Entretien inédit pour le site de Ballast
Deux mois après le soulèvement des gilets jaunes, une Assemblée des assemblées voyait le jour à Commercy, petite commune de la Meuse : près de 75 délégations, venues des quatre coins du pays, s’y retrouvèrent pour discuter d’une possible construction du mouvement. En janvier 2020, Commercy relançait la machine, avec cette fois la Commune des communes : au programme ? la mise en place d’un contre-pouvoir communal. C’est que les élections municipales arrivent à grands pas : les 15 et 22 mars prochains, les citoyens français seront conviés à se rendre aux urnes. Participer à un scrutin ne fait, bien sûr, pas l’unanimité ; l’utiliser comme outil à des fins municipalistes ou communalistes, largement inspirées par le théoricien écologiste Murray Bookchin, voilà qui peut sonner tout autrement. Nous en discutons, concrètement, avec plusieurs des membres de la liste « Vivons et décidons ensemble » : sur des bases plus larges que les seuls gilets jaunes, elle entend ainsi donner tout le pouvoir de décision aux habitants de Commercy — et, qui sait, faire tâche d’huile à échelle nationale et internationale.
« Dans le mouvement des gilets jaunes, quantité d’énergie a été déployée : hélas, sans obtenir de résultats véritablement durables — du moins pour le moment. Petit à petit, les gens se sont fatigués. »
Il ne faut pas non plus oublier l’organisation de l’Assemblée des assemblées, qui a été une expérimentation de démocratie directe — cette fois-ci à plus grande échelle. Une culture commune s’est forgée. Si nous n’avions pas fait tout ça, pas sûr que nous serions aujourd’hui dans cette démarche visant à reprendre le pouvoir politique local. L’idée du municipalisme est tout simplement devenue sérieuse, voire la seule alternative envisageable. Dans le mouvement des gilets jaunes, quantité d’énergie a été déployée : hélas, sans obtenir de résultats véritablement durables — du moins pour le moment. Nous avons été très mobilisés, nous avons organisé de nombreuses assemblées, des manifestations, mais, petit à petit, les gens se sont fatigués. La répression grandissante des forces de l’ordre, les campagnes de diabolisation menées par le gouvernement et par certains médias, les difficultés réelles à lier vie quotidienne et militante : autant de pressions sociales, familiales et professionnelles qui expliquent cet épuisement. Et puis, à un moment donné, il faut bien prendre le temps de se poser. Car si nous perdons cette bataille — ce qui est en partie arrivé —, que nous reste-t-il ? Quels débouchés à toutes ces énergies ?
Les gilets jaunes, et au-delà
Mettre en place la Commune des communes pour prendre ce temps, être dans la construction de propositions et non plus se positionner en réponse aux attaques. La différence entre l’Assemblée des assemblées et la Commune des commues ? Pour résumer, disons que l’Assemblée est un outil au service du mouvement des gilets jaunes : il permet de coopérer entre les différents groupes ; la Commune, elle, est une sortie « politique » possible, au sens noble du terme, initialement construite autour du municipalisme. Elle est un prolongement de l’expérience de l’Assemblée et du mouvement des gilets jaunes… tout en étant autre chose ! Le 18 janvier 2020, au rendez-vous de la Commune des communes, il y avait, en plus des communalistes de Commercy, quatre ou cinq autres groupes de gilets jaunes. Malgré l’appel lancé sur le réseau de communication de l’Assemblée, ils ne sont pas arrivés en masse car la manifestation nationale contre la réforme des retraites à Paris est tombée le même jour.
[En route vers Commercy | Stéphane Burlot | Ballast]
Durant ce week-end, tous les types de collectifs ont été invités : les assemblées citoyennes locales inscrites dans une démarche municipaliste, les écologistes, les gilets jaunes, les ZAD — Bure ou Notre-Dames-des-Landes. Il y avait également La belle démocratie, Désobéissance Écolo Paris et Émancipation collective, qui œuvre activement à l’éducation populaire. Des « citoyennistes », aussi, qui prônent la démocratie « directe », et d’autres la « participative ». Enfin, ceux qui font alliance avec des partis politiques. Tous ces gens ont pu apporter leurs propres expériences. Alors, évidemment, c’est plus compliqué pour se mettre d’accord quand d’un coté il y a des « citoyennistes » et de l’autre des personnes qui tendent plutôt vers l’anarchisme ! Ces rencontres ont chamboulé ce que nous pouvions penser et projeter en amont. Notre vision s’est largement élargie.
