ne passent pas sous son contrôle. Avec le pro­ces­sus d’adhésion à l’Union euro­péenne, les grandes sur­faces se sont répan­dues, fai­sant dis­pa­raître les petits agri­cul­teurs. En véri­té, le seul moyen de sor­tir de la pan­dé­mie et de la famine est la petite agri­cul­ture, car elle s’autorégule. Quand l’agriculture est indus­tria­li­sée, vous consom­mez des pro­duits chi­miques, vous tuez les insectes avec des pes­ti­cides chi­miques, vous per­tur­bez ain­si l’équilibre natu­rel. » La ferme éco­lo­gique de Diyarbakır est un exemple par­mi d’autres des résis­tances locales qui ont émer­gé. Mais, contrai­re­ment à l’ouest du pays, la résis­tance éco­lo­gique est, dans les régions kurdes, l’une des com­po­santes d’une lutte plus géné­rale pour le droit à l’auto-détermination du peuple kurde. L’écologie consti­tue, avec la démo­cra­tie locale et directe et l’émancipation des femmes, un des piliers du pro­jet de confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique adop­té par les forces poli­tiques et civiles majo­ri­taires du mou­ve­ment kurde, dans les régions occu­pées et gérées de manière colo­niale par l’État turc. À ce titre, le Mouvement éco­lo­giste de Mésopotamie subit lui aus­si la répres­sion des auto­ri­tés : arres­ta­tions de militant·es, peines de pri­son, pres­sion poli­cière lors des enquêtes de ter­rain… Les pro­jets mis en place s’en voient affectés.

[Juin 2014, région de Mardin : saison des moissons dans les vastes plaines cultivées de semences hybrides | Loez]

Coordonner les résistances

Avant la construc­tion de la ferme, le centre éco­lo­gique de Diyarbakır avait ini­tié d’autres actions. En 2014, des jar­dins col­lec­tifs ont vu le jour dans le camp de réfu­giés « Shengal », ouvert pour accueillir les mil­liers de Yézidis ayant fui les mas­sacres après l’attaque, en août 2014, de Daech sur la ville de Shengal, à la fron­tière ira­ko-syrienne. Puis d’autres jar­dins par­ta­gés ont été créés dans la ville même d’Amed, entre­te­nus pen­dant cinq ou six ans avant d’être détruits par l’administrateur d’État au ser­vice du pou­voir qui a rem­pla­cé les maires démo­cra­ti­que­ment élus. Le nou­veau pou­voir muni­ci­pal n’encourage guère la pré­ser­va­tion des terres et le déve­lop­pe­ment éco­lo­gique. Dans le sillage de la poli­tique natio­nale, il délivre à tout va des per­mis de construire, qui font explo­ser les prix des ter­rains : si à l’époque, Zeki a payé 30 000 TL sa terre, l’équivalent de 3 000 dol­lars, elle vaut aujourd’hui 150 000 TL, soit 15 000 dol­lars. Préserver une terre agri­cole de sa trans­for­ma­tion en ter­rain construc­tible consti­tue donc éga­le­ment un acte de résis­tance. Ismaïl jus­ti­fie son enga­ge­ment éco­lo­gique par le fait que l’environnement est désor­mais un champ de bataille, en par­ti­cu­lier dans les régions kurdes. « Nous vivons ici. Dans le pas­sé, nous n’entendions que le bruit des fusils, mais aujourd’hui il y a aus­si une forme de ter­ro­risme ali­men­taire : l’alimentation est uti­li­sée comme une arme. » L’autonomie ali­men­taire est dès lors un enjeu impor­tant de lutte.

