Texte inédit pour le site de Ballast
Région de Charleroi, en Belgique. À la fin des années 1960, les verriers de l’entreprise Glaverbel se tournent peu à peu vers le syndicalisme de combat. En dépassant le corporatisme qui règne dans le secteur, l’unité des travailleurs se construit au fur et à mesure face à un patronat toujours plus offensif. Les années 1970 sont marquées par plusieurs conflits, au cours desquels les verriers mettent en place deux outils, qui se révèleront décisifs : le comité de grève et l’occupation d’usine. Contrôle ouvrier et démocratie syndicale s’exercent donc pendant quelque temps, et permettent aux travailleurs d’arracher des « accords historiques ». Si la reprise autogestionnaire de l’usine Lip est bien connue, cette lutte du mouvement ouvrier européen l’est autrement moins : nous en proposons ici le récit. ☰ Par Léonard Perrin
Paris, 17 février 1975. 1 500 manifestants défilent dans les rues en scandant « Non au démantèlement ! Les patrons licencient, licencions les patrons ! ». Le groupe est composé de travailleurs belges du secteur verrier de Charleroi, mais aussi d’ouvriers flamands de chantier naval, de dockers, de verriers du Nord de la France et d’une délégation allemande. Tous soutiennent le combat des verriers de l’entreprise Glaverbel, menacés par la fermeture de leur usine. Filiale de la multinationale BSN-Gervais-Danone, celle-ci souhaite se réorienter vers des marchés plus rentables que celui de la verrerie et mettre sur le carreau près de 600 employés, fermement décidés à ne pas se laisser faire. La manifestation n’est pas autorisée ; cela n’empêche pas les manifestants de poursuivre leur parcours en direction du siège de BSN. Les délégués syndicaux se relaient au mégaphone : « De France en Belgique, d’Allemagne en Italie, un seul front contre BSN ! » ; « Riboud, t’es foutu, les verriers sont dans la rue !1 » Le siège est entouré d’un cordon de policiers ; les manifestants entonnent L’Internationale, accompagnés des employés qui, depuis les fenêtres du bâtiment, expriment ainsi leur soutien. Rapidement, le dispositif policier se trouve dépassé et les manifestants investissent le siège sans violence : le PDG de BSN et l’administrateur de Glaverbel tentent dans un premier temps de se cacher dans les toilettes ; ils ne tardent pas à être trouvés puis contraints de descendre pour un face à face avec les salariés déterminés. Cette journée d’action marque une étape importante dans le conflit qui les oppose à la direction : elle s’inscrit dans une période de lutte qui a marqué le secteur verrier et plus largement le mouvement ouvrier belge. Pour en comprendre les soubassements et les débouchés, un détour historique s’impose.
Contexte défavorable et revirement
« Le corporatisme et les divisions syndicales règnent : les ouvriers du verre chaud et du verre froid se connaissent mal, les informations circulent peu. »
Charleroi se situe à une soixantaine de kilomètres au sud de Bruxelles, dans la province de Hainaut (en Wallonie). Un grand bassin houiller, largement exploité pendant la révolution industrielle, a donné le nom de « Pays noir » à la ville et ses alentours. Avec la métallurgie, la verrerie est un domaine économique qui prend une place de première importance. En 1961, l’entreprise Glaverbel S.A. naît de la fusion entre l’Union des verreries mécaniques de Belgique (UVMB) et Glaver. Plusieurs sites et usines de l’entreprise sont implantés à Charleroi et dans les communes proches, notamment La Discipline et la Caisserie centrale à Gilly, Barnum à Lodelinsart. À cette époque, le corporatisme et les divisions syndicales règnent : les ouvriers du verre chaud et du verre froid se connaissent mal, les informations circulent peu (d’autant qu’existe parfois la barrière de la langue entre salariés de différentes nationalités), à quoi s’ajoute un patronat qui divise les travailleurs. La Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) dispose d’une implantation certaine, mais plusieurs sections syndicales n’y sont pas complètement rattachées.