Des lignes, un cap : la démocratie directe
« L’assemblée des habitants sera délibérative et décisionnelle ; la mairie, qu’exécutive. Voilà la différence fondamentale ! »
Il y a eu deux écoles, deux visions qui se sont « opposées » : ceux qui souhaitent passer par les élections et ceux qui désirent créer une sorte de doublure des institutions par le biais d’espaces d’autogestion. L’école municipaliste pour les uns, l’école communaliste pour les autres — un distinguo qui s’est affirmé au fur et à mesure des discussions, de manière empirique. Murray Bookchin, lui, propose ces deux tactiques de façon indifférente1. L’enjeu, pour nous, est de réussir à ne pas opposer « deux mondes » mais de réussir à comprendre comment ils peuvent se nourrir. La Commune veut tenter de fédérer et de mutualiser ces initiatives, ces savoirs, ces connaissances et ces outils en faisant office de plateforme. Il faut que nous réussissions à les vulgariser pour aider les différents groupes qui souhaitent se mobiliser et n’ont pas toujours les ressources ni les savoirs pour. Nous ne voulons pas réinventer la poudre : c’est un travail qui a déjà été initié par des collectifs comme Nos communes ou La belle démocratie. On aurait aimé que Tristan Réchid, qui a beaucoup travaillé avec Saillans [depuis 2014, ce bourg de la Drôme expérimente un système de démocratie participative et écologique, ndlr], puisse animer des ateliers sur les outils démocratiques — des compétences qui nous manque à Commercy. Nous avons essayé d’inviter ces différents collectifs pour travailler en collaboration avec eux, mais nous n’avons pas vraiment réussi : il est vrai que, débarquant avec nos gros sabots comme si rien n’existait au préalable, le mal avait peut-être déjà été fait… C’est un reproche que nous nous faisons à nous-mêmes. Réussir à travailler directement avec eux sera donc un des enjeux au centre de notre prochaine rencontre, après les municipales. Alors oui, il y a l’échéance électorale de mars qui se présente entretemps, mais l’idée de la Commune est également de sortir de ce calendrier et des élections. Car certains vont réussir à remporter leur mairie, mais beaucoup vont échouer…
Par contre, attention ! Ici, nous ne proposons pas la démocratie « participative » ; nous bannissons ce mot ! Le participatif, qui existe déjà, prend forme au travers de conseils de quartiers qui donnent leur avis. Mais au final, c’est bien le conseil municipal qui décide. L’avis de la population n’y est que consultatif, c’est-à-dire, le plus souvent, un vernis de démocratie refaisant la vitrine… Nous voulons mettre en place la démocratie directe, c’est-à-dire choisir, décider, voter, échanger. L’assemblée des habitants sera délibérative et décisionnelle ; la mairie, qu’exécutive. Voilà la différence fondamentale ! Nous ne sommes pas si nombreux en France à vouloir aller aussi loin. En conséquence, nous n’avons pas de programme prédéfini : il devra être élaboré avec et par les habitants. Ils choisiront les sujets qu’ils considéreront comme importants.
[Assemblée des assemblées, Sorcy Saint-Martin, janvier 2019 | Stéphane Burlot | Ballast]
Le pouvoir à l’assemblée
Nous souhaitons mettre en place un système de garde-fou au sein de nos assemblées pour qu’aucun sujet ne passe à la trappe. Imaginons que quelqu’un ou qu’un groupe ait fait une proposition refusée par l’assemblée. Il aura la possibilité de demander un recours et, si 10 % du corps électoral de la commune se rassemble, l’assemblée sera tenue de réexaminer cette proposition. Mais il faut dans le même temps qu’il y ait un filtre à même d’écrémer l’ensemble des propositions faites : l’assemblée ne pourra pas tout traiter ; il ne peut pas y avoir des réunions toutes les semaines. Ça ne fonctionnera pas, les habitants s’épuiseraient trop vite. Et si jamais l’assemblée ne se considère pas représentative sur un sujet de grande importance, elle pourra diligenter un référendum local pour impliquer davantage les habitants. Ou bien soumettre chaque vote à l’ensemble de ceux-ci grâce à une application qui viendrait compléter le vote en assemblée — car nous commençons à étudier ce qu’offrent les outils numériques. Il y pléthore d’applications et de plateformes, mais elles ne sont pas forcément adaptées à la pratique de la démocratie directe dans une collectivité. On reste souvent dans l’ordre du consultatif. On peut donc imaginer développer notre propre application. En attendant, pour que l’assemblée soit représentative, et donc valide, nous avons imaginé instaurer un certain seuil de participation, qui serait au moins égal au nombre de personnes du conseil municipal, soit 29 personnes dans le cas de Commercy.
