Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (mai 2021)
La corrida est une abomination que rien ne justifie. L’évidence est telle que, selon une récente enquête, 74 % des citoyens français aspirent à son interdiction sur l’ensemble du territoire national. Un texte — déposé par des députés insoumis et écologistes — va justement être débattu dans deux jours, jeudi 24 novembre, à l’Assemblée nationale. « La torture et la mort d’un animal ne peuvent légalement constituer un divertissement digne de l’éthique contemporaine« , indique-t-il notamment. Le gouvernement Macron a déjà fait savoir qu’il s’opposait à l’interdiction de cette pratique criminelle, aux côtés de la droite et du Parti communiste. Le RN plaide quant à lui pour « la liberté de vote« . Nous publions ce texte de l’historien Éric Baratay, spécialiste de la question animale : il retrace la vie du taureau Islero, qui, en 1947, à tué l’homme qui, dans une arène andalouse, tentait de le tuer.
De la vie d’Islero, il ne nous reste que sa mort dans l’arène.
Il est devenu, le 28 août 1947 à Linares, en Andalousie, le taureau le plus célèbre de l’histoire de la corrida en blessant le torero Manolete, qui meurt le lendemain des suites d’une hémorragie à l’artère fémorale de la jambe droite. Le retentissement est grand et Manolete a droit à des funérailles quasi nationales. Et pour cause : il est considéré comme l’un des plus grands toreros, l’un des fondateurs de la corrida moderne — qu’on aimerait centrée sur l’esthétique de la passe plus que sur l’affrontement avec le taureau. De cette corrida, la littérature a retenu les aspects humains. On cherche à expliquer le drame et on insiste sur l’attitude supposée suicidaire du héros, évoquant ses déboires en amour ou avec le public, dont une partie préférait Dominguín, le rival présent lui aussi à Linares. Ou encore, on détaille les heures écoulées entre la blessure et le décès, pointant du doigt la déficience des soins. Du combat lui-même, d’Islero surtout, il n’est pas dit grand-chose. Les récits divergent même : par exemple, entre certaines revues taurines de l’époque et l’une des dernières biographies en français de Manolete. Cela ne préoccupe personne, car on ne veut voir que le coup de corne porté à l’homme.
Pourtant, ce que vit le taureau est déterminant pour infirmer l’idée répandue que la corrida moderne aurait réduit la violence ou qu’elle représente un combat égal, voulu par les deux parties. Pour comprendre la blessure de Manolete, aussi. Que le promoteur des corridas faciles, faisant appel à des taureaux plus pacifiques — fait reconnu plus tard par les aficionados — ait été tué au combat représente une contradiction qu’on a voulu surmonter en invoquant un suicide inconscient de Manolete, ou en transformant Islero en monstre vicieux. Or l’attention portée à l’individu animal et au collectif qu’il forme avec l’équipe humaine pendant un quart d’heure permet d’avancer une explication plus sérieuse et plus simple : celle d’une trop grande désinvolture du torero vis-à-vis d’une bête très châtiée (c’est-à-dire piquée), donc fortement diminuée.
Pour reconstituer la corrida d’Islero, on peut se référer à la presse taurine de l’époque : elle publie des récits plus ou moins précis, suffisants toutefois pour reconstruire la trame des événements. On peut aussi lire les différentes biographies de Manolete, bien qu’elles n’accordent que rarement une bonne place à cet épisode, hormis l’instant de la blessure, et se révèlent contradictoires entre elles. Mieux vaut éviter les multiples vidéos postées sur Internet par des aficionados, souvent constituées de scènes filmées et de photographies prises ailleurs, à un autre moment, avec d’autres taureaux et parfois sans Manolete lui-même — il suffit d’examiner les palissades pour détecter la fraude ! Il faut surtout recourir aux clichés de Francisco Cano, le seul photographe présent ce jour-là — aucun cameraman.