L’affaire du 1 %
En 1960, le gouvernement souhaite faire passer la « loi unique » — un projet fourre-tout s’en prenant directement aux acquis sociaux. Le secteur verrier est entraîné dans un mouvement social initié par les agents communaux, et suivi par la sidérurgie. Malgré des conditions hivernales difficiles, une grève digne et solidaire s’instaure : les piquets de grève sont tenus ; on distribue du charbon aux plus nécessiteux pour qu’ils puissent continuer à se chauffer ; on sert des repas à la Maison du peuple de Gilly. Mais la grève débouchera sur une défaite. Hormis quelques amendements, la loi sera votée. C’est dans ce rapport de force défavorable que les ouvriers de Barnum et de La Discipline sont contraints d’accepter un accord dommageable : une réduction de 1 % de leur salaire net pendant cinq ans, pour alimenter un « fonds de garantie » (complété de 0,5 % de cotisations patronales). L’objectif ? Que l’entreprise puisse se prémunir d’une éventuelle grève sauvage. Cette affaire du « 1 % » restera longtemps dans les esprits : un nouveau coup dur pour les travailleurs.
Rien n’est cependant décidé sur ce qu’il adviendra de ce fonds une fois les cinq ans écoulés. Au fil des années, sa dissolution et la redistribution de l’argent amassé deviennent des revendications à Glaverbel. Malgré les divisions, une proposition se dégage avec le soutien de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) et de la FGTB : il s’agirait de redistribuer le fonds aux travailleurs âgés afin de leur permettre de partir plut tôt à la retraite, en leur garantissant un revenu plus élevé que le seul chômage2. Au terme de nombreux débats, réunions et négociations, un accord est trouvé pour une redistribution collective du fonds. Résultat, les travailleurs peuvent partir dès 60 ans, avec 85 % de leur salaire net, compensé par l’embauche de jeunes pour les remplacer. C’est là une victoire qui sonne comme une revanche.
La Nouvelle Défense
« S’il est à leurs yeux important que le syndicat soit un contre-pouvoir indépendant à l’endroit des partis, il importe de ne pas cloisonner engagement syndical et action politique. »
Lors de cet épisode, un organe atypique, La Nouvelle Défense, a joué un rôle prépondérant. Ce comité fut créé en 1964 par un groupe de militants syndicalistes de Glaverbel-Gilly, comptant Léon Stas, François Cartesiani, Élie Grenier, Maurice Bolle et André Henry. Ce dernier est né en 1938 et a grandi au sein d’une famille ouvrière — son père était trotskyste et délégué syndical. Marqué par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, il devient très jeune un antimilitariste convaincu ; il baigne dans un milieu internationaliste et côtoie d’anciens brigadistes ou résistants. Les oppositions politiques locales (entre communistes anti-staliniens et socialistes), ses lectures et sa fréquentation de la Maison du peuple développent sa formation politique : « J’ai été élevé ainsi, dans le débat contradictoire et le combat contre l’injustice3 », explique cet admirateur de l’économiste trotstkyste Ernest Mandel. Syndiqué à la FGTB dès l’âge de 16 ans, il allie cet engagement à l’action politique en s’impliquant dans les Jeunes gardes socialistes4. Quelques années après les échecs subis au début de la décennie 19605, Henry et ses camarades estiment que le travail syndical se doit de prendre une nouvelle direction. La Nouvelle Défense est créée sous leur impulsion, accompagnée d’un journal du même nom dont les objectifs sont clairs : constituer un « outil pour le syndicalisme de combat et démocratique » avec pour but de « lier l’action syndicale à l’action politique », car « il manque quelque chose si ces luttes syndicales ne trouvent pas de lien avec la lutte pour le socialisme ». S’il est à leurs yeux important que le syndicat soit un contre-pouvoir indépendant à l’endroit des partis, il importe de ne pas cloisonner engagement syndical et action politique. La Nouvelle Défense joue donc le rôle de bulletin de la gauche syndicale et ne manque pas d’être à l’initiative de nombreuses propositions concrètes, comme lors de la récupération du 1 %. En 1967, le comité est implanté dans six entreprises verrières de la région, organise des assemblées, pousse à davantage de démocratie, critique la bureaucratie syndicale et le corporatisme — sans jamais tomber dans un anti-syndicalisme délétère.