L’action de l’État turc sur l’environnement ne se limite pas à l’agriculture. La façon dont il s’accapare des terres, les détruit et mani­pule la nature pour asseoir son contrôle mili­taire des régions où le peuple résiste, ou au pro­fit des inté­rêts de grandes com­pa­gnies proches du pou­voir a fini par ne plus être can­ton­né aux régions kurdes. Barrages noyant des vil­lages, incen­dies de forêt, car­rières sau­vages… La même poli­tique est employée à pré­sent dans d’autres régions. L’écologie est deve­nue un enjeu natio­nal ; dif­fé­rents mou­ve­ments locaux par­ta­geant des valeurs com­munes, pro­gres­sistes et anti­ca­pi­ta­listes, ont fini par se regrou­per au sein d’une union éco­lo­giste d’envergure natio­nale afin de par­ta­ger leurs expé­riences de lutte, comme le détaille le même mili­tant de Mardin : « L’union éco­lo­giste ras­semble envi­ron soixante-huit com­po­santes de dif­fé­rentes régions. Tout comme le mou­ve­ment des femmes, le mou­ve­ment éco­lo­gique touche tout le monde et néces­site une orga­ni­sa­tion com­mune. Par exemple, lorsqu’un bar­rage est en cours de construc­tion à Artvin5, nous ne disons pas que ce bar­rage ne nous concerne pas. Bien au contraire, il affec­te­ra cette région comme le reste. C’est un tout. Cette union n’est pas une asso­cia­tion, elle n’a pas de repré­sen­tant juri­dique. Nous tra­vaillons ensemble pour agir de manière orga­ni­sée. C’est un pas énorme pour la Turquie et nous réus­sis­sons à tou­cher de nom­breuses per­sonnes de cette manière. Nous rece­vons des mails de cer­tains vil­lages : ils ne connaissent peut-être pas les asso­cia­tions éco­lo­giques qui se trouvent près de chez eux, mais ils ont enten­du par­ler de notre union. Ils nous disent qu’un pro­jet est en train d’être déve­lop­pé près de chez eux et nous demandent de l’aide pour se mobi­li­ser contre. » Et le mili­tant de conclure : « Une lutte com­mune se déve­loppe. »


Photographies de ban­nière et de vignette : Loez


  1. Nous nous appuyons ici, notam­ment en matière de don­nées numé­riques, sur le tra­vail de Derya Nizam et Zafer Yenal à pro­pos des poli­tiques des semences en Turquie.[]
  2. Si la vente aux jar­di­niers amateur·es ou aux col­lec­ti­vi­tés de semences dites pay­sannes a été auto­ri­sée par une loi de 2020, le décret 81-605 « Commerce des semences et des plants » res­treint l’usage com­mer­cial de semences à celles ins­crites à un cata­logue offi­ciel, où figurent les semences bre­ve­tées ven­dues par les mul­ti­na­tio­nales de l’agro-alimentaire. Plus d’informations sur le site semences pay­sannes.[]
  3. Déesse méso­po­ta­mienne à tête de femme et corps de ser­pent. Son his­toire est à l’origine de l’utilisation des sym­boles des deux ser­pents pour dési­gner la méde­cine et la phar­ma­cie.[]
  4. Grands pro­jets de construc­tion de bar­rages lan­cé à par­tir de la fin des années 1970 dans les régions kurdes, au sud et à l’est du pays.[]
  5. Ville au nord-est de la Turquie, près de la mer Noire, dans une région connue pour ses hautes mon­tagnes et sa nature pré­ser­vée.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Coopératives de femmes et démo­cra­tie locale au Rojava », Loez, sep­tembre 2021
☰ Voir notre port­fo­lio « Rojava : à la base de la révo­lu­tion », Loez, mai 2021
☰ Lire notre article « Vers la révo­lu­tion éco­so­cia­liste », Michael Löwy, jan­vier 2021
☰ Lire les bonnes feuilles « Écologie : socia­lisme ou bar­ba­rie — par Murray Bookchin », mars 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Fatih Mehmet Maçoglu : « Le socia­lisme, c’est pré­ser­ver le vivant », sep­tembre 2019
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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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