S’il faut imaginer les odeurs, les mouvements, les souffles, les cris et les bruits, ces instantanés, qui ne restituent pas la continuité du combat, permettent cependant de vérifier les témoignages oraux ou écrits, de disséquer les moments importants, d’examiner des postures, des gestes, des états, dont ceux d’un animal que beaucoup d’assistants avaient regardé d’un œil rapide, n’y voyant qu’un taureau banal et lui préférant le torero. Évidemment, ces photographies sont le fruit d’un regard et d’un parti pris : elles montrent le plus souvent Manolete, seul ou avec d’autres hommes. Islero n’est quant à lui jamais montré seul avant le coup de corne. Douze photographies immortalisent le couple torero-taureau lors des passes et de l’estocade, rendant à l’animal une réalité et une épaisseur qui le mettent symboliquement à égalité avec le torero, tout en rappelant la présence de l’équipe à côté et du public autour.
Pour les observateurs, Islero est entré dans l’Histoire en même temps que dans l’arène. Il est de robe noire, sauf le bas-ventre, blanc, et appartient au type dit « transformé », c’est-à-dire moins dangereux que ses congénères en raison de ses cornes rabaissées et resserrées, de sa tête et de son avant-train abaissés. Il provient de l’élevage Miura, près de Séville. Son gabarit est représentatif d’un après-guerre qui employa les bovins les plus jeunes et les plus petits de l’histoire de la corrida : après sa mort, éviscéré et décapité, il ne pèsera que 295 kilos. La première expérience qui le mène à l’arène se déroule l’année de ses trois ans : il se retrouve enfermé afin d’être « afeité ». La pratique de l’afeitado consiste à scier, limer et arrondir les cornes pour les rendre moins dangereuses et troubler l’estimation des distances, voire pour dissuader le taureau de les utiliser, ces dernières étant devenues douloureuses. C’est une pratique alors encore confidentielle1, bien qu’un an plus tôt Manolete ait été publiquement accusé d’y avoir recours.
D’après des descriptions contemporaines d’afeitades, Islero a dû être poussé dans une étroite caisse en bois et immobilisé, puis soulevé par une corde attachée aux cornes, tirant sa tête et son cou tandis que ses pattes, en l’air, gigotaient. Le corps a tiré de tout son poids sur le cou, la colonne vertébrale, les hanches, les membres postérieurs. Impossible pour le taureau de remuer la tête ni de lancer les cornes. Cela, ajouté au manque d’appui sur le sol, s’est traduit par une raideur, une immense fatigue, de moindres mouvements et des cris diminués malgré une crainte persistante. Il aurait ressenti une soudaine et intense douleur, lancinante du fait des coups d’attaque des dents de la scie, puis explosive lorsque les nerfs auraient été atteints. Une douleur qui aurait vibré dans le crâne, la colonne vertébrale, les membres, le faisant certainement beugler, haleter, transpirer, contracter les muscles, secouer violemment la tête, le dos, les pattes, faisant aussi s’emballer le cœur. Puis il aurait vécu cela une seconde fois, pour l’autre corne. Ressenti de nouvelles douleurs, hachées puis continues en raison du reprofilage au couteau, du polissage à la lime, corne après corne. Il se serait certainement crispé, contracté, tout en ayant de plus en plus de difficulté à s’agiter, à meugler, en raison d’une tétanisation des muscles due à la fatigue cumulée.
Le comportement d’Islero dans l’arène laisse penser qu’il venait de subir cet afeitado. À quoi se sont ajoutés le voyage et l’attente, qu’il a sans doute perçus ainsi : poussé dans un nouveau caisson à l’intérieur du camion, d’autant plus effrayé qu’il percevait l’éloignement de son lieu de vie, ressentait les vrombissements, les secousses, éprouvait une douleur intense aux cornes, au crâne, au cou, et partout une lancinante fatigue musculaire. Il a dû se rassurer en sortant dans le corral de l’arène, découvrir d’autres congénères du même élevage Miura, reconnaître leurs odeurs, rétablir des relations. Puis il a attendu, écouté l’étrange vacarme de la ville, haleté sous la chaleur de fin d’été, toujours harassé. On l’a séparé des autres et mis à l’isolement dans un couloir sombre : nouvel émoi pour cet individu d’une espèce grégaire. Ses battements cardiaques sont devenus plus rapides ; le taux de cortisol, l’hormone du stress, a augmenté. C’est le cinquième et avant-dernier taureau de la corrida du jour. Il a attendu longtemps, exploré le lieu cou tendu et naseaux dilatés, écouté, oreilles dressées, les vociférations proches du public, inconnues pour lui, ressenti les relents alarmants, faits d’odeurs et de phéromones, de ses congénères stressés, en partance puis ramenés.