(Ré)organisation syndicale et victoires
André Henry et La Nouvelle Défense ne cessent de plaider pour une unité syndicale qui mettrait fin au corporatisme. C’est ce qui arrive en mai 1970, lors du rattachement complet des groupes syndicaux de Glaverbel à la Centrale Générale de la FGTB — la Centrale Générale de Charleroi devient forte de 7 000 membres, dont 4 000 verriers. Fin 1971, plusieurs délégués syndicaux de l’entreprise, souvent alignés sur les positions patronales ou même sur une ligne droitière, sont éjectés. André Henry devient délégué principal FGTB de Glaverbel-Gilly. Sur le site de Roux, c’est Robert Dehont qui est élu — un membre actif de La Nouvelle Défense. À Lodelinsart, ce sont également des délégués combatifs qui arrivent en poste. Le travail de fond pour surmonter des divisions se poursuit ; la confiance gagne de plus en plus les salariés, désormais moins dociles. De nouvelles pratiques syndicales sont mises en place, que ce soit la formation militante ou l’instauration de réunions dès la sortie de l’usine. En 1972, la multinationale BSN absorbe Glaverbel, devenant l’un des premiers producteurs européens de verre plat. Au sein de Glaverbel, on le sent, une menace pèse désormais sur les emplois. Les salariés créent la même année un comité de défense de l’emploi, afin de briser l’isolement entre les sites et les autres entreprises du secteur et de soutenir les travailleurs en lutte.
Premier comité de grève, premier contrôle ouvrier
En 1973, la direction tente de licencier André Henry. Mobile ? Il tenait à savoir ce que celle-ci ordonnait au contremaître. La riposte est immédiate : les salariés débrayent puis se mettent en grève. Face à une direction inflexible et menaçante, un comité de grève voit le jour : élu par tous les travailleurs, composé de salariés et syndicalistes, il est en lien avec l’Assemblée générale des grévistes, qui le contrôle. La délégation syndicale est présente au sein du comité, mais minoritaire, afin de garantir une unité d’action et éviter d’avoir deux lignes distinctes. La grève d’occupation, moyen d’action combatif, est votée à l’unanimité. Le comité de grève, « arme redoutable pour soutenir l’auto-organisation de la lutte », et l’occupation, « acte politique que les grévistes posent face au patronat », selon Henry, sont les deux méthodes à même d’engager un puissant rapport de force avec la direction. Si les travailleurs ont par le passé obtenu de petites avancées en mesure de leur redonner prise sur leur travail (refus de certaines cadences, meilleure circulation des informations), ce qui se joue maintenant est d’une toute autre ampleur : l’entreprise fonctionne toujours, mais sous la direction du comité de grève — composé de différentes commissions. Continuer à faire tourner la verrerie évite aussi une délicate opération d’extinction des fours, comme l’explique Henry : « On ne pouvait pas arrêter le verre en fusion ; on risquait des incidents. Alors, nous avons exercé notre propre contrôle sur la production de verre. » C’est ainsi que les revendications sont satisfaites : André Henry est maintenu (à son poste et comme délégué), et obtient même des excuses du contremaître à l’origine du conflit.
Vers la grève nationale
« Avec une production contrôlée par les travailleurs,
c’était vraiment la démocratie ouvrière en action. »
En dépit de ces quelques victoires, les attaques du patronat contre les libertés syndicales n’ont pas cessé dans la région depuis le début des années 1970. Arrive au pouvoir, en 1974, un nouveau gouvernement de chrétiens et de libéraux, pour le moins favorable au patronat. Trois nouvelles conventions du secteur verrier doivent prendre effet en mai, auxquelles les syndicats associent de nombreuses revendications. Dans ce contexte tendu, le licenciement abusif d’un jeune délégué syndical de l’usine Multiplane (à Gosselies) fait l’effet d’un détonateur : une grève exigeant sa réintégration dépasse sans délai ce cadre revendicatif et, pendant trois semaines, elle mobilise plus de 4 000 travailleurs du verre — la journée du 13 mai en totalise même 12 000 ! Les entreprises sont occupées, des comités de grève élus fleurissent de toute part et vont même s’assembler pour former un comité régional. Avec une production contrôlée par les travailleurs, « c’était vraiment la démocratie ouvrière en action », témoigne André Henry, pour qui ce fut « une des plus belles grèves » qu’il ait connue. En mai, le délégué licencié est réintégré, mais il s’agit là d’une victoire de principe car les grévistes exigent que le cahier de revendications concernant les conventions soit accepté. Le patronat est contraint de se plier à la plupart des revendications : l’action des grévistes permet une augmentation de salaires (y compris du salaire minimum), leur uniformisation (notamment une meilleure égalité salariale hommes-femmes), l’obtention de la prépension à 62 ans pour les hommes et 57 ans pour les femmes6.