« Il existe encore l’idée que ça va être insurmontable, que les habitants ne sont pas légitimes car ils ne sont pas des
professionnels politiquesni desexperts. »
Mais ne nous trompons pas : le municipalisme n’est pas une obligation de participation. Il donne les moyens aux habitants de s’impliquer, suivant la période, le contexte, les envies, les sujets… S’il y a parfois peu de personnes mobilisées, ça ne remet pas en cause le processus, pas plus que la raison d’être du municipalisme. Dans ce contexte, la notion même d’opposition peut se poser : sous démocratie directe, peut-on encore parler d’opposants ? L’assemblée est cette arène, ce quorum où s’aménage la mise en opposition d’idées : c’est son principe même. Dans les faits, nous avons déjà pratiqué cette gestion de la parole au cours des diverses assemblées générales réalisées durant le mouvement des gilets jaunes. Nous avons appris en marchant. Au début, il y avait parfois de l’agressivité ; petit à petit, nous avons réussi à lisser les choses et les participants eux-mêmes étaient demandeurs de règles pour pouvoir s’entendre.
Ceci dit, l’assemblée post-électorale ne sera pas de même nature que celle des gilets jaunes : ce sera une assemblée de gestion de la commune et non une assemblée de lutte. Il va falloir s’occuper de projets concrets. Les habitants devront discuter de leur vision de la commune, de leur cadre de vie, de l’avenir de leur territoire en ayant véritablement prise dessus. Notre seule crainte, c’est que ce ne soit que plus passionnant ! Certains des listes dites d’opposition nous ont déjà fait savoir qu’ils viendraient participer à l’assemblée, si nous gagnons les municipales. Il est vrai que ce système n’est pas évident à comprendre, au départ, car il chamboule notre représentation du politique — mais une fois compris, une bonne partie de la population se le réappropriera. À Ménil-La-Horgne, à 10 kilomètres d’ici, il y a une assemblée citoyenne : nous sommes sûrs de gagner car il n’y a qu’une liste. Les habitants sont enthousiastes, il y a un véritable engouement. « Est-ce que la forêt sera gérée par l’assemblée ou laissera-t-on ceci au conseil municipal ? » Ils se posent de nombreuses questions, ils ont compris les enjeux. Dans le cadre d’un village, c’est vraiment facile : il n’y a que 200 habitants. À Commercy, il existe encore l’idée que ça va être insurmontable, que les habitants ne sont pas légitimes car ils ne sont pas des « professionnels politiques » ni des « experts ». La question des services techniques revient souvent. Il faut expliquer, rassurer. D’ailleurs, les profils inscrits sur la liste sont équilibrés : autant de jeunes que de chômeurs, de travailleurs que des retraités.
[Assemblée des assemblées, Sorcy Saint-Martin, janvier 2019 | Cyrille Choupas | Ballast]
Fédérer les communes
Pour tout ce qui est « gestion courante », le conseil municipal fonctionnera comme n’importe quelle autre mairie. Les habitants ne se mobiliseront principalement que sur les grands sujets : l’autonomie énergétique et alimentaire, la création de lieux communs… Il y aura bien sûr des sujets qui s’imposeront de manière descendantes, par l’intercommunalité. De nombreuses compétences lui sont déléguées, ce qui limite parfois le pouvoir de la mairie. À Commercy, nous ne sommes que 6 500, soit un peu moins d’un quart de l’intercommunalité, soit 14 élu·es sur 80. Nous serons en minorité. Pour autant, il y a toujours possibilité de faire pression. Il y a environ 50 communes qui en font partie ; deux ou trois, dont nous-mêmes, sont inscrites dans une démarche municipaliste.
« Les conseils de quartiers existent déjà, mais il faudrait leur redonner un pouvoir et une autonomie, comme au Kurdistan syrien. »
Localement, nous essayons d’entraîner d’autre villages alentour, comme Ménil-la-Horgne. On aimerait former un véritable contre-pouvoir. On espère pouvoir peser sur l’intercommunalité par cette fédération de communes. Si nous sommes élus, nous ferons du « lobbying » au sein de l’intercommunalité de communes : un lobbying citoyen en faveur de la démocratie directe. Mais pour faire vivre cet espace démocratique, il y a une véritable nécessité de former et d’informer les gens, de faire de l’éducation populaire. Beaucoup de personnes ne sont peu ou pas au fait des politiques locales. La question qui se pose est : quelle culture politique commune nous nous forgeons ? Pour réussir à mobiliser, nous avons pensé à organiser plusieurs réunions sur le même sujet à différents jours et horaires afin de favoriser la participation du plus grand nombre.