Les témoignages sur le comportement d’Islero débutent avec son entrée dans l’arène. Il perçoit soudainement une lumière, s’élance, pour voir, repérer. Il fait brusquement irruption dans l’arène et doit accommoder un temps sa vue panoramique qui rencontre des barrières. Devant lui, grâce à une vision binoculaire profonde et en relief, il perçoit des obstacles étagés : d’abord, à leurs légers mouvements, des hommes séparés. Puis, des parois immobiles et des humains assemblés, agités — mais, vus sur les côtés, avec sa vision bovine monoculaire, aplatie, ce sont des formes coagulées, immobiles ou mouvantes. Il court en rond, en posture d’alerte, tête portée haute et en avant pour regarder ces présences-obstacles tout autour ; pour entendre, oreilles dressées, mobiles, des clameurs inhabituelles, aiguës et angoissantes ; pour sentir, museau à l’horizontale, des effluves inconnues au loin et, plus proches, celles d’urine de congénères dégageant des phéromones de stress. Il éprouve un vif sentiment de péril, d’alerte au prédateur, de panique d’herbivore. Ne pouvant fuir, il se replie dans une zone sans présence, au centre du terrain, moins dangereuse. Il s’arrête sous le coup d’une forte émotion, une accélération cardiaque, une transpiration, tout en faisant d’incessants mouvements, dont des rotations pour surveiller et observer derrière lui.
Le public accueille bruyamment ce nouveau taureau, commente à voix haute ses impressions tandis que l’équipe, immobile, l’évalue. La position d’Islero indique sa compréhension d’une inégalité de force, d’une impossibilité de fuir, de ne pouvoir repousser cet environnement hostile. Si d’autres taureaux peuvent se montrer plus réactifs, lui est rendu apathique, comme beaucoup d’animaux placés dans une situation semblable. Pour les spectateurs, Islero ne joue pas le jeu au début de ce premier tercio2, ne se montre pas un bon taureau ; il prend les capes « sans enthousiasme », avec retard, retenue, « dégoût », freinant au dernier moment. Islero voit des hommes agrandis par les capes arriver dans son espace de repli.
Il s’inquiète. Ses battements cardiaques et sa respiration s’accélèrent. Il entend des cris brefs, perçoit les mouvements ondulants de ces formes larges qu’il ne peut distinguer — homme et cape. La forte acuité visuelle propre à son espèce lui fait décomposer le mouvement en un ensemble de photographies liées, amalgamant les corps, là où les humains voient un film les détachant nettement.
Il recule, s’arrête, attend, inquiet, perçoit un homme de large envergure qui crie, ondule et entre dans sa zone de réaction, de fuite ou d’attaque, réduite chez lui en raison d’une agressivité atténuée. Il se met en position de menace, dos courbé, tête baissée pour être le plus imposant possible, montrant le front et les cornes. Un sabot gratte le sol : la queue est levée, agitée ; les oreilles sont basses, en arrière. L’homme fait un pas de recul. Alors Islero démarre, mais d’une charge retenue, hésitant à attaquer ou à frapper, cherchant à éloigner l’homme plus qu’à le heurter — il garde une persistance du trauma de l’afeitado. Il charge la partie la plus dangereuse, la plus avancée, la plus mouvante, le côté extérieur de la cape, mise en avant pour l’attirer alors que l’homme se tient en arrière, immobile. Soudain, sa vue se brouille, surtout à droite, du fait d’une presbytie plus forte de ce côté ; il freine aussitôt, à droite surtout, ce qui le déporte sur sa corne gauche, par laquelle il se met en péril. Il pousse pour relever la tête et encorner ce danger qui aussitôt disparaît pour réapparaître dans l’autre œil sans qu’il puisse réagir, son poids étant engagé du mauvais côté. Il ralentit, tourne, s’arrête. Le danger est toujours là, ondulant, criant, avançant. Incompréhension, stress croissant, hésitation à repartir. Puis il charge de nouveau : charge obligée, retenue, freinée, encore et encore.