Une lutte exemplaire
Fin 1974, des bruits courent sur concernant une probable « rationalisation » des activités par BSN, qui détient Glaverbel depuis deux ans : face à la concurrence internationale qui s’intensifie, la multinationale entend se débarrasser de son secteur verre plat. Le 10 janvier 1975, BSN-Glaverbel annonce l’extinction du four et la fermeture de La Discipline, le site de Gilly, pour le 1er février au plus tard, détruisant par là même 600 emplois. En s’en prenant au site le plus combatif, le but de la multinationale est autant symbolique que stratégique : si La Discipline tombe, c’est l’ensemble du secteur verrier de Glaverbel qui risque de subir le même sort. L’annonce de fermeture est, bien sûr, un coup particulièrement dur pour les verriers. Une première grève de 24 heures — reconduite pendant quatre jours — est décrétée. Il faut réfléchir. Se concerter. L’AG vote la grève « au finish7 », élit un comité de grève et décide d’occuper l’usine. Un manifeste de quatre revendications est adopté : pas de licenciements, pas de démantèlement ; création d’un float8 ; réduction du temps de travail à 36 heures par semaine sans baisse de salaire et avec diminuation des cadences ; nationalisation sans condition de Glaverbel sous contrôle des travailleurs. Alors que l’entreprise a reçu des aides de l’État, elle compte en profiter afin de licencier des employés, qui, de leur côté, souhaitent appliquer un contrôle par la base — l’État est perçu comme un allié de Glaverbel. La grève s’organise, se structure : chaque matin, différentes commissions se réunissent pour leur rapport, puis une AG est tenue. Une véritable « école pour le contrôle ouvrier et l’autogestion », rapporte Henry.
L’usine est à présent sous le contrôle des travailleurs, qui maintiennent la production et même la commercialisation du verre. Mais s’inspirer de l’expérience Lip n’est pas chose aisée : on ne vend pas des feuilles de verre comme des montres. Pourtant, après l’annonce et la communication qui est faite, les particuliers comme les PME affluent pour acheter le verre. C’est la première vente sauvage de produits semi-finis en Belgique ! Dans ce combat qui s’annonce difficile, trois échelles sont investies : au niveau régional, avec le renforcement de la solidarité entre les entreprises du secteur ; au niveau national, avec des comités de soutien, des collectes populaires, l’appui de délégations syndicales et d’organisations politiques ; au niveau international, avec des liens créés au-delà des frontières et l’occupation symbolique du siège social de Glaverbel à Boisfort. Cette solidarité internationaliste se concrétise par la manifestation de février, à Paris, où des travailleurs de plusieurs secteurs et de différents pays se retrouvent afin d’épauler les verriers belges. Pour le délégué syndical qu’est André Henry, cette journée constitue « un tournant dans la grève ». Le lendemain, le président de la FGTB souhaite que l’intéressé accepte les propositions de BSN, il répond que seuls les travailleurs ont le pouvoir de prendre la décision. Après des négociations infructueuses, le PDG propose un accord le 19 février ; débattu par les grévistes, il est adopté en AG à l’unanimité9. Les travailleurs auront occupé l’usine pendant sept semaines et récolté plus d’un million de francs belge10 par la vente — un gain aussi bon pour le moral que pour la caisse de grève !
Les accords historiques
« C’est la première fois qu’un mouvement social belge empêche le licenciement de 600 personnes, et que la reconversion des travailleurs est imposée à la multinationale. »
L’accord a été qualifié d’« historique » par le mouvement ouvrier. Il n’y aura certes pas de nationalisation et bien un arrêt du four. Mais l’usine ne sera pas fermée : c’est la première fois qu’un mouvement social belge empêche le licenciement de 600 personnes, et que la reconversion des travailleurs est imposée à la multinationale. L’accord prévoit que les plus âgés pourront partir en pré-retraite11 dès 58 ans pour les hommes et 53 pour les femmes. BSN s’engage aussi à la création de 325 nouveaux emplois sur un an. Mais surtout, un fonds social est créé : alimenté d’un tiers par l’entreprise et de deux tiers par l’État, il garantit 100 % du salaire des anciens travailleurs sans emploi (appelé les « excédentaires ») durant un an. Un nouvel accord le prolonge même jusqu’à la reconversion complète de tous les travailleurs ! Lors de la signature officielle, BSN tente tout de même un dernier coup en glissant une clause qui exige la restitution de l’argent des ventes lors de l’occupation de l’usine. Le comité de grève et la direction se réunissent, et le premier de prévenir : sans reprise du travail sur le four, un feu, ou même une explosion, peut advenir. Mûs par une détermination sans faille, les délégués avertissent qu’ils ne bougeront pas tant que la clause ne sera pas retirée. La direction ne peut sortir ; la pression la conduit à céder. Quelques mois plus tard, après des grèves dans les sites de Barnum et de la Caisserie centrale, ceux-ci obtiennent le même fonds social que La Discipline12.