La question du temps disponible, notamment pour les travailleurs, se pose : dans notre société, c’est de plus en plus compliqué. Les Grecs, pour leur agora, avaient droit à des jours de congés mensuels pour participer aux assemblées. Il va nous falloir aménager les choses. La question de l’échelle des communes est, elle aussi, épineuse. Il faut relire Bookchin sur ce point. Le contour administratif, le découpage territoriale imposé actuellement peut être revu. Prenons un exemple : la ville de Nancy. Il y a Nancy-centre, qui correspond à une commune de 100 000 habitants, et autour il y a des villes comme Laxou, Saint-Max, de plus petites communes de 15 ou 20 000 habitants. Vue du ciel, c’est une même ville — pour autant, elle est administrativement découpée en six ou sept communes. Il est possible de redécouper le territoire en de plus petites circonscriptions, par exemple à l’échelle d’un quartier. Ce quartier pourra fonctionner comme une commune, avec son assemblée, et des délégués seront envoyés à l’échelle territoriale supérieure. Les conseils de quartiers existent déjà, mais il faudrait leur redonner un pouvoir et une autonomie, comme au Kurdistan syrien. Chaque quartier, chaque groupe d’habitants associés autour d’intérêts communs ou d’un territoire commun deviendra une sorte de commune. La démocratie directe est ingérable avec un trop grand nombre d’habitants ; les réponses à cette question d’échelle restent donc en devenir. Tout est à bâtir, à penser.
[Manifestation de gilets jaunes, Paris, 2019 | Cyrille Choupas | Ballast]
Esquisses futures
Il nous faut également réfléchir à une échelle plus large, autrement dit à une confédération de communes autonomes. Nous adorerions que Commercy soit jumelée à une commune du Rojava : réussir à jeter les bases d’une confédération internationale en tissant ce lien symbolique, ce serait un bel hommage ! Si le municipalisme et la démocratie directe arrivent à réaliser une confédération, ça veut dire qu’une bonne partie de la population adhérera à cette forme. Ça donnera une légitimité, du poids. Ça ne sera pas juste une bande d’illuminés ! Dans une vision encore plus lointaine — un peu folle d’ailleurs, il faut bien l’avouer —, nous pourrions même imaginer faire sécession de l’État.
« Si jamais la Commune des communes échoue, l’aventure ne s’arrêtera pas pour autant. »
La répression étatique ? La réponse que propose Bookchin en matière d’autodéfense populaire ? Il est vrai que, si deux grands systèmes viennent un jour à se faire face, ça se jouera dans un rapport de force qui pourrait devenir militaire. Pensons à Notre-Dames-des-Landes… Dans ce bras de fer, l’État possède les forces publiques, les forces de l’ordre. Mais, pour le moment, il nous est difficile de réfléchir au rapport de force militaire et à la construction d’une armée populaire. Arriver à la pensée municipaliste nous a pris un certain temps, déjà, et, pragmatiquement, les travaux sont innombrables aujourd’hui. Ce conflit se posera, ou pas, en temps et en heure…
Et si jamais la Commune des communes échoue, l’aventure ne s’arrêtera pas pour autant. Nous continuerons à organiser des assemblées et nous tâcherons de monter des projets, à Commercy. L’idée est semblable aux ZAD : réussir à recréer du commun, s’autogérer. C’est dans l’air du temps ! L’exemple de Là Qu’on Vive — une association d’ici — a vraiment inspiré une partie des gilets jaunes. Il y a là un exemple concret, un déjà-là qui démontre que c’est possible. L’association a racheté une maison : elle est devenue un lieu autogéré qui propose toutes sortes d’activités, de la bibliothèque partagée à l’épicerie solidaire. Il y a l’idée d’étendre ces initiatives, par exemple par la création d’un maison intergénérationnelle. Donc créer d’autres lieux collectifs, retisser du lien social, s’inscrire et réinvestir le territoire, acquérir des terrains et des bâtiments pour les gérer collectivement par des coopératives d’habitants, comme le propose le collectif La Suite du Monde, présent à la Commune des communes. Autant de projets qui peuvent se passer du pouvoir municipal. Évidemment, ce sera moins facile sans avoir la mairie ! Car en la récupérant, elle et les moyens qui vont avec, ça nous permettrait de démultiplier l’impact et l’efficacité des actions que nous menons actuellement, et ouvrirait bien des possibles…
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
- Pour plus d’informations à ce sujet, se reporter aux articles « Le municipalisme libertaire : qu’est-ce donc ? » et « Le moment communaliste ».[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Le moment communaliste ? », Elias Boisjean, décembre 2019
☰Lire notre article « Proudhon en gilet jaune », Édouard Jourdain, novembre 2019
☰ Lire notre reportage « Contre le mal-vivre : quand la Meuse se rebiffe » Djibril Maïga et Elias Boisjean, février 2019
☰ Voir notre portfolio « Commercy : le pouvoir au peuple », Stéphane Burlot , janvier 2019
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre article « Le municipalisme libertaire : qu’est-ce donc ? », Elias Boisjean, septembre 2018