Les documents n’indiquent pas le nombre de passes effectuées par Islero. Assez peu sans doute. Le public, avec sa lecture guerrière qui fait fi de toute éthologie bovine, hue le taureau, qu’il juge lâche et « truqueur » parce qu’il varie sa vitesse d’attaque et donne des coups de corne sur le côté en s’engouffrant dans la cape, alors qu’il devrait accepter le combat, se montrer noble et brave en chargeant droit. Quant à Manolete, il a décidé, d’un regard ou d’un geste, de châtier durement à la pique ce taureau indécis et surtout hypermétrope (les équipes savent détecter les presbytes et les myopes à leur comportement) : une déficience qui le fait hésiter et donner des coups de corne au hasard lorsque sa vue se brouille en arrivant sur l’obstacle, le rendant imprévisible, donc dangereux. Il s’agit de le fatiguer suffisamment pour le régulariser dans sa course, le dissuader de varier, surtout s’il faut plusieurs estocades comme l’ont nécessité tous les taureaux de cette journée.
Islero voit alors un obstacle plus massif, le picador à cheval, avancer de biais pour offrir un large flanc et l’attirer. Il oublie la douleur et veut réagir et affronter. Il charge. Il enfonce ses cornes dans l’obstacle, pousse de l’arrière-train, appuie sur l’avant-train, relève le cou pour rejeter, mobilisant toute son énergie et sa masse musculaire grâce au cortisol produit par le stress initial, tandis que les catécholamines libérées font circuler plus vite la quantité d’énergie disponible, par augmentation des fréquences cardiaque, respiratoire et sanguine. D’où un état temporairement mieux adapté. Mais soudain, il éprouve une extrême douleur au dos, qui lui traverse le corps, explosive ; il beugle, souffle, se crispe, se mobilise pour surmonter la souffrance, rassembler ses forces, pousser plus, repousser, pouvoir s’enfuir.
Si les documents ne s’accordent pas sur le nombre de piques reçues par Islero (une ou trois), ils signalent leur violence et leur profondeur : le picador « le pique et le châtie durement […], enfonçant le fer profondément ». Et cela, probablement en terrain inversé, pour coincer Islero entre la palissade et le cheval, le forcer à refouler ce dernier pour se réfugier au centre de la piste. Les photographies des passes montrent, par le trajet d’écoulement du sang, que le picador a visé le début du dos, et non le cou ou le point entre les épaules — pourtant le seul endroit autorisé par la réglementation — de manière à faire saigner abondamment et affaiblir fortement l’animal.
Les violents efforts d’Islero sont entravés par le poids croissant de la lance dans son dos. Cela le rabaisse, l’écrase, provoque une panique chez la proie coincée, tête basse et cornes empêtrées dans l’homme-cheval. Il respire difficilement, ressent une douleur de plus en plus vive dans les chairs dorsales percées, cisaillées, vrillées. La profondeur n’a pas été mesurée, mais la pointe d’acier, le cylindre cordé et un bon bout du manche en bois les ont pénétrées. On peut estimer l’entaille à 20-30 centimètres sur un diamètre de 4, qui a peut-être brisé les côtes, causant une hémorragie externe sans doute assez importante. Elle provoque chez Islero un sentiment d’épuisement — le sang coulant sur les flancs, à l’arrière des épaules, le long des pattes, jusqu’aux sabots — et une violente angoisse, qu’une importante sécrétion de l’hormone corticotrope, libérant des glucocorticoïdes, tente d’endiguer. Soudain, le picador fait pivoter sa monture sur place ; Islero perçoit un espace de fuite sur un côté, ressent une poussée de la pique sur les chairs de ce même côté, démarre par là, retourne dans la zone refuge, s’arrête.