Le combat continue
Malgré les accords, les verriers restent sur leur garde — « un accord n’est jamais qu’un morceau de papier que l’on peut déchirer » avait prévenu Henry13. Ils sont conscients qu’ils doivent rester mobilisés pour les faire respecter, d’autant que BSN garde à l’esprit de démanteler son secteur verrier belge. Un an et demi plus tard, à peine 160 emplois ont été créés (au lieu des 325 promis en douze mois) et la multinationale ne manque pas d’exercer du chantage à la reconversion. En avril, le Parti socialiste belge (PSB) rentre au gouvernement et prétexte ne pas être lié aux accords, ceux-ci ayant été signés par le précédent gouvernement… En réalité, le PSB veut seulement en finir avec le fonds social arraché de haute lutte. Alors qu’il était vu comme une étape de transition temporaire par les verriers, la bataille s’enclenche sur la défense du fonds. Dans ce nouveau combat, ils doivent affronter BSN, le gouvernement et même les directions syndicales qui aimeraient ne plus être mêlées à cette affaire. Glaverbel met un nouveau plan sur la table, qui prévoit de supprimer le fonds social avant 1979 et de le rendre dégressif pour 300 personnes. Les directions syndicales organisent un référendum dans toutes les divisions de Glaverbel-Charleroi — même celles qui ne sont pas concernées par le plan : une abstention massive aurait dû invalider le scrutin (le quota fixé n’était pas atteint)14. Le front commun syndical n’en tient aucunement compte et accepte les propositions patronales !
Les salariés combatifs sont furieux et veulent soumettre la grève au vote. Lorsqu’un référendum a finalement lieu pour le maintien ou non d’un préavis de grève, les directions syndicales manœuvrent encore en défaveur de la base : ils considèrent que le seuil fixé des deux tiers n’est pas atteint par une comptabilisation bien particulière des votes15. Cette manigance n’est que le reflet d’une situation où, depuis deux mois, les travailleurs font face à la bureaucratie syndicale d’une FGTB divisée. Début 1978, suite à une grève de deux semaines — non reconnue par les directions syndicales —, les verriers gagnent sur l’essentiel quant à la reconversion et la création d’emplois (notamment via l’instauration d’un nouveau centre verrier innovant), mais perdent sur la dégressivité du fonds social (qui sera appliquée après 1979). Quelques temps après, Glaverbel tente d’acheter Henry en lui proposant un poste dans une PME de Bruxelles, ainsi que 10 millions de francs belge (environ 250 000 euros). Sans hésitation, il refuse, certain qu’« on ne peut pas gagner de l’argent au détriment d’un combat des camarades ».
L’entreprise de rénovation-isolation
« Les travailleurs exigent de garder la main sur leur reconversion et de prolonger le contrôle ouvrier qu’ils avaient expérimenté à Glaverbel. »
En juillet 1979, un nouvel accord émerge entre le gouvernement (socialiste et social-chrétien), BSN et les organisations syndicales : 270 excédentaires seront reconvertis avec la création d’emplois dans le secteur verrier de l’isolation thermique et la rénovation de bâtiments. Impliquant des formations, les concernés seront toujours salariés de BSN avec maintien de 100 % de leur salaire. Mais au cours de l’été, les travailleurs retrouvent à leur retour de vacances Glaverbel-Gilly fermée, les portes scellées et les machines disparues. Le gouvernement, les représentants patronaux et les organisations syndicales s’étaient réunis et avaient décidé de fermer l’usine : tout avait été déménagé en 15 jours. Les verriers vont désormais axer leur combat sur l’entreprise de rénovation-isolation, qu’ils souhaitent publique, insistant sur son caractère social. La FGTB appuie le projet, un comité de soutien est créé, une pétition est lancée et des actions originales sont mises en œuvres — comme l’occupation de ministères, de l’Office national de l’emploi (ONEM) ou encore le réveil de ministres avec des casseroles en pleine nuit… Les travailleurs en reconversion veulent une formation collective — pour ne pas se retrouver dispersés et fragmentés —, être impliqués dans la gestion du budget et le contenu même de la formation. En somme, ils exigent de garder la main sur leur reconversion et de prolonger le contrôle ouvrier qu’ils avaient expérimenté à Glaverbel. À force de pression et d’actions, ils obtiennent peu à peu ce qu’ils souhaitent ; la formation débute en mars 1980. Les ex-verriers réécrivent eux-mêmes le règlement intérieur, mettent en place une commission ouvrière élue pour s’auto-organiser : « Le leitmotiv de la commission ouvrière était de garantir une formation sérieuse, honnête et forte afin que nous puissions vraiment construire l’entreprise que nous voulions. […] Il fallait, par conséquent, que tout le monde participe à la construction de l’entreprise dès le début de la formation », explique encore Henry.