Il souffre violemment, se sent harassé. Il respire fortement, narines dilatées, bouche ouverte, pour reconstituer ses réserves en oxygène, tient tête les oreilles baissées, queue repliée entre les jambes. Il manifeste ainsi un désir de ne plus bouger, de se reposer. Ses traits figés masquent la douleur pour ne pas attirer les prédateurs : un comportement des proies quand la fuite est impossible, qui laisse croire aux aficionados que les taureaux ne ressentent guère la douleur. Le public hue le picador, l’accusant d’avoir trop piqué et faussé un combat prétendument égal. Le président rappelle l’homme à l’ordre et lui inflige une amende. Protestations et justifications factices de l’équipe, l’essentiel étant que le travail de préparation ait été effectué pour le torero. Car le public le voit et les chroniqueurs sont unanimes : Islero « arrive décomposé aux banderilles ». Il voit des prédateurs qui arrivent successivement ; il s’inquiète, remonte sa tête, tient son encolure à l’horizontale, relève la queue, mais ne s’élance pas : énorme souffrance, forte lassitude, mais aussi début d’expérience – les Miura apprennent plus vite que d’autres espèces. Il attend, vigilant, observe les prédateurs en tournant pour mieux évaluer les distances. Il n’a plus assez de force pour attaquer mais encore assez pour se défendre. Cela oblige les banderilleros, l’un après l’autre, à s’approcher de plus en plus près en cherchant à susciter une charge franche.
Islero perçoit l’arrivée subite d’un nuisible, se concentre, se mobilise, démarre au dernier moment pour s’économiser. Il charge en coupant de biais sur la partie la plus visible — le corps de l’homme sur le côté et non les bras et les banderilles devant, en avant mais mal vus. L’homme s’échappe sur le côté gauche. Le taureau donne un sec coup de tête dans cette direction, au jugé, frôle, ressent aussitôt deux violentes perforations au dos, à gauche du garrot, beugle, souffle, s’arrête, se retourne, perçoit une nouvelle attaque, charge en oblique, ressent de nouvelles perforations, plus bas, sur l’épaule gauche, s’arrête, voit le prédateur s’éloigner, souffre et s’affaiblit encore davantage, respire bruyamment, observe, cou penché, tête baissée, oreilles repliées : clameurs incessantes, mouvements près des barrières, odeur du sang s’écoulant sur les épaules. Il attend, ressentant toute la tension psychologique de la proie atteinte, cernée.
Ce comportement d’Islero, dont le public ne retient que le fait qu’il « coupe le terrain et donne des coups de tête secs », confirme l’assistance dans l’idée qu’il s’agit d’un « truqueur » qui ne veut pas se prêter au combat et dont il faut vite se débarrasser. Manolete a probablement la conviction que ce taureau mal-voyant est encore trop leste pour une estocade sans risque et qu’il faut le travailler aux passes pour l’affaiblir encore. Les photographies, confirmant les premiers témoignages, montrent que Manolete décide de ne faire ses passes de faena (le « travail ») qu’avec la muleta (pièce d’étoffe rouge) dans la main droite. Cela lui permet de soutenir l’étoffe avec l’épée factice (tenue dans cette même main), de la déployer au maximum en largeur et d’offrir un leurre pour attirer à lui (placé de profil, moins large) le taureau presbyte. Il augmente ainsi la distance entre les deux protagonistes (les passes de la main gauche, sans épée, sont plus étroites et pourraient rendre dangereux un coup de tête imprévu). Manolete commence par de brèves passes d’essai, avec la muleta très déployée, éloignée de lui au maximum par son bras tendu, et portée sur la corne extérieure, la gauche, pour maintenir la bête au plus loin. Il décide ensuite de faire des passes de près, mais en rond pour plus de sécurité : c’est-à-dire sans relever la muleta et l’amener vers soi après le passage du taureau, mais en la laissant traîner devant, sur le sol, pour la faire tourner de l’autre côté. Puis il recommence une passe en sens contraire, maintenant ainsi l’animal tête baissée dans le leurre, sans lui donner l’occasion de remonter la tête et de donner des coups de biais.