En juin 1981, l’entreprise publique est créée : la Société d’exécution des travaux d’isolation-rénovation (SETIR). Elle est aussitôt vue avec hostilité par le gouvernement. Pour Henry, l’actionnaire public qui ne débloquait pas suffisamment les fonds a effectué un « sabotage », et la SETIR n’était qu’« une coquille juridique quasiment vide ». Avec seulement huit salariés et une longue attente pour obtenir l’approbation du ministère des Travaux publics, l’avenir de l’entreprise est déjà compromis. En juin 1983, malgré des carnets de commande pleins jusqu’à octobre, la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW) liquide la SETIR16. C’est un choix politique : dans le même temps, la SRIW accorde 500 000 euros d’aides à une autre entreprise publique17. Le groupe japonais Asahi Glass rachète 80 % des parts de Glaverbel : quasi immédiatement, les « excédentaires » sont exclus du personnel pour mettre fin à leur capacité d’influence et leur syndicalisme de combat. Un an plus tard, le fonds social est supprimé. Quelques coopératives seront créées, mais aucune ne sera réellement pérenne. André Henry se retrouve au chômage — il le restera pendant 19 années, avant de partir en retraite. Malgré son rôle de première importance, il refusera toujours l’étiquette de chef : « Il faut […] se dire que la lutte n’a pas été menée pour sa petite gloriole, mais avec et pour les travailleurs, que l’on est que le représentant des travailleurs. » Il fut d’ailleurs, à plusieurs reprises, mis en minorité.
*
Cette lutte longue de plus de 10 ans débouche-t-elle sur un échec ? Dans les années 1980, le tableau n’est assurément pas des plus reluisants. Mais il faut se rappeler que l’objectif initial de BSN-Glaverbel était de se débarrasser de ses activités verrières ; pour André Henry, « s’il existe encore aujourd’hui des entreprises verrières dans la région et ailleurs, c’est en grande partie grâce aux combats menés par les verriers ». Une leçon de résistance.
Photographies de bannière et de vignette : DR
- Antoine Riboud est le PDG de la multinationale[↩]
- 75 % de leur salaire au lieu de 60 %.[↩]
- Sauf mention contraire, les citations d’André Henry proviennent de son livre autobiographique L’Épopée des verriers du pays noir, Waterloo, éditions Luc Pire, 2014.[↩]
- Une organisation de jeunesse du Parti socialiste belge (PSB), que les Jeunes gardes socialistes quittent en 1965 pour former la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), section belge de la IVe Internationale.[↩]
- Dont la bataille perdue contre la « loi unique » et le 1 % prélevé.[↩]
- À condition d’avoir 10 ans d’ancienneté.[↩]
- Grève jusqu’à obtention de toutes les demandes des travailleurs, qui, si ce n’est pas le cas, peut mener à la faillite de l’entreprise.[↩]
- Nouveau procédé de fabrication pour faire du verre flotté, dont les concurrents sont mieux équipés que Glaverbel.[↩]
- Moins une voix. Léon Stas a voté contre, non sans ironie, « juste pour éviter le vote stalinien », explique André Henry.[↩]
- Environ 25 000 euros.[↩]
- À 95 % de leur salaire.[↩]
- En 1976, les accords sont englobés dans un même plan régional de restructuration.[↩]
- « Les révoltés de la La Discipline », Le Monde, 24 mars 1975.[↩]
- Le « oui » pour le plan obtient seulement 41 % des voix de l’ensemble des travailleurs à consulter, ce qui n’est pas suffisant.[↩]
- Alors que 70 % sont pour maintenir le préavis, l’appareil syndical comptabilise les votes en séparant les quatre sites concernés. Certains sites étant sous le seuil fixé des 66 %, les directions syndicales le considèrent comme insuffisant.[↩]
- En s’appuyant sur une loi qui permet la liquidation d’une entreprise qui a utilisé la moitié de son capital.[↩]
- Elle avait pour mission de prospecter et développer le marché d’isolation au bénéfice du secteur privé : une perspective bien plus en phase avec la vision du gouvernement.[↩]
REBONDS
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