Islero, lui, perçoit un prédateur approchant, mobilise ses sens et ses forces, relève la tête, les oreilles, la queue, surveille, attend. Il charge en quelques foulées sur la partie la plus avancée, la plus mouvante : la muleta, qui disparaît par la gauche et qu’il tente d’écorner de ce côté, puis qui réapparaît à l’arrière droit. Il se retourne, repart une ou deux fois, s’arrête tout en percevant d’énormes clameurs alentour. Le nuisible s’approchant de nouveau, lslero charge, l’avant-train très bas, le mufle au ras du sol, la queue balancée, sans pouvoir atteindre ce prédateur qui fuit lentement. L’avant-train à terre, il poursuit son assaillant en maintenant sa charge basse, vire, court, vire, court, sans cesse, la vue de plus en plus brouillée, l’empêchant de distinguer l’homme immobile de la muleta tournant.
Les souffrances dorsales sont de plus en plus intenses. Chaque mouvement secoue les chairs lacérées par les banderilles ; la ronde incessante, le travail continu du dos, des épaules, de l’arrière-train pour faire courir le taureau en cercle écartent les profondes blessures causées par la pique. La tête est de plus en plus lourde ; le cou, tendu, de plus en plus ankylosé ; l’avant-train de plus en plus écrasé par le poids porté en avant. La sensation d’épuisement est plus forte, la respiration insuffisante. L’hémorragie externe s’aggravant, la difficulté à alimenter les muscles en énergie et en oxygène va croissant. Le nuisible disparaît à nouveau sur le côté. Il ralentit. S’arrête. Voyant le taureau désormais incapable de lancer sa tête sur les côtés, Manolete décide de terminer la faena en pratiquant quatre « manoletinas » d’affilée, une passe qu’il a popularisée et qui porte son nom. Elle s’effectue en se tenant face au taureau, la muleta sur le côté, bien déployée par l’épée dans la main droite et tendue par la main gauche passée derrière le dos, pour attirer l’animal sur elle. Lorsque celui-ci arrive, le torero fait passer l’étoffe par-dessus la tête et le corps d’Islero ; puis il effectue un demi-tour sur lui-même pour être en place au retour du taureau en sens inverse et recommencer. Cela demande un taureau « franc », dans le langage des aficionados, c’est-à-dire ne déviant pas sa course — ce que fait un Islero épuisé, comme le montrent les photographies.
Ce dernier comprend que le prédateur est de retour, charge sur la partie la plus large, la plus agitée, tête de plus en plus pesante. Il peine à freiner et repartir dans l’autre sens, n’a plus que des mouvements d’automate et, plusieurs fois de suite, s’arrête avec la perception ouatée d’un vacarme autour de lui. Ovation du public, transporté par cette faena de près qui lui donne l’impression d’une danse à deux et d’une mise en danger volontaire, téméraire, du torero face à un taureau tricheur. Manolete, pourtant, a fait amplement préparer l’animal, puis a choisi les manières les moins risquées : aucun torero n’aspire à être blessé pour faire frémir des spectateurs confortablement assis. Trois perceptions d’une corrida se superposent : celle vue, construite, imaginée par le public ; celle vécue par le torero ; celle vécue par le taureau.
Épuisé, incapable de bouger du fait de son délabrement physique, Islero écoute mollement une clameur stridente. Il s’enfonce dans une lourde torpeur, déjà ailleurs, entend et flaire de plus en plus faiblement, voit de moins en moins de près comme de loin. Manolete se tient à environ un mètre, de profil pour être moins vu du taureau. La muleta est tenue de face pour attirer l’attention d’Islero et être vite portée devant lui. Le torero touche la corne droite avec la main gauche, à la fois pour tester les réactions du taureau (leur absence, prévisible, lui confirme qu’il est bon pour l’estocade mais le conforte dans un sentiment de facilité) et pour époustoufler à bon compte l’assistance. Il regarde celle-ci d’un air de défi, pour renforcer le mythe d’une corrida moderne, artistique et dangereuse. Déjà, durant les passes en rond, il avait mis la main sur le dos de l’animal. Ovation du public : quelle témérité ! Manolete s’éloigne un peu puis s’élance de profil. La célèbre photographie de l’estocade montre l’erreur de jugement et le mépris pour Islero : le torero déporte très peu la muleta sur sa droite pour y attirer le taureau s’il bouge et pouvoir s’esquiver à gauche ; sa main gauche reste placée au milieu du corps et l’essentiel de l’étoffe est devant sa jambe gauche, parce qu’il ne croit plus en un mouvement brusque de l’animal ni en un écart de tête.
Islero baisse la tête, devine une attaque brusque du côté droit. Il réagit par réflexe, mobilise ses dernières forces, pousse un peu de l’arrière, avance d’un pas de la patte avant droit, déporte la tête à droite pour prendre le drap, puis ressent une soudaine douleur entre les épaules : Manolete, sûr de lui, enfonce lentement l’épée, jusqu’aux deux tiers, à l’endroit recommandé — la cruz (la croix) — entre la colonne vertébrale et l’épaule. Une souffrance exacerbée : l’épée descend progressivement, traversant les muscles dorsaux, perçant les poumons, s’enfonçant dedans, tranchant une grosse veine… Le cœur, trop bas, n’est pas atteint car la mort aurait été sinon quasi immédiate. Islero contracte tout son corps, remonte brusquement sa tête. Sa corne gauche entre aussitôt dans un obstacle qu’elle emporte : la cuisse droite du torero.
Soulevé, Manolete pivote, retombe sur la tête du taureau. Une seconde entaille s’ouvre dans sa cuisse qui s’enfonce à nouveau dans la corne. Manolete s’aplatit entre les pattes avant d’Islero. La tête du taureau est rabaissée par ce poids, son corps emporté, précipité en avant. Islero passe par-dessus l’obstacle au sol, s’enfuit vers les portes, qu’il a repérées grâce à une vue et un odorat réactivés, s’arrête devant. Il ressent une énorme langueur, les images, les odeurs, les bruits s’effacent, il devient indifférent à ce qui l’entoure, est en proie à des spasmes, perd conscience. Il s’affale.Soupirs convulsifs.
18 h 42. Ses cornes sont encordées et le cadavre évacué, tiré par deux chevaux. Aussitôt célèbre, Islero est photographié dans les coulisses, entouré d’hommes, couché sur le flanc, tête soulevée reposant sur sa corne droite, yeux ouverts, oreilles, mâchoire inférieure et langue pendantes. Sa queue et ses oreilles sont coupées pour les offrir à Manolete, allongé à l’infirmerie, qui a estoqué là son 1021e taureau. Islero est ensuite pesé, dépecé et sa tête subtilisée pour cacher l’afeitado.
Mal soigné, Manolete meurt le lendemain matin à 5 heures.
L’un était un dieu, l’autre une brute, paraît-il. Car Islero est vite devenu l’incarnation du « taureau meurtrier », de la sauvagerie de ces bêtes, une justification de la nécessité philosophique de la corrida, où l’homme doit vaincre la force brute de la nature.
Le lendemain, Eduardo Miura abat la mère d’Islero pour la punir d’avoir engendré un monstre. La photographie du cadavre du taureau est diffusée partout pour montrer que justice a été faite. Sa peau est ensuite exposée, comme en expiation, au musée taurin de Cordoue et sa tête est exhibée dans un restaurant madrilène. Un faux — aux grandes cornes non sciées. Il est destiné à prouver qu’Islero était un tueur né. Le petit taureau fuyant est même devenu sur Internet une bête imposante de 495 kilos, qui aurait, dans sa furie, essayé d’encorner plusieurs fois Manolete à terre. Des films trafiqués, montrant d’autres taureaux, abondent en ligne pour tenter de le prouver. La comédie humaine a effectué une double négation : de ce qu’était réellement Islero et de ce qu’il a subi avant de mourir.
- Elle sera, par la suite, officiellement interdite.[↩]
- Les trois tercio (« tiers ») de la corrida : 1. Tercio de pique, où deux picadors affrontent le taureau et le blessent à l’aide d’une longue pique, pour l’affaiblir et aussi évaluer son comportement. 2. Tercio de banderilles, où des banderillos plantent trois paires de banderilles dans le dos du taureau. 3. Tercio (la mise à mort proprement dite) : le matador, après une faena (série de passes exécutées avec sa muleta), met à mort le taureau par l’estocade qu’il porte avec son épée.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, janvier 2022
☰ Lire les textes « Combien de fois », Claro, décembre 2021
☰ Lire notre nouvelle « L’usine », Marc Graciano, novembre